Chapitre III. Vers de nouvelles formes de division sociale de l’espace dans les campagnes périurbaines
L’exemple du sud-ouest de l’Île-de-France
p. 63-90
Texte intégral
1Dès l’origine, la croissance périurbaine en région parisienne ne répond pas au modèle trop simpliste d’un espace submergé par les ménages de classes moyennes venus des villes centres et des banlieues, comme en témoignent la grande diversité sociale des nouveaux installés et la fréquence d’origines rurales plus ou moins proches – dans l’espace et dans le temps – d’une part non négligeable des périurbains. L’espace périurbain francilien se caractérise tout à la fois par un certain brassage social et par de nouvelles formes de ségrégation spatiale, bien loin de l’image diffusée par les publicités immobilières auprès de certains groupes sociaux ciblés comme leaders du mouvement. Tout comme celui de la Levittown proche de Philadelphie étudiée par H. Gans (1967), le peuplement des franges périurbaines de l’agglomération parisienne se révèle, dès le début des années 70, infiniment divers et composite.
De la pertinence des catégories socioprofessionnelles
2Tout chercheur s’intéressant aux formes de la division sociale de l’espace ne peut manquer de s’interroger sur le bien-fondé des nomenclatures socioprofessionnelles utilisées dans les recensements. Mais, comme l’ont remarqué de nombreux auteurs, en particulier M. Roncayolo (1990), « elles sont liées plus ou moins directement à la pratique sociale et à l’opinion » et ont été conçues comme telles1. On sait aussi que selon les lieux le contenu même de ces catégories varie : les cadres et professions intellectuelles supérieures qui s’installaient aux Cottages de Cernay au début des années 70 et ceux qui achetaient un pavillon à Port-Sud n’étaient pas les mêmes.
3-1 Sources et méthodes
Sources
L’essentiel de ce travail repose sur l’exploitation des fichiers-détails* à l’individu des recensements de population, résultant de la saisie des questionnaires anonymisés. Ils permettent de croiser des variables décrivant, pour chaque individu ou chaque ménage, la situation sociodémographique (telles que la catégorie socioprofessionnelle, l’âge, le nombre d’actifs ou d’enfants du ménage), le type de logement, les navettes domicile-travail ou les migrations résidentielles. Ils sont issus d’un sondage au cinquième (en 1975) ou au quart (1982, 1990 et 1999).
Les Enquêtes nationales sur le logement, réalisées tous les quatre ans par l’INSEE, ont également été exploitées, en particulier celles 1984, 1988, 1992 et 1996. Elles reposent sur des échantillons stratifiés principalement selon la taille des communes et l’âge du parc de logement et comportant de 5 000 à 8 000 ménages enquêtés en Île-de-France. Elles renseignent sur les types de logement et les statuts d’occupation lors de l’enquête et quatre années auparavant, en distinguant les ménages permanents (dont la personne de référence était déjà occupant en titre d’un logement à l’enquête précédente) et ceux qui sont nouvellement constitués.
Deux enquêtes spécifiques à forte composante qualitative et longitudinale ont été réalisées en 1989, avec la collaboration de la Direction régionale Île-de-France de l’INSEE, dans deux sites périurbains : l’une dans plusieurs quartiers de Saint-Quentin-en-Yvelines, où 276 ménages ont fait l’objet d’entretiens d’une heure environ, sur le modèle de l’Enquête logement, mais comportant également des questions ouvertes sur les horizons de la mobilité résidentielle ; l’autre dans un secteur périurbain pavillonnaire de l’Essonne (4 communes du Hurepoix autour de Montlhéry), où 176 ménages ont été enquêtés selon la même méthode. Les ménages y ont été interrogés sur les raisons qui ont présidé au choix du dernier logement, les lieux qu’ils ont évités et ceux vers lesquels se sont portées leurs recherches, les liens antérieurement tissés avec ces lieux par le biais des relations familiales ou amicales, du travail, de la fréquentation d’équipements. On a aussi resitué leurs deux derniers logements en Île-de-France ainsi que le type d’habitat principal au cours de l’enfance.
Méthodes de traitement statistique
Le profil social des communes, des quartiers ou des cantons franciliens est décrit à partir des catégories socioprofessionnelles des personnes de référence des ménages exprimées en pourcentages par rapport au total des ménages des unités spatiales considérées.
Les coefficients de corrélation linéaire permettent d’évaluer le degré de ressemblance (coefficients positifs) ou d’opposition (coefficients négatifs) entre les distributions spatiales de deux groupes socioprofessionnels. Leur valeur varie entre +1 et –1. Un coefficient de signe positif et de valeur absolue élevée signifie que ces deux catégories sont souvent associées, qu’elles ont les mêmes points forts et les mêmes points faibles : là où l’une est sur-représentée, l’autre l’est souvent aussi ; inversement, là où la proportion de l’une est faible, celle de l’autre l’est également.
L’autocorrélation temporelle mesure le degré de stabilité de la distribution spatiale d’un groupe socioprofessionnel au cours du temps, indépendamment de l’évolution de sa part relative (croissante ou décroissante) dans la population francilienne. Elle est décrite par le coefficient de corrélation linéaire entre les distributions aux temps t0 et t1. Une corrélation positive et de valeur absolue élevée signifie qu’aux deux dates, ce groupe conserve les mêmes positions relatives, les mêmes espaces de sur- ou sous-représentation par rapport à la proportion moyenne qu’il occupe dans la région, qu’il s’agisse d’une catégorie en croissance (les cadres, par exemple) ou en décroissance (les ouvriers).
Les types de profils socioprofessionnels ou de combinaisons sociales des communes ou des quartiers ont été définis à partir des résultats de classifications ascendantes hiérarchiques selon la méthode de Ward. Les classes sont constituées de telle sorte que les individus appartenant à un même type se ressemblent le plus possible (minimisation de la variance intra-classe) et que les classes soient le plus distinctes possibles entre elles (maximisation de la variance inter-classes). Le profil moyen d’une classe correspond au centre de gravité du nuage des individus appartenant à cette classe. C’est ce profil qui figure dans les tableaux décrivant les types de communes ou de quartiers. Lorsque l’analyse porte sur plusieurs recensements (par exemple ceux de 1968 et 1975, ou ceux de 1982, 1990 et 1999), une classification unique a été réalisée à partir d’un tableau regroupant les communes ou quartiers aux différentes dates, ce qui permet d’apprécier leur trajectoire au cours de la période.
* Certains de ces fichiers-détails, en particulier ceux des Enquêtes nationales sur le logement, m’ont été communiqués par le LASMAS. Je remercie Irène Fournier et Alexandre Kych qui en ont assuré la préparation.
3Les premiers, un peu plus souvent venus de province ou de l’étranger (un ménage sur trois) travaillaient fréquemment dans les nouvelles zones d’emploi des Yvelines ou de l’Essonne, situées à moins d’une demi-heure en voiture. Ils parcouraient en moyenne 21 km pour se rendre à leur travail, et moins de 20 km pour plus de deux tiers d’entre eux. Près de 4 ménages sur 10 résidaient déjà auparavant dans un département de la Grande Couronne parisienne, un ménage sur quatre seulement était originaire de Paris ou des Hauts-de-Seine. La moitié d’entre eux avaient entre 35 et 45 ans, deux conjointes sur trois étaient sans profession. Parmi les cadres s’installant à Port-Sud, 4 sur 5 résidaient déjà en Île-de-France, plus de la moitié habitaient auparavant à Paris ou en Petite Couronne, moins d’un sur quatre en Grande Couronne. Leurs navettes quotidiennes étaient sensiblement plus longues que celles des cadres de Cernay (31 km en moyenne), la moitié d’entre eux travaillant à Paris, plus d’un quart en Petite Couronne, à peine un sur cinq dans l’Essonne. Un peu plus jeunes (la moitié des personnes de référence avait moins de 35 ans), un peu plus souvent composés de couples biactifs, les ménages de cadres de Port-Sud étaient aussi plus fréquemment constitués de familles de 3 enfants ou plus mais résidaient dans des pavillons un peu plus petits qu’aux Cottages de Cernay (les logements de 5 pièces y étaient les plus nombreux, au lieu des 6 pièces ou plus en vallée de Chevreuse).
4Ces quelques chiffres illustrent bien les probables différences de revenus et, plus largement, de capital social entre ces deux groupes, surtout si on les rapporte au nombre de personnes des ménages et si l’on se souvient des différences de prix de vente entre ces deux opérations. Mais ils témoignent aussi de parcours résidentiels différents. On peut penser que le choix de quitter un logement – probablement un appartement – à Paris ou en proche banlieue pour s’installer à Port-Sud, correspond d’abord à la recherche de plus d’espace pour des familles un peu plus nombreuses, bien que les chefs de ménages soient un peu plus jeunes. La proximité de la gare permet aux actifs de conserver leurs emplois dans le centre de l’agglomération. Par contre, les habitants des Cottages de Cernay ont déjà, pour nombre d’entre eux, l’expérience de la vie en grande banlieue ou dans une ville de province. Le choix de migrer est donc sans doute plutôt lié, pour ceux qui résidaient déjà en Île-de-France, à la recherche d’une plus grande proximité du lieu de travail mais aussi à l’attrait d’une opération située dans un cadre prestigieux et dans un village profondément dépeuplé et vieilli dont les nouveaux venus ne tarderont pas à prendre en mains les destinées, en particulier en contrôlant de près l’élaboration du POS.
5D’un côté, des couples de navetteurs pas réellement fortunés et quelque peu déportés au bord d’un lac artificiellement creusé par récupération d’une gravière, de l’autre d’ardents défenseurs des sites historiques de la Haute Vallée de Chevreuse… L’opposition est sans doute un peu trop caricaturale, et autant que des niveaux de ressources, il faut aussi tenir compte de positions différentes dans le cycle de vie, d’autant que les taux d’activité féminine ont beaucoup évolué des années 60 aux années 80. Cela souligne combien l’analyse en termes de catégories socioprofessionnelles gagne à être complétée par celle des structures des ménages. Mais les arbitrages entre les contraintes de ressources, de taille des ménages et de lieux d’emploi des actifs ne relèvent pas d’un strict déterminisme socioéconomique ou sociodémographique. Les choix résidentiels des ménages sont révélateurs de la manière dont ils souhaitent se positionner et être perçus par autrui. Selon des processus bien repérés par les analyses électorales par exemple, certains seuils de sur- ou sous-représentation d’un groupe social modifient son comportement, ses formes de sociabilité, la manière dont il pèse, de fait, sur la tonalité sociale de la localité. Autant que la réalité des positions sociales, l’image qu’on s’en fait et qu’on souhaite en donner intervient très largement dans le choix du logement, qui est aussi un acte de construction identitaire.
6Les catégories socioprofessionnelles ne constituent donc qu’un système, parmi d’autres, de repérage des positions respectives des individus dans l’espace social, plutôt plus complet et plus synthétique que d’autres toutefois, compte tenu de la manière dont a été construite la nomenclature (Desrosières, Goy et Thévenot, 1983). Et le fait que certaines catégories tendent à s’agréger en certains lieux ne tient pas seulement au niveau de leurs capacités financières mais à un choix de positionnement. La convergence de ces décisions individuelles contribue à créer des images de marque sociale des lieux et de leur « désirabilité » qui influencent en retour le niveau des prix immobiliers. En ce sens, l’analyse des combinaisons socioprofessionnelles qui se réalisent dans les communes est un bon révélateur de leur position dans l’espace social régional.
7Les combinaisons sociales locales sont décrites ici à partir des professions des chefs de ménage. Ce choix entraîne-t-il une perte d’information significative, à un moment où les couples biactifs représentent une part croissante des ménages, en particulier dans les espaces périurbains2, dans une région où le taux d’activité des conjointes est nettement plus élevé qu’en moyenne nationale ? Plusieurs essais combinant les professions des personnes de référence et de leurs conjointes montrent que l’apport de cette information supplémentaire demeure modeste. En effet, le taux d’homogamie professionnelle, déjà important dans certaines catégories, tend plutôt à se renforcer (tableau 3-2). Surtout, les associations les plus fréquentes concernent de plus en plus souvent des groupes dont les qualifications et les revenus sont proches : chefs de ménage cadres et conjointes exerçant des professions intermédiaires, hommes professions intermédiaires et femmes employées, hommes ouvriers et femmes employées. Enfin, la proportion de ménages composés d’une seule personne n’a cessé de croître dans tous les groupes sociaux. On peut donc admettre que les professions des personnes de référence des ménages constituent un indicateur satisfaisant des combinaisons sociales locales3. Par contre, la dimension sociodémographique des structures des ménages, en particulier le nombre d’adultes actifs, vaut d’être prise en compte, car elle différencie bien les couronnes successives de l’agglomération (Berger et Rhein, 1988).
3-2 Les positions sociales des personnes de référence et de leurs conjointes
8Quant au niveau d’analyse pertinent pour décrire la diversité des sociétés périurbaines, le choix de la commune se justifie. En effet, avec les lois de décentralisation, le pouvoir de décision municipal sur la nature et l’ampleur du développement résidentiel s’est accru. Dans l’espace périurbain, la vivacité des débats sinon des conflits lors des scrutins municipaux de 1971, 1977, et 1983 et la vigueur du mouvement associatif au moment de la création des premiers lotissements témoignent qu’il existe bien une micro-société communale. Certes bien des rurbains, tout en étant propriétaires, ne passent qu’un petit nombre d’heures au village compte tenu de la durée de leurs navettes et de la rareté des commerces et des équipements dans la commune, susceptibles d’offrir des lieux de rencontre potentiels. Mais il existe des enjeux, par exemple, autour de l’école : la grande majorité des nouveaux installés ont des enfants, même si tous ne les scolarisent pas au village (Fixot et Hérin, 1985). Tout autant que le réel désir exprimé par certains d’un ancrage territorial plus profond lors de l’installation à la campagne, les sociabilités de voisinage qui se nouent autour des enfants et les enjeux de maintien ou d’ouverture de classes contribuent à faire des communes un cadre vivant et vécu. Il y a bien le plus souvent processus d’intégration des migrants, même si cela s’exprime sous la forme de conflits entre anciens du village et nouveaux installés des lotissements, dont les âges et les professions diffèrent.
9Dans cette société d’accédants à la propriété se manifeste un désir d’enracinement, de visibilité voire de notabilité et d’affirmation d’accession à un statut social, à une responsabilité familiale. Le sentiment d’appartenance à un territoire y est sans doute plus fort qu’en ville, où prédomine l’offre locative : en optant pour l’accession à la propriété, on choisit aussi la stabilité. Nombreux sont ceux qui ont cherché à être, et à rester, entre pairs : l’éloignement de la ville centre et la composition des ménages, comportant presque toujours des enfants, conduisent souvent les familles à vivre plus sur place qu’elles ne le faisaient en banlieue, d’où une plus grande sensibilité aux ressources locales. Les intérêts à défendre semblent plus proches, plus immédiats, les résultats plus aisément accessibles aussi dans une commune périurbaine que dans une municipalité de banlieue : les périurbains ont l’impression de disposer d’un certain pouvoir sur l’évolution de leur cadre de vie. Dans un cadre plus restreint, moins écrasant, où existe une tradition d’interconnaissance, ce n’est pas seulement à la propriété d’un logement qu’on accède, c’est aussi à une possibilité d’être connu et reconnu.
10Ces enjeux de pouvoir, au niveau associatif et municipal, entre les classes moyennes qui s’installaient et les anciens habitants des villages, mais aussi à l’intérieur même des couches moyennes selon leur capital social et culturel, ont souvent été décrits (Benoît-Guilbot, 1980, 1982a et b, 1986). Mais ces rivalités perdent souvent rapidement de leur vivacité, en particulier en ce qui concerne les conflits autour de l’utilisation du sol. Des agriculteurs de moins en moins nombreux et de plus en plus âgés ont besoin de moins de terres. À l’occasion des cessations d’activité, des terres se libèrent, y compris dans des régions voisines sans les inconvénients de la proximité urbaine, plus réels souvent que ses avantages. Les anciens habitants prennent conscience de l’intérêt de maintenir, ou d’atteindre, certains seuils de population, permettant d’éviter la fermeture de classes ou de garder des commerçants au village ou au bourg. La volonté d’accueillir de nouveaux habitants, d’accroître et de rentabiliser les équipements communaux, rencontre le souhait de certains de vendre leurs terres au prix du terrain à bâtir. Dans d’autres cas, anciens et nouveaux habitants s’accordent au contraire sur une sorte de protectionnisme social, conduisant au verrouillage des POS et limitant les nouvelles constructions. Enfin, au fil du temps, la composition sociale des nouveaux habitants change : la réforme de 1977 solvabilise des catégories plus modestes, ouvrant aux employés et ouvriers un plus large accès à la propriété d’une maison individuelle. Tout autant que le recul général de l’action collective, la sociologie des zones périurbaines plus récentes rend compte de la moindre visibilité des conflits municipaux.
11L’analyse de la dynamique des combinaisons sociales des communes de l’Essonne et des Yvelines, d’abord conduite sur la période 1968-1975, étendue ensuite aux deux dernières décennies, met bien en évidence cette double évolution qui conduit à la fois à plus d’homogénéité et à plus de ségrégation. Malgré le changement de nomenclature socioprofessionnelle intervenu en 1982, il est possible de reconstituer des groupes socioprofessionnels ayant des contenus à peu près comparables au cours du temps, sans perdre pour autant les avantages des progrès introduits au fil des recensements par une description plus fine des catégories en croissance ou de celles dont le contenu s’est profondément modifié. On ne saurait néanmoins perdre de vue que, à vingt voire trente ans d’écart, les mêmes dénominations ne recouvrent pas les mêmes contenus. Il suffit de rappeler par exemple qu’en 1968, en Île-de-France, un ouvrier sur cinq (21,4 %) était un étranger (Chauviré, 1986), alors qu’en 1990, les étrangers représentent plus d’un quart (28 %) et l’ensemble des immigrés – étrangers et Français par acquisition – un tiers des actifs de ce groupe4. On sait que Français et étrangers, particulièrement dans les couches sociales les plus modestes, n’ont ni les mêmes positions ni les mêmes stratégies résidentielles (Guillon, 1990) : en 1990, la probabilité d’être propriétaire d’une maison individuelle est deux fois plus faible pour les ménages ouvriers étrangers que pour ceux dont la personne de référence est française.
Vers de nouveaux clivages sociaux dans les campagnes périurbaines
12Les effets de trente ans d’expansion périurbaine permettent de mesurer l’ampleur des transformations opérées en l’espace d’une génération dans le sud-ouest de l’Île-de-France. En 1968, les ouvriers (contremaîtres, agents de maîtrise et salariés agricoles compris) représentaient près d’un tiers des ménages de l’Essonne et des Yvelines ; ils ne constituent plus, en 1999, que 18 % des personnes de référence. Avec un ménage sur cinq en 1999, les cadres supérieurs doublent leur proportion en trente ans. Dans les communes situées à plus de 40 km de Paris, en 1968, un chef de ménage actif sur cinq était exploitant ou salarié agricole ; trois décennies plus tard, ils ne représentent que moins de 3 % des actifs. Alors que l’importance des jeunes ménages ayant déjà des enfants et le taux élevé de migrants pendulaires sont un trait commun à l’ensemble de la zone, c’est l’évolution de la composition sociale des populations résidentes qui caractérise le mieux la diversité des communes périurbaines. La grande hétérogénéité des profils socioprofessionnels, où les agriculteurs sont presque partout déjà largement minoritaires et très irrégulièrement répartis dès 1968, tient surtout à l’inégale importance relative des catégories situées aux deux extrêmes de l’éventail des revenus, cadres supérieurs d’une part, personnels de service d’autre part, dont les distributions présentent de forts coefficients de variation.
13Alors que G. Bauer et J.M. Roux décrivaient une société de classes moyennes, légèrement plus aisée que celle des banlieues voisines restées plus ouvrières, dans l’ensemble du secteur sud-ouest de l’Île-de-France, la progression des professions intermédiaires est nettement moins forte que celle des cadres. La proximité des belles banlieues résidentielles et le développement de zones d’emplois très qualifiés aux marges sud-ouest de l’agglomération parisienne expliquent l’importance prise ici par les catégories les plus aisées.
14Au cours de la première vague périurbaine qui s’étend jusqu’au milieu des années 70, le quart sud-ouest de l’Île-de-France connaît une forte régression de la part relative des ménages agricoles (exploitants et salariés, actifs et retraités) qui se traduit par la rétraction de leurs positions. Le nombre de communes où ils sont sur-représentés par rapport à la moyenne régionale diminue de moitié entre 1968 et 1975. C’est, sans surprise, dans les secteurs les plus périphériques – Beauce, Forêt des Yvelines et Drouais –, qu’ils demeurent les plus nombreux alors que leurs positions s’effritent dans la ceinture maraîchère. Il faut rappeler aussi qu’au sein des ménages agricoles, la participation aux travaux de l’exploitation diminue fortement au profit d’activités exercées à temps plein à l’extérieur. La pluriactivité est rare, le transfert des actifs familiaux vers le marché du travail urbain d’autant plus important qu’il s’agit d’espaces bien désenclavés et que les systèmes de grande culture sont aisément mécanisables. Cependant le poids social réel des agriculteurs est largement supérieur à ce que leurs effectifs laisseraient supposer. Au sein d’une population très mobile, du fait de la forte proportion de nouveaux installés et de l’ampleur des migrations quotidiennes de travail, ils représentent l’élément le plus enraciné et le plus présent au village et continuent à participer largement à la gestion municipale. Cela leur permet de veiller à la défense de leurs intérêts de propriétaires de terrains potentiellement constructibles, mais ils sont également largement sollicités pour réaliser avec leurs engins des tâches d’intérêt général.
15La diffusion des cadres supérieurs et moyens – voire des employés – dans les différentes couronnes périurbaines s’accompagne d’une extension aux communes rurales de processus de ségrégation résidentielle entre classes aisées et couches modestes jusque-là spécifiques des tissus urbains. D’un côté, on observe une augmentation sensible de la part des ménages de cadres supérieurs et moyens ainsi que des employés. Au contraire, la réduction des coefficients de variation pour ces trois catégories montre que leur croissance s’accompagne d’une plus large diffusion dans l’espace rural. Dans le même temps, l’augmentation des coefficients de variation des catégories agricoles et, moins nettement, des inactifs, met en évidence la rétraction des espaces les plus ruraux et leur spécialisation croissante. D’un autre côté, l’évolution des coefficients de corrélation linéaire entre les différents groupes témoigne de l’apparition, puis du renforcement, des images de marque sociales des lieux.
16En effet, si la spécialisation « professionnelle » des communes tend à s’affaiblir, leur spécialisation « sociale » s’accroît. Ainsi, entre 1968 et 1975, les corrélations positives entre cadres supérieurs et cadres moyens, cadres supérieurs et employés, cadres moyens et employés, employés et ouvriers, s’affaiblissent, alors que l’opposition entre cadres supérieurs et ouvriers se renforce (tableau 3-3). Certes, le fondement principal de la division sociale de l’espace reste le degré d’urbanisation, opposant les communes où les ménages agricoles et les inactifs demeurent très nombreux aux espaces en voie de périurbanisation où s’installent cadres et employés. L’autocorrélation temporelle entre la distribution des groupes sociaux en 1968 et celle de 1975 est forte, qu’il s’agisse de catégories en croissance ou en déclin, ce qui témoigne de la permanence de ce clivage majeur. Secondairement, une distinction apparaît entre deux types de communes « agricoles » : celles où les agriculteurs sont associés à des ménages d’inactifs, et celles, souvent situées aux franges de l’agglomération parisienne, où de nombreux salariés travaillent dans des exploitations spécialisées plus exigeantes en main-d’œuvre que les systèmes de grande culture.
3-3 Les groupes socioprofessionnels et leurs associations dans l’Essonne et les Yvelines : évolution (1968-1975)
3-3a Paramètres statistiques principaux des distributions des groupes socioprofessionnels
Groupes socioprofessionnels | Structure moyenne** | Moyenne des %*** | Médiane | Coefficient de variation**** | Écart inter-quartile***** | Auto-corrélation temporelle | |||||
1968 | 1975 | 1968 | 1975 | 1968 | 1975 | 1968 | 1975 | 1968 | 1975 | 1968-1975 | |
Exploitants agricoles | 1,16 | 0,68 | 7,25 | 5,12 | 4,07 | 2,78 | 1,24 | 1,37 | 9,12 | 5,95 | 0,94 |
Salariés agricoles | 1,07 | 0,57 | 5,06 | 2,81 | 3,13 | 1,27 | 1,17 | 1,41 | 6,27 | 3,61 | 0,74 |
Patrons ind. et commerce | 6,35 | 4,64 | 7,46 | 6,31 | 7,02 | 5,97 | 0,44 | 0,45 | 4,24 | 3,85 | 0,54 |
Cadres supérieurs | 10,37 | 14,20 | 5,57 | 10,99 | 3,93 | 9,12 | 1,00 | 0,74 | 5,23 | 7,86 | 0,72 |
Cadres moyens | 13,41 | 15,62 | 7,65 | 11,55 | 6,12 | 10,99 | 0,72 | 0,47 | 6,99 | 7,61 | 0,70 |
Employés | 8,89 | 10,76 | 4,94 | 6,58 | 4,47 | 6,2 | 0,66 | 0,53 | 4,58 | 4,41 | 0,71 |
Personnels de service | 2,77 | 2,60 | 3,31 | 2,35 | 2,63 | 2,08 | 0,89 | 0,80 | 2,21 | 1,46 | 0,47 |
Employés + pers. Service | 11,66 | 13,36 | 8,25 | 8,93 | 8,12 | 8,62 | 0,48 | 0,45 | 5,01 | 5,01 | 0,61 |
Contremaîtres, agents maît. | nd | 3,46 | nd | 3,25 | nd | 3,22 | nd | 0,60 | nd | 2,39 | nd |
Ouvriers (dont contremaît.) | 31,40 | 29,03 | 29,31 | 27,72 | 29,14 | 27,52 | 0,34 | 0,34 | 11,64 | 11,96 | 0,79 |
Ouvriers (hors contremaît.) | nd | 25,57 | nd | 24,46 | nd | 24,31 | nd | 0,36 | nd | 11,24 | nd |
Ouvriers (dont sal. agricoles) | 32,47 | 29,60 | 34,37 | 32,84 | 33,80 | 30,69 | 0,27 | 0,30 | 11,82 | 12,61 | 0,74 |
Autres actifs* | 2,40 | 2,66 | 1,78 | 1,87 | 1,39 | 1,47 | 1,04 | 1,39 | 1,70 | 1,44 | 0,68 |
Inactifs | 22,19 | 19,22 | 27,67 | 24,70 | 27,66 | 24,52 | 0,29 | 0,35 | 11,11 | 11,16 | 0,75 |
3-3b Coefficients de corrélation linéaire entre les groupes socioprofessionnels
Groupes socioprofessionnels | Coefficient de corrélation linéaire 1968 | Coefficient de corrélation linéaire 1975 |
Exploitants/salariés agricoles | 0,36 | 0,48 |
Exploitants agricoles/ouvriers | – 0,44 | – 0,36 |
Exploitants agricoles/employés | – 0,46 | – 0,50 |
Exploitants agricoles/cadres moyens | – 0,52 | – 0,51 |
Exploitants agricoles/cadres supérieurs | – 0,41 | – 0,36 |
Exploitants agricoles/inactifs | ns | 0,28 |
Cadres supérieurs/cadres moyens | 0,67 | 0,50 |
Cadres supérieurs/employés | 0,44 | 0,20 |
Cadres supérieurs/ouvriers | – 0,20 | – 0,44 |
Cadres moyens/employés | 0,65 | 0,58 |
Cadres moyens/ouvriers | ns | ns |
Employés/ouvriers | 0,21 | 0,15 |
Inactifs/patrons industrie et commerce | 0,20 | 0,33 |
Inactifs/ouvriers | – 0,31 | – 0,23 |
Inactifs/employés | – 0,45 | – 0,48 |
Inactifs/cadres moyens | – 0,53 | – 0,63 |
Inactifs/cadres supérieurs | – 0,42 | – 0,45 |
17Toutefois, dans le même temps, au sein des espaces périurbains, la distinction se renforce entre communes ouvrières, communes d’employés et cadres moyens et communes accueillant principalement des cadres supérieurs. Les résultats d’une analyse effectuée sur les seules catégories non « agricoles » mettent en évidence le rôle de plus en plus discriminant joué par la variable « professions libérales et cadres supérieurs », alors même qu’on observe, pour cette catégorie en forte croissance, un processus de diffusion spatiale. Si le degré d’urbanisation – ou de ruralité – reste bien le principal facteur de distinction entre les communes, de nouveaux clivages se dessinent. Les oppositions se fondent de plus en plus souvent sur des critères sociaux et de revenus, de moins en moins sur des appartenances professionnelles. La variable « professions libérales et cadres supérieurs » est, de loin, la plus discriminante. Les cadres moyens contribuent nettement moins à la définition du degré d’urbanisation, tandis que les employés interviennent peu, les ouvriers encore moins. Les catégories les plus aisées apparaissent donc comme les moteurs de la périurbanisation, les classes moyennes ne viennent qu’en second.
18Les cartes figurant les combinaisons socioprofessionnelles en 1968 et 1975 mettent en évidence un double dispositif sectoriel et concentrique (carte 3-1, tableau 3-4). Les secteurs à dominante ouvrière de la vallée de la Seine, à l’aval de Paris (de Poissy à Mantes) plus nettement qu’en amont (autour de Corbeil), s’opposent aux zones d’élection des cadres supérieurs situées dans le prolongement des belles banlieues. De 1968 à 1975, les dominantes ouvrières s’affaiblissent, en particulier dans l’Essonne, du fait du vieillissement et du non-renouvellement des ménages résidant près de zones industrielles où les emplois commencent à diminuer, mais aussi de l’installation d’employés dans les communes les mieux desservies par les trains de banlieue. Par contre, l’aire d’installation privilégiée des cadres s’étend. Elle gagne à la fois au sein de l’auréole périurbaine la plus interne, jouxtant l’agglomération, et plus loin de Paris, dans des secteurs voués autrefois aux résidences secondaires (zone forestière des Yvelines) ou en passe d’être desservis par des axes autoroutiers assurant la liaison avec les nouvelles zones d’emplois « technopolitains », comme les communes situées de part et d’autre du futur trajet de l’A 10.
19Ces cartes soulignent l’existence de grandes régularités dans la distribution des combinaisons socioprofessionnelles dans l’espace périurbain. Dans la mesure où le peuplement des pavillons périurbains est principalement alimenté, au début du processus, par des « ex-urbains » – plus souvent issus d’ailleurs des banlieues que des villes centres – la diversité de formes et l’ampleur inégale prise par la périurbanisation reflètent les caractéristiques des zones de l’agglomération les plus proches. Le dispositif sectoriel des banlieues voisines se prolonge ainsi dans les espaces périurbains qu’elles contribuent largement à peupler. Mais c’est également une organisation en couronnes selon la distance à Paris qui se met en place et s’affirme progressivement. Plus on s’éloigne du centre de l’agglomération, plus la proportion de cadres diminue, plus la part des ouvriers et des inactifs augmente (graphique 3-2). Alors qu’aux limites de l’Île-de-France, agriculteurs, ouvriers et retraités constituent l’essentiel de la population des villages, les « exurbains » les plus aisés s’installent aux portes mêmes de l’agglomération, en évitant les secteurs les plus marqués par les grands établissements industriels. Les ménages dont les ressources sont plus limitées vont s’installer plus loin, là où les valeurs foncières s’abaissent.
20Dès le début des années 70 un nouveau modèle de localisation des cadres s’esquisse en Île-de-France. À côté des beaux quartiers et des belles banlieues se créent des lotissements de standing près des entreprises à main-d’œuvre très qualifiée, pour lesquelles le secteur sud-ouest de la région parisienne constitue une direction privilégiée du desserrement. De 1968 à 1975, le nombre de communes à dominante relative des cadres est plus que multiplié par deux (tableau 3-5a). À l’inverse, l’Île-de-France se distingue d’autres régions françaises par la faible présence des ouvriers, au moins dans la première vague périurbaine et dans cette partie de la région.
21Autant qu’au déclin des emplois ouvriers qui s’amorce dans ce qui était encore la première région industrielle française, cette sous-représentation des ouvriers s’explique par le niveau atteint par les prix fonciers, alors même qu’il n’existe pas, dans cette région où le fermage est très largement majoritaire, de petite propriété paysanne offrant un accès à la terre moins coûteux. Mais c’est aussi parce que les ouvriers franciliens se recrutent, de plus en plus, au sein des populations immigrées, alors que les ménages d’ouvriers français constituent un groupe qui se renouvelle peu, vieillit rapidement et n’est guère intéressé au début des années 70 par l’accès au pavillon neuf périurbain ou n’en a pas les moyens. Très présents encore en 1968 dans les communes de l’Essonne et des Yvelines (ils sont alors majoritaires dans près d’une commune sur trois), les ménages ouvriers se retrouvent ainsi, en moins d’une décennie, noyés par l’arrivée massive de populations plus fortunées, pour qui l’accès à la propriété d’une maison individuelle fait souvent figure de symbole de nouvelles positions sociales récemment conquises et constitue l’un des éléments d’une stratégie de distinction (Bourdieu, 1990 et 1993).
3-4 Types de communes de l’Essonne et des Yvelines (1968-1990)
22Si l’existence d’un dispositif en auréoles et en secteurs s’affirme au fur et à mesure des vagues successives de peuplement, la distinction entre communes urbaines et communes rurales est-elle encore pertinente lorsqu’il s’agit de décrire la division sociale de l’espace périurbain ? Si l’on examine les combinaisons sociales locales dans le sud-ouest de l’Île-de-France, on constate que les processus d’agrégation ou de séparation entre groupes sociaux, mesurés par des indices de spécialisation ou des coefficients de corrélation linéaire positifs ou négatifs, sont beaucoup plus nets dans les communes les plus peuplées, souvent les plus proches de l’agglomération (Berger, 1985b). Ces dernières ont des images de marque plus distinctes que les communes les moins peuplées, qui sont aussi en général les plus distantes de la ville. On constate bien un gradient de l’espace le plus rural au plus urbain, mais il ne s’agit en aucun cas d’une dichotomie claire ou d’une opposition franche entre le rural et l’urbain ou le périurbain. Il existe en effet une relation étroite entre la taille de la commune, sa distance à Paris et la composition sociale des populations résidentes. Dans ce secteur de la Grande Couronne parisienne, les formes d’agrégation et de ségrégation entre groupes sociaux sont d’autant plus nettes que les communes sont plus peuplées, y compris celles qui appartiennent à l’espace rural. Plus la population de la commune augmente, plus son profil social se « spécialise ». Au delà d’un certain seuil de population, des processus de spécialisation sociale et d’agrégation entre pairs se développent.
23Le succès du modèle pavillonnaire – dans une région où la part du logement collectif locatif est traditionnellement très forte – a donc constitué, dès le début des années 70, une des manifestations de l’évolution vers un mode de peuplement de plus en plus ségrégatif. La vogue des « nouveaux villages » parmi les ménages des couches moyennes tient en partie à la recherche de communautés de pairs sur le modèle anglo-saxon, avec des pratiques distinctives visant à signifier la réussite sociale des nouveaux propriétaires. Il peut s’agir, dans le cas d’opérations de lotissements clés en main, d’un effet de sélection par les constructeurs d’une certaine strate de population dans l’échelle des revenus. Mais on observe aussi, de la part des nouveaux résidents, des stratégies de protection contre l’installation d’autres groupes sociaux, souvent par le verrouillage de la construction, au nom de la défense d’un cadre de vie villageois et campagnard, ou par le biais d’une réglementation concernant la taille des parcelles constructibles excluant de fait l’installation de catégories plus modestes.
3-5 Évolution des combinaisons socioprofessionnelles communales Essonne et Yvelines (1968-1990)
24Au cours de cette première phase de périurbanisation, deux tendances principales se font jour : en première couronne périurbaine, où des valeurs foncières plus élevées jouent souvent un rôle sélectif, un renforcement des processus de spécialisation sociale ; plus loin de l’agglomération, une plus grande diversification (interne) des profils socioprofessionnels communaux, liée à la fois au recul des professions agricoles (exploitants actifs ou retraités et salariés) et à la diffusion des couches moyennes salariées, employés et cadres moyens, à côté d’une implantation ouvrière souvent plus ancienne. Cela n’exclut pas le maintien de ségrégations à une échelle plus fine, à l’intérieur même des communes : la cohabitation est rendue acceptable par de plus faibles densités et la relative distance entre des opérations destinées à des clientèles diverses.
25Qu’advient-il au cours des années 80, lorsque la maison individuelle neuve est devenue un bien moins rare, et que le système régional des transports s’est doté de nouvelles interconnexions ouvrant l’éventail des possibles résidentiels ? Au delà de l’impression d’un kaléidoscope social qui se dégage parfois des cartes et s’explique en partie, dans les communes les moins peuplées, par les aléas statistiques dus au taux de sondage5, le double dispositif en couronnes et secteurs se confirme et tend même à s’accentuer (carte 3-3, graphique 3-4). En effet, même si la croissance des effectifs de cadres et professions intermédiaires s’accompagne toujours d’un processus de diffusion attesté par la diminution de leurs coefficients de variation, les choix résidentiels des nouveaux périurbains reflètent de plus en plus fidèlement leurs niveaux de ressources. En témoigne l’évolution des coefficients de corrélation linéaire entre les cadres et les professions intermédiaires, de moins en moins proches, ou entre les cadres et les catégories modestes d’employés et d’ouvriers dont les localisations périurbaines se distinguent de plus en plus (tableau 3-6a). Par contre, actifs et retraités d’une même catégorie résident de plus en plus souvent dans une même commune et l’opposition entre les professions agricoles et celles qui relèvent du marché du travail urbain s’atténue.
26Les années 80 marquent donc l’arrivée à « maturité » du processus de périurbanisation dans le sud-ouest de l’Île-de-France, secteur où il a connu un démarrage précoce. L’opposition entre les communes restées plus agricoles et celles qui accueillent de nouvelles populations s’atténue. La croissance démographique gagne l’ensemble du sud-ouest de l’Île-de-France, les lotissements sont souvent de plus petite taille, les salariés du tertiaire se diffusent et ne se concentrent plus seulement dans la zone située à moins de 40 km de Paris. Au cours de cette période, la distribution des groupes sociaux dans l’espace périurbain se modifie sensiblement : le niveau d’autocorrélation temporelle, qui mesure le degré de ressemblance de leurs localisations entre deux recensements, est nettement moins élevé qu’entre 1968 et 1975 (tableau 3-6b). Toutefois, cela vaut surtout pour les couches moyennes, en particulier les professions intermédiaires au sens large (incluant les contremaîtres et agents de maîtrise) qui continuent à se diffuser durant toute la période dans l’ensemble de l’espace rural jusqu’aux limites de la région, voire au-delà. Pour les autres catégories, les lieux d’élection se stabilisent plus vite : la corrélation entre leurs distributions en 1990 et en 1999 est nettement plus forte. Au cours du temps, les images sociales des communes périurbaines se précisent, mais certaines sont fixées dès les années 70 : c’est le cas de la zone d’installation principale des cadres, aux portes des banlieues bourgeoises, mais aussi des secteurs les plus ouvriers.
3-6 Les groupes socioprofessionnels et leurs associations : Essonne et Yvelines (1982-1999)
3-6a Coefficients de corrélation linéaire entre les groupes socioprofessionnels
Groupes socioprofessionnels | Coeff. corr. | Coeff. corr. | Coeff. corr. | Coeff. corr. |
Cadres/professions intermédiaires | 0,50 | 0,14 | ns | ns |
Cadres/employés | 0,20 | – 0,12 | – 0,26 | – 0,27 |
Cadres/ouvriers | – 0,44 | – 0,54 | – 0,65 | – 0,72 |
Exploitants/salariés agricoles | 0,48 | 0,34 | 0,19 | 0,24 |
Exploitants agricoles/ouvriers | – 0,36 | ns | ns | 0,16 |
Exploitants agricoles/employés | – 0,50 | – 0,17 | – 0,18 | – 0,20 |
Exploitants agricoles/professions intermédiaires | – 0,51 | – 0,28 | – 0,26 | ns |
Exploitants agricoles/cadres | – 0,36 | – 0,29 | – 0,17 | – 0,29 |
Exploitants agricoles/retraités agricoles | 0,66 | 0,26 | 0,42 | 0,47 |
Professions intermédiaires/employés | 0,58 | ns | ns | ns |
Professions intermédiaires/ouvriers | ns | ns | – 0,14 | ns |
Employés/ouvriers | 0,15 | ns | 0,21 | 0,22 |
Patrons industrie commerce actifs/retraités | nd | ns | 0,24 | 0,13 |
Ouvriers/anciens ouvriers et employés | nd | ns | 0,13 | 0,21 |
Employés/anciens ouvriers et employés | nd | – 0,20 | – 0,15 | ns |
Cadres/anciens cadres et prof. interm. | nd | ns | 0,25 | 0,45 |
Prof. interm./anciens cadres et prof. interm. | nd | ns | – 0,13 | ns |
3-6b Évolution des localisations des groupes socioprofessionnels
Catégories socioprofessionnelles | Autocorrélation temporelle* | |
1982-1990 | 1990-1999 | |
Exploitants agricoles | 0,52 | 0,64 |
Ouvriers agricoles | 0,29 | 0,13 |
Anciens agriculteurs | 0,30 | 0,62 |
Patrons industrie et commerce | 0,25 | 0,36 |
Cadres et prof. intell. Supérieures | 0,82 | 0,80 |
Professions intermédiaires | 0,36 | 0,27 |
Contremaîtres, agents de maîtrise | 0,30 | 0,28 |
Employés et personnels de service | 0,35 | 0,49 |
Ouvriers qualifiés | 0,53 | 0,56 |
Ouvriers non qualifiés | 0,34 | 0,49 |
Anciens patrons ind. et comm. | 0,18 | 0,24 |
Anciens cadres et prof. interm. | 0,33 | 0,39 |
Anciens employés et ouvriers | 0,30 | 0,42 |
Inactifs de moins de 60 ans | 0,10 | ns |
Inactifs de 60 ans ou plus | 0,20 | 0,23 |
27Au total, en deux décennies, le nombre de communes de l’Essonne et des Yvelines où les cadres dépassent leur proportion moyenne dans l’ensemble de la zone a été multiplié par 3, passant d’une commune sur 8 en 1968 à plus d’une sur 3 en 1990 (tableau 3-5c). Dans tous les types de communes, quelle que soit leur dominante sociale, la part des cadres augmente. S’agit-il d’une évolution spécifique au sud-ouest de l’Île-de-France, plus proche des belles banlieues sinon des beaux quartiers, et aire d’expansion des emplois technopolitains ? Ou bien les cadres ont-ils joué ce rôle de leaders de la périurbanisation dans l’ensemble de la région parisienne, compte tenu de la structure sociale de la métropole, de l’exceptionnelle concentration du pouvoir décisionnel et des emplois les plus qualifiés dans la capitale ? Faut-il dès lors sinon abandonner, au moins nuancer largement, l’image d’un processus d’étalement urbain nourri principalement par l’expansion numérique des classes moyennes ? La réponse à ces questions suppose qu’on prenne en compte la dynamique de l’ensemble de la métropole parisienne, ainsi que les interrelations entre l’évolution du système productif et celle du système social francilien.
Périurbanisation et système socioéconomique régional
28Les couronnes périurbaines à dominante pavillonnaire, espaces encore incomplètement bâtis et en forte croissance démographique, ont constitué à partir de la fin des années 60 une des alternatives possibles aux choix résidentiels des ménages, alternative dont l’importance n’a cessé de croître des années 70 aux années 80. À la recherche de logements plus vastes et moins coûteux, souhaitant peut-être aussi se constituer un patrimoine dans une période marquée par l’inflation, ils ont bénéficié d’un système de financement relativement favorable de prêts bonifiés s’appliquant à l’acquisition de logements neufs, mais très peu au parc ancien. L’aspiration des ménages à la propriété et à la maison individuelle s’est donc traduite par l’étalement de la zone urbanisée, atténuant les différences morphologiques, mais aussi sociales, entre ville et campagne. S’agit-il pour autant d’un modèle interclassiste, traversant dès son apparition l’ensemble des groupes sociaux ?
29L’association souvent proposée entre périurbanisation et expansion des couches moyennes n’est pas inexacte, mais doit cependant être nuancée. L’accession à la propriété n’a été rendue possible, pour ces catégories moyennes, que par le développement de l’activité féminine salariée : c’est parmi les ménages de professions intermédiaires et d’employés qu’on trouve, dès 1975, la plus forte proportion de couples biactifs. De nombreux auteurs ont décrit les modes de consommation de ces familles en quête d’espace pour installer les nouveaux éléments d’équipement de la maison désormais accessibles, qui étaient censés transformer leurs modes de vie et libérer les femmes actives de tâches répétitives (Clapier et Tabard, 1981 ; Tabard et Aldeghi, 1987 ; Tabard et Château, 1989).
30Espaces d’installation privilégiée de couches moyennes, les communes périurbaines de l’Essonne vont certes le devenir dans les années 80, en se distinguant peu à peu des banlieues de grands ensembles voisines. Celles-ci, privées des ménages en ascension sociale qui abandonnent le parc collectif locatif, sont aussi souvent frappées de plein fouet par la restructuration du système productif francilien qui perd de nombreux emplois qualifiés de fabrication dans les branches jusqu’alors motrices de l’industrie francilienne (constructions électrique et électronique, automobile, mais aussi presse et édition). La composition sociale de nombre de communes de banlieue se trouve ainsi écrêtée, à la fois par le départ vers les franges périurbaines des ménages les plus solvables et par l’effondrement des systèmes productifs localisés qui associaient, dans les banlieues industrielles, emploi et résidence d’ouvriers qualifiés, de contremaîtres et du groupe toujours plus nombreux des techniciens.
31De même que le développement des zones d’activité technopolitaines traduit l’évitement d’anciens espaces industriels jugés inadaptés aux nouvelles conditions techniques et économiques de production et de circulation des marchandises (Damette et Beckouche, 1990), les lotissements pavillonnaires périurbains s’affichent comme une image de la modernité et de la réussite sociale des nouveaux métiers tertiaires, opposée à celle des banlieues ouvrières en déclin dont le pouvoir politique s’effrite. En même temps que les établissements industriels créés dans les années 50 et 60, les grands ensembles – qui avaient offert vingt ans auparavant l’accès au confort du logement à une large fraction des catégories moyennes – sont frappés de dévalorisation au profit d’un modèle d’habitat plus favorable à l’acquisition de biens d’équipement ménagers toujours plus nombreux. Au même moment, l’État, qui souhaite se désengager de modes de financement du logement jugés trop coûteux, encourage le développement de l’épargne privée et l’accession à la propriété des catégories susceptibles de libérer un parc locatif dans lequel l’offre restait insuffisante face à une demande entretenue par l’attractivité du marché du travail métropolitain.
32On tient souvent pour acquis qu’en Île-de-France, compte tenu du niveau des prix fonciers, les effets de la réforme de 1977 solvabilisant les ménages modestes par la création des PAP et de l’APL6 ont été limités. C’est sous-estimer les solidarités entre les différents segments du marché du logement. D’une part, dans la mesure où seule l’accession dans le parc neuf a été fortement aidée par l’État, le marché de l’ancien, à Paris et dans une partie de la proche banlieue, a été monopolisé par les catégories les plus aisées : la réforme de 1977 a ainsi contribué à accélérer les processus de ségrégation résidentielle. D’autre part, les opérations pouvant bénéficier de prêts conventionnés ont été nettement plus nombreuses que celles éligibles aux PAP. De ce fait, compte tenu du différentiel de coûts fonciers, une part importante de la clientèle francilienne s’est reportée vers des secteurs de la Grande Couronne plus éloignés de l’agglomération mais aussi vers les départements voisins du Bassin parisien, tout en conservant un emploi dans la capitale.
33Le constat de fortes solidarités entre les différents segments du parc régional de logements conduit donc à ne pas traiter les espaces périurbains franciliens comme une auréole autonome, mais comme le produit du système socioéconomique d’une ville et le prolongement de la division sociale de l’espace de l’agglomération centrale. L’observation des combinaisons sociales dans les communes de l’Essonne et des Yvelines met en particulier en évidence les continuités entre banlieues et espaces périurbains dans le dispositif sectoriel opposant les espaces des cadres à ceux des ouvriers et employés. Elle suggère la superposition de configurations à la fois zonales et sectorielles, évoquant les modèles urbains nord-américains et rappelant ce qu’observait par exemple P. Rees (1970) dans l’aire métropolitaine de Chicago. Le dispositif zonal y exprime principalement la position des ménages dans le cycle de vie alors que la distribution sectorielle renvoie à leur statut socioéconomique, en relation avec la spécialisation fonctionnelle des zones d’activité de banlieue.
34Ces convergences, mais aussi les différences observées par rapport aux exemples nord-américains, invitent à s’interroger sur la généralisation possible de ce double modèle, sectoriel et zonal, à l’ensemble des périphéries de l’agglomération parisienne. Au delà de l’apparente complexité des combinaisons sociales locales, ne peut-on repérer des régularités ? D’un côté, un système de couronnes, allant du centre de l’agglomération aux périphéries, des espaces les plus rares aux terrains les moins coûteux, renvoie à la fois aux âges et à la composition des ménages et à leur statut socioéconomique. D’un autre côté, le dispositif sectoriel, hérité des étapes successives de l’évolution du système productif, se calque plutôt sur les niveaux de qualifications des bassins d’emploi et témoigne de l’importance des parcours radiaux dans les migrations.
35Pour comprendre la division sociale des espaces périurbains, il faut donc raisonner à la fois en termes de distance à Paris et de couronnes, d’axes et de secteurs. Par contre, séparer communes encore rurales et communes déjà urbaines au sens de l’INSEE ne se justifie pas. Tant par leur composition socioprofessionnelle que par leurs lieux de résidence antérieure ou leurs navettes quotidiennes, pavillonnaires « ruraux » et « urbains » d’une même couronne se ressemblent. Est-il dès lors pertinent de limiter aux seuls tissus urbains l’analyse des processus de ségrégation résidentielle, alors même que les ruraux participent de plus en plus au marché du travail métropolitain ? Il est logique d’appliquer aux espaces périurbains les méthodes de la recherche urbaine sur la ségrégation, permettant de mettre en évidence les phénomènes de covoisinage ou au contraire les refus de cohabitation entre groupes sociaux. En effet, le peuplement des périphéries pavillonnaires, éléments d’un système régional de l’habitat, s’accompagne de substitutions de population qui interviennent dans le reste du parc par une série de chaînes de vacance et de remplacement. Pour saisir l’évolution des parcs pavillonnaires périphériques, il faut se référer au fonctionnement du système de peuplement régional, centre et périphéries échangeant entre eux des populations qui n’ont pas les mêmes caractéristiques (Berger, Rhein et Guillon, 1990).
36Dans cette exploration des modalités et des étapes du peuplement périurbain et de leurs relations avec les échanges migratoires internes à l’Île-de-France, les fichiers-détails des recensements de population représentent un outil incomparable, de même que pour comprendre le jeu des interdépendances entre les différents segments du parc de logements régional. Parmi les questions laissées en suspens dans l’étude sur les communes de l’Essonne et des Yvelines, figure en particulier une interrogation sur les origines des ménages périurbains et leurs lieux de résidence antérieure : parmi eux, combien de véritables « exurbains », anciens Parisiens ou ex-banlieusards, combien de nouveaux arrivés en Île-de-France ? Une autre question concerne le rôle joué, à côté de l’explosion de la construction neuve, par la réoccupation du parc rural ancien, laissé souvent vacant durant de longues années, et les transferts s’opérant entre résidences secondaires et occupation permanente. Quels stocks se revalorisent et sont remis sur le marché, quelles catégories de population se portent acquéreurs ? Quelles relations entre le volume de la construction de maisons individuelles, celui des transactions portant sur des pavillons anciens et les fluctuations du marché de l’emploi régional et de son attraction sur le reste du territoire national ?
37C’est en prenant en compte l’ensemble du système d’habitat régional qu’on peut situer la position des communes périurbaines dans la division sociale de l’espace francilien et le rôle des différents segments du parc de logement dans l’accueil des ménages périurbains. C’est à la lumière de celles des banlieues voisines, principales émettrices des flux de ménages candidats à l’installation dans les nouveaux quartiers pavillonnaires, qu’on doit décrypter les formes prises par la périurbanisation. Comment les différentes vagues d’expansion périurbaine qui se sont succédé au cours des trois dernières décennies ont-elles contribué à transformer une ville construite en ordre dense en un système urbain de plus en plus étalé ? Les catégories les plus aisées ont-elles toujours été à la fois les leaders et les principaux bénéficiaires de ces mouvements, comme on a pu l’observer dans le quadrant sud-ouest de l’Île-de-France ?
Notes de bas de page
1 « Le regroupement de professions en catégories socioprofessionnelles repose donc sur l’hypothèse que ces catégories fonctionnent déjà en tant que telles dans la conscience sociale. Les auteurs du code soulignent que les personnes classées sont présumées “se considérer elles-mêmes et être considérées par les autres comme appartenant à une même catégorie” », in Desrosières et Thévenot, 1979.
2 Part des couples biactifs dans les communes de moins de 5 000 habitants (en 1968), Essonne et Yvelines :
La baisse récente de la proportion de couples biactifs dans l’ensemble des ménages s’explique à la fois par l’augmentation des ménages de retraités et par celle des ménages d’une seule personne.
3 D’autant que la prise en compte des professions des conjointes multiplie les combinaisons de faible effectif et augmente sensiblement le risque d’erreur aléatoire résultant du taux de sondage, en particulier dans les communes rurales et périurbaines.
4 Il s’agit du groupe ouvrier dans sa définition large, incluant les contremaîtres et agents de maîtrise.
5 À partir de 1982, on ne dispose plus d’un codage exhaustif des catégories socioprofessionnelles, mais seulement d’une exploitation par sondage au quart.
6 PAP : prêt aidé à l’accession à la propriété, créé par la réforme de 1977 pour financer l’achat de logements neufs, sous certaines conditions de ressources du ménage et d’un prix plafond au mètre carré. APL : aide personnalisée au logement. Seuls les accédants qui ont obtenu un PAP ou un prêt conventionné sont susceptibles de la percevoir.
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