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Morphogénèse postglaciaire des régions intra-alpines françaises du sud

Le bassin de Barcelonnette (Ubaye) du Tardiglaciaire au Subboreal

p. 61-69

Résumés

L’étude stratigraphique et sédimentologique des sédiments postglaciaires du bassin de Barcelonnette (vallée de l’Ubaye) et leur datation radiométrique 14C mettent en évidence les principales étapes de l’évolution bio-morphoclimatique postglaciaire régionale.

The sedimentological, pedological and stratigraphical study of the lateglacial alluvial, torrential and colluvial deposits in the Ubaye valley (Barcelonnette - Alpes de Haute Provence) throws a new light on the bio-morphoclimatic evolution of the « intra-alpine French southern Alps ». Radiocarbon dating of vegetable debris makes it possible to establish the chronology of this evolution.

Entrées d’index

Mots-clés : Tardiglaciaire, Holocène, Pédogénèse, Optimum atlantique, Paléoclimats, Actions anthropiques, morphogénèse.

Note de l’auteur

Note portant sur l’auteur1


Texte intégral

1Le bassin intra-montagnard de Barcelonnette (vallée de l’Ubaye-Alpes de Haute Provence) est ouvert en fenêtre dans les nappes des flyschs de l’Ubaye-Embrunais (Fig. 1) et les marnes noires jurassiques autochtones.

2Au cours de la période würmienne le bassin de Barcelonnette a été occupé par le grand glacier de l’Ubaye qui recevait localement le renfort des glaciers des vallées affluentes (vallées des torrents d’Abriès, de Clapouse, du Bachelard). Ces glaciers ont abandonné sur les versants et dans les vallées des formations morainiques, glacio-lacustres ou fluvioglaciaires très riches en matrice argilo-limoneuse qui contribuent à l’instabilité chronique et ancienne des pentes.

3Malgré la vigueur de l’érosion historique liée aux conditions bioclimatiques de nature intra-alpine et à l’ampleur de la déforestation anthropique, les versants et le fond des vallées affluentes ont conservé des dépôts postglaciaires d’origine colluviale, torrentielle ou alluviale. L’étude sédimentologique et stratigraphique de ces dépôts et leur interprétation géomorphologique, étayée par de nombreuses datations radiométriques 14C réunies au cours des dernières années, mettent clairement en évidence les principales étapes de l’évolution bio-morphoclimatique postglaciaire. Cette interprétation est éclairée par les études palynologiques récentes sur les tourbières locales ou régionales (J.L. de Beaulieu, 1977 ; S. Wegmüller, 1977).

4Nous analyserons successivement les ensembles stratigraphiques postglaciaires des versants et des gradins latéraux, puis les remblaiements alluviaux ou colluviaux holocènes des vallées affluentes.

I. - Les formations holocènes des pentes et des gradins glaciaires latéraux (Fig. 2).

5Les dépôts postglaciaires dont l’épaisseur peut atteindre une dizaine de mètres reposent localement sur la roche en place qu’ils ravinent ou, le plus souvent, sur les formations glaciaires et fluvioglaciaires würmiennes dont ils moulent une topographie variée.

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Figure 1 : a. Crêtes, sommets, cols ; b. Nappes de flyschs de l’Ubaye-Embrunais ; C. mésozoïque autochtone (dont marnes noires jurassiques) ; d. Ligne de chevauchement des nappes allochtones ; e. Tourbière ; f. Objets isolés de l’Age du Bronze ; g. Sépulture de l’Age du Fer (Civilisation de Jausiers-Peyre-Haute) ; h. Coupes décrites ou signalées et datages 14C. Coupes : 1. Coupe des maisonnettes ; 2 et 3. Coupes du chemin de Villard ; 4. Coupe du Serre de Baud ; 5. Coupe de l’Ubac ; 6. Coupes du chemin forestier de Fumet ; 7. Coupe du chemin forestier des Dalis ; 8. Coupe amont du cône du Riou Bourdoux ; 9. Coupe de la maison Blanche (torrent de l’Abéous) ; 10. Coupe de la Ferme de la Barre (vallée du Bachelard) : 11. Tourbière de la Clapouse ou de l’Agoure ; 12. Tourbière des Sagnes (torrent d’Abriès).

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Figure 2 : Formations de pentes et gradins-Holocène 1. Substratum marneux ; 2. Substratum calcaire ; 3. Cailloutis gélifractés ; 4. Colluvions caillouteuses ; 5. Formation à blocs ; 6. moraines ; 7. matériel fluvioglaciaire ; 8. Formation sableuse ; 9. Limons calcaro-argileux ; 10. Limons sableux ; 11. Limons argileux ; 12. Formation argilo-limoneuse ; 13. Accumulation diffuse de Ca Co3, pseudomycélium ; 14. Horizon hydromorphe oxydé ; 15. Galets calcaires décarbonatés, farineux ; 16. Discordance stratigraphique ; 17. Faunule de mollusques ; 18. Charbons de bois, débris charbonneux ; 19. Datages ,4C ; 10. Talus glissé ou d’éboulis. Cette légende est commune aux Fig. 2, 3 et 4.

1. Coupe du Chemin du Villard (Fig. 2a).

6Cette coupe est située en rive gauche de l’Ubaye au S du village de Faucon sur le front d’un gradin morainique (altitude 1260 m). De la base vers le sommet on observe les séquences stratigraphiques suivantes :

7S1. Séquence limono-sableuse de teinte gris verdâtre, plus limoneuse vers le sommet et qui repose latéralement sur des formations morainiques en place.

8S2. « Sol enterré » brun orangé, compact à charbons de bois, daté de l’Atlantique (6295 ± BP - mC. 1644).

9S3. Formation caillouteuse très hétérométrique à matrice limono sableuse et qui ravine les niveaux précédents (faciès de coulées de solifluxion). Elle contient de nombreux charbons de bois associés à des galets calcaires rougis par le feu (4830 + 100 BP – mC 1645), et une faunule de mollusques à affinité forestière : Helicodonte obvulata (Müll), Retinella nitens ; Cepea sp...

10S4. Epandage colluvial caillouteux discordant qui régularise la topographie actuelle du gradin et contient aussi des débris charbonneux et des galets rougis par le feu.

11Cette coupe révèle ainsi une importante phase de pédogénèse datée de l’Atlantique et dont on retrouve les vestiges de sols sur l’ensemble du versant (datation entre 6300 et 5700 BP). Elle met d’autre part en évidence une phase de solufluxion qui affecte des dépôts datés de la fin de l’Atlantique ou du début du Subboréal.

2. Coupe des maisonnettes (Fig. 2b).

12Située en rive droite de l’Ubaye sur un gradin qui domine la ville de Barcelonnette cette coupe permet d’observer la base des dépôts colluviaux holocènes qui reposent directement ici sur le substratum marnocalcaire, « altéré » et oxydé en surface.

13La formation très caillouteuse dans sa partie inférieure s’enrichit rapidement en limons vers le haut. Les limons ont subi une décarbonatation bien mise en évidence par la présence de galets calcaires pulvérulents. Ce phénomène est vraisemblablement en relation avec une pédogénèse dont témoignent, au sommet des limons, les vestiges d’un « sol enterré » argilo-limoneux, décarbonaté, de teinte brun ocre, tronqué par un épandage caillouteux analogue à la séquence supérieure de la coupe du Chemin du Villard. La datation 14C de débris charbonneux contenus dans les limons a donné un âge Boréal (8165 ± 155 – m.C. 1643). Elle permet d’attribuer là encore à l’Atlantique l’épisode de pédogénèse qui achève la sédimentation limoneuse.

3. Coupe du chemin forestier des Dalis (Fig. 2c)

14Cette coupe ouverte dans les formations de pente qui dominent la rive droite du Riou Bourdoux au NW de Barcelonnette reproduit fidèlement le schéma chrono-stratigraphique des deux coupes précédentes.

4. Conclusions

  1. Les formations holocènes des versants et gradins glaciaires latéraux du bassin de Barcelonnette fossilisent partiellement une topographie variée qui témoigne d’une importante phase d’érosion antérieure à leur dépôt. Celle-ci a affecté aussi bien la couverture morainique würmienne que le substratum rocheux raviné et porté localement à l’affleurement.

  2. Les sédiments postglaciaires sont constitués à la base par des épandages caillouteux à matrice limoneuse riche en galets glaciaires et débris gélifractés remaniés, et auxquels succèdent des limons colluviaux fournis par le substratum de marnes noires jurassiques ou la matrice des dépôts glaciaires.

  3. Vers le sommet de ces formations limoneuses s’interstratifie un « sol enterré » brun orangé, partiellement décarbonaté, très riche en débris charbonneux datés de l’Atlantique et qui constitue un horizon repère remarquable dans l’ensemble de la vallée de l’Ubaye.

  4. Une importante phase de solifluxion succède à la période de pédogénèse atlantique. Elle affecte un matériel hétérométrique dont la partie supérieure est datée du début du Subboréal.

  5. Des épandages limono-caillouteux ultérieurs qui portent les sols actuels sont responsables de la régularisation tardive des gradins et de la base des versants.

II. - Le remblaiement holocène des vallées affluentes (Fig. 3)

15Aucune coupe ne permet d’observer la nature et la stratigraphie des dépôts alluviaux holocènes qui occupent le fond de la vallée de l’Ubaye dans le bassin de Barcelonnette. Il n’en est pas de même des vallées affluentes où, malgré l’intensié de l’érosion et de la torrentialité historique, subsistent les lambeaux discontinus d’une basse terrasse d’une dizaine de mètres d’altitude relative dans laquelle sont emboîtés les dépôts caillouteux et les laves torrentielles qui constituent à l’aval les vastes cônes historiques. Deux coupes permettent de définir la stratigraphie de cette basse terrasse.

1. Coupe de la maison Blanche (Fig. 3a).

16Dans la vallée du torrent de l’Abéous (rive droite de l’Ubaye) la basse terrasse locale montre la superposition de trois séquences stratigraphiques séparées par des discontinuités d’érosion.

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Figure 3 : Le remblaiement holocène des vallées affluentes.

17La base de l’accumulation qui repose latéralement sur la roche en place est constituée par des limons argileux gléyfiés associés à des formations de pente et affectés par des phénomènes de glissement. Ces limons très riches en débris charbonneux sont datés de l’Atlantique (5870 + 80 BP - GIF. 5537). Ils proviennent vraisemblablement du remaniement par la solifluxion de l’ancienne couverture pédologique holocène qui couvrait le versant au-dessus du torrent et dont on retrouve des vestiges dans les formations de pente du bassin torrentiel.

18Les limons sont surmontés par une formation limoneuse à lentilles caillouteuses d’origine torrentielle et dont la base est elle-même dérangée par des phénomènes de tassement.

19La séquence supérieure est constituée par un épandage colluvial caillouteux d’origine latérale. L’inclinaison du litage de ce matériel permet de reconstituer le profil transversal contemporain de la vallée qui était alors nettement emboîtée dans les formations limono-caillouteuses inférieures.

20On retiendra plus particulièrement une nouvelle fois la mise en évidence de la phase de pédogénèse atlantique et celle de l’épisode de solifluxion qui lui succède.

2. Le remblaiement de la vallée du Riou Bourdoux (Fig. 3b).

21A l’amont du vaste cône torrentiel historique du Riou Bourdoux le remblaiement holocène, épais d’une dizaine de mètres, apparaît beaucoup plus homogène que dans la coupe précédente. Il est représenté à la base par des limons compacts noirâtres issus du remaniement des marnes noires jurassiques qui forment l’essentiel du bassin versant. La moitié supérieure de l’accumulation est constituée par des limons argileux oxydés à débris charbonneux et affectés par des phénomènes d’hydromorphie et de gleyfication qui s’affirment vers le sommet de la coupe. Une datation 14C de la partie médiane des limons hydromorphes a donné un âge atlantique ancien (7290 ± 90 BP – GIF. 5532).

3. Conclusions

22Ces deux coupes permettent de compléter, sans le modifier, le schéma chronostratigraphique établi préalablement au niveau des versants et des gradins glaciaires.

  1. Le remblaiement holocène caractérisé par la prédominance des formations limoneuses alluviales ou colluviales d’origine proche a été précédé par une phase d’incision verticale le long des vallées affluentes qui a conduit les talwegs sensiblement à leur niveau de creusement actuel.

  2. Ce remblaiement s’est effectué au cours de l’Holocène inférieur et moyen et est ainsi contemporain des dépôts colluviaux à « sol enterré » atlantique qui couvrent les versants du bassin de Barcelonnette. Il ne nous a pas été possible d’obtenir de datations 14C dans les dépôts supérieurs de la basse terrasse, mais on peut admettre que le remblaiement s’est achevé au début du Subboréal. En effet, dans la vallée du torrent de l’Abéous les formations torrentielles plus récentes emboîtées d’une dizaine de mètres dans la basse terrasse ont pu être datées à leur base de la fin de la période subboréale ou du début du Subatlantique (M. Jorda 1983 - Colloque de Toulouse).

  3. Le remblaiement holocène ainsi défini est tout à fait synchrome de celui des vallées de la zone alpine externe que nous avons baptisé « Remblaiement holocène principal » dans le bassin de la Bléone et en moyenne Durance (M. Jorda, 1980 ; J. Gabert et m. Jorda 1983). Ceci souligne le caractère homogène de l’évolution morphodynamique holocène et antéhistorique de l’ensemble des Alpes du Sud.

  4. Le « remblaiement holocène principal » a été suivi par une très importante phase d’incision verticale le long des vallées affluentes. Celle-ci prend place au cours du Subboréal qui apparaît donc comme une période de rupture morphodynamique brutale dont l’origine bioclimatique et (ou) anthropique reste à préciser.

III. - Essai d’interprétation morphodynamique

1. Evolution bioclimatique

23Les analyses polliniques effectuées sur les limons alluviaux ou colluviaux holocènes (Coupes du Chemin du Villard ; Coupe du Riou Bourdoux) n’ont pas donné de résultats très significatifs. Notre information bioclimatique est donc fournie essentiellement par les travaux palynologiques récents concernant les lacs et les tourbières des Alpes Françaises du Sud (J.L. de Beaulieu, 1977 ; m. Couteaux, 1970). Dans le bassin de Barcelonnette la tourbière de la Clapouse (2100 m), étudiée par J. Becker en 1952, puis S. Wegmüller en 1977 apporte des précisions sur l’histoire de la végétation intra-alpine. Plusieurs faits saillants marquent cette évolution et ont influé sur la morphogénèse postglaciaire :

  1. La précocité de la reconquête forestière dès l’Alleröd à moyenne altitude et le rôle essentiel joué par les Pins dans l’occupation pionnière du domaine montagnard.

  2. La prospérité quasi exclusive des Pineraies jusqu’à l’Atlantique en zone intra-alpine malgré le développement dès le Boréal et à la base de l’étage montagnard de la Chênaie caducifoliée. Le climat encore frais et apparemment assez sec du début du Préboréal évolue peu à peu vers un climat de type sub-méditerranéen sans doute assez proche de celui que nous connaissons aujourd’hui (J.L. de Beaulieu, 1977, p. 289). Une meilleure efficacité des précipiations est soulignée à la fin du Boréal par l’apparition des premiers pollens d’Abiès (Tourbière de la Clapouse).

  3. Le développement tardif et modeste de la Sapinière dans la vallée de l’Ubaye (deuxième moitié de l’Atlantique) qui souligne la xéricité relative affectant alors, comme aujourd’hui encore, la zone intra-alpine. Dans le bassin de Barcelonnette, la limite de la forêt claire d’altitude (Pinus Cembra et premiers Larix) est située pour la première fois, à l’Atlantique, nettement au-dessus de l’altitude de la tourbière de la Clapouse (S. Wegmüller, 1977).

  4. Les « bouleversements » bioclimatiques et anthropiques du paysage montagnard au cours du Subboréal. De nombreux indices palynologiques témoignent d’une dégradation des précipitations et des températures dès le début du Subboréal (J.L. de Beaulieu 1977, H. Triat-Laval 1979). Cette « péjoration » climatique a été très largement observée en Europe (B. Frenzel, H. Zoller ; S. Bortenschlager...). Tout aussi important pendant cette période est le développement de l’intervention humaine sur le milieu montagnard, (premières traces de défrichements au cours de l’Age du Bronze dans la tourbière de la Clapouse). Dès lors, les variations climatiques éventuelles ne peuvent plus être identifiées de manière satisfaisante par la palynologie (J.L. de Beaulieu, 1977).

24Cette évolution bioclimatique sommairement évoquée ici permet de proposer une interprétation morphodynamique des caractéristiques sédimentologiques et stratigraphiques des formations holocènes du bassin de Barcelonnette.

2. La période d’érosion tardiglaciaire

25Les phases froides tardiglaciaires ont été responsables en altitude de récurrences glaciaires qui ont abandonné des dispositifs morainiques attribués au Dryas ancien et au Dryas récent (J.L. de Beaulieu et m. Jorda 1977). Dans les étages collinéen et montagnard au contraire il ne subsiste aucun dépôt qui puisse être rapporté à cette période. Le Tardiglaciaire n’a pas d’expression sédimentaire dans le bassin de Barcelonnette. Aucun élément non plus ne permet de mettre en évidence une altération ou une pédogénèse qui puisse être attribuée à l’Alleröd.

26Ce fait singulier s’explique vraisemblablement par l’importante phase d’érosion sur les versants et d’incision verticale le long des vallées qui a précédé la mise en place des dépôts holocènes et dont on retrouve la manifestation dans l’ensemble des Alpes du Sud (M. Jorda, 1980). L’interprétation de cette érosion généralisée d’origine morphoclimatique est délicate. En effet, s’il nous est possible de déterminer à l’aide des analyses polliniques, sédimentologiques et géomorphologiques des tendances moyennes de l’évolution climatique (« amélioration/péjoration climatiques ») nous sommes beaucoup plus démunis en ce qui concerne le régime des températures et surtout des précipitations dont le rôle est déterminant dans le mécanisme de l’érosion et les modalités de la morphogénèse. Il est probable d’ailleurs que cette phase d’érosion tardiglaciaire résulte de causes multiples qui ont associé leurs effets.

27La fusion des grands appareils glaciaires würmiens a favorisé à la fin de cette période la reprise de l’incision verticale dans les vallées (libération d’une grande quantité d’eau et diminution progressive des apports détritiques d’origine fluvioglaciaire).

28L’amélioration climatique qui s’amorce dès le Bölling à moyenne altitude ne semble pas s’être accompagnée d’un accroissement déterminant des précipitations, la région intra-alpine étant caractérisée déjà par une xéricité qu’elle conservera tout au long du Postglaciaire. Dans une telle ambiance climatique, la stabilisation progressive des formations de pente par le développement de la couverture forestière (Pineraies) et l’atténuation de la morphogénèse sur les versants ont eu pour conséquence une diminution de la charge des rivières favorisant la poursuite de l’incision verticale le long des talwegs principaux, accompagnée latéralement par un développement de l’érosion régressive et des ravinements.

3. Le « remblaiement holocène principal ».

29Le début de l’Holocène inaugure une longue période de remblaiement dans les vallées et de colluvionnement à la base des versants et sur les gradins glaciaires latéraux. Cette évolution morphogénique résulte de la remontée rapide de la limite supérieure des forêts, d’une densification de la couverture arboréenne dominée par les Pineraies mais caractérisée par le développement de la Chênaie caducifoliée à la base de l’étage montagnard et l’installation progressive de la Sapinière dont l’optimum se situe à la fin de l’Atlantique où a dû être atteint un maximum d’humidité.

30L’évolution lithologique verticale du remblaiement holocène traduit fidèlement l’histoire et la dynamique de la végétation. La présence de dépôts caillouteux colluviaux ou torrentiels à la base des formations holocènes (Préboréal - Boréal) montre que les conditions morphoclimatiques sont encore instables (agressivité érosive sur les versants ; épisodes torrentiels le long des vallées). Le développement des faciès limoneux à partir du Boréal et au cours de l’Atlantique signale une meilleure efficacité protectrice de la couverture végétale et l’établissement progressif d’un climat plus humide et au régime moins constrasté, ce qui est en accord avec les conclusions palynologiques.

31Il est probable cependant que la couverture forestière a laisé subsister des secteurs de « marnes noires » affleurantes affectés par les ravinements ou le ruissellement diffus. L’origine très locale des limons et leur épaisseur surprenante le long des talwegs où ils s’associent à des passées caillouteuses d’apport longitudinal mettent bien en évidence les conditions de leur dépôt : limons colluviaux fournis par le ruissellement diffus et limons alluviaux (écoulements turbides) filtrés le long des talwegs à travers la ripisilve. L’accroissement progressif de l’humidité au cours de l’Atlantique et les difficultés de l’écoulement le long des talwegs sont soulignés par le développement des phénomènes d’hydromorphie dans la partie supérieure du remblaiement holocène.

32La confrontation des diverses coupes de la vallée de l’Ubaye dont la chronologie est étayée par une trentaine de datations 14C nous a permis de calculer le taux moyen global de sédimentation pour la période Atlantique. Supposé continu ce taux de sédimentation se chiffre le long des talwegs à 0,2 cm ou 0,3 cm/an, mais il est probable que la sédimentation a été plus rapide à la base des dépôts où le matériel est plus grossier. Ces valeurs sont comparables à celles que nous avons pu obtenir pour la même période Boréal-Atlantique dans les bassins versants de marnes noires de la région de Digne et de la moyenne Durance (bassin de Laragne). Des taux de sédimentation identiques ont été mis en évidence au cours de l’Atlantique dans les Alpes du Nord (argiles de Saint-Ismier - Isère - Montjuvent et al. R.G.A. 1982). Dans les Alpes méridionales ces chiffres soulignent l’importance de la dégradation superficielle (ravinements et surtout ruissellement diffus) affectant alors les formations de pente, les dépôts morainiques et les secteurs de marnes noires affleurantes insuffisamment protégés par la chênaie caducifoliée et surtout les Pineraies de l’étage montagnard.

4. La pédogénèse atlantique (Fig. 4).

33Le remblaiement holocène principal s’achève par une phase de pédogénèse qui accompagne l’optimum climatique postglaciaire (deuxième moitié de l’Atlantique) et marque un apaisement de la morphogénèse. La coupe de la Ferme de la Barre (Fig. 4a) ouverte dans un gradin glaciaire latéral à la vallée du Bachelard et celle du Serre de Baud (Fig. 4b) au S de Barcelonnette montrent les principales caractéristiques de ces sols dont on retrouve les vestiges jusqu’à près de 2000 mètres d’altitude.

34Il s’agit de « sols enterrés » tronqués par des épandages caillouteux, de type calcimagnésique, peu évolués (couleur brun ocre à brun jaune). Développés surtout sur les versants les mieux drainés, ils se caractérisent essentiellement par la différenciation de leur profil calcaire (décarbonatation très poussée), un enrichissement modeste en argiles granulométriques et l’absence d’indices d’illuviations sur les agrégats. Le pH constamment très élevé exclut le développement de sols lessivés. Le cortège minéralogique des argiles est identique à celui des roches mères (illite et chlorite). On observe cependant une légère évolution qui se marque par une tendance à la vermiculitisation. Sur certaines coupes le taux de vermiculite diminue vers la surface ce qui pourrait indiquer un milieu autrefois plus « lessivant » que l’actuel (climat beaucoup plus humide de l’Atlantique). Des sols du même type se rencontrent à l’W dans le bassin de la Durance. Ils soulignent l’importance pédologique et morphogénique de l’optimum climatique holocène dans les Alpes Françaises du Sud.

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Figure 4 : La pédogénèse atlantique du bassin de l’Ubaye.

5. L’évolution ultérieure : les modifications morphogéniques fondamentales de la période subboréale.

35Vers la fin de la période atlantique ou au tout début du Subboréal les caractéristiques de la morphogénèse se modifient radicalement. La tendance au remblaiement s’atténue le long des talwegs et l’on assiste peu à peu à une reprise de l’incision verticale et à une recrudescence des ravinements sur les versants. Cette reprise de l’érosion est vraisemblablement responsable de la phase de solifluxion qui affecte, au début de la période, les couvertures morainiques et les épandages holocènes des versants.

36Une telle « révolution » morphogénique résulte en partie des modifications climatiques du début du Subboréal qui se marquent par une baisse des températures, une diminution des précipitations et l’instauration probable d’un régime climatique beaucoup plus perturbé et instable qu’au cours des périodes précédentes (oppositions saisonnières plus tranchées ? répartition plus inégale des précipitations interannuelles ?). Mais ces modifications qui n’ont pu induire rapidement des changements notables dans la couverture forestière paraissent insuffisantes à expliquer l’agressivité érosive nouvelle. L’hypothèse d’une intervention humaine précoce sur le couvert végétal doit être envisagée.

37Le bassin de Barcelonnette, comme l’ensemble des zones alpines internes, n’a pas livré de vestiges archéologiques d’âge néolithique (Fig. 1). L’analyse palynologique de la tourbière de la Clapouse située à la base de l’étage subalpin actuel met en évidence les premières traces d’une déforestation anthropique au cours de l’Age du Bronze, puis de l’Age du Fer (S. Wegmüller 1977). Ceci est en accord avec les nombreuses découvertes d’objets isolés de l’Age du Bronze ou de sépultures de l’Age du Fer dans l’ensemble de la vallée de l’Ubaye (J.C. Courtois 1961 et 1971 ; A. Ollivier 1880-83; N. Salomon 1976...). Mais l’abondance des charbons de bois, parfois volumineux, dans les sols et au sommet des dépôts atlantiques du bassin de Barcelonnette signale la généralisation d’incendies affectant plus particulièrement les gradins et la base des versants à cette époque. L’hypothèse d’incendies anthropiques paraît la plus vraisemblable : premiers pasteurs néolithiques pratiquant la déforestation et l’essartage sur les versants de l’étage montagnard isolés et protégés de l’activité torrentielle des vallées.

38Cette hypothèse s’accorde avec l’ensemble des observations que nous avons pu faire dans les Alpes de Haute Provence (M. Jorda 1980). Elle souligne l’originalité de la période subboréale qui marque la fin de l’évolution naturelle au s.s. du milieu montagnard des Alpes Française du Sud.

Bibliographie

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Bibliographie

On trouvera une bibliographie exhaustive dans les articles qui suivent.

Beaulieu (J.L.) de, 1977. Contribution pollen analytique à l’histoire tardiglaciaire et holocène des Alpes méridionales Françaises. Thèse Sciences, Aix-Marseille III, 358 p., 29 fig., 39 diagrammes.

10.3406/galip.1960.1167 :

Courtois (J.C). L’Age du Bronze dans les Hautes Alpes. Gallia Préhistoire, t. III, p. 47-108.

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Frenzel (B.). 1979. L’homme comme facteur géologique en Europe. Bull. A.F.E.Q., 4, p. 191-199.

Jorda (M.) et Vaudour (J.), 1980. Sols, morphogénèse et actions anthropiques à l’époque historique, s. 1. sur les rives de la méditerranée. Naturalia monspeliensia, n° hors série, p. 173-184.

Jorda (M.), 1980. morphogénèse et évolution des paysages dans les Alpes de Haute Provence depuis le Tardiglaciaire. Facteurs naturels et facteurs anthropiques. B.A.G.F., n° 472, p. 295-304.

Ollivier (A.), 1880-83. Simple relation sur quelques monuments celtiques découverts dans la vallée de l’Ubaye. SoC. Scient, et Litt. des Basses Alpes, t. I., p. 304-321.

Salomon (N.). 1976. Sépultures de l’Age du Fer à mobilier alpin, 9e congrès U.I.S. P. P., Nice, 1976, Colloque XXVI, 73-92.

Wegmüller (S.), 1977. Pollenanalytische Untersuchungen zur Spätglazialen vegetations-geschichte der Französischen Alpen - Paul Hempt, Bern, 185 p., 10 diagrammes.

Les analyses sédimentologiques et pédologiques ont été effectuées au Laboratoire de Géographie Physique de l’Institut de Géographie d’Aix en Provence par A. Delgiovine.

Les datations radiométriques 14C ont été réalisées au Centre de Faibles Radioactivités de Gif-sur-Yvette (Mme G. Delibrias) et au Centre Scientifique de monaco (J. Thommeret).

Notes de bas de page

1 maître de Conférences, Institut de Géographie, Université d’Aix-Marseille II, 13621 Aix-en-Provence.

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