16. Ecosystèmes aux interfaces terre/eau
p. 124-125
Texte intégral
1Aux interfaces terre-mer, comme aux franges des eaux continentales, s’établissent des écosystèmes animés de pulsions hydrologiques différenciées, déterminant des gradients spatiaux et temporels marqués. Les zones riveraines* des cours d’eau et les mangroves des littoraux tropicaux en sont deux exemples emblématiques, au sein desquels les crus et les courants, comme le balancement quotidien des marées, conduisent à des fonctionnements écologiques et à des patrons de biodiversité contrastés (cf. III.9). Mangroves et végétation riveraine partagent une productivité biologique exceptionnelle et un important potentiel de contrôle des flux de matière et d’espèces échangés avec les systèmes adjacents. Elles s’opposent par leur diversité végétale, faible pour les mangroves, constituées de peu d’espèces très spécialisées, en revanche beaucoup plus élevée pour les écosystèmes riverains des cours d’eau. En dépit d’une aire bien circonscrite, les mangroves colonisent cependant les trois quarts des littoraux tropicaux. Ces écotones offrent un potentiel fonctionnel exacerbé, dont les répercussions vont bien au-delà de leurs limites physiques. À une époque où la fragmentation des habitats est accentuée par les activités humaines, l’intérêt de la connaissance de ces interfaces devient capital, en particulier parce qu’elles constituent des éléments de résilience* face aux altérations environnementales d’origine anthropique.
2Ces interfaces, lieux d’établissement privilégiés pour les communautés et les infrastructures humaines, sont également pourvoyeuses de services écologiques importants. Végétations riveraines et mangroves jouent notamment un rôle reconnu dans la rétention de matériaux terrigènes* et d’éléments polluants, pouvant absorber, transformer et utiliser les composés azotés en excès issus des bassins versants en amont, par exemple. Cependant, ces interfaces sont aussi parmi les plus vulnérables face aux changements climatiques, qui perturbent le régime des crues ou modifient le niveau des océans.
Contrôle des flux aux interfaces
3L’interaction des processus hydrologiques et géomorphologiques ne suffit pas à expliquer la capacité de ces interfaces à stocker, à filtrer ou à transformer les flux d’eau, de sédiments, de nutriments et d’organismes entre le milieu terrestre et le milieu aquatique. Les organismes vivants, micro-organismes et végétaux en particulier, sont des acteurs privilégiés et coordonnés de ces contrôles. Ainsi, le passage d’une phase aérobie* (étiage* et marées basses) à anaérobie (crues et marées hautes) contraint certaines bactéries à utiliser plutôt des nitrates que le dioxygène pour leur respiration, effectuant de ce fait une dénitrification* des eaux. Mais ceci ne serait pas possible sans une source carbonée, fournie par la dégradation, animale et microbienne, des litières* des végétaux de ces milieux. Certains organismes-clés, par leur capacité à modifier leur habitat, peuvent contrôler la géomorphologie et l’hydrologie de ces systèmes et, par conséquent, leur fonctionnement. Dans ce contexte, mentionnons le rôle des crabes qualifiés d’» organismes ingénieurs » de la mangrove de par leur activité de « bioturbation* » : les terriers qu’ils ouvrent dans le substrat augmentent considérablement les surfaces d’échange sédiment-eau et sédiment-atmosphère, amplifiant ainsi les processus de transformation des composés azotés.
Fig. 1 – Mangrove à marée haute, Kalimantan, Indonésie. La marée montante apporte à la mangrove les nutriments nécessaires à son développement, la marée descendante exporte vers le milieu marin les débris végétaux tombés de la canopée. Le jeu des marées permet aussi la dispersion des propagules* de palétuviers et la circulation d’une faune marine qui vient se nourrir et se reproduire en mangrove. © F. Fromard
Biodiversité et fonctionnement
4La vie aux interfaces terre-eau suppose un fort niveau d’adaptation écologique (cf. III.13). Si cette assertion est strictement vraie pour les mangroves, où les organismes doivent s’affranchir des contraintes des marées, de la salinité des eaux et de l’instabilité et de l’anoxie* des substrats, elle l’est beaucoup moins pour les zones riveraines des cours d’eau, où la transition est progressive et où la dynamique fluviale* engendre une mosaïque d’habitats très diversifiée. L’isolement relatif des mangroves et les forçages qu’elles subissent ont en outre défini des pressions évolutives extrêmes sur les organismes, induisant une convergence fonctionnelle importante. Au contraire, la grande connectivité des réseaux hydrographiques et leur fort interfaçage avec les activités humaines tendent de plus en plus à diluer les espèces riveraines spécialisées dans un ensemble plus conséquent, incluant des espèces opportunistes*, voire exotiques. Ainsi, si les espèces dites « envahissantes* » peuvent être fréquentes dans les formations riveraines des rivières et des fleuves, elles sont quasiment inexistantes dans les formations de mangroves. Mais ces contrastes de biodiversité et de stratégies écologiques ne semblent pas nuire à une productivité et à une activité fonctionnelle hors norme au sein de ces deux types d’écosystèmes.
Fig. 2 – Bord de la Garonne en aval de Toulouse, avec au premier plan les communautés végétales pionnières et en arrière-plan les ripisylves. En bord de cours d’eau, inondations et étiages rythment la disponibilité des ressources et contrôlent la dynamique des habitats. Le couloir riverain est aussi un connecteur biogéographique entre amont et aval du bassin versant, permettant la circulation des organismes. © E. Tabacchi
Des interfaces menacées
5En dépit de leur rôle reconnu de filtres naturels contre les pollutions d’origine terrestre, de nurserie pour la faune marine et de stabilisateurs du trait de côte* face aux tempêtes, les mangroves ne cessent de reculer devant le développement de la crevetticulture, de l’agriculture ou de l’avancée de l’urbanisation. De même, si elles restent plus facilement restaurables, les zones riveraines sont fortement menacées par la régulation hydraulique et géomorphologique des cours d’eau, le déboisement et les conséquences directes (modification des régimes hydrologiques) ou indirectes (fragmentation, invasions biologiques) du changement global.
6Ces menaces constituent une raison supplémentaire pour les scientifiques, de comprendre, au-delà des phénomènes communs à d’autres écosystèmes (résilience* et résistance, processus évolutifs et biogéochimiques, structuration de la diversité fonctionnelle), les spécificités liées à ces interfaces, déjà identifiées comme des écosystèmes-clés pour un fonctionnement global. La mangrove est ainsi aujourd’hui clairement reconnue comme un contributeur majeur pour la séquestration du « Blue Carbon », carbone lié aux masses d’eaux océaniques et côtières. Sans doute, ces écosystèmes pourraient-ils devenir des outils de gestion durable de notre territoire.
Bibliographie
Références bibliographiques
• P. SAENGER – Mangrove Ecology, Silviculture, and Conservation, Kluwer Academic Publishers, 2002.
• M. SPALDING, M. KAINUMA et L. COLLINS – Atlas mondial des mangroves, International Society for mangrove Ecosystems, 2011.
• H. DÉCAMPS et O. DÉCAMPS – Ripisylves méditerranéennes, Ed. Tour du Valat, 2002.
• R. J. NAIMAN, H. DÉCAMPS et M. E. MCCLAIN – Riparia. Ecology, Conservation, and Management of Streamside Communities, Elsevier, 2005.
Auteurs
Écologue, Directeur de recherche au CNRS, ÉCOLAB, Toulouse, p. 124.
francois.fromard@univ-tlse3.fr
Écologue, Chargé de recherche au CNRS, ÉCOLAB, Toulouse, p. 124.
eric.tabacchi@univ-tlse3.fr
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