24. Espèces introduites et invasions biologiques dans les eaux continentales
p. 140-141
Texte intégral
1Les lacs et les cours d’eau offrent des voies de circulation particulièrement propices aux activités humaines et, de ce fait, à la propagation d’espèces aquatiques et riveraines. En effet, depuis ses premières migrations à travers le globe, les êtres humains ont largement contribué à disperser, volontairement ou non, un grand nombre d’espèces d’une région à l’autre. Les espèces ainsi introduites sont, pour la plupart, incapables de survivre seules et durablement dans leurs nouveaux habitats, en grande partie parce qu’elles n’ont pas co-évolué avec les espèces résidentes. Cependant, certaines tirent avantage de cette situation, et s’installent, s’intègrent, voire dominent les communautés autochtones colonisées. L’artificialisation des milieux et l’intensification des échanges intercontinentaux ont accéléré ce phénomène de façon exponentielle. Nombre d’espèces introduites en France métropolitaine proviennent de zones tempérées (Amérique du Nord, Europe de l’Est, Asie), mais ont aussi d’autres origines, y compris tropicales.
2L’incidence de certaines invasions sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes constitue un enjeu environnemental majeur. À la fois causes et conséquences du changement global actuel, les invasions biologiques concernent tous les types de milieux, mais plus particulièrement les milieux aquatiques et humides (cf. I.5). Dans certains habitats, la proportion d’espèces introduites conduit même à l’émergence d’une nouvelle biodiversité organisée et fonctionnelle.
Sensibilité des milieux humides
3La structure connectée des réseaux hydrographiques et la construction de canaux facilitent les invasions biologiques à l’échelle continentale. L’usage des ressources liées à l’eau (ballastage*, pêche, aquaculture, tourisme, transports…) amplifie la probabilité d’introduction et de déplacement d’espèces. En métropole, ces milieux abriteraient 100 à 110 espèces de vertébrés, 60 à 80 d’invertébrés et plus de 1 000 végétaux exotiques et naturalisés ; le nombre de micro-organismes restant très difficile à établir. Toutefois, « espèce introduite* » ne veut pas dire nécessairement « espèce envahissante* » : sur près de 1 200 espèces végétales exotiques identifiées dans le Sud-Ouest français comme naturalisées, à peine 60 peuvent être qualifiées d’envahissantes dans ces milieux. Localement, 25 % d’espèces végétales sont introduites en moyenne et seules 8 % d’entre elles s’y révèlent envahissantes (jussies, élodées, renouées d’Asie, buddleia et robinier).
Fig. 1 – Évolution amont-aval des proportions en espèces végétales introduites (hautes) et envahissantes (bas) le long de l'Adour en 1989 (bleu), 1999 (orange) et 2009 (rouge). En dépit des différences d’échelles entre les deux graphiques, espèces introduites et envahissantes montrent une augmentation de l’amont vers l’aval et entre les trois dates d’observation. D’après E. Tabacchi et A.-M. Planty-Tabacchi
4Les habitats isolés et peu perturbés, comme les lacs d’altitude, sont particulièrement sensibles aux invasions de par le degré de spécialisation de leurs espèces autochtones. Les habitats naturellement perturbés et dynamiques des cours d’eau peuvent, quant à eux, abriter un grand nombre d’espèces introduites qui ne deviennent pas pour autant dominantes. En revanche, les ripisylves, zones initialement stables et secondairement perturbées, sont hautement sensibles aux invasions.
Impacts supposés et avérés
5Il est difficile d’évaluer les impacts des invasions biologiques. Quelques espèces menacent la biodiversité ou certaines activités économiques ; elles suffisent à jeter l’opprobre sur l’ensemble des espèces introduites (cas de la caulerpe en milieu marin ou de la jacinthe d’eau en eau douce), soulignant la nature sociétale, aussi bien que biologique, de la question. En fait, si beaucoup d’invasions aggravent l’érosion de la biodiversité, leur impact sur le fonctionnement des écosystèmes est lui moins avéré : il est présenté comme non significatif pour la plupart des cas étudiés disponibles dans les publications scientifiques. Souvent les traits biologiques de l’envahisseur sont identifiés comme la cause primaire de l’invasion alors que, dans de nombreux cas, la cause initiale réside dans la modification artificielle du milieu (recalibrage des cours d’eau, modification du régime hydrologique…). Cependant, certains organismes sont capables de transformer le milieu qu’ils envahissent et de provoquer des cascades d’invasions comme dans le cas des réseaux trophiques* des Grands Lacs américains, ce qui a conduit certains biologistes à s’alarmer. Or, un recul historique reste nécessaire pour considérer une invasion comme un phénomène irréversible et néfaste sur le long terme. De plus, la capacité d’adaptation et de résilience* des écosystèmes face au changement global doit également être prise en compte dans l’appréhension du phénomène.
Fig. 2 – Un ragondin au milieu du myriophylle du Brésil : deux espèces sud-américaines désormais fréquentes dans nos eaux douces métropolitaines. © É. Tabacchi
6En effet, les espèces introduites ont des incidences variables sur les milieux aquatiques (cf. III.21) et humides, ainsi que sur leurs usages. Certaines cyanobactéries* comme l’espèce Cylindrospermopsis raciborskii peuvent altérer la qualité de l’eau au point de menacer la santé humaine. D’autres espèces modifient la géomorphologie des cours d’eau et de leurs annexes riveraines, en piégeant les matières en suspension (cas du ver Hypania invalida ou de la plante Paspalum paspalodes), en séquestrant le carbone (cas des mollusques Corbicula spp.), en déstabilisant les berges (cas du ragondin, de certaines écrevisses ou de plantes comme les Renouées asiatiques et l’Érable negundo). Les impacts des poissons introduits sur l’ichthyofaune* varient selon les espèces et sont en outre perçus différemment selon leur valeur halieutique*. En Europe occidentale, un top-prédateur comme le silure glane (originaire du bassin du Danube) a un impact réel bien moindre que ne le laisserait présager sa grande taille, car il fait preuve d’une faculté d’adaptation hors du commun pour exploiter les ressources alimentaires, y compris terrestres.
7Enfin, de nombreuses espèces végétales, introduites pour l’ornement ou l’aquariophilie, obstruent les voies de communication, occultent la lumière, ou épuisent l’oxygène du milieu lors de leur décomposition. Certaines modifient parfois toute l’organisation des réseaux trophiques et, ainsi, le fonctionnement de l’écosystème. Il faut cependant le souligner, l’évolution des trajectoires des écosystèmes aquatiques et humides suite au phénomène d’invasion n’est pas forcément synonyme de perte de fonctionnalités ou de services naturels.
Bibliographie
Références bibliographiques
• R. BARBAULT et M. ATRAMENTOWICZ (dir.) – Les invasions biologiques, une question de natures et de société, Editions Quaé, 2010.
• Coll. – Les invasions en milieu aquatique, Sciences Eaux et Territoires, Numéro spécial, 2012.
• C. LEVÊQUE et N. BEISEL – Introductions d’espèces dans les milieux aquatiques : faut-il avoir peur des invasions biologiques ? Éd. Quae, 2010.
• D. SIMBERLOFF et al. – Impacts of Biological Invasions: What’s What and the Way Forward, TREE, vol. 28(1): 58-66, 2013.
Auteurs
Écologue, Maître de Conférences à l’Université de Toulouse, ÉCOLAB, Toulouse, p. 140.
anne-marie.tabacchi@univ-tlse3.fr
Écologue, Directeur de recherche émérite au CNRS, Membre des Académies des Sciences et d’Agriculture, ÉCOLAB, Toulouse III, p. 140.
henri.decamps@univ-tlse3.fr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012