30. Comment les eaux acquièrent-elles leur composition chimique ?
p. 152-153
Texte intégral
1L’eau de pluie interagit avec les roches qu’elle rencontre par l’intermédiaire de réactions chimiques qui libèrent en solution les éléments les plus solubles et recombinent sur place les éléments insolubles pour former de nouveaux minéraux. Il s’agit du processus d’altération chimique des roches. À l’échelle des temps géologiques, ces interactions à petite échelle entre les molécules d’eau et les éléments chimiques contenus dans les roches s’opposent à la tectonique des plaques en détruisant les reliefs. À l’échelle humaine, les interactions entre l’eau et les roches déterminent la composition chimique de l’eau que nous buvons, la fertilité des sols que nous cultivons, mais elles conditionnent également la dispersion, l’accumulation ou la dégradation naturelle des éléments dissous qui peuvent conduire dans certains cas à des gisements miniers exploitables (comme l’or dans la Sierra Nevada ou le nickel en Nouvelle Calédonie) ou dans d’autres cas à des problèmes sanitaires importants (comme l’arsenic au Bangladesh) (cf. V.3).
2Les interactions eau/roche peuvent être classées en deux catégories, selon si les réactions d’altération des roches sont totales ou non. Lorsque les roches ne contiennent que des éléments solubles, comme c’est le cas pour le calcaire (carbonate de calcium, CaCO3), l’eau finit par dissoudre totalement la roche en laissant des espaces vides. Ces réactions congruentes* sont à l’origine de la formation des grottes et des gouffres caractéristiques des paysages karstiques*, comme dans le Jura ou en Dordogne (figure 1). Au contraire, l’altération chimique de roches contenant des éléments insolubles, tels que l’aluminium ou le fer, laisse sur place de nouveaux minéraux, souvent argileux, qui concentrent ces éléments insolubles et qui sont à l’origine de la formation des sols. Ces réactions, observables dans le Morbihan par exemple, sont dites « incongruentes* » (figure 2).
3Comprendre et modéliser les réactions d’altération chimique des roches sont donc des enjeux majeurs pour notre société dans les années à venir, car de là dépend, en particulier, l’estimation de la vulnérabilité de notre ressource en eau. Ces démarches devraient également aider la prise de décisions politiques, vers une gestion durable de nos ressources. Modéliser la composition chimique des eaux fait appel à différentes disciplines, dont la géochimie, l’hydrologie, la géologie et, de plus en plus, la géophysique. Cela demande autant d’observations de terrain, que d’analyses et d’expériences en laboratoire et de modélisation informatique.
Les principaux paramètres
4Afin de déterminer les principaux paramètres qui contrôlent la composition chimique des eaux de surface, les scientifiques ont développé trois grandes approches complémentaires. D’abord, l’étude de la composition chimique des grands fleuves mondiaux permet de mettre en évidence les principaux paramètres qui contrôlent l’altération à l’échelle globale. Ensuite, l’étude comparée de petites rivières permet, au contraire, d’isoler et de mieux comprendre l’influence d’un nombre réduit de ces paramètres. Enfin, les expériences en laboratoire permettent de comprendre les réactions d’altération à l’échelle des minéraux, pris individuellement, qui composent les roches.
5Il ressort de l’étude comparée de la composition chimique des grands fleuves et de leurs affluents, que le principal paramètre qui contrôle la composition chimique des eaux est la nature des roches avec lesquelles l’eau interagit. Tout d’abord parce que toutes les roches n’ont pas la même composition chimique et ne libèrent donc pas les mêmes éléments en solution, mais également parce qu’elles ne s’altèrent pas toutes à la même vitesse au contact de l’eau. Le climat détermine en second lieu l’intensité des réactions d’altération : une augmentation de la température accélère les réactions chimiques, tandis qu’une forte abondance d’eau favorise la solubilisation, puis la dispersion des éléments. Les climats tropicaux présentent donc les conditions les plus favorables pour l’altération des roches, ce qui conduit à la formation de sols très épais et très appauvris en minéraux argileux, comme les latérites* (figure 2). La végétation peut également jouer un rôle important, d’une part à travers son influence sur le cycle de l’eau et, d’autre part, en modifiant les équilibres chimiques à travers le recyclage des nutriments et la production d’acides organiques. Cependant, les effets de la végétation sont beaucoup moins visibles à l’échelle des grands fleuves qu’à l’échelle des petites rivières, ce qui témoigne du rôle tampon qu’exercent les eaux profondes (aquifères*) sur la composition chimique des eaux de surface (cf. III.11). L’acquisition de la composition chimique des eaux est donc le résultat d’un ensemble de réactions qui peuvent jouer sur différentes échelles de temps et qui mettent en évidence l’importance du trajet suivi par l’eau et les conditions ambiantes lors des réactions d’altération des roches.
Fig. 2 – Altération incongruente* d’un granite à Guidel-plage (Morbihan) montrant l’accumulation sur place des minéraux d’altération, principalement argileux (gauches) et d’un granite à Trivandrum, Kerala (Inde) montrant un sol latéritique riche en oxydes de fer et d’alumine (droite). © F. Chuard (gauche) ; W. Schellmann (droite)
Modéliser la chimie des eaux
6Les grandes questions scientifiques reposent aujourd’hui sur notre capacité à prédire la composition chimique des eaux de surface pour déterminer ensuite leur évolution dans les années et décennies à venir, en réponse aux changements environnementaux, qu’ils soient liés aux changements climatiques ou à des modifications de l’utilisation des sols en général. Pour cela, les scientifiques ont besoin de modèles numériques qui prennent en compte le cycle de l’eau, mais aussi la très grande diversité des minéraux avec lesquels l’eau est en contact. Aujourd’hui les expériences en laboratoire peinent encore à reproduire les observations de terrains, en grande partie à cause de la complexité des mécanismes ’altération à l’échelle de la molécule d’eau, mais aussi à cause du problème posé par le changement d’échelle. Comment bien modéliser des réactions très lentes qui se déroulent sur des milliers d’années (impossibles à reproduire en temps réel en laboratoire) et comment combiner les réactions chimiques à petite échelle pour expliquer la composition chimique d’un fleuve de taille continentale ?
Bibliographie
Références bibliographiques
• P. BEHRA – Chimie et environnement, Dunod, 2013.
• L. SIGG, P. BEHRA et W. STUMM – Chimie des milieux aquatiques, Dunod. 2014.
Auteurs
Géochimiste, Maître de conférences à l’Université de Strasbourg, EOST, Strasbourg, p. 152.
damien.lemarchand@unistra.fr
Modélisation hydro-géochimique, Maître de conférences à l’ENGEES, Strasbourg, p. 152.
emilie.beaulieu@engees.unistra.fr
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L'archéologie à découvert
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Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012