Chapitre VI. Migrations et changement social : Les effets d'un quart de siècle de mobilité résidentielle
p. 155-174
Texte intégral
1Dans une région où la mobilité résidentielle est sensiblement plus forte qu’en moyenne nationale, on peut faire l’hypothèse qu’une part importante des transformations sociales est imputable aux déplacements de population. Le rôle de pivot joué par la capitale dans le système migratoire national et international influe sur la dynamique sociale francilienne : il est bien connu que dans ses échanges avec le territoire métropolitain, la région parisienne attire des jeunes adultes en formation ou entrant sur le marché du travail mais perd des ménages à l’heure de la retraite. Alors que les immigrants provinciaux appartiennent plutôt aux catégories tertiaires et qualifiées, ceux qui viennent des DOM-TOM ou de l’étranger sont plus souvent des ouvriers ou des employés. Mais l’Île-de-France connaît aussi une mobilité intrarégionale d’autant plus forte qu’elle compte beaucoup de jeunes adultes et d’actifs qualifiés, ainsi qu’un parc de logements locatifs important, conditions favorables à une plus grande fréquence des déménagements (Berger, 2000).
2Il est donc intéressant de scruter les effets de cette forte dynamique migratoire sur le changement social dans les différentes zones, quadrants ou couronnes, que les analyses précédentes ont permis de repérer. Dans l’évolution des répartitions des différentes couches sociales dans l’espace francilien, quelle part attribuer à la mobilité – mais aussi à l’immobilité – des ménages, résultant de choix résidentiels effectués dans un système de contraintes dont l’éventail varie largement selon leur situation familiale, leurs revenus et leurs projets ? Quels ont été les effets des déplacements résidentiels des ménages résidant déjà en région parisienne, des installations de provinciaux, des arrivées en provenance des DOM-TOM ou de l’étranger, dans le renforcement des spécialisations sociales des communes décrit précédemment ? Comment évaluer l’importance des changements sociaux in situ, dont plusieurs auteurs ont signalé, à propos d’autres grandes métropoles, le rôle qu’ils jouent dans les processus de « gentrification » (Dansereau, 1985) ?
Une approche fondée sur la comparaison des ménages entrants et sortants
3L’évolution des nomenclatures socioprofessionnelles constitue l’une des difficultés rencontrées dans l’analyse quantitative du changement social sur longue période. Pour contourner cet inconvénient, mais aussi pour faire la part des transformations in situ et de celles qui sont dues aux déplacements de population, la comparaison du profil social des ménages entrants dans une zone avec celui des sortants au cours de la même période intercensitaire constitue une méthode efficace. Il faut bien sûr tenir compte de l’évolution moyenne de la part relative des différentes catégories sociales dans l’espace régional. Il est en effet probable que, dans un contexte de forte croissance des effectifs de cadres et de professions intermédiaires au cours du dernier quart de siècle, leur proportion a été, dans un grand nombre de cas, plus forte parmi les entrants qu’elle ne l’est au sein des sortants. La situation inverse a de grandes chances de se produire pour les ouvriers qui ont perdu en vingt-cinq ans près d’un quart de leurs effectifs et ne représentent plus en 1999 que 15 % des ménages franciliens au lieu de 24 % en 1975.
4Pour mesurer l’effet des migrations sur le changement social, on s’appuie donc sur l’analyse des résidus de régression linéaire entre la part prise par une catégorie sociale dans les entrants d’une zone et sa proportion parmi les sortants. L’application du modèle linéaire permet d’évaluer la tendance générale de l’évolution au sein de l’Île-de-France, mais aussi de la filtrer pour mieux mettre en évidence les changements différentiels liés aux déplacements de population. Pour chaque zone, on a calculé sous forme d’indice la différence entre la proportion effectivement observée pour un groupe social donné parmi les entrants et la valeur « attendue ». Celle-ci représente le niveau que devrait atteindre cette catégorie compte tenu de sa proportion parmi les sortants, corrigée de l’évolution moyenne régionale au cours de la période intercensitaire considérée. Lorsque cet indice est égal à 100 (c’est-à-dire lorsque le résidu de la régression est nul), on peut conclure que l’effet des migrations sur la composition sociale locale a été neutre. Lorsque la valeur observée est supérieure – ou inférieure – à la valeur attendue, on en déduit un renforcement – ou un affaiblissement – relatif de ce groupe et on peut mesurer ainsi l’ampleur du changement différentiel lié aux migrations, indépendamment de l’évolution moyenne régionale.
5Dans la mesure où les recensements ne permettent pas d’évaluer l’importance des départs vers l’étranger, on s’en tient ici aux migrations intramétropolitaines, qu’il s’agisse des échanges avec la province ou des mouvements internes à la région. Rappelons seulement qu’au cours des vingt-cinq dernières années, les apports en provenance de l’étranger et des DOM-TOM ont toujours contribué à équilibrer des soldes migratoires négatifs avec la province, surtout entre 1975 et 1982 et depuis 1990, périodes durant lesquelles l’attraction de la région parisienne sur le territoire métropolitain a été plus faible. Cet apport extra-métropolitain est particulièrement significatif à la fois pour les catégories modestes, ouvriers et employés, et pour les plus qualifiés. Même s’il n’est pas possible d’évaluer le volume des sortants vers l’étranger, il apparaît que l’immigration extérieure a contribué à renforcer la concentration des cadres dans la capitale et à y atténuer le recul des effectifs d’ouvriers.
6Bien qu’il soit affecté d’amples pulsations au cours du temps, en relation avec l’inégale attractivité de l’Île-de-France vis-à-vis de la province, c’est l’ensemble des migrations intramétropolitaines qui est pris en compte, et non les seuls déplacements de population internes à la région parisienne. Compte tenu de l’importance des échanges de la capitale avec le reste du territoire national, mais aussi de la composition sociale différente des flux d’entrants et de sortants, cela permet de prendre en compte les effets de concurrence pour l’accès aux logements qui contribuent à expliquer les localisations spécifiques des différentes catégories de migrants.
7Dans les résultats présentés ici, seuls les ménages d’actifs salariés ont été pris en compte. En effet, la mobilité des agriculteurs et des patrons de l’industrie et du commerce est nettement plus faible et s’effectue souvent au sein de la même commune ou à proximité. Quant aux retraités, alors que le solde des échanges de l’Île-de-France avec le reste de la France est constamment négatif pour cette catégorie, leur mobilité à l’intérieur de la région est très faible et contribue peu, localement, au changement social. Longtemps cantonnés à Paris, les départs à l’heure de la retraite ont pris une plus grande intensité en Grande Couronne durant la dernière décennie. Dans les années 90, si les migrations de retraités représentent encore un quart des départs de Franciliens vers la province, plus de 4 ménages sur 5 restant en Île-de-France après leur cessation d’activité n’ont pas changé de logement, et parmi ceux qui l’ont fait, une forte proportion est restée dans la même commune. À un taux moindre, il en est de même pour les agriculteurs et les patrons de l’industrie et du commerce. On peut donc considérer que les effets des migrations de ces groupes sociaux contribuent peu au changement social au sein de la région parisienne. C’est pourquoi on a limité l’analyse aux quatre grands groupes professionnels que constituent les cadres, les professions intermédiaires1, les employés et les ouvriers. D’autre part, afin de disposer d’effectifs suffisants de ménages mobiles pour rendre significative la comparaison des profils des entrants et des sortants, les communes rurales ont été regroupées en zones constituées sur la base des cantons.
La mobilité résidentielle : effets du cycle de vie et recherche de l’habiter avec des semblables
8Une des raisons principales qui pousse les ménages à changer de logement à l’intérieur d’une même région ou d’un même bassin d’emploi est l’évolution de la taille et des besoins des familles au cours du cycle de vie. Cette division « sociodémographique » de l’espace urbain a été largement étudiée dans les travaux nord-américains. Elle constitue en particulier un des résultats essentiels des approches d’écologie urbaine développées par l’École de Chicago (étudiée par Grafmeyer et Joseph, 1979). Ce n’est pas un hasard si cette dimension de « position dans le cycle de vie » a d’abord été mise en évidence aux États-Unis, pays où la mobilité résidentielle est d’autant plus forte que l’offre de logements est plus abondante et leur poids relatif dans le budget des ménages d’autant plus faible que leur durabilité est courte, les cycles immobiliers se succédant rapidement du fait des faibles valeurs patrimoniales. Cet ajustement de la taille du logement à la dimension du ménage a été étudié en particulier par P. Rossi (1955) et la récurrence de composantes démographiques dans la division sociale des espaces urbains a été confirmée par les travaux d’écologie factorielle urbaine (Berry et Horton, 1970 ; Rees, 1970 ; Berry et Kasarda, 1977).
9Dans les travaux portant sur les villes françaises, en particulier sur la région parisienne, la recherche des dimensions démographiques a été engagée plus tardivement (Bonvalet et Merlin, 1988 ; Rhein, 1988 ; Bonvalet, 1994). Le contexte de rareté de l’offre et de crise du logement qui a longtemps prévalu en Île-de-France a restreint la mobilité résidentielle. Les travaux des démographes ont souvent insisté sur les relations entre le cycle de vie des ménages et celui des logements, mettant en évidence les effets de stagnation d’une génération dans des segments du parc précisément datés. Ce phénomène, accentué indirectement par la loi de 1948, est responsable de la brutalité des changements intergénérationnels (Chesnais et Nizard, 1976). L’intérêt pour les effets spatiaux de la mobilité différentielle au cours du cycle de vie est venu plus tard, lorsque la situation a changé à la fin des années 60. L’étau de l’offre s’est alors desserré, les ménages ont été moins contraints, le supplément de pouvoir d’achat qu’ils ont acquis leur a permis d’envisager plus souvent d’améliorer le confort du logement, le taux de logements en état de surpeuplement a chuté. Dès lors, l’éventail des possibles s’est ouvert, le nombre de logements occupés au cours d’une vie a augmenté comme le montrent, en particulier, les enquêtes « Triple Biographie » (Courgeau et Lelièvre, 1989) et « Peuplement et dépeuplement de Paris » (Bonvalet, Bringé et Riandey, 1988).
10Il n’est donc pas étonnant de constater que les différences dans les localisations des types de logement (petits appartements locatifs au centre, grands logements et pavillons en propriété plus nombreux en périphérie) ont constitué depuis plusieurs décennies un des moteurs essentiels de la mobilité résidentielle et conduit à une séparation croissante des générations à l’occasion des déménagements qui jalonnent le cycle de vie des ménages. La distribution des types de ménages dans l’espace francilien met bien en évidence ces processus de « ségrégation démographique », que confirme l’analyse des trajectoires des migrations. Les flux centripètes concernent principalement les jeunes adultes, célibataires ou couples sans enfants, alors que les déplacements centrifuges l’emportent très largement chez les 30-40 ans (Berger, 1993a). La recherche d’un logement plus grand pour loger la famille, avec si possible une chambre pour chaque enfant, a constitué un des ressorts essentiels de l’expansion périurbaine des couches moyennes, les premières solvabilisées et susceptibles d’accéder à la propriété de leur logement. Le succès du modèle pavillonnaire intervient à la fin des années 60, lorsque les enfants du baby boom, qui ont eux-mêmes souvent grandi dans de petits logements, commencent à fonder leurs familles.
11Mais l’analyse des profils sociaux des migrants montre également que l’effet des différentiels de prix fonciers et immobiliers tend de plus en plus à l’emporter et conduit à un recul souvent spectaculaire de la mixité sociale. L’offre de logements est de plus en plus segmentée socialement : la canalisation des ménages en fonction de leurs revenus est d’autant plus forte que la recherche de l’habiter ensemble, entre pairs, pour soi-même et pour ses enfants, est de plus en plus fréquente. En même temps que la maison individuelle accroît l’espace disponible, le lotissement et l’achat clés en main semblent offrir la garantie d’un environnement social acceptable, constitué de familles partageant les mêmes modes de vie sinon les mêmes valeurs. Cette recherche d’une plus grande homogénéité de revenus et de positions sociales préside également aux choix résidentiels dans le parc locatif, ne serait-ce que parce que les agents immobiliers y jouent désormais un rôle d’intermédiaires quasi obligatoires imposant certaines normes par le biais des garanties demandées aux postulants sans atteindre toutefois, en région parisienne, la rigidité du système décrit par Y. Grafmeyer (1990, 1991) dans les quartiers centraux de Lyon.
Territoires des cadres et territoires des ouvriers : les migrations renforcent la polarisation sociale
12Une mesure significative de l’effet d’accentuation des spécialisations sociales des quartiers ou des communes par les migrations est fournie par l’évolution des coefficients de corrélation entre l’importance prise par les différents groupes sociaux parmi les entrants et celle qu’ils occupent au sein des sortants. Pour les cadres comme pour les ouvriers, les entrants viennent de plus en plus souvent remplacer des sortants appartenant au même groupe socioprofessionnel. Ceci est encore plus net dans les communes urbaines dont l’image de marque sociale est souvent plus affirmée que celle des communes rurales progressivement affectées par la vague de croissance périurbaine (tableau 6-1b).
13Ainsi le coefficient de corrélation entre la part des cadres dans les ménages entrants et sortants croît régulièrement : de 0,45 entre 1968 et 1975 il s’élève à 0,79 pour la période 1982-1990. Cela signifie donc que l’image de marque des communes de cadres se renforce et que les cadres ont de plus en plus tendance à s’établir dans des communes où ils sont déjà nombreux : les cadres sortants sont remplacés par des entrants appartenant au même groupe socioprofessionnel. S’agissant d’une catégorie dont l’importance relative s’accroît, cela n’exclut pas pour autant certains processus de diffusion dans l’espace : mesuré sur l’ensemble des ménages, stables et migrants réunis, à l’échelle des communes urbaines et des cantons ruraux, le coefficient de variation2 de cette catégorie passe de 0,7 en 1975 à 0,5 en 1999. À l’échelle des communes, la diffusion des cadres est tout aussi nette : le coefficient de variation passe de 0,9 à 0,6 entre 1975 et 1999 (ou, pour raisonner à nomenclature socioprofessionnelle strictement équivalente, de 0,75 en 1982 à 0,58 en 1999).
14Le même phénomène peut être observé pour les ménages d’ouvriers : le coefficient de corrélation linéaire entre la part des ouvriers dans les ménages entrants et sortants s’établit à 0,42 pour les mouvements observés entre 1968 et 1975 et à 0,67 pour les années 1982-1990. Là encore, on observe une concentration croissante des ouvriers dans les espaces où ils étaient déjà les plus nombreux. La baisse des effectifs accentue les contrastes dans la répartition spatiale de ce groupe : le coefficient de variation passe de 0,3 en 1975 à 0,4 en 1999 pour l’ensemble des ouvriers, de 0,4 à 0,6 pour les seuls ouvriers non qualifiés. Si l’on regroupe les ouvriers avec les contremaîtres et agents de maîtrise, dont les localisations résidentielles sont, en Île-de-France, plus proches de celles des ouvriers que des autres professions intermédiaires, le processus de reproduction in situ apparaît encore plus net. Le coefficient de corrélation linéaire entre entrants et sortants, pour l’ensemble constitué par les ouvriers et les contremaîtres, s’établit à 0,75 pour la période 1982-1990, contre 0,47 pour les mouvements observés entre 1968 et 1975, 0,57 entre 1975 et 1982.
6-1 Migrations et changement social
6-1a Soldes migratoires par catégorie socioprofessionnelle et par zone entre 1975 et 1999
Type de migration | Ensemble de l'Île-de-France | Paris | ||||||||
Ensemble | Cadres | Prof. interm.* | Employés | Ouvriers | Ensemble | Cadres | Prof. interm.* | Employés | Ouvriers | |
Évolution du nombre de ménages | ||||||||||
1975-1985** | 238 220 | 149 143 | 57 257 | 23 467 | -38 156 | 3 712 | 47 775 | 9 876 | -26 224 | -30 140 |
1982-1990 | 295 558 | 178 104 | 61 900 | -38 960 | -63 808 | -2 464 | 61 440 | 10 232 | -38 200 | -29 484 |
1990-1999 | 277 023 | 71 293 | 83 219 | 73 818 | -100 609 | 15 614 | 31 606 | 16 644 | -21 136 | -31 131 |
Solde intrarégional | ||||||||||
1975-1982 | -54 860 | -8 480 | -7 156 | -7 896 | -19 084 | |||||
1982-1990 | -66 984 | -12 468 | -8 828 | -10 412 | -22 820 | |||||
1990-1999 | -35 790 | -7 254 | -3 835 | -5 099 | -15 560 | |||||
Solde avec la province | ||||||||||
1975-1982 | -139 276 | -2 600 | -5 403 | 19 528 | -17 124 | -29 032 | 1 692 | 1 980 | 9 108 | -5 920 |
1982-1990 | -42 952 | 32 672 | 21 608 | 30 568 | 2 512 | 41 900 | 20 968 | 14 224 | 15 704 | 2 284 |
1990-1999 | -162 961 | 26 274 | -3 099 | 9 126 | -33 052 | 11 725 | 20 883 | 7 636 | 8 367 | -6 235 |
Entrées étranger DOM-TOM | ||||||||||
1975-1982 | 145 924 | 24 608 | 15 440 | 32 828 | 36 952 | 67 032 | 11 640 | 6 704 | 13 968 | 13 080 |
1982-1990 | 147 460 | 35 800 | 17 460 | 23 340 | 32 328 | 63 052 | 16 628 | 7 188 | 8 812 | 9 568 |
1990-1999 | 164 121 | 37 285 | 20 632 | 30 198 | 32 981 |
6-1a Soldes migratoires par catégorie socioprofessionnelle et par zone entre 1975 et 1999 (suite)
Type de migration | Petite Couronne | Grande Couronne | |||||||
Ensemble | Cadres | Prof. interm.* | Ouvriers | Ensemble | Cadres | Prof. interm.* | Employés | Ouvriers | |
Évolution du nombre de ménages | |||||||||
1975-1985** | 68 409 | 34 062 | 9 866 | -17 006 | 166 099 | 67 306 | 37 515 | 37 150 | 8 990 |
1982-1990 | 75 072 | 52 128 | 14 548 | -40 724 | 222 980 | 64 536 | 37 120 | 13 000 | 6 400 |
1990-1999 | 77 676 | 22 209 | 25 114 | -50 534 | 183 733 | 17 478 | 41 461 | 40 394 | -18 944 |
Solde intrarégional | |||||||||
1975-1982 | -23 308 | -9 980 | -10 608 | 232 | 83 168 | 18 460 | 17 764 | 3 380 | 18 852 |
1982-1990 | -12 668 | -1 616 | -4 988 | -3 564 | 79 652 | 14 084 | 13 816 | 3 900 | 26 384 |
1990-1999 | 10 634 | 5 103 | -1 140 | 1 012 | 24 556 | 2 151 | 4 939 | -1 572 | 14 548 |
Solde avec la province | |||||||||
1975-1982 | -64 384 | -4 124 | -3 300 | -5 604 | -45 860 | -168 | -3 984 | 3 380 | -5 600 |
1982-1990 | -39 448 | 6 580 | 6 480 | 936 | -45 404 | 5 124 | 904 | 3 900 | -708 |
1990-1999 | -95 518 | -7 395 | -11 492 | -14 634 | -79 168 | 12 786 | 757 | 10 782 | -12 183 |
Entrées étranger DOM-TOM | |||||||||
1975-1982 | 48 212 | 6 324 | 4 956 | 14 976 | 30 680 | 6 644 | 3 780 | 6 584 | 9 256 |
1982-1990 | 50 024 | 9 672 | 5 792 | 13 760 | 34 384 | 9 500 | 4 480 | 5 348 | 9 000 |
1990-1999 |
6-1b Corrélations entre les proportions de personnes de référence (PR) d’une catégorie socioprofessionnelle parmi les entrants et les sortants
CS des PR | 1968-1975 | 1975-1982 | 1982-1990 | 1990-1999 | ||||||||
Ensemble | Urbain | Rural | Ensemble | Urbain | Rural | Ensemble | Urbain | Rural | Ensemble | Urbain | Rural | |
Ensemble* | ||||||||||||
Cadres | 0,45 | 0,46 | 0,43 | 0,58 | 0,59 | 0,57 | 0,79 | 0,79 | 0,81 | 0,60 | 0,71 | 0,42 |
Ouvriers | 0,42 | 0,41 | 0,39 | 0,46 | 0,47 | 0,41 | 0,67 | 0,66 | 0,63 | 0,63 | 0,64 | 0,54 |
Professions intermédiaires* | 0,10 | ns | ns | ns | ns | 0,42 | 0,31 | 0,32 | ns | 0,21 | 0,22 | ns |
Employés, personnels de service | 0,21 | 0,22 | ns | 0,37 | 0,42 | ns | 0,45 | 0,49 | ns | 0,26 | 0,29 | ns |
Intra-rif* | ||||||||||||
Cadres | 0,39 | 0,41 | 0,38 | 0,55 | 0,55 | 0,57 | 0,74 | 0,41 | 0,38 | 0,77 | 0,77 | 0,50 |
Ouvriers | 0,38 | 0,37 | 0,40 | 0,43 | 0,45 | 0,35 | 0,65 | 0,37 | 0,40 | 0,74 | 0,74 | 0,76 |
Professions intermédiaires* | ns | ns | ns | 0,18 | ns | 0,51 | 0,26 | ns | ns | ns | ns | ns |
Employés, personnels de service | 0,17 | 0,17 | ns | 0,42 | 0,45 | ns | 0,27 | 0,17 | ns | 0,33 | 0,36 | 0,38 |
15Mais pour les cadres comme pour les ouvriers, le jeu des migrations va au-delà de la reproduction à l’identique de l’éventail social local, corrigé de la tendance moyenne régionale à la croissance ou à la décroissance du groupe au cours du dernier quart de siècle. Ainsi dans les secteurs qui comptent une forte proportion de cadres parmi les sortants, leur part dans les entrants est souvent plus forte qu’on ne pourrait s’y attendre compte tenu de leur importance relative dans les sortants et de l’évolution moyenne régionale. Il en est de même pour les ménages d’ouvriers. Au cours des deux dernières décennies, les effets cumulés des migrations ont donc eu plutôt tendance à renforcer les spécificités communales et à accentuer la polarisation sociale. Alors que C. Rhein (1990a et b) concluait à une reproduction à l’identique de la division sociale de l’espace dans l’agglomération entre 1968 et 1982, il n’en est pas de même si l’on raisonne sur l’ensemble de l’Île-de-France. La forte progression des cadres a paradoxalement conduit à la fois à leur diffusion plus large dans l’espace régional et à des localisations de plus en plus sélectives des ménages les plus aisés. Dans le même temps, le déclin des effectifs d’ouvriers s’est traduit par un écartèlement de leurs espaces de résidence, reflet d’une coupure croissante entre ouvriers qualifiés bénéficiant d’un statut et d’un emploi à temps complet relativement stables, qui leur permettent d’envisager l’accès à la propriété, et ouvriers non qualifiés frappés par la précarité de l’emploi et prisonniers d’un parc locatif social que les moins défavorisés cherchent à tout prix à quitter.
16La cartographie des résidus de régression (écarts entre niveau observé et niveau attendu, compte tenu de l’importance relative d’un groupe social parmi les sortants d’un territoire et de son évolution moyenne au niveau régional) met bien en évidence cette bipolarisation croissante de l’espace social francilien (cartes 6-1 et 6-2). D’une période intercensitaire à la suivante, le degré de spécialisation des communes ou des cantons dans l’accueil de telle ou telle catégorie sociale augmente. Entre 1968 et 1999, près de la moitié des communes ou cantons (44 %) ont enregistré, au cours des quatre périodes intercensitaires, soit des résidus toujours positifs, soit des résidus constamment négatifs des entrants ouvriers par rapport aux proportions attendues compte tenu des sortants. Il en a été de même pour les migrations intramétropolitaines des cadres : 43 % des communes ou cantons franciliens ont été constamment plus répulsifs ou plus attractifs pour cette catégorie qu’on ne pouvait s’y attendre. C’est dire qu’au cours du dernier quart de siècle les déplacements des ménages ont largement contribué à accélérer le changement social, en particulier à renforcer les oppositions entre les territoires des cadres et ceux des ouvriers.
17Pour autant, on ne saurait négliger l’importance, pour ces deux catégories, des transformations in situ. Lorsqu’ils sont satisfaits de l’environnement social d’un quartier ou d’une commune, et si l’image de marque des lieux leur paraît compatible avec leur position sociale, les ménages choisissent souvent d’y rester ou de déménager à proximité, sous réserve que les prix pratiqués pour le type de logement recherché demeurent compatibles avec leur budget. De même qu’une part de l’ascension sociale se réalise sans changement de commune de résidence, la constitution de nouveaux ménages lors de la décohabitation des jeunes ou du fait de la divortialité s’effectue souvent dans un espace proche (Bonvalet, Le Bras, Maison et Charles, 1993 ; Maison, 1993a).
18Ainsi, malgré l’ampleur du desserrement urbain, moins de la moitié (41 %) de la croissance des effectifs de cadres entre 1982 et 1999 en Grande Couronne est imputable aux migrations. Les processus d’ascension sociale in situ et de décohabitation proche ont donc largement contribué à l’embourgeoisement relatif des départements de la Grande Couronne, en particulier des Yvelines, au cours de cette période, sans qu’il soit possible d’évaluer plus précisément leur incidence. En effet, une partie de l’augmentation des effectifs de cette catégorie résulte de la diminution progressive de la taille des ménages liée à l’évolution des structures familiales (hausse de la divortialité, rythmes de la décohabitation des jeunes adultes…). Par contre, il est clair que les entrées de cadres venus de province ou de l’étranger ont fortement contribué à l’embourgeoisement de Paris, alors que le solde migratoire intrarégional de cette catégorie était très défavorable à la capitale (tableau 6-1a).
19Les migrations sont aussi à l’origine de la rupture de plus en plus nette dans les espaces de résidence des ouvriers : d’un côté, le maintien de fortes concentrations en proche banlieue nord-est, dans les grands ensembles d’habitat social ; de l’autre, leur installation dans des zones pavillonnaires périurbaines situées de plus en plus souvent aux confins de la région. Dans les communes rurales de Seine-et-Marne, du Val-d’Oise ou de l’Essonne, ouvriers qualifiés et contremaîtres ont trouvé des terrains moins coûteux pour accéder à la propriété. L’installation dans l’Oise ou dans l’Eure-et-Loir de ménages ouvriers venus d’Île-de-France et continuant à y travailler contribue aussi au déclin des effectifs d’ouvriers franciliens. Entre 1982 et 1990, alors que le nombre de ménages ouvriers résidant en Île-de-France diminuait de 63 800, près de 20 000 d’entre eux sont allés s’installer dans l’un des huit départements bordant l’Île-de-France, et la moitié de ces nouveaux résidents du proche Bassin parisien ont conservé leur emploi dans la région capitale.
20Au fil du temps, les espaces d’accueil des cadres et ceux des ouvriers n’ont donc cessé de se différencier : ce processus de spécialisation progressive est particulièrement net dans les couronnes périurbaines mais il s’accentue aussi dans les espaces les plus centraux. Alors que la moitié des arrondissements parisiens ont enregistré, entre 1975 et 1982, des entrées de cadres inférieures à ce qu’on pouvait attendre, seuls trois arrondissements du nord-est de la capitale sont encore dans cette situation entre 1990 et 1999. En Petite Couronne, la Seine-Saint-Denis et les communes industrielles de la vallée de la Seine à l’amont de Paris n’ont cessé d’être répulsives pour les cadres et les professions intermédiaires alors qu’elles attiraient ouvriers et employés. En grande banlieue et dans l’espace périurbain, l’évolution des prix fonciers en fonction des fluctuations de l’offre et de la demande a contribué à aviver les concurrences entre groupes sociaux pour l’accès à l’habitat pavillonnaire : là aussi, le jeu des migrations conduit à un recul de la mixité sociale.
La périurbanisation, un processus socialement différencié dans son ampleur et dans ses directions
21Au cours des deux dernières décennies les migrations résidentielles sont largement responsables de la concentration des cadres à Paris mais aussi de la conquête, par les catégories les plus aisées, de véritables bastions résidentiels dans le quadrant sud-ouest de l’Île-de-France, alors que le nord-est de la région parisienne et les secteurs industriels de la vallée de la Seine à l’amont (en direction de Corbeil), comme à l’aval (vers Mantes), ont été constamment évités par les ménages les plus riches. Le desserrement périurbain a affecté tous les groupes sociaux : mais leur déploiement vers la périphérie s’est effectué à des rythmes différents et selon des destinations de plus en plus liées au niveau de leurs revenus. L’analyse des flux migratoires intramétropolitains depuis la fin des années 60 selon la distance à Paris met en évidence à la fois la généralité des processus de desserrement et les différences de calendrier et d’amplitude (graphique 6-3).
22L’exurbanisation des ménages d’employés, souvent jeunes et en début de carrière professionnelle et familiale, est restée relativement limitée par rapport aux mouvements observés au sein des autres groupes sociaux. De plus, leurs destinations de mobilité résidentielle reflètent nettement leurs origines, franciliennes ou provinciales, et leur position dans le cycle de vie. La logique de ces mobilités est autant démographique que sociale, et la corrélation entre la proportion d’employés parmi les entrants et leur part dans les sortants n’est que de 0,37 entre 1975 et 1982 (soit 14 % de variance expliquée), de 0,26 entre 1990 et 1999. Ils continuent à se concentrer dans les communes les plus urbanisées, celles où l’offre locative est abondante, qu’il s’agisse d’appartements à loyer libre ou de logements dans le parc social. Le solde des migrations intramétropolitaines d’employés vers le centre de l’agglomération est resté positif jusqu’en 1990, alors que les départs d’ouvriers vers la Grande Couronne ou la province ont été très nombreux dès la fin des années 60. Quand ils migrent vers la périphérie, les employés s’installent plutôt dans des communes bien situées par rapport aux grands axes de transport en commun vers la capitale (carte 6-4). Cela s’explique sans doute pour partie par la localisation encore très concentrée de leurs emplois, alors que les lieux de travail des ouvriers se sont déplacés plus tôt vers les nouvelles zones d’activité périphériques, ce qui a constitué pour eux une incitation plus forte au desserrement résidentiel.
23Pour les professions intermédiaires3, la tendance à la diffusion l’emporte : le coefficient de variation mesuré sur l’ensemble de la population, ménages stables et ménages mobiles réunis, diminue de 0,5 en 1982 à 0,3 en 1999. Si elles constituent aujourd’hui le groupe social le plus régulièrement réparti dans l’espace francilien, elles le doivent pour une large part aux migrations. La proportion de professions intermédiaires parmi les entrants ou les sortants varie peu d’une commune ou d’un canton à l’autre : il s’agit du groupe social pour lequel le coefficient de variation est le plus faible, et il tend à diminuer au fil du temps4.
24C’est aussi pour cette catégorie que le processus de filtrage social par les migrations joue le moins : la corrélation entre leur part dans les entrants et dans les sortants n’est pas significative pour les mouvements observés entre 1975 et 1982 et ne s’élève qu’à 0,21 entre 1990 et 1999. Pour les professions intermédiaires les processus de spécialisation-ségrégation sont donc à peine amorcés, et ne sont véritablement à l’œuvre que lors des périodes où la très forte progression des cadres conduit à une forte hausse des valeurs foncières. Ainsi entre 1982 et 1990 le nombre de ménages des professions intermédiaires entrants dans le quart sud-ouest de la région est inférieur, en général, à ce qu’on pouvait attendre. Ils sont alors évincés par des ménages de cadres, plus à même de faire face au renchérissement de l’immobilier particulièrement spectaculaire dans ce secteur. Après un fort ralentissement dans les années 80, leur installation dans les Yvelines a repris au cours de la dernière décennie mais dans des proportions moindres, toutefois, que lors de la vague périurbaine des années 70 au cours de laquelle ils ont souvent accompagné les cadres dans leur conquête du quadrant sud-ouest de la région (carte 6-5).
25Acteurs essentiels de la périurbanisation dès la fin des années 60, ils ont massivement quitté le cœur de l’agglomération pour s’installer en Grande Couronne tandis que Paris bénéficiait d’entrées de provinciaux compensant les départs vers les franges de l’agglomération, les villes nouvelles ou le périurbain. La large diffusion des professions intermédiaires dans l’espace régional concerne aussi bien l’urbain (villes nouvelles, communes de grande banlieue bien desservies) que les campagnes. Moins coûteux, le pavillon rural ou périurbain leur permet de quitter le collectif locatif urbain où les grands logements sont rares, sauf dans le parc HLM de plus en plus dévalorisé.
26De nouvelles couronnes périurbaines de couches moyennes sont ainsi en cours de constitution autour des villes de Seine-et-Marne (carte 6-6). Dans le nord et l’est de l’Île-de-France, les professions intermédiaires s’installent dans une zone située à une quarantaine de kilomètres de Notre-Dame, plus loin de Paris que les cadres mais plus près que les ouvriers. Elles colonisent également les communes rurales situées sur les plateaux bordant la vallée industrielle et ouvrière de la Seine, à l’aval comme à l’amont de Paris. Le choix du pavillon périurbain constitue un moyen d’accéder à un logement plus vaste, au prix d’un abandon de communes mieux équipées mais devenues trop coûteuses, mais offre aussi la possibilité de prendre ses distances vis à vis des ZUP construites dans les années 70.
27Les ménages de professions intermédiaires se sont donc diffusés largement dans l’espace régional où ils s’associent tantôt à des catégories plus modestes, tantôt à des groupes plus aisés. Lorsque la dynamique économique régionale est moins forte, le flux d’entrants moins important et le marché immobilier moins tendu, ils peuvent résister à la concurrence des catégories plus aisées et accéder à des communes bien cotées, y compris dans le pavillonnaire périurbain. Dans les années 80, les entrants provinciaux souvent plus jeunes et plus souvent célibataires ont surtout contribué à la croissance des effectifs de professions intermédiaires au centre de l’agglomération. Les migrants franciliens conquièrent alors de fortes positions résidentielles dans les villes nouvelles et aux marges de l’agglomération. Plus récemment, le coup de frein donné à l’accession à la propriété des couches modestes et le ralentissement de la progression des cadres leur ont permis de s’installer dans des communes de Seine-et-Marne relativement proches de Paris ou bénéficiant d’une bonne desserte par les réseaux ferroviaires et routiers et ils consolident aussi leur implantation dans l’Essonne. La forte croissance de leurs effectifs au cours des dernières décennies s’est donc traduite par leur progression régulière en Grande Couronne, dans les villes comme dans les campagnes.
28La périurbanisation des ouvriers, comme celle des professions intermédiaires, commence dès le début des années 70. Ses rythmes épousent le volume des entrées provinciales : forte progression des installations entre 1968 et 1975, puis entre 1982 et 1990, repli dans les années 90. Alors que la banlieue rouge s’écorne et se fragmente, en particulier dans le Val-de-Marne, du fait du vieillissement et du non-renouvellement des populations ouvrières dans des communes frappées par la désindustrialisation, on observe l’émergence d’une véritable ceinture ouvrière aux marges de l’Île-de-France, de l’Essonne au Val-d’Oise. Dans les années 80, le renforcement des positions résidentielles des ouvriers concerne de nombreuses villes de Grande Couronne à l’est de Paris, où ont été construits des ensembles de logements sociaux d’autant plus rapidement dévalorisés qu’une offre pavillonnaire à bon marché se développait alors à proximité dans les communes périurbaines.
29Seuls les ouvriers les plus qualifiés et les ménages comportant au moins deux actifs peuvent espérer accéder à la propriété d’un pavillon. Fortement revalorisé, le parc rural ancien a cessé de jouer le rôle d’accueil des couches modestes qu’il assumait précédemment (Berger, 1990a). Les ouvriers représentent 4 ménages sur 10 parmi les nouveaux installés entre 1982 et 1990 dans les pavillons neufs en propriété à plus de 50 km de Paris, mais 4 sur 5 sont des ouvriers qualifiés et plus des deux tiers de ces ménages sont des couples biactifs ouvriers-employées. Au delà des limites administratives de la région, le mouvement est relayé par l’installation de nombreux ménages ouvriers dans le Bassin parisien proche et ceux-ci conservent de plus en plus souvent leur emploi en Île-de-France (Berger, 1993c). L’apport de ces émigrants franciliens vient encore renforcer la dominante ouvrière des villes et des campagnes d’un espace fortement marqué par les décentralisations des fonctions productives de l’industrie parisienne dans les années 60 et 70.
30Qu’en est-il des interactions entre migrations et changement social dans les couronnes périurbaines au cours des années 90, alors que le solde des échanges de l’Île-de-France avec la province s’effondre à nouveau et que la mobilité des ménages franciliens se tasse ? Depuis 1990, pour tous les groupes sociaux, les départs l’ont emporté sur les entrées dans la couronne située entre 20 et 30 km de Notre-Dame qui avait absorbé l’essentiel de la croissance périphérique durant un quart de siècle. L’accroissement du nombre de ménages s’explique principalement, dans cette zone, par l’évolution de leur taille, en particulier par l’arrivée d’une génération nombreuse à l’âge de la décohabitation. On y observe en effet à la fois une chute de l’immigration provinciale et une forte augmentation des migrations centripètes de jeunes adultes issus des familles installées dans le périurbain au cours des années 70.
31La dernière période intercensitaire a aussi vu l’arrivée à l’âge de la retraite des premiers périurbains et on constate pour toutes les catégories sociales une forte hausse des départs vers la province au moment de la cessation d’activité. Contrairement à ce qu’on peut observer à Paris et en Petite Couronne, le taux de départ des retraités vers la province croît fortement en Grande Couronne dans les années 90. Est-ce lié à une plus grande insatisfaction à l’égard d’un cadre de vie moins attractif qu’à Paris, où les retraités disposent d’un plus grand nombre d’équipements de proximité ? ou à une sous-déclaration des départs des retraités parisiens, plus aisés, à catégorie socioprofessionnelle égale, que ceux qui habitaient en Grande Couronne ? Les Parisiens ont en effet plus souvent tendance à pratiquer la double résidence à l’heure de la retraite et à conserver leur appartement, sans qu’il soit toujours facile de distinguer s’il s’agit d’une résidence principale ou secondaire.
32Cependant, le renversement des soldes migratoires observables dans la première couronne périurbaine ne remet pas en cause la poursuite du desserrement résidentiel : c’est désormais au-delà, entre 30 et 60 km, qu’on observe un flux significatif d’entrants appartenant à tous les groupes sociaux, et ce phénomène est particulièrement net pour les cadres, moins touchés, au cours de cette période, par les difficultés d’accès au crédit immobilier. Mais les années 90 ont aussi connu une baisse sensible de la mobilité des ménages qui n’a pas été sans effet sur les mécanismes du changement social, bien qu’elle résulte d’un faisceau de causes. Le vieillissement de la population, l’augmentation du nombre de ménages propriétaires de leur logement et la précarité de l’emploi ont ainsi contribué à réduire la fréquence des déménagements.
Mobilité, immobilité et image de marque des lieux
33Les déplacements de population ne constituent qu’une des causes du changement social des communes ou des quartiers et il est difficile de chiffrer précisément le rôle des migrations dans la « gentrification » ou la dévalorisation des lieux. En effet, tout comme la mobilité des ménages, leur immobilité doit être prise en compte. Les processus de ghettoïsation de certains quartiers d’habitat social doivent autant à l’assignation à résidence de populations fragilisées qu’à l’abandon par les couches moyennes des secteurs les plus stigmatisés. Ainsi alors qu’en 1984 moins d’un tiers des ménages d’ouvriers (32,5 %) résidaient dans le parc HLM, leur proportion atteint 41 % en 19965. Le taux de mobilité des ménages résidant dans le parc HLM a baissé : alors qu’en 1984, les nouveaux installés au cours des quatre années précédentes représentaient près d’un ménage sur deux, ce n’est le cas, en 1996, que d’un ménage sur trois. Qui plus est, la moitié de ces nouveaux installés habitaient déjà dans la même commune.
34Si l’on examine la destination des ménages mobiles qui résidaient dans le parc HLM quatre ans auparavant, on constate qu’ils sont de plus en plus nombreux à rester dans la même commune (40 % entre 1984 et 1988, 49 % entre 1992 et 1996), dans un logement social (46 % au cours de la première période, 52 % durant la seconde). Au contraire, la proportion d’accédants à la propriété et/ou à la maison individuelle parmi les anciens locataires d’un logement HLM est passée d’un tiers à un quart des ménages. Tout comme l’accroissement de la propriété occupante, la stabilisation des ménages modestes dans le parc social contribue à la fixation des images de marque des lieux. Longtemps plus recherché car plus neuf, de meilleure qualité architecturale et réparti en unités d’habitation plus petites que dans les cités de grands ensembles, largement ouvert aux immigrants provinciaux (Berger, 1990a), le parc HLM des villes nouvelles n’échappe pas désormais à ces processus de dévalorisation : délaissé par les jeunes ménages des couches moyennes, il est progressivement occupé par les plus fragiles. C’est donc l’ensemble de ces quartiers, y compris les plus neufs et ceux au sein desquels on observait le plus grand nombre de déménagements (Deneux, 1992), qui connaît désormais un processus de stabilisation des ménages résidents.
35La baisse de la mobilité résidentielle au cours des dernières décennies pourrait donc laisser penser que le rôle des migrations dans le changement social tend à se réduire. De plus, une part croissante des déplacements s’effectue à proximité, au sein d’une même commune. Cela témoigne en fait d’un cloisonnement de plus en plus fort des marchés immobiliers et d’un renforcement des différentiels de prix. Tout en s’effectuant souvent à plus courte distance, les migrations contribuent donc toujours à transformer le paysage social régional car elles vont dans le sens d’un renforcement des images de marque des lieux. Dans un marché du logement de plus en plus segmenté, la canalisation des migrants par le niveau des prix immobiliers constitue une contrainte de plus en plus forte, d’autant que les changements rapides de localisation des emplois tendent à diminuer le rôle du lieu de travail et à renforcer le poids de l’environnement social du logement dans les choix résidentiels des ménages.
36On peut toutefois se demander si les processus de polarisation sociale n’ont pas atteint un plafond, du fait même de la baisse de la mobilité résidentielle, qu’il s’agisse d’une situation transitoire – liée en partie à la faible croissance migratoire de l’Île-de-France au cours de la dernière décennie –, ou d’une tendance longue, en relation avec le vieillissement des populations et l’augmentation du taux de propriété. Il est probable que les processus de diffusion, en particulier des groupes sociaux intermédiaires, s’exercent plutôt en période d’expansion, alors que les moments de repli seraient plutôt marqués par une stabilisation des positions résidentielles, d’autant que l’ascenseur social semble en panne, que le taux de croissance des catégories les plus qualifiées marque une pause et que le volume de la construction et l’offre de nouveaux logements ont été plus faibles dans les années 90. La comparaison avec la période 1975-1982, également marquée par un solde migratoire très négatif avec la province, est cependant peu pertinente. En effet c’est au cours de ces années que s’est effectué l’essentiel du regroupement familial des immigrés, induisant une forte mobilité intrarégionale. C’était aussi, contrairement aux années 90, une période de très forte croissance des effectifs de cadres.
37Il est trop tôt pour juger des effets de la reprise récente de l’emploi tertiaire peu ou moyennement qualifié, dont témoigne l’évolution des effectifs et du solde migratoire des employés, qui jouerait plutôt, compte tenu de leurs origines et de leurs structures démographiques, dans le sens d’une « réurbanisation ». Le ralentissement sensible de la croissance des effectifs de cadres et le coup d’arrêt à leur concentration en région parisienne observé au cours de la dernière décennie (Aubry, 2001) ont sans doute contribué à la détente du marché immobilier, en particulier en Grande Couronne. On y observe en effet une progression très sensible des professions intermédiaires et des employés, du fait de la création de nouveaux ménages par décohabitation ou recompositions familiales, pour les premiers, ou d’une reprise de l’immigration provinciale, pour les seconds.
38Quoi qu’il en soit, au cours du dernier quart de siècle, le filtrage migratoire a largement contribué à modeler le paysage social régional. La mobilité, tout comme l’immobilité résidentielle, a participé à l’accentuation de la spécialisation sociale des espaces de résidence. Des processus d’agrégation – voire de ségrégation – de plus en plus puissants se sont exercés, à différentes échelles, dans l’ensemble de la métropole parisienne. Dans un contexte de forte croissance de leurs effectifs et de hausse des valeurs foncières, les cadres ont renforcé et étendu leurs territoires. Par contre, les catégories plus modestes sont à la fois plus captives et plus souvent contraintes à l’éloignement. Cela témoigne de l’inégale capacité des groupes sociaux à maîtriser l’évolution de leurs espaces de résidence et à en assurer, d’une génération à l’autre, la reproduction. La distribution des groupes sociaux dans l’espace francilien et les directions principales de leurs déplacements mettent bien en évidence les concurrences pour l’accès à des positions résidentielles inégalement valorisées du fait de leurs « ressources », qu’il s’agisse de leur environnement social, de la proximité des équipements et des emplois, ou de leur accessibilité. C’est lorsque la dynamique économique régionale est la plus vive, l’attractivité de l’Île-de-France sur la province la plus forte, le marché du logement le plus tendu que la concurrence pour l’accès aux « bonnes positions » est la plus vive.
39Ainsi, dans les années 80 l’opposition entre l’est et l’ouest de la région s’exacerbe, la concentration des entrants ouvriers en Seine-Saint-Denis et le départ des cadres de la proche banlieue nord - nord-est s’accentuent. Villes et campagnes de la Seine-et-Marne et du sud de l’Essonne tendent à devenir des périphéries ouvrières, alors que les Yvelines, à l’exception d’une partie de la vallée de la Seine, constituent de plus en plus nettement un espace d’accueil des cadres dans le prolongement des beaux quartiers et des belles banlieues de l’ouest parisien. Au cours de la dernière décennie au contraire, les contrastes au sein de la région semblent sinon s’atténuer, au moins s’exprimer à une échelle plus fine. Effet d’un reflux relatif de la pression migratoire, du fléchissement des valeurs foncières après la forte poussée spéculative qui a marqué la fin des années 80 ? Le renforcement de pôles d’emplois périphériques a sans doute contribué, aussi, à l’éclatement des marchés locaux du logement en entités de plus en plus restreintes.
40Dans un dispositif où les positions centrales sont fortement valorisées et où le système de communication contribue à accentuer les privilèges dont elles bénéficient, le degré d’accessibilité au cœur de la métropole est un élément important du statut social des espaces. À l’heure où la mobilité est plus souvent vécue comme signe de modernité et d’ouverture que comme contrainte, quel rôle respectif attribuer, dans les choix résidentiels des ménages périurbains, à l’offre d’emplois dans un rayon donné, à l’environnement social des résidences, qui fonde l’image de marque des quartiers et des communes et à la desserte par les transports en commun ou les voies rapides routières ?
41Dans les processus de filtrage, d’évitement et de transformation sociale liés aux mobilités, l’évolution quantitative et qualitative de l’offre de logement et des types de parc joue évidemment un rôle essentiel. Si C. Rhein conclut plutôt à la reproduction à l’identique et au faible rôle des migrations dans l’évolution des combinaisons sociales locales, n’est-ce pas parce que ses analyses se réfèrent essentiellement à la proche banlieue ? La croissance du parc et l’offre neuve y sont relativement faibles, au moins au cours de la période considérée (1968-1982). Jusqu’au début des années 90, il s’agit plutôt d’un secteur qui, au mieux, stabilise sa population, à l’exception de quelques communes des franges orientales du Val-de-Marne et de la Seine-Saint-Denis. Contrairement à ce qu’on observe en Grande Couronne, le solde migratoire est faible, la rotation des ménages dans le parc existant joue un rôle essentiel.
42Sur une plus longue période et concernant l’ensemble de l’Île-de-France, la mobilité résidentielle, qu’il s’agisse des mouvements intrarégionaux ou de l’immigration en provenance du reste de la France, a eu un rôle décisif dans les transformations sociales, y compris dans la zone centrale. Certes on ne peut négliger les processus d’ascension sociale et de gentrification in situ tout comme ceux de dévalorisation. Il faut sans doute tenir compte aussi des évolutions du système productif francilien depuis le début des années 70. C’est moins par éviction liée aux rénovations urbaines et plus du fait de leur vieillissement, de leur non-renouvellement lié à la réduction drastique de l’emploi de fabrication en Île-de-France, que les effectifs d’ouvriers s’effondrent dans la plupart des quartiers parisiens et dans de nombreuses communes de la proche banlieue.
43L’analyse des soldes migratoires par catégorie socioprofessionnelle et par zone, et celle des « écarts à la tendance moyenne » permettent de conclure que, même à Paris et en Petite Couronne, la mobilité souhaitée – ou plus ou moins subie – des ménages, compte tenu des contraintes de l’offre, a largement contribué à l’infléchissement des profils socioprofessionnels communaux, par un processus cumulatif plus aisément repérable sur une plus longue période. Ce qui est vrai au cœur de l’agglomération l’est plus encore dans les zones de forte croissance périurbaine où la construction de maisons individuelles a joué, au cours des trois dernières décennies, un rôle essentiel. La périurbanisation n’a pas été seulement un processus de croissance et de ségrégation démographique. L’offre pavillonnaire a sensiblement évolué en un quart de siècle, à la fois dans son volume, ses localisations et dans les conditions d’accès pour des ménages aux revenus fortement différenciés. Elle a profondément remodelé la division sociale de l’espace en périphérie, selon des formes qui varient dans l’espace et dans le temps.
44Il s’agit bien d’une phase de la croissance urbaine qui a largement modifié la forme de la ville et ses fonctionnements, qu’il s’agisse des mobilités résidentielles, des navettes quotidiennes des actifs, ou des espaces vécus et fréquentés par les citadins. Dans ce mouvement qui a affecté l’ensemble du territoire métropolitain, la région parisienne a fait figure de pionnière, à côté de quelques grandes métropoles régionales. Les vagues périurbaines successives y sont sans doute, de ce fait, plus lisibles. Encore faut-il souligner qu’au sein même de l’Île-de-France, d’importants décalages existent dans le calendrier des transformations des campagnes aux portes de la ville. Les représentations cartographiques, qu’il s’agisse des combinaisons sociales locales, des soldes migratoires ou de la composition du parc de logements, mettent en évidence de grands clivages renvoyant à un double dispositif, sectoriel et zonal.
45Mais l’Île-de-France ne peut être traitée comme « une île en France ». Non seulement parce qu’elle constitue toujours un pivot essentiel dans le système des migrations interrégionales qui alimentent un marché de l’emploi dont l’importance, tant qualitative que quantitative, pèse lourd dans l’organisation du partage du travail entre les régions françaises. Mais aussi parce que la puissance même et le rayonnement de ce marché de l’emploi lui font désormais déborder de plus en plus des limites administratives dont la pertinence était déjà discutable, et discutée, lors de l’élaboration du premier schéma directeur d’aménagement, dans les années 60. Parce que les conditions d’habitat qui leur sont offertes ailleurs pèsent de plus en plus sur la décision de migrer des ménages, et parce que le Bassin parisien proche joue le rôle d’une annexe résidentielle pour un nombre croissant d’actifs travaillant en Île-de-France, il convient de s’interroger sur la spécificité du modèle francilien de croissance périurbaine par rapport à ce qui s’est passé dans d’autres régions françaises.
Notes de bas de page
1 Au sein des professions intermédiaires, on a isolé les contremaîtres et agents de maîtrise que la nomenclature d’avant 1982 rattachait au groupe des ouvriers. En Île-de-France, leurs comportements résidentiels restent plus proches de ceux des ouvriers que des autres professions intermédiaires. Ils se caractérisent aussi par un taux de stabilité résidentielle largement supérieur aux autres actifs salariés, qui s’explique par l’importance qu’a pris pour eux l’accession à la propriété, souvent considérée comme forme de distinction témoignant d’une ascension sociale au sein de la classe ouvrière.
2 Quotient de l’écart-type par la moyenne de la distribution.
3 Non compris les contremaîtres et agents de maîtrise (cf. supra note 1, p. 157).
4 Coefficient de variation de la proportion de professions intermédiaires :
5 Sources : INSEE, ENL 1984 et 1996.
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