7. L'eau comme ressource
p. 32-33
Texte intégral
1Un élément naturel comme l'eau n’accède au statut de ressource qu’à partir du moment où une société a l'idée de l’utiliser pour ses besoins. L'eau comme ressource est donc le résultat du processus sociétal, qui consiste à lui trouver une place dans un ensemble d'actions humaines finalisées. L'eau ne peut devenir une ressource que s'il existe un dispositif de production identifié dans lequel elle peut être insérée et qui, par définition, provient de la société. Les eaux comme ressources sont donc toujours (ré)inventées selon les lieux (rareté/profusion, contextes culturels…) et les contingences historiques et politiques. Par exemple, l'eau de la rivière Montane, qui alimente les cascades de Gimel (Corrèze), a été considérée à partir des années 1900 à la fois comme une ressource hydroélectrique, comme un élément esthétique à protéger qui à permis le classement patrimonial du site de Gimel et comme une ressource touristique. De nos jours, l'eau de ces cascades a acquis une valeur de support à la biodiversité et est évaluée en tant que ressource, à travers les services éco-systémique quelle apporte au milieu naturel à préserver.
2Un double regard est actuellement porté par les spécialistes et les scientifiques sur l'eau en tant que ressource. Ces deux approches sont complémentaires et alimentent les analyses interdisciplinaires.
L'approche naturaliste de l'eau
3L’approche naturaliste identifie les ressources aux flux naturels, aux écoulements totaux (surtout aux eaux continentales) et quelquefois aux stocks (aquifères*). Cette démarche est surtout portée par les géologues, économistes, chimistes, hydrologues et les institutions nationales et internationales. Des concepts sont élaborés par ces spécialistes pour faire l'inventaire des ressources disponibles ou potentielles. En 1995, Malin Falkenberg a ainsi proposé la notion de l'« eau verte », c'est-à-dire l'eau contenue dans le sol et disponible pour les plantes ; et celle de l'« eau bleue », qui s’écoule dans les rivières et qui se trouve dans les lacs, les nappes souterraines, les canalisations. En 2002, Arjen Hoekstra a introduit le concept de l'« eau virtuelle* », c'est-à-dire la quantité d’eau nécessaire à la fabrication de biens de consommation (la production d'1 kg de riz utilise un volume d'eau de 1 400 l, 1kg de bœuf nécessite 13 500 l) ; le volume total d'eau virtuelle* utilisée pour produire un produit ou un service constituant l'« empreinte eau » (cf. VI.10).
4Ces approches tendent à privilégier la dimension quantitative et qualitative de l'eau, en négligeant souvent les autres dimensions qui doivent la définir et les relativités qui servent à l'évaluer, telles que la qualité de l'eau, l'accessibilité et la « maîtrisabilité ». Enfin, cette conception réduit l'eau de la nature à une « matière première », en omettant sa sensibilité aux impacts d'utilisation et sa capacité d'auto-régénération. Cette approche naturaliste est largement reprise par l'argumentaire post-malthusien* de certaines institutions internationales, qui considèrent que les besoins en eau augmentent avec la croissance de la population (extension de l'irrigation pour la nutrition de la planète) et avec le développement économique. Mais peu d'études s'inscrivant dans l'approche naturaliste reprennent la démarche qui tend à montrer que la quantité de ressource en eau disponible est constamment réévaluée par les usagers en fonction de sa rareté, des changements d’usages et des possibilités de recyclage. Par exemple, les techniques d'irrigation ont évolué depuis une vingtaine d'années et modifient profondément les pratiques culturales, qui, désormais, nécessitent moins d'eau : les systèmes de distribution par gravité (l'eau alimente par submersion les cultures) ont laissé la place à l'aspersion (l'eau est diffusée par aérosol), puis à la micro aspersion au « goutte à goutte » (l'eau arrive directement au pied des plantes) et au recyclage de l'eau inutilisée sur les parcelles. Pourtant, des théoriciens annoncent un épuisement futur des ressources en eau et s'alarment des futures « crises de l'eau », des risques de pénuries généralisées, voire de « guerres pour l'eau » (cf VI.8). Cette conception hydrologique et naturaliste des ressources en eau est à la fois réductrice et excessive. Ces théories reflètent les débats sur la façon dont nos sociétés se projettent dans l’avenir et sur les relations qu'elles entretiennent avec le progrès scientifique.
L'approche sociale de l'eau
5Le second regard sur l'eau comme ressource est celui proposé par les sciences sociales. Les géographes, les sociologues et les anthropologues s'attachent à analyser comment les sociétés humaines construisent la relation qu'elles établissent avec l'eau. Ces chercheurs tentent de mettre en évidence par quels processus les sociétés humaines attribuent une valeur à l'eau (économique, symbolique, politique…). Ils étudient également comment une société dans un lieu donné gère cette ressource, comment ses utilisateurs se la partagent, quels sont les conflits générés par des usages qui se superposent et comment l'appropriation ou le contrôle de cette ressource établit des rapports de pouvoir. L'eau n'est plus uniquement considérée comme un flux physique, mais comme une ressource multidimensionnelle. Avec cette approche, par exemple, la « pénurie » en eau n'est plus considérée comme un phénomène simplement physique, météorologique, de déficit de précipitations, mais comme un phénomène social. Elle est définie par un déséquilibre de la balance des ressources hydriques disponibles et des consommations propres à chaque système social lié à un espace géographique. La « pénurie » est indissociable des usages qui sont territorialisés. Par exemple, la « soif » des citadins californiens est en partie liée à leur mode d'habiter : l'étalement urbain, une consommation domestique importante due à l'exigence d'un certain type de confort (piscines, jardin d'agrément) et non pas aux problèmes de sécheresse, qui font partie des données climatiques pérennes de la région (cf. VI.11).
Canal principal d'un périmètre irrigué du Xinjiang. © J.-P. Haghe
6Avec la prise en compte par les sciences sociales de ses diverses formes d'usage, l'eau devient un objet d'analyse qui permet aussi bien de mieux comprendre les phénomènes d'urbanisation et d'aménagement du cadre de vie que les relations internationales (barrages sur fleuves transfrontaliers) ou que le rapport politique entre un pouvoir central et ses minorités (aménagements pour l'irrigation dans la province du Xinjiang en Chine).
7Les approches naturalistes et sociales de l'eau se complètent et sont de plus en plus intégrées dans les programmes de recherche pluridisciplinaires, mais, malgré les efforts des scientifiques, toutes disciplines confondues, force est de constater qu'une grande partie des médias et certains décideurs sont influencés par le déterminisme naturel et accordent encore beaucoup d'importance à une approche purement physique et quantitative de l'eau comme ressource. Cela peut faire naître des situations conflictuelles, comme dans le cas de Sivens en France (2014), car l'approche sociale de l'eau est souvent négligée par le système techno-politique qui domine l'expertise. En effet, l'approche sociale remet en cause des enjeux économiques, des positions de pouvoir et se heurte à des pratiques sociales difficiles à changer, car politiquement risquées.
Bibliographie
Références bibliographiques
• J. LÉVY et M. LUSSAULT (dir.) – Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, Belin, Paris, 2003.
Auteur
Géographe, Chercheur à PRODIG, Paris, p.32.
jean-paul.haghe@univ-rouen.fr
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2012