Chapitre 9. D’une circulation politisée à une logique de marché
L’importation des littératures d’Europe de l’Est
p. 257-285
Texte intégral
1L’analyse des échanges littéraires entre les pays d’Europe de l’Est et la France au tournant des années 1990 permet d’interroger l’articulation de deux logiques de circulation internationale des productions culturelles l’une, politisée, régit ces échanges avant la chute des régimes communistes : l’autre, relevant du marché international du livre, se met progressivement en place après les changements politiques survenus en 1989. Sous le communisme, la production et la traduction littéraires sont, en effet, soumises à un contrôle politique étroit, même si, notamment pendant les années 1980, les modalités des échanges internationaux se diversifient en raison du recours à des pratiques d’édition et de traduction clandestines. Depuis la chute de ces régimes, la mise en place progressive d’un marché éditorial dans les anciens pays communistes transforme fondamentalement les conditions de circulation et de réception internationale des œuvres qui y sont produites.
2Il s’agit dès lors de se demander dans quelle mesure la présence des littératures des pays de l’Est, à travers leurs traductions, sur le marché éditorial français se trouve modifiée par ces transformations. Se proposant de contribuer à une réflexion sur le rôle que les crises politiques peuvent jouer dans la circulation internationale des productions intellectuelles et sur les conditions de possibilité d’une (dé)synchronisation entre une temporalité politique et la temporalité d’un transfert culturel, la présente analyse accordera une attention particulière aux effets entraînés par la fin du système communiste sur la traduction des littératures des pays d’Europe de l’Est. Pour examiner si ces effets se traduisent, en France, par un intérêt éditorial durable ou, au contraire, conjoncturel à l’égard de ces littératures, nous avons construit des indicateurs empiriques visant à décrire, dans une perspective comparative, l’évolution du volume des flux de traductions en provenance de plusieurs pays de l’Est. Ceci permettra, par ailleurs, de vérifier si la hiérarchie entre ces différents flux nationaux se modifie par rapport à la période précédente, et si l’événement politique pris en compte contribue ou non à la diffusion internationale d’une littérature auparavant interdite de circulation par les régimes communistes. Parallèlement, nous examinerons le renouvellement de la population des auteurs traduits en français et donc le poids des continuités et des ruptures entre deux conjonctures historiques caractérisées par des logiques différentes de circulation internationale des œuvres. L’étude des filières de médiation et des lieux d’accueil éditorial permettra également de caractériser la reconfiguration du transfert littéraire, une fois le clivage autorisé/interdit – qui avait structuré le transfert littéraire pendant une quarantaine d’années – devenu inopérant. Analyser le processus de transfert dans une conjoncture politique à nouveau routinisée apportera un nouvel éclairage sur les effets de la politisation sur le fonctionnement du transfert littéraire dans des périodes de forte contrainte (et leurs ambivalences éventuelles).
Un transfert littéraire politisé
3La mise en place des régimes communistes en Europe centrale et orientale (désormais dénommée Europe de l’Est), après la fin de la Seconde Guerre mondiale implique une transformation des conditions de publication des œuvres et des conditions d’exercice du métier d’écrivain (étatisation, centralisation, contrôle idéologique, emprise sur les organisations professionnelles telles que les Unions d’écrivains…), qui est similaire et quasi-simultanée dans tous les nouveaux pays « satellites» d’URSS. Comme fort souvent dans les régimes autoritaires, la propriété littéraire de l’auteur – conçue comme droit à la divulgation et au respect de son œuvre – est désormais limitée à la fois au niveau national (par la censure) et transnational (par le contrôle de toute traduction à l’étranger exercé par l’État). Dans les pays de l’Est, la production et la traduction de livres sont dès lors soumises à une réglementation et à un contrôle très stricts, et les échanges littéraires internationaux auxquels participent ces pays sont censés relever uniquement des politiques culturelles extérieures mises en place par les régimes communistes. Cependant, les modalités de transfert des textes littéraires vers les pays occidentaux se diversifient à partir du tournant des années 1970 notamment, en raison du recours à des pratiques d’édition clandestines et de circulation internationale non-autorisée des livres.
4Compte tenu de ces conditions particulières dans lesquelles le transfert littéraire s’effectue avant la chute des régimes communistes, une opposition principale entre un espace licite et un espace clandestin de traduction structure l’ensemble des livres traduits en français à partir du polonais, du roumain, du tchèque et du hongrois (et qui sont au nombre de 278 ouvrages entre 1984 et 1989). Identifier cette polarité n’exclut cependant pas une approche plus souple du transfert littéraire : elle a consisté en l’élaboration, dans nos travaux antérieurs1, d’un modèle d’analyse formalisant statistiquement plusieurs modalités de circulation internationale des livres provenant de ces pays – que nous avons appelées « circuits de traduction » – et dont nous avons retracé la dynamique historique. Cette formalisation a été faite en fonction du type de support matériel de la traduction française (livre, samizdat2, édition publiée en exil, autre traduction, manuscrit publié directement en français), du régime temporel de publication de l’édition originale (avant ou après la mise en place des régimes communistes), de l’aire de circulation de celle-ci (pays d’origine, passage par des instances de l’exil, transit par un éditeur occidental autre que français), enfin, du statut légal des œuvres (licite ou clandestin), au moment à la fois de leur production et de leur traduction3. Trois des circuits ainsi construits s’inscrivent dans l’espace autorisé – les circuits d’exportation, officiel et patrimonial ; les trois autres, dans l’espace non-autorisé – les circuits semi-officiel, parallèle et, enfin, direct (voir encadré 1). Ces circuits ont ainsi permis non seulement de dépasser une analyse en termes de flux non-différenciés des livres traduits, mais aussi d’observer, à l’intérieur d’une polarité structurante – entre deux espaces de traduction, autorisé et non-autorisé –, une gradation selon le niveau de politisation et d’institutionnalisation du transfert littéraire.
5Encadré 1. Définitions des circuits de traduction
Le circuit d’exportation : des traductions publiées dans le pays d’origine en vue d’une diffusion à l’étrange.
Le circuit officiel : des traductions d’œuvres littéraires contemporaines publiées légalement dans le pays et la langue d’origine.
Le circuit patrimonial : des traductions d’œuvres littéraires publiées dans le pays et dans la langue d’origine avant la mise en place des régimes communistes.
Le circuit semi-officiel : des traductions d’œuvres littéraires légalement parues dans le pays et dans la langue d’origine, mais interdites après publication.
Le circuit parallèle : des traductions faites à partir des samizdats ou des livres publiés dans la langue d’origine par des maisons d’édition en exil.
Le circuit direct : des traductions faites à partir d’un manuscrit écrit dans la langue d’origine et publié, pour la première fois, à l’étranger dans sa version traduite.
6L’analyse de ces circuits de traduction pendant toute la période communiste permet également de repérer deux reconfigurations majeures du transfert, produites à la faveur des crises politiques de 1956 et 1968. Ces crises entraînent des effets directs, quasi-immédiats, mais aussi des effets de nature structurelle, sur le transfert littéraire, puisqu’elles contribuent à la fois à l’intensification de la circulation internationale des œuvres, à l’introduction d’un nombre important d’écrivains complètement inconnus en France, à la reconfiguration des modalités de transfert et à la mise en place de nouveaux circuits – notamment clandestins – de traduction, à la multiplication et à la diversification des filières de médiateurs et d’accueil éditorial en France, ainsi qu’à la politisation de la réception des œuvres. Nous avons ainsi montré qu’une synchronisation pouvait se produire entre une temporalité politique et la temporalité d’un transfert culturel qui se déroulait dans des conditions de forte contrainte, et que ces moments critiques induisaient, dans la dynamique du transfert littéraire, des lignes de fracture à la fois temporelles – à travers l’effet de reconfiguration de circuits de traduction – et géographiques – à travers la géométrie variable des échanges culturels qui en résultait à chaque fois au regard de la circulation internationale des œuvres, ces moments critiques profitaient prioritairement aux pays où ces crises s’étaient produites – la Hongrie et la Pologne en 1956, la Tchécoslovaquie en 1968.
7Tel qu’il se reconfigure à la suite de la crise de 1968 et jusqu’à la chute des régimes communistes, le transfert littéraire se caractérise notamment, comme nous le verrons, par la progression du nombre des traductions non-autorisées et par la diversification des circuits clandestins. La traduction acquiert ainsi, pendant les années 1970 et surtout 1980, un rôle croissant de légitimation – littéraire et politique – de ce type de littérature, et elle parvient progressivement à contrebalancer, de l’extérieur, les circuits de publication et de consécration nationaux. Alors que toute forme de contestation légale est supprimée dans les pays communistes, la traduction offre dès lors des possibilités accrues de contournement, voire des moyens de subversion permettant de remettre en cause la contrainte politique.
Les années 1980 : la légitimation croissante de la littérature clandestine
8Dans l’histoire des transferts littéraires Est-Ouest durant la période communiste, les décennies 1970 et, surtout, 1980 se distinguent par le renforcement des circuits illicites du transfert et par la légitimation littéraire et politique croissante du discours traduit non-autorisé dans l’espace intellectuel d’accueil. Pour certains flux de traductions (tchécoslovaques, polonaises et roumaines), le nombre des traductions non-autorisées devient même plus important que celui des traductions autorisées. Une analyse menée par coupes décennales et à l’échelle de l’ensemble de la période 1947-1989 confirme cette progression du nombre des traductions non-autorisées, voire une légère inversion en faveur du transfert illicite, pendant les années 1980. (Tableau 1).
Tableau 1. Répartition décennale de l’ensemble des traductions en fonction du caractère Autorisé/Non-autorisé du circuit
Décennie de traduction | Autorisé | Non-Autorisé | NR* | SO* | Total |
1947 / 1949 | 23 | 5 | 2 | 0 | 30 |
1950 / 1959 | 75 | 38 | 2 | 0 | 115 |
1960 / 1969 | 160 | 64 | 5 | 0 | 229 |
1970 / 1979 | 132 | 75 | 1 | 0 | 208 |
1980 / 1989 | 148 | 153 | 7 | 1 | 309 |
Total | 538 | 335 | 17 | 1 | 891 |
9Si ces évolutions peuvent s’amorcer, c’est avant tout, grâce au maintien du circuit direct comme la voie de traduction non-autorisée la plus importante pour chacun des quatre pays (voire, dans le cas de la Roumanie, comme le mode principal de transfert littéraire en général) : ce circuit désigne les traductions faites à partir d’un manuscrit écrit dans la langue d’origine et publié, pour la première fois, à l’étranger dans sa version traduite. Cependant, le développement de l’espace illicite de traduction ne repose plus désormais uniquement sur l’afflux des œuvres littéraires d’écrivains exilés qui alimentent de manière prioritaire ce circuit, ou encore, des œuvres parues officiellement dans les pays communistes, mais interdites au moment de leur transfert (opéré par le circuit semi-officiel).
10L’évolution la plus significative – au regard de la hiérarchie des circuits de traduction et de leurs taux de croissance, mais aussi de l’originalité des types de supports matériels et des voies de circulation internationale des textes interdits – consiste en l’essor sans précédent d’un circuit parallèle, presque inexistant jusqu’au début des années 1970 (il n’avait timidement fonctionné auparavant que dans le cas polonais). Cet essor est rendu possible par la mise en place d’univers littéraires clandestins à l’intérieur même de certains pays communistes, ainsi que par la multiplication des maisons d’édition en exil et leur capacité accrue à relayer la diffusion des textes prohibés provenant de ces pays. Grâce à des supports matériels fabriqués clandestinement de manière artisanale – les samizdats –, des textes interdits peuvent être publiés et circuler (certes, en quantités réduites) à l’échelle des pays communistes, avant de s’articuler aux circuits de publication de l’exil et du transfert international, contribuant ainsi à la progression du discours traduit non-autorisé.
11C’est de la Pologne et de la Tchécoslovaquie que provient le nombre le plus élevé d’auteurs et de livres traduits de 1968 à 1989 (voir tableau 2). Or ce sont – avec l’URSS – les deux pays où les circuits de samizdat sont les plus organisés et pour lesquels la circulation non-autorisée connaît la croissance la plus forte par comparaison avec la configuration historique précédente. Cette prééminence globale des flux de traductions tchécoslovaques et polonaises tient toutefois à des facteurs différents dans les deux cas. Dans le cas tchécoslovaque, c’est bien l’espace non-autorisé du transfert qui assure la croissance du nombre des traductions. L’écrasement du Printemps de Prague en 1968 et le durcissement politique du régime qui s’en est suivi entraînent, en effet, le véritable démarrage de l’espace non-autorisé de traduction, pratiquement inexistant auparavant, et la diversification des voies de traduction illicite. En revanche, l’importance quantitative des flux des traductions de littérature polonaise ne s’explique pas uniquement par la progression du discours non-autorisé la circulation internationale licite – et notamment le circuit officiel de traduction – garde parallèlement tout son dynamisme. La Pologne offre ainsi l’exemple d’un pays dont les transferts autorisé et clandestin (de manière corrélée aux circuits intérieurs de publication licites et interdits) sont très intenses, y compris pendant la décennie 1980. Ceci entraîne un véritable rapport de concurrence pour la captation des auteurs entre les deux espaces de publication et de traduction savoir qu’un écrivain a la possibilité de choisir le samizdat ou la traduction directe à l’étranger peut ainsi encourager la censure à un compromis éclairé en vue de le conserver dans les limites de l’espace autorisé, qui se trouvent ainsi élargies. À terme, sans disparaître, la frontière entre le clandestin et l’autorisé devient plus floue, parce que l’opposition politique parvient à investir les institutions culturelles et les circuits de publication étatiques, la « cohabitation » avec le pouvoir qui en résulte pouvant obliger les deux parties à transiger.
Tableau 2. Répartition des traductions par pays et par périodes
Pays/Période | 1968-1989 | 1984-1989 |
Hongrie | 112 | 35 |
Pologne | 219 | 110 |
Tchécoslovaquie | 139 | 77 |
Roumanie | 100 | 56 |
Total | 570 | 278 |
12Le renforcement de l’espace non-autorisé de traduction se confirme aussi au regard de la manière dont de nouveaux écrivains sont révélés au public français. Si, pour toute la période 1945-1989 et pour les quatre pays analysés, l’accès initial des écrivains à la traduction s’opère, dans plus de deux tiers des cas, par les circuits autorisés, on constate cependant une tendance à la croissance, d’une décennie à l’autre, du taux d’« entrées » en traduction par des voies illicites. La prééminence des débuts autorisés sur les entrées illicites en traduction pendant les premières décennies est due, entre autres, aux difficultés de repérage des écrivains publiés illicitement dans leur langue d’origine ou interdits dans leur pays. Cependant, des modes de légitimation spécifiques – littéraires et politiques – sont aussi associés à ces deux types d’entrée en traduction. Ainsi, ce n’est qu’à partir des années 1970 que le nombre des entrées non-autorisées tend à rattraper celui des débuts licites en traduction et pendant les années 1980, l’écart entre ces deux types d’entrées se réduit encore (voir tableau 3). Plusieurs facteurs expliquent cette nouvelle tendance : l’interdiction ou l’exil d’un nombre important d’écrivains – ce qui rend impossible la maîtrise, par les régimes communistes, des formes de notoriété acquises par ces derniers à l’étranger ; une meilleure articulation des circuits clandestins internes et internationaux la légitimation progressive en Occident des mouvements d’opposition (qui contribuent à la diffusion de la littérature clandestine) et de la figure de l’écrivain « dissident ». À l’instar de la progression du discours traduit non-autorisé, cette tendance est, autrement dit, redevable non seulement aux conjonctures politiques des pays d’origine, mais aussi à la fonction sélective que remplit l’horizon français de réception à l’égard des pays d’Europe de l’Est. En France, la réceptivité accrue à la littérature clandestine de ces pays par comparaison aux premières décennies d’existence des régimes communistes tient à la reconfiguration de l’espace intellectuel à partir des années 1970, et plus particulièrement à la cristallisation d’un front « anti-totalitaire » ponctuée par des événements politico-littéraires comme l’affaire Soljénistyne4 ou l’apparition des « nouveaux philosophes ».
Tableau 3. Évolution comparée de la circulation autorisée vs. non autorisée, selon le nombre de nouveaux auteurs polonais, tchécoslovaques, roumains et hongrois traduits en français, 1945-1989
Décennie d’entrée en traduction | Espace autorisé | Espace non-autorisé | Non-réponse | Total |
1945 / 49 | 32 | 9 | 1 | 42 |
1950 / 59 | 40 | 13 | 2 | 55 |
1960 / 69 | 71 | 19 | 2 | 92 |
1970 / 79 | 34 | 19 | 1 | 54 |
1980 / 89 | 50 | 41 | 3 | 94 |
NR | 3 | 0 | 2 | 5 |
Total | 230 | 101 | 11 | 342 |
13L’analyse de la réception critique des œuvres littéraires en provenance d’Europe de l’Est pendant cette période confirme l’intérêt suscité par la littérature non-autorisée dans l’espace d’accueil. Mais elle montre aussi que le discours de la critique littéraire véhicule des catégories de classement très politisées et recourt à des stratégies de captation des écrivains traduits par les circuits clandestins, comme dans le cas des écrivains tchécoslovaques traduits en français après l’écrasement du Printemps de Prague (Milan Kundera, Ludvik Vaculik, Joseph Skvorecky, Ladislav Mnacko…), ou dans ceux de Czeslaw Milosz5 et de Jaroslav Seifert, consacrés par le prix Nobel de littérature pendant la décennie 1980 (respectivement en 1980 et en 1984).
Né en 1901, Seifert est le fils d’un ouvrier et passe sa jeunesse à Žižkov, le quartier ouvrier de Prague. Après des études au lycée, il devient journaliste dans la presse de gauche et adhère au PCT, tout en étant très proche des représentants du courant de la poésie prolétarienne (dont S. K. Neumann). Il fait ses débuts littéraires en participant au mouvement poétiste publié en 1921, son premier recueil, Ville en larmes, est précédé par une préface-programme de ce mouvement d’avant-garde. En 1929, il signe un manifeste des écrivains protestant contre la bolchevisation du PCT, ce qui entraîne son exclusion du Parti. S’il n’est pas interdit pendant la période stalinienne, Seifert est toutefois critiqué, notamment lors de la conférence de l’Union des écrivains de 1950, pour le « pessimisme » de sa poésie et pour ne pas avoir écrit de vers réalistes socialistes. Au moment de la déstalinisation, il prononce un discours, devenu célèbre, lors du Congrès des écrivains, en 1957, où il critique les conséquences du « culte de la personnalité » sur l’univers littéraire et artistique. Au moment du Printemps de Prague, il est consacré par ses pairs « artiste national », en 1968. Deux ans plus tard, Seifert devient le président de des écrivains, essayant de protéger la corporation contre les conséquences de la normalisation. Il alterne désormais des périodes où il publie de manière autorisée et des périodes d’interdiction, où il a recours au samizdat. Il est, enfin, l’un des signataires de première heure de la Charte 77.
La consécration de Seifert par le prix Nobel de littérature en 1984 ne manque pas d’être mise en rapport avec son parcours politique dissident, à même d’expliquer cette reconnaissance (selon les tenants de cette interprétation), alors que le poète était peu connu et traduit à l’étranger. Ainsi, on n’hésite pas à appeler Seifert « le petit Nobel de Prague »6 et à l’étiqueter, de façon dérisoire, comme un « poète populaire et plutôt digne, mais à peine traduit à l’étranger »7. Qu’il ait été introduit en France par l’intermédiaire de la revue Le Grand Jeu8 dès 1928 (à la faveur du réseau international des avant-gardes tchèque et française) ne constitue pas une ressource reconnue et n’a pas beaucoup de poids au début des années 1980, excepté dans les milieux qui sont à l’origine de la candidature de Seifert au prix Nobel et qui la soutiennent depuis 1968 : dans une logique qui combine d’anciennes affinités surréalistes et de fortes sympathies politiques pour le Printemps de Prague, le réseau qui « porte » l’écrivain tchèque est essentiellement composé de trois noms – Louis Aragon, Roman Jakobson et Jean-Pierre Faye9. C’est d’ailleurs grâce à ce dernier et à Henri Deluy10 que paraît en 1979 la première traduction française en volume d’un recueil de Seifert, sous la double enseigne des revues Change errant/Action poétique11. Cette traduction reste néanmoins, pendant longtemps, la seule disponible puisque aucun éditeur français ne s’intéressera à l’œuvre de Seifert jusqu’en 1984, en dépit des tentatives du traducteur Jan Rubeš. D’origine tchèque, ayant quitté la Tchécoslovaquie après l’écrasement du Printemps de Prague en 1968, et devenu professeur de littérature comparée à l’Université Libre de Bruxelles, ce dernier propose, à plusieurs reprises, pour publication le recueil Le Parapluie de Piccadilly de Seifert : « je l’avais en traduction depuis un an au moins, et je cherchais un éditeur, personne n’en avait voulu ! »12, raconte-t-il. C’est dans la foulée de la consécration par le prix Nobel et dans la précipitation (« [nous avons fait les] corrections par téléphone, toute une journée… », se rappelle Jan Rubeš) que cette traduction est publiée chez Actes Sud et qu’elle a eu, pense-t-il, « un certain succès, parce qu’il n’y avait rien d’autre sur le marché, comme on dit… »13.
Les termes dans lesquels les attendus du prix Nobel eux-mêmes présentent le nouveau lauréat ne permettent pas d’en ignorer la teneur politique : Seifert est, en l’occurrence, consacré non seulement en tant que poète, mais en tant que poète « engagé » dans la lutte contre « un régime politique totalitaire totalitaire » et comme un créateur qui ne s’est jamais avéré « inoffensif ». Même si la poésie de Seifert est, en outre, étiquetée de « sensuelle » elle compte surtout par « l’aspect anarchiste » de la philosophie de Seifert et par la « protestation » qu’elle véhicule, tout en étant directement définie comme « un acte politique »14. La déclaration personnelle du secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise vient, enfin, étayer cette prise de position collective : en estimant que l’on peut porter un « jugement politique »15 sur toute œuvre littéraire et toute action humaine, il reconnaît ainsi que les membres de l’Académie n’ont pas négligé cet aspect dans le cas de Seifert.
Les autorités tchécoslovaques, plus « embarrassées » que satisfaites par cette distinction, sont contraintes de faire le choix de la « récupération » du prestige international de Seifert plutôt que celui de sa répression (devenue trop coûteuse, en termes de réputation internationale du régime, au milieu des années 198016). Cependant, l’hommage officiel est non seulement tempéré, mais aussi assez malhabile en sélectionnant les éléments biographiques « convenables » et en les présentant dans le langage stéréotypé traditionnel du régime, l’enjeu est de situer Seifert à tout prix dans le patrimoine littéraire à même d’être défendu aussi idéologiquement. Dès lors, c’est le Seifert « chantre de la nation et de la paix » qui est mis en avant – il a « élevé sa voix de poète contre le fascisme et la guerre, chanté l’optimisme à la libération en 1945, glorifié, avec tendresse et une touchante beauté, son cher pays, son peuple travailleur »… –, de même qu’une œuvre censée répondre « aux besoins de notre temps, [qui] insiste sur les grandes valeurs de la vie et exprime une attitude clairement positive dans la lutte de l’humanité pour la justice sociale et la paix »17. Parallèlement, une image politique concurrente du lauréat est promue par le mouvement de la Charte 77, qui, faisant circuler une lettre de félicitations qui lui est adressée, salue en Seifert à la fois « un des sommets de la poésie tchèque » et le « citoyen courageux ». Enfin, la presse française fait amplement état du traitement « officieux » que subit le lauréat du prix Nobel : hospitalisé à cause d’une maladie (Seifert est alors âgé de 83 ans), il semble avoir été surveillé en permanence par deux policiers en blouse blanche tandis que l’accès à sa chambre était strictement limité. En outre, des milliers de lettres de félicitations envoyées à Seifert ne lui ont pas été, paraît-il, délivrées et tout contact avec les journalistes ou des traducteurs étrangers – que l’Ambassade suédoise à Prague s’efforçait de faciliter – a été rendu extrêmement difficile. Enfin, si les autorités tchécoslovaques ne peuvent pas directement l’empêcher d’aller recevoir son prix à Stockholm (puisqu’il en est de toute manière incapable à cause de sa maladie…), elles tardent, en revanche, à décider quel membre de sa famille est autorisé à s’y rendre à sa place18.
Pour parer à ces critiques, l’Ambassade tchécoslovaque à Paris diffuse un communiqué officiel, attaquant la presse française pour avoir donné des informations erronées sur la Tchécoslovaque – « basées sur les déclarations et les spéculations d’éléments hostiles au régime socialiste et à la coopération tchéco-slovaco-française »19 – et pour avoir propagé à propos de Seifert une image d’opposant au régime, tout en essayant de démontrer le prestige dont celui-ci bénéficie dans son pays d’origine, contrairement à ce qui était dit en Occident20. Insister sur la notoriété nationale devient ainsi un argument permettant de contrebalancer la consécration acquise par l’écrivain tchèque à l’étranger et amplifiée par des circuits internationaux de consécration perçus par le régime communiste comme concurrents et hostiles.
14Enfin, parmi les écrivains les plus traduits en français entre 1984 et 1989 – le Tchèque Milan Kundera (18 traductions), le Polonais Czeslaw Milosz (11 traductions), le Roumain Mircea Eliade (10 traductions), les Polonais Witold Gombrowicz (9 traductions) et Stanislaw Lem (8 traductions), le Tchèque Jiri Kolar et le Polonais Henryk Sienkiewicz (7 traductions chacun), et le Polonais Marian Pankowski et le Tchèque Bohumil Hrabal (6 traductions chacun), les Tchèques Vaclav Havel, Jaroslav Seifert et Ladislav Klima (5 traductions chacun) –, la plupart le sont à travers des circuits de traduction non-autorisés ou passent d’un type de circuit à un autre (le plus souvent, de l’espace autorisé vers l’espace clandestin).
Le cas de Kundera – qui est donc le plus traduit en français parmi les écrivains originaires d’Europe de l’Est pendant cette période – est, en ce sens, emblématique, puisque son entrée en traduction se fait, en effet, à travers un circuit non-autorisé. Interdit de publication dans son pays d’origine après l’écrasement du Printemps de Prague, il se fait connaître en France grâce à une traduction « semi-officielle » publiée par Gallimard en 1968, La Plaisanterie (roman qui, avant d’être interdit, l’avait consacré dans son pays d’origine) et qui, publiée dans le contexte de l’invasion de la Tchécoslovaquie, est littérairement et politiquement très remarquée (entre autres, grâce à une préface signée par Louis Aragon). Une période « grise » s’ensuit pour lui resté dans son pays d’origine où il est interdit, Kundera continue à être traduit de manière non-autorisée en France (par les circuits semi-officiel d’abord, direct ensuite), et « subsiste » grâce à des ressources symboliques (tel le prix Médicis étranger, qui lui est décerné en 1973), voire matérielles, exclusivement extérieures. Un départ autorisé pour la France en 1975, prévu comme temporaire, finit par un exil définitif quatre ans plus tard, l’écrivain ayant été déchu de sa nationalité tchécoslovaque pendant son séjour. Naturalisé français en 1981, Kundera entreprend de changer de langue d’écriture, d’abord avec un essai (L’Art du roman, paru en 1986), puis avec un roman (La Lenteur, publié en 1995) écrits directement en français.
Le cas de Kundera permet dès lors de montrer aussi comment un écrivain étranger parvient à une reconversion réussie de sa position littéraire d’origine à l’intérieur du champ littéraire d’accueil, en passant par la traduction de ses œuvres, et ce, sans avoir de rapports ou d’attaches particulières préalables avec la France. Mais son cas montre aussi de quelle manière la politisation de la réception des écrivains d’Europe de l’Est, déjà évoquée, peut intervenir dans la « renationalisation » de la position littéraire d’un tel écrivain. Néanmoins, on repère aussi dans les arguments de la critique littéraire une logique d’« universalisation », qui tente parallèlement de décontextualiser la signification accordée à son œuvre et à la consacrer pour ses qualités littéraires. L’écrivain lui-même, par des stratégies diverses, y contribue : travail de démarcation de la dissidence (retournement d’étiquette qui lui fait cependant bénéficier à la fois de l’étiquette proprement dite et de son contraire), déconstruction de la notion géopolitique d’Europe « de l’Est » pour lui substituer celle, culturelle, d’Europe « Centrale », abandon de la préface d’Aragon lors des rééditions de La Plaisanterie, ces choix contribuent à « démarquer » l’écrivain tchèque des catégories – « dissident », « écrivain de l’Est », écrivain du Printemps de Prague… – qui risquaient d’induire une subordination de la « valeur » littéraire de son œuvre à des facteurs contingents et politiques. Or ce n’est pas tant l’opposition et la substitution d’une logique à une autre – politisation vs. « universalisation » – mais leur cumul qui, par les formes de visibilité et de reconnaissance différentes qu’elles procurent, contribue à ce que Kundera ne soit plus reconnu simplement comme un auteur étranger traduit, mais comme un écrivain français à part entière.
La réception éditoriale
15Cent trente maisons d’édition françaises assurent la publication de 524 traductions21 à partir de 1968 et jusqu’à la chute des régimes communistes en 1989. Si vingt-deux éditeurs français traduisent, chacun, au moins cinq œuvres provenant des pays d’Europe de l’Est, ils parviennent cependant à concentrer à eux seuls deux tiers de l’ensemble du transfert effectué. Enfin, une douzaine de maisons d’édition seulement publient dix traductions ou plus. Parmi elles, figurent des maisons qui occupent des positions dominantes ou intermédiaires dans le champ éditorial français, à commencer par Gallimard – l’éditeur qui traduit le plus en provenance des pays de l’Est dans cette configuration historique – 15,7 % de l’ensemble des livres importés –, auquel s’ajoutent notamment, en deuxième position, L’Age d’Homme (7,6 %), puis Flammarion, Albin Michel, Seuil et Denoël, qui traduisent, chacun, entre 3,8 % et 5,7 %.
16Plusieurs maisons d’édition, parmi cette vingtaine d’éditeurs les plus actifs dans le transfert des littératures d’Europe de l’Est en France pendant cette période, fonctionnent, en l’occurrence, comme de véritables créneaux éditoriaux pour certaines de ces littératures, à commencer par les deux principaux éditeurs identifiés, et ce, le plus souvent, grâce aux initiatives ou à la collaboration constante de médiateurs. Leurs investissements sont différenciés en fonction des pays d’origine des œuvres traduites alors que Gallimard privilégie la littérature tchécoslovaque – il a publié un quart des titres traduits de cette langue –, L’Age d’Homme est le principal importateur de la littérature polonaise, dont il a publié un titre sur six. La collaboration constante de certains traducteurs – François Kérel et Claudia Ancelot notamment auprès de Gallimard, Alain Van Crugten auprès de L’Age d’Homme – explique, en partie, la possibilité pratique de ces investissements et, parfois, les choix de traduction22. D’autres maisons jouent, pour les mêmes raisons, ce rôle de créneau éditorial La Différence et la Revue K (qui bénéficient de la collaboration de la traductrice Erika Abrams), pour la littérature tchécoslovaque ; Actes Sud (travaillant souvent avec la traductrice Elisabeth Van Wilder) et Noir sur Blanc (dont l’un des fondateurs, Jan Michalski, est d’origine polonaise), pour la littérature polonaise Les Publications Orientalistes de France (qui collaborent notamment avec le traducteur Jean-Luc Moreau), pour la littérature hongroise ; enfin, L’Herne (maison d’édition dont le directeur de l’époque, Constantin Tacu, était d’origine roumaine), pour la littérature roumaine.
17Ces tendances se confirment globalement pour la période qui nous intéresse plus particulièrement ici, à savoir la deuxième moitié de la décennie 1980 : avec 17,8 % de l’ensemble des livres traduits, Gallimard reste le principal importateur de ces littératures en France (voire renforce sa position), même si les positions qui lui succèdent sont en train de se « renégocier » Laffont devient le deuxième importateur des littératures d’Europe de l’Est, avec 5,2 % de l’ensemble des livres traduits, notamment grâce au lancement, au début des années 1980, d’une collection spécialisée, « Pavillons. Domaine de l’Est », dont l’initiatrice et la responsable est une exilée d’origine polonaise, Zofia Bobowicz, tandis qu’avec 4,8 % de l’ensemble des traductions publiées, Actes Sud parvient à rattraper, en troisième position ex aequo, la place occupée par L’Age d’Homme. Enfin, à ces éditeurs s’ajoutent, dans les années 1980, d’autres petites maisons, dont l’intérêt pour ces domaines étrangers commence tout juste à s’esquisser – comme Maren Sell, Chambon, Noir sur Blanc ou les Éditions de l’Aube. Or, comme nous le verrons plus loin, certains de ces nouveaux lieux de réception prendront la relève après 1989, à l’instar de Noir sur Blanc, maison fondée en 1986, qui se spécialise dans le domaine polonais, ou encore, des Éditions de l’Aube, créées en 1987, et qui deviendront un créneau pour la littérature tchèque au début des années 1990, notamment grâce à la collaboration entre les directeurs de la maison, Marion Hennebert et Jean Viard, et les traducteurs Jan Rubeš23 ou Barbora Faure.
18Les éditeurs qui traduisent le plus en provenance des littératures d’Europe de l’Est entre 1968 et 1989 assurent également la progression du transfert non-autorisé. Jusqu’à la fin des années 1970, les traductions autorisées sont très majoritaires chez L’Age d’Homme, Albin Michel et Laffont, elles l’emportent encore sur les traductions illicites chez Gallimard, et s’équilibrent avec celles-ci aux éditions du Seuil. Dans les années 1980, en revanche, tous ces éditeurs accentuent le profil non-autorisé de leurs traductions, voire n’importent désormais ces littératures qu’à travers les circuits clandestins. Enfin, pour l’ensemble de la période 1968-1989, la plupart des maisons d’édition les plus actives dans le transfert des littératures de l’Est – Gallimard, Laffont, Seuil, Albin Michel, Fayard, Bourgois, Plon, La Différence et Actes Sud – parviennent à faire plus de la moitié de leurs traductions par ces circuits. À travers, certes, des modes d’appropriation différents, le discours traduit non-autorisé est dès lors reçu à tous les pôles qui structurent l’espace éditorial de réception, selon des clivages comme littéraire/commercial, maison parisienne/provinciale ou petite/grande maison. Parallèlement, le poids des maisons communistes (les Éditeurs Français Réunis et leur successeur, Messidor) devient insignifiant.
La reconfiguration des échanges littéraires au tournant des années 1990 : entre ruptures et continuités
19La chute des régimes communistes dans les pays de l’Est entraîne, bien évidement, une transformation radicale des conditions dans lesquelles se déroulent les échanges culturels avec l’Occident. La transformation des modes de réglementation de la circulation nationale et internationale des productions intellectuelles et artistiques, ainsi que la mise en place progressive d’un marché éditorial dans ces pays, confèrent à cet événement un impact structurel indéniable, et sans commune mesure avec les transformations induites par les crises politiques précédentes. Reposer la question de la synchronisation entre une temporalité politique et la temporalité du transfert littéraire pourrait donc sembler inutile. On peut pourtant l’aborder de manière un peu plus contre-intuitive, en se demandant si, au-delà de la rupture évidente, il existe des continuités, et pourquoi. Pour répondre à cette question, nous allons donc examiner les flux des traductions faites à partir du polonais, du tchèque, du slovaque, du hongrois et du roumain entre 1990 et 2002, tout en accordant une attention particulière au moment de basculement de 1989.
Une croissance passagère des flux de traduction
20Pendant cette période, le volume global de ces flux est de 712 traductions, dont presque 80 % des nouveautés, le reste de 20 % étant des rééditions de livres déjà traduits avant 1990 (pourcentage qui est important par rapport aux taux de rééditions enregistrés pour ces littératures pendant la période communiste). La moyenne annuelle des œuvres ittéraires roumaines, tchécoslovaques, polonaises et hongroises traduites passe de 30 dans les années 1980 à 45 dans la décennie suivante. Elle atteint même 62,3 traductions, si l’on s’en tient seulement aux trois premières années qui suivent la chute du communisme, ce qui représente donc le double de la moyenne annuelle des années 1980.
21Après avoir atteint un pic de 82 traductions (dont 70 nouveaux titres traduits) en 1991, le nombre global de traductions par an commence cependant à décroître même si cette tendance n’est pas parfaitement linéaire, les valeurs enregistrées entre 1990 et 1992 ne seront plus jamais atteintes : en 2002, on ne compte ainsi que 31 nouvelles traductions faites à partir des cinq langues réunies, ce qui veut dire qu’on retombe au niveau des valeurs annuelles moyennes enregistrées pendant la décennie 80. Le nombre total de nouvelles traductions faites pendant la décennie 90 est certes plus important par rapport à la décennie précédente (croissance qui peut s’expliquer, entre autres, par les tendances structurelles qui caractérisent le champ de réception, et plus généralement, par une intensification des échanges internationaux ; voir chapitres 3 et 5). On constate cependant que presque 60 % de ces traductions sont concentrées pendant la première moitié de la décennie 90, alors même que le nombre de titres publiés dans les pays d’origine connaît une baisse en raison des transformations en cours du système éditorial dans les pays de l’Est24, tandis que 40 % seulement sont faites pendant la seconde moitié, au moment où la croissance du nombre de titres originaux reprend.
22La fin du système communiste entraîne donc – premier constat – l’augmentation passagère du volume global des flux de traductions. Malgré la disparition des modes de réglementation contraignants politiquement, et au moment où les conditions de la mise en place d’un marché éditorial commencent à être réunis dans les anciens pays communistes – à savoir surtout dans la seconde moitié des années 1990 – les flux des traductions commencent à nouveau à décroître.
Une « marque distinctive » des littératures de l’Est
23Ces constats corroborent la perception qu’en ont les acteurs du transfert :
« Au début des années 90, on avait vraiment vent en poupe pour toutes ces littératures – raconte la directrice d’une collection consacrée aux littératures de l’Est dans une grande maison d’édition parisienne. […] C’était la chute du mur, c’était vraiment fin du communisme C’était une période heureuse. […] 1991-1992 [ont été] les grandes années d’intérêt accru pour ce qui se passait dans ces pays, y compris dans leurs littératures. […] Cela a changé maintenant. Maintenant on a beaucoup de mal à faire bouger la presse pour le programme “Europe Centrale”. […] Vraiment, nous vivons une période de crise »25.
24Cet investissement accru, mais conjoncturel, en direction de ces littératures apparaît d’autant plus comme étant suscité par l’intérêt porté à l’événement politique qui vient de se produire lorsqu’on constate, par exemple, que l’auteur le plus traduit entre 1990 et 1992 (avec huit traductions) est Vaclav Havel, ancien écrivain dissident devenu le président de la République Tchécoslovaque (il continuera d’ailleurs d’être publié ou réédité tout au long des années 1990).
25Il est donc légitime de se demander si la chute des régimes communistes entraîne, en priorité, la diffusion internationale de livres auparavant interdits de circulation. Or la construction d’indicateurs supplémentaires permet de donner à ce propos une image plus nuancée du transfert littéraire au tournant des années 1990. Car, si l’on considère leur statut légal sous le régime communiste, les livres traduits pendant les trois années qui suivent cet événement relèvent plus souvent de la littérature « autorisée » que « non-autorisée ». Ce n’est que dans le cas tchécoslovaque que les proportions sont inversées (mais, comme nous l’avons vu, cela avait été déjà le cas pendant la décennie 1980).
26Si on affine encore plus l’analyse, il ressort, en outre, qu’on traduit, dans des proportions significatives, des œuvres classiques publiées dans leurs pays avant la mise en place des régimes communistes. Entre 1990 et 1992 paraissent pratiquement autant de nouvelles traductions d’œuvres classiques que pendant l’ensemble de la décennie 1980. Parmi les auteurs, qui alimentent également les rééditions, figurent ainsi les Hongrois Endre Ady, Sandor Marai, Gyula Krudy, Dezsö Kosztolanyi ou Ferenc Molnar : les Roumains Mihai Eminescu, Ion Creanga, Ion Luca Caragiale ou Liviu Rebreanu ; les Tchèques Karel Rubeš čapek, Jaroslav Hasek ou Vladislav Vancura enfin, les Polonais Adam Mickiewicz, Henryk Sinkiewicz ou Cyprian Norwid. Ceci tend à montrer que le recours au patrimoine littéraire peut être envisagé comme un investissement « sûr » par les éditeurs français pendant les périodes d’incertitude ou de réajustement des hiérarchies littéraires et des critères de consécration26.
27Nous pouvons dès lors en déduire un deuxième constat important : alors qu’à partir des années 1980, « l’intérêt majeur » suscité par les œuvres littéraires de l’Est provenait – selon le témoignage (et l’expression) d’un éditeur – du fait qu’elles soient interdites dans leurs pays d’origine, la chute du communisme ne conduit pas, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, à un afflux massif de traductions auparavant « non-autorisées ».
Les choix de traduction : entre continuité et nouveauté
28Comment expliquer ce qui peut dès lors apparaître comme un paradoxe ? Nous venons de parler, à propos de la littérature classique, d’un investissement « sûr ». Mais ne s’agirait-il pas aussi d’un investissement par défaut Car si on se demande quel est le taux et le rythme du renouvellement des auteurs traduits, on constate qu’un peu plus de la moitié des ceux qui sont traduits entre 1990 et 1992 sont les mêmes qu’avant 1989. Le lecteur français est donc invité à connaître, sous la forme d’une première édition française ou d’une réédition, les œuvres d’écrivains qui ont fait déjà leur entrée en traduction à la fois à la fin des années 1940 (comme le Polonais Jaroslaw Iwaszkiewicz), pendant les années 1950 (à l’instar du Roumain Mircea Eliade ou des Polonais Czeslaw Milosz, Kazimirz Brandys, Jerzy Andrzejewski ou Witold Gombrowicz), dans les années 1960 (à l’instar des Tchèques Bohumil Hrabal, Vaclav Havel ou Milan Kundera ou du Polonais Slawomir Mrozek), dans les années 1970 (comme les Roumains Paul Goma, le Tchèque Ludvik Vaculik, du Polonais Andrezej Kusniewicz ou le Hongrois György Konrad) ou enfin, dans les années 1980 (comme le Hongrois Janos Pilinszky, le Roumain Marin Sorescu ou le Tchèques Jan Trefulka).
29Ce n’est que dans le cas de la littérature polonaise que cette tendance s’inverse dès la période 1990-1992, à la différence des trois autres pays, où le nombre d’écrivains déjà connus par le public français reste supérieur à celui des écrivains découverts en France après 1989. Le poids de ces derniers deviendra nettement plus important à partir du milieu des années 1990 (plus précisément, à partir de 1994), à la faveur notamment de l’émergence de nouvelles générations littéraires, mais il continuera de varier en fonction des pays. Ainsi, au cours de la période 1990-2002, c’est la littérature roumaine qui parviendra à renouveler le plus la population d’auteurs traduits en français, suivie par la littérature polonaise, tandis que la littérature tchèque continue à diffuser dans des proportions pratiquement égales de nouveaux auteurs et des auteurs déjà connus en France. Cependant, ce sont des représentants des littératures polonaise et hongroise, auparavant inconnus du public français, qui remportent le plus haut degré de reconnaissance internationale avec leur consécration par le prix Nobel de littérature : il s’agit de la poétesse polonaise Wislawa Szymborska, en 1996, et de Imre Kertész, le premier écrivain hongrois couronné par ce prix, en 2002.
Né en 1929 dans une famille juive de Budapest, d’un père marchand de bois d’ameublement, et d’une mère petite employée, Imre Kertész est déporté à l’âge quinze ans à Auschwitz-Birkenau, puis à Zeitz, près de Buchenwald. Libéré en 1945, il est le seul survivant de sa famille qui retourne à Budapest en 1945. Alors qu’il n’a aucune formation, il commence à travailler comme journaliste pour un quotidien de la capitale, mais il est licencié en 1951, quand la ligne du journal – devenu depuis un organe du Parti communiste – se durcit. Kertész travaille ensuite dans une usine, avant de rejoindre le département presse du ministère de l’Industrie, d’où il est à nouveau congédié en 1953. Il vivra désormais de sa plume (mais il n’adhérera jamais à l’Union des Écrivains) : il écrit des comédies musicales et des divertissements théâtraux, tout en traduisant de l’allemand des auteurs comme Nietzsche, Freud, Canetti, Wittgenstein, Roth, Hofmannsthal ou Schnitzler. Son premier roman, Être sans destin, qu’il mettra plus de dix ans à achever, est publié – après avoir d’abord essuyé un refus – en 1975 (grâce à l’intervention de Pal Réz, traducteur très reconnu en Hongrie). Roman largement autobiographique (comme, d’ailleurs, ceux qui s’ensuivront), racontant l’histoire d’un jeune homme déporté dans les camps et le quotidien concentrationnaire, Être sans destin suscite peu d’intérêt lors de sa publication. Il faudra attendre sa réédition en 1985 pour que ce livre connaisse enfin un réel succès en Hongrie. Jusqu’à cette date, Kertész demeure un auteur relativement inconnu dans son pays. Ainsi, il n’est pas mentionné dans l’histoire de la littérature hongroise dirigée par Tibor Klaniczay en 1983, tandis que Lóránt Czigány l’évoque très brièvement dans The Oxford History of Hungarian Literature (paru en 1984).
Après la chute du communisme, ses livres commencent à être traduits notamment en allemand, français, anglais ou suédois. Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas son premier livre traduit en français aux éditions Actes Sud, en 1995 (trois ans après sa traduction allemande). Actes Sud devient ainsi l’éditeur français de Kertész (et Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, ses traducteurs dans cette langue), publiant Être sans destin en 1998, Un autre : chronique d’une métamorphose, l’année suivante, et Le Refus en 2001. Mais la reconnaissance de Kertész vient surtout de l’Allemagne, où il obtient toute une série de prix : le Brandenburger Literaturpreis 1995, le Leipziger Buchpreis zur Europäischen Verständigung 1997, le Herder-Preis et le WELT-Literaturpreis 2000, le Ehrenpreis der Robert-Bosch-Stiftung 2001 et le Hans-Sahl-Preis 2002 du Cercle des auteurs allemands, pour l’ensemble de son œuvre. Cette reconnaissance internationale sera couronnée en 2002, par le Prix Nobel de littérature : il est décerné, en l’occurrence, à un écrivain qui, selon les attendus du prix, « dresse dans son œuvre l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire ».
30La relative continuité dans le choix des auteurs traduits au tournant des années 1990 – troisième constat permettant donc de caractériser globalement la reconfiguration des échanges littéraires après la chute du communisme – peut être mieux caractérisée si on regarde de près les deux anciens espaces de traduction on voit ainsi qu’entre et 1992, le taux de renouvellement des auteurs traduits provenant de l’espace « non-autorisé » est plus faible que celui des auteurs traduits issus de l’espace « autorisé ». Cela signifie qu’on continue à traduire, le plus souvent, des auteurs anciennement interdits que l’on connaît déjà. Ce constat montre, autrement dit, qu’en dépit des contraintes qui pesaient à la fois sur les circuits clandestins nationaux et sur le transfert littéraire international avant 1989, on était déjà parvenu à connaître « l’essentiel ». L’analyse des flux de traductions après la chute du communisme offre donc a posteriori – quatrième constat – une confirmation supplémentaire de « l’efficacité » des circuits de traduction non-autorisés mis en place pendant la période communiste.
31Les témoignages de certains médiateurs viennent, là encore, étayer ces remarques. Ainsi, l’un d’entre eux évoque « les attentes » vite déçues, aussi bien dans les pays de l’Est qu’en France, de « révélations » de nouveaux auteurs, qui n’auraient pas été connus avant 1989 en raison des interdictions politiques :
« D. [écrivain tchèque publié pour la première fois en français au milieu des années 1990], l’initiative vient de moi – raconte une traductrice de littérature tchèque –, je me suis intéressée à lui parce qu’en 1990, j̉̉̉̉̉’ai demandé une aide au Centre national des lettres [pour un écrivain qu’elle avait déjà plusieurs fois traduit auparavant, P.], aide qu’ils ont refusée, parce que c’était en 1990, donc tout de suite après 1989, en disant qu’il y avait eu la révolution et qu’il devait y avoir une foule de nouveaux auteurs, géniaux, qui sortiraient des oubliettes, maintenant que le Mur était tombé, et que bon, P., ils avaient déjà financé, alors maintenant il était temps que j̉̉̉̉̉’utilise mon talent “pour faire découvrir les auteurs vivants”, les “nouveaux inconnus”, alors qu’il n’y avait pas d’inconnus ! Tout le monde qui publiait dans le samizdat, c’était archi-connu déjà ! Ici, en France, et partout en Occident. [...] Donc moi, j̉̉̉̉̉’ai trouvé celui-là, D., et ensuite, pour faire plaisir au CNL, je me suis donné du mal à trouver un éditeur, je l’ai fait publier, ça a été un échec total, ça n’intéressait personne… »27
32En effet, cet intérêt pour la littérature autrefois clandestine ne tarde pas, lui aussi, à décroître, une fois la conjoncture politique à nouveau routinisée. Puisque le clivage autorisé/interdit qui avait structuré, pendant une quarantaine d’années, le transfert littéraire cède désormais la place à la polarité, plus « courante », littéraire/commercial, les littératures de l’Est risquent désormais de se voir dissoutes parmi les autres aires linguistiques mineures :
« Il était plus facile de traduire et de faire publier des choses tchèques en raison de la situation politique, sous le communisme – témoigne une autre traductrice de littérature tchèque [...]. Parce qu’il était plus facile de publier un Tchèque, qu’un Norvégien, par exemple. Je pense – poursuit-elle – à la Norvège simplement comme un autre petit pays. Personne ne s’intéresse à la littérature norvégienne ! Et en fait, maintenant les Tchèques se retrouvent dans cette situation-là : il n’y a plus communisme, il n’y a plus le rideau de fer, donc il n’y a plus la “couleur locale”, donc du coup, il n’y a aucun intérêt… Il n’y a plus l’argent qu’il y avait avant, les organisations qui subventionnaient des traductions des langues de l’Est dans les langues de l’Ouest, elles se sont autodissoutes parce qu’on dit que la situation s’était normalisée. [...] [Le rideau de fer] créait une distance supplémentaire. En fait, Prague est à mille kilomètres de Paris, ce n’est pas loin, ce n’est pas plus loin que Nice ! Et là, tout le monde y va en week-end [ou] pendant les vacances scolaires !... »28.
33Prague, Budapest, Bucarest ou Varsovie, devenues aussi peu « exotiques » que d’autres capitales européennes, les littératures des pays d’Europe de l’Est privées de la dimension « distinctive » due aux conditions particulières de production et de circulation internationale au temps du communisme, et dépourvues, qui plus est, des soutiens financiers que leur apportaient les réseaux étrangers de soutien à l’opposition ou les politiques d’exportation culturelle mises en place par les anciens gouvernements de ces pays29, ce sont autant de transformations qui « banalisent » le transfert littéraire et le privent de certaines de ses ressources. Elles révèlent, par contraste, le rôle que la politisation et les crises politiques ont pu auparavant jouer dans son fonctionnement.
34Par ailleurs, ce qui avait fait l’intérêt, y compris commercial, des littératures de l’Est (du moins pendant les quinze dernières années des régimes communistes) – à savoir le message politique, la force du témoignage, la valeur documentaire – commence désormais à desservir leur circulation internationale : dans la correspondance entretenue par des traducteurs avec différents éditeurs, ceux-ci justifient désormais leur refus à la fois par « les grandes difficultés commerciales et financières rencontrées par l’édition française et le recul très sensible de l’intérêt des lecteurs et des médias pour tout ce qui touche à l’Europe Centrale et Orientale »30, ainsi que par le caractère « dépassé » et « daté du point de vue politique »31 des œuvres proposées pour publication…
Les filières d’accueil éditorial un espace déjà connu
35Si certains éditeurs délaissent ces littératures, qui sont ceux qui participent à leur importation à partir des années 1990 ? À ce niveau d’analyse aussi – nous en sommes à notre cinquième constat –, c’est une certaine continuité qui prévaut : les filières d’accueil éditorial des littératures de l’Est, telles qu’elles s’étaient reconfigurées à partir des années 1970, ne se modifient pas une nouvelle fois lors de la chute du mur. Ainsi, c’est le principal éditeur pendant les décennies 1970 et 1980, Gallimard – il concentrait alors environ 16 % des traductions publiées –, qui reste également le premier importateur pendant la décennie 90. Cependant, il ne publie désormais que 8,8 % de l’ensemble des nouvelles traductions, ce qui est un indicateur de l’accroissement sensible du taux de dispersion des filières d’accueil éditorial. On peut, en outre, affirmer que cette dispersion s’accentue précisément à partir de 1990 puisque, comme nous l’avons vu, dans la dernière moitié des années 1980, la position de Gallimard s’était encore plus renforcée – il totalisait 17,8 % de l’ensemble des livres traduits – par rapport à la tendance constatée sur l’ensemble de la période 1968-1989.
36Plus généralement, dans le peloton des éditeurs qui traduisent le plus en provenance de ces littératures on retrouve pratiquement les même maisons – à la fois anciennes, comme Albin Michel ou Laffont, ou plus récemment créées, à la fin des années 1960, comme L’Age d’Homme, ou dans les années 1970, comme Actes Sud ou La Différence, et dont la stratégie éditoriale avait été, dès le départ, largement basée sur l’importation littéraire, qui plus est, en provenance d’univers littéraires dominés. Ces maisons sont désormais rejointes par des éditeurs comme L’Aube (qui investit notamment le domaine tchèque), Noir sur Blanc (le domaine polonais), Chambon (le domaine roumain), In fine ou Ibolya Virag (le domaine hongrois), qui avaient déjà, pour la plupart, esquissé leur intérêt pour certains de ces domaines littéraires dès les années 1980.
Si les Éditions Ibolya Virag ne sont créées qu’en 1996, leur fondatrice – Ibolya Virag –, exilée en France depuis 1980, est une médiatrice et une traductrice de longue date de la littérature hongroise en France (et, avant son exil, de la littérature française en Hongrie). Issue d’une famille hongroise de Slovaquie expulsée après 1945, Ibolya Virag est diplômée en lettres françaises et allemandes du Collège Eötvös de Budapest (institution académique très prestigieuse en Hongrie, créée en 1895, sur le modèle de l’École Normale Supérieure32), et commence son parcours professionnel en enseignant le français à l’Université de Budapest, et en traduisant en hongrois des auteurs français, notamment Modiano et Yourcenar.
Au moment de son arrivée à Paris, Ibolya Virag bénéficie du soutien amical de l’historien François Fejtö et de Gabriel Farkas, journaliste à France-Soir (tous les deux, d’origine hongroise). C’est en tant que traductrice qu’elle enregistre son premier succès en France, en publiant dans les pages du supplément du dimanche du Monde une nouvelle de l’écrivain Istvan Örkeny. L’idée de contribuer, en tant que médiatrice, à la diffusion de la littérature hongroise et, plus largement, à la culture des pays d’Europe Centrale, surgit rapidement : Ibolya Virag conçoit le projet d’une collection spécialisée, qu’elle essaie de mettre en place, sous des dénominations diverses, au sein de différentes maisons : d’édition ce sera tout d’abord, à partir de 1983, le « Domaine danubien », chez l’Harmattan, collection qui fera connaître au public français notamment le N.N. du romancier hongrois classique Gyula Krudy, publié en 198533, mais aussi deux livres importants de sciences sociales, La Misère des petits États d’Europe de l’Est, du sociologue Istvan Bibó, et Les Trois Europe, de l’historien Jenö Szücs (préfacé par Fernand Braudel). Rebaptisé « Europe Centrale », le projet est relancé, dans un deuxième temps, chez les éditions Souffles, où Ibolya Virag co-traduit et édite notamment, en 1988, un premier récit de Peter Esterhazy, Indirect : introduction aux belles-lettres (auteur qui passera, dès l’année suivante, chez Gallimard et qui connaîtra un succès important pendant les années 199034). Enfin, la collection d’Ibolya Virag connaît une dernière étape de son existence à partir de 1989, quand elle est reprise par Albin Michel. Si Ibolya Virag est la première à avoir vainement tenté d’y faire traduire en français et publier Imre Kertész, le futur prix Nobel de littérature, elle réussit en revanche à faire redécouvrir et publier Sandor Maraï : le succès est européen, puisque le roman de ce dernier, Confessions d’un bourgeois, rencontre un large écho en Italie et en Allemagne notamment.
En 1996, Ibolya Virag lance donc sa propre maison d’édition, bénéficiant, entre autres, du soutien de nombreux libraires. Le premier titre qu’elle édite en 1997, Les Cloches d’Einstein, renoue à la fois avec un auteur – Lajos Grendel – qu’elle avait déjà édité chez L’Harmattan en 1986, et avec une traductrice – Véronique Charaire –, qui avait également signé la traduction de szücs.
37Cependant, certains de ces principaux éditeurs conservent cette position avant tout grâce à la gestion de leur fonds dont ils rééditent des œuvres parues avant 1989, et/ou grâce à leurs collections en livre de poche c’est, en partie, le cas des Éditions du Seuil et de L’Age d’Homme. Le premier réédite ainsi des écrivains comme le Hongrois György Konrád (auteur du Visiteur, roman traduit au Seuil en 1974) et capte, pour rééditer dans sa collection poche « Points. Romans », des auteurs comme le Tchèque Bohumil Hrabal ou le Polonais Tadeusz Konwicki, intensément traduits notamment pendant les années 1980 ; le second réédite notamment des ouvrages d’écrivains classiques, comme par exemple des romans de Stanislaw Ignacy Witkiewicz (L’Inassouvissement et L’Adieu à l’automne, publiés pour la première fois en français respectivement en 1970 et 1972, le principal écrivain polonais que L’Age d’Homme a traduit pendant les années 1970 et 1980), et de Karel čapek (Le Météore, en 1975), ou encore, des œuvres du poète polonais Adam Mickiewicz.
38Pendant la période 1990-2002, on constate, en outre, un phénomène de concentration éditoriale comparable à celui observé pour la période 1968-1989 c’est le même nombre d’éditeurs – une douzaine – qui publient, chacun, au moins 2 % du nombre total de nouvelles traductions faites pendant ces deux périodes. Enfin, une autre continuité notable s’observe dans le positionnement de certaines de ces maisons sur des créneaux littéraires nationaux (cela, le plus souvent, grâce à la collaboration constante – déjà évoquée – des médiateurs de ces littératures) : La Différence et les Éditions de l’Aube traduisent toujours, en priorité, de la littérature tchèque ; Fayard, L’Age d’Homme et Noir sur Blanc s’orientent notamment vers la littérature polonaise. Des éditeurs comme Actes Sud ou Laffont diversifient un peu plus leurs investissements éditoriaux, mais privilégient cependant les littératures polonaise et hongroise, pour le premier, tchèque et polonaise, pour le second.
Hiérarchie des flux de traduction
39Il reste, enfin, à se demander si l’existence de ces créneaux éditoriaux nationaux contribue au maintien ou non des hiérarchies entre les différents flux nationaux, telles qu’elles s’étaient établies avant 1989. On observe ainsi – et ce sera notre dernier constat – que jusqu’au milieu des années 1990, la hiérarchie des flux de traductions en français qui s’est établie pendant la période 1968-1989 se maintient : la littérature polonaise est la plus traduite, suivie de la littérature tchécoslovaque.
40Cette hiérarchie évoluera à partir du milieu des années 1990, en faveur des littératures hongroise et roumaine, dont les flux de traductions dépassent désormais ceux de la littérature tchèque. En outre, l’écart entre les flux des traductions polonaises et hongroises se réduit assez sensiblement pendant cette période, pour pratiquement disparaître pendant la période 2000-2002, voire se renverser en faveur de la littérature hongroise en 2001. Cette évolution mérite d’être remarquée, étant donné que pour la première fois depuis le début des années 1970, la Pologne voit menacée la position dominante qu’elle occupe – (l’ex-)Union Soviétique mise à part – parmi les littératures d’Europe de l’Est importées en France.
41Affectant l’ensemble des pays du camp communiste – même si la gestion de ce moment de crise a pu fortement varier d’un pays à l’autre –, la chute des régimes communistes ne contribue donc pas, à la différence des crises de 1956 ou de 1968, à propulser soudainement aux devants de la scène un pays particulier (pour compenser, par exemple, un déficit antérieur de circulation internationale de sa littérature). Cet événement ne bouleverse pas non plus la hiérarchie déjà établie des flux nationaux de traductions, qui ne se redéfinira que progressivement, dans la seconde moitié des années 1990, à la faveur, entre autres – on peut en faire l’hypothèse – d’un renouvellement inégal des générations littéraires et d’un dynamisme éditorial contrasté dans ces pays.
42Évaluer les effets de la fin des régimes communistes sur la circulation internationale des œuvres à l’aide des indicateurs que nous nous sommes donnés revient à conclure que l’on est en présence d’une crise politique aux conséquences assez paradoxales. Au-delà de la transformation structurelle indéniable du régime de circulation internationale, on constate une augmentation conjoncturelle des flux des traductions, mais qui ne s’accompagne pas – comme cela avait été le cas en 1956 ou 1968 – d’une reconfiguration des filières d’accueil éditorial, ni de la mise en circulation massive d’œuvres dont la contrainte politique aurait pu empêcher la diffusion.
43En fait, le paradoxe pourrait s’expliquer par le fait que, à la différence des crises de 1956 ou de 1968, presque tout s’est cette fois pratiquement joué dans la crise « latente » et dans les effets additionnés des crises précédentes, et finalement trop peu dans la foulée de l’événement politique proprement dit. Au regard des modalités de circulation internationale des œuvres, la rupture politique de 1989 n’est là que pour « légaliser » des pratiques, des réseaux de médiateurs, des choix éditoriaux et des circuits de transfert qui sont déjà en place. Au regard des modalités de réception et des filières d’accueil, cette rupture politique n’est pas non plus une « rupture d’intelligibilité »35 – comme l’avait été la fracture de 1956, par exemple –, à même d’entraîner en France un bouleversement des « représentations acquises »36 le monde communiste et des déplacements politico-intellectuels inédits.
44Observer l’articulation entre une logique politisée de circulation internationale et une logique qui relève désormais du marché international du livre permet, enfin, d’interroger, sous un angle particulier, les effets de la politisation. Par les contraintes qu’elle exerce, elle est, bien évidemment, un frein à cette circulation. Mais on peut aussi se demander si, sous certaines conditions37 et pour certains espaces culturels – situés dans des positions structurellement dominées38 –, cette politisation ne peut servir aussi de ressource – à défaut, peut-être, d’autres – dans la circulation internationale des productions intellectuelles.
Notes de bas de page
1 Ioana Popa, La Politique extérieure de la littérature…, op. cit., « Un transfert littéraire politisé » art. cité. et Traduire sous contrainte. Les écrivains et le communisme (1947-1989), Paris, CNRS Éditions, à paraître. Nous tenons à remercier celles et ceux qui ont accepté d'apporter leur témoignage, rendant ainsi ces recherches possibles.
2 Support clandestin fabriqué de manière artisanale.
3 Sur les principes méthodologiques de la construction de ces circuits, voir Ioana Popa, « Translation Channels. A Primer on Politicized Literary Transfert », Target. International Review of Translation Studies, 18 : 2, 2006, pp. 205-228.
4 Voir Laurent Blime, Histoire politique d'une littérature engagée : la réception de l'œuvre d'Alexandre Soljenitsyne en France (1962-1974), Mémoire de DEA d'histoire sous la direction de Michel Winock, Institut d'Études Politiques de Paris, 1992. Voir également Pierre Grémion, Paris/Prague. La gauche face au renouveau et à la régression tchécoslovaques, Paris, Julliard, 1985.
5 Sur la trajectoire de Milosz et les différents registres de réception et d'appropriation de son œuvre en France, voir Ioana Popa, La Politique extérieure de la littérature…, op. cit., pp. 333-361.
6 Cf. Libération, le 12 octobre 1984.
7 Ibid.
8 « Le tableau frais », Le Grand Jeu, n° 1, 1928.
9 Entretien avec Jean-Pierre Faye, 19 novembre 2000.
10 Entretien avec Henri Deluy, 18 novembre 2000.
11 Elle est cependant précédée par d'autres traductions ponctuelles de certains de ses poèmes, dans les pages des revues Europe (n° 351-352, 1962), Les Lettres Françaises (29 janvier 1969, 6 octobre 1971), Esprit (n° 393, juin 1970) ou Change (n° 10, mars 1972), ou dans des circuits de réception plus confidentiels, tels que les revues Alternative (n° 4-5, 1980) ou la Revue K (n° 13, décembre 1983 et n° 14, mars 1984).
12 Entretien avec Jan Rubeš 24 juin 1999.
13 Ibid.
14 « Ce sont les hommes qui fondent la société, l'État existe pour les hommes et non l'inverse. Il y a un aspect anarchiste dans la philosophie de Seifert, une protestation contre tout ce qui ampute les hommes de leurs facultés vitales, les réduit à être des engrenages d'une machinerie idéologique ou les maîtrise avec le puritanisme d'une propagande quelconque. Cela peut paraître assez inoffensif à ceux qui n'ont jamais eu à souffrir de l'oppression et de la mesquinerie d'un régime politique totalitaire. Mais Seifert n'a jamais été inoffensif. Sa poésie, cette corne d'abondance déversant un flot sensuel, a également été et est encore un acte politique ». « Le Prix Nobel à Jaroslav Seifert », Le Monde, 13 octobre 1984.
15 Ibid.
16 Pour un exemple extrême de gestion d'une situation similaire par un régime communiste, voir l'analyse de l'affaire Pasternak, due entre autres à sa consécration par le prix Nobel de littérature en 1958 : Ioana Popa, « Entre le dégel et la dissidence. L'invention d'un circuit de traduction clandestin », in La Politique extérieure de la littérature…, op. cit., pp. 491-564. D'ailleurs, le prix Nobel de Seifert suscite couramment, dans la presse française, la référence à celui de Pasternak et Soljenitsyne et aux affaires qu'ils ont déclenchées.
17 « Réactions officielles à Prague », Le Monde, 15 octobre 1984.
18 De sorte que ceux-ci s'entraînent tous, à apprendre par cœur le discours de réception pour être à même, si besoin était, de le prononcer à la place du lauréat…
19 « Que faire d'un prix Nobel de littérature ? », Le Monde, 26 octobre 1984.
20 « L'ambassade de la République socialiste Tchécoslovaque souligne que Seifert est un poète tchèque reconnu. C'est un artiste inscrit à tout jamais dans le cœur de notre peuple. De 1971 à nos jours, les maisons d'édition tchécoslovaques ont fait paraître 17 de ses livres, avec un tirage total de 168 000 exemplaires. Nous ne voulons pour preuve de la haute estime exprimée par la Tchécoslovaquie socialiste à l'égard de ce poète que l'attribution du titre d'« artiste national » titre honorifique suprême pouvant être attribué à un artiste tchécoslovaque, le double octroi du prix K. Gottwald, ainsi que la lettre de félicitations du président de la république adressée à l'occasion de son 80ème anniversaire, de même que l'attention consacrée par les moyens d'information tchécoslovaques lors de l'attribution du prix Nobel ». Cf. « Que faire d'un prix Nobel de littérature ? », Le Monde, 26 octobre 1984.
21 S'y ajoutent, pour la même période, 47 livres traduits et édités dans les pays communistes eux-mêmes, par une dizaine des maisons exportatrices, en vue de leur diffusion en Occident.
22 Voir Ioana Popa, « Politique des éditeurs ou politiques éditoriales ? Logiques d'importation en France des littératures d'Europe de l'Est à partir des années 1970 », art. cité.
23 Jan Rubeš avaient connu Marion Hennebert et Jean Viard (deux anciens collaborateurs d'Hubert Nyssen, chez Actes Sud) à l'occasion de ses collaborations antérieures avec la maison d'édition d'Arles. Entretien avec Jan Rubeš, 24 juin 1999.
24 Voir, à titre d'exemple, les analyses d'Anne-Marie Thiesse et Natalia Chmatko, « Les nouveaux éditeurs russes », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 126-127, mars 1999, pp. 75-89.
25 Entretien avec M., directrice d'une collection spécialisée dans une grande maison parisienne, située au pôle commercial du champ éditorial.
26 Nous avons d'ailleurs pu constater qu'une stratégie éditoriale similaire avait été adoptée après la mise en place des régimes communistes. Voir Ioana Popa, « Le recours autorisé au patrimoine littéraire du contrôle étatique à la propagande politique », dans La Politique extérieure de la littérature, op. cit.
27 Entretien avec K, traductrice de littérature tchèque.
28 Entretien avec L., traductrice de littérature tchèque.
29 « Ces pays-là ne se rendent pas compte qu'on ne s'intéresse pas à eux – ajoute une éditrice – ce qui ne facilite pas les choses, pour moi, en tout cas. C'est-à-dire, eux-mêmes ne font rien pour se faire connaître. Vraiment, nous vivons une période de crise qui va durer encore quelques années ». (Entretien avec M., directrice d'une collection spécialisée dans une grande maison parisienne).
30 Lettre d'un éditeur à B., traductrice de littérature tchèque qui tente vainement de placer un manuscrit en 1992.
31 Ibid.
32 Véritable « greffe française » sur un système universitaire encore très fidèle, au moment de sa création, au modèle allemand, cette institution était destinée à former l'élite intellectuelle hongroise et entretient des échanges avec son « homologue » de la rue d'Ulm. Victor Karady a montré les similitudes, mais aussi les différences notables entre le Collège Eötvös et l'ENS. Voir Victor Karady, « Le Collège Eötvös et l'ENS vers 1900 », dans Bela Köpeczi, Jacques Le Goff (dir.), Intellectuels français, intellectuels hongrois xiiie-xxe siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1985. Pendant le régime communiste, le Collège connaîtra une existence mouvementée, étant par exemple provisoirement fermé à partir de 1950.
33 L'édition originale de N.N. date de 1922. La critique littéraire reçoit favorablement le roman et son auteur, qui est comparé à l'écrivain autrichien Joseph Roth, ce qui suscite le commentaire d'Ibolya Virag : « Belle revanche, car il m'avait été refusé partout comme un auteur régionaliste ! ». Cf. Alexandra Laignel-Lavastine, dans Le Monde, le 8 novembre 2002.
34 Sept œuvres signés par Esterhazy seront traduits chez Gallimard entre 1989 et 2002.
35 Voir Alban Bensa, Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l'événement », Terrain, n° 38, mars 2002, pp. 5-20.
36 Voir Arlette Farge, « Penser et définir l'événement en histoire » Terrain, n° mars 2002, pp. 69-78.
37 Cette restriction renvoie, en l'occurrence, aux conditions de possibilité d'un espace diversifié du transfert, dont le fonctionnement parvient à être efficace en dépit, justement, du contrôle politique.
38 Pour un autre exemple, voir Gisèle Sapiro, « L'importation de la littérature hébraïque en France : entre universalisme et communautarisme », art. cité. Voir aussi chapitre 14.
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Translatio
Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation
Gisèle Sapiro (dir.)
2008