Un patrimoine à préserver
p. 116-119
Texte intégral
1À l’action des facteurs climatiques, de l’érosion, naturelle et inéluctable, s’ajoute celle de l’homme : la Cappadoce connaît depuis vingt ans un essor touristique sans précédent, dont le paysage et les monuments portent les stigmates. On lui doit aussi, il est vrai, le nettoyage et l’« aménagement » de quelques églises ensablées ou difficilement accessibles ; on lui doit encore, à l’initiative des autorités turques, la fermeture de certains monuments, que l’on espère ainsi protéger du vandalisme. Malgré ces actions ponctuelles, menées généralement sans contrôle archéologique, malgré les résolutions officielles, qui se heurtent dans leur application à des difficultés nombreuses, le patrimoine cappadocien reste menacé.
2Dès 1972 pourtant, un programme préliminaire pour la conservation des églises rupestres de la région de Göreme avait été élaboré à Rome par l’ICCROM (International Center for Conservation, Rome). En 1982, l’Unesco annonçait un effort international pour la préservation des églises de Göreme, qui devait porter non seulement sur la conservation des peintures, mais aussi sur la consolidation des structures ; le site de Göreme fut inscrit sur la liste du Patrimoine mondial. D’autres rencontres suivirent, tels le colloque organisé au Parlement européen de Strasbourg en 1986 ou celui organisé en septembre 1993 sous l’égide du ministère turc de la Culture et du Tourisme, de l’ICCROM et de l’Unesco, pour la sauvegarde des églises rupestres de la région d’Ürgüp. Deux décors peints de Göreme ont été restaurés – Tokah et Karanlik kilise –, et d’autres devraient suivre. Support et couche picturale ont été consolidés par injection d’adhésifs et imprégnation de fixatifs, les accidents profonds du support ont été colmatés par un mortier similaire à l’original et le nettoyage a redonné aux couleurs leur éclat d’origine. Lorsque la restitution était possible, les lacunes ont été, reprises, en particulier par le procédé du tratteggio, fines hachures chromatiques permettant de distinguer les repeints.
3En revanche, jusqu’à présent aucune intervention n’a pu être entreprise pour enrayer la dynamique érosive, contre laquelle il est très difficile de lutter et qui est responsable d’un certain nombre de destructions : décollement des enduits – dans l’église de l’Archangélos près de Cemil, par exemple –, infiltrations d’eau, pulvérulence et écaillage des peintures, mais surtout effondrements de blocs rocheux, comme à Çavuşin, où la falaise est en partie tombée, emportant la dernière colonne de la façade de la basilique Saint-Jean-Baptiste en 1975. D’autres monuments remarquables menacent aujourd’hui de disparaître : l’église d’El Nazar (Göreme), récemment consolidée de façon peu esthétique, Meryemana kilisesi, surtout, où les fissures s’élargissent chaque année, annonçant l’effondrement dans le vallon de cette église aux belles peintures du χie siècle.
4Ailleurs, l’action de l’homme est directement responsable des destructions. Celle-ci n’est pas nouvelle, comme en témoigne l’état de conservation des peintures (visages grattés, yeux détruits, graffiti innombrables). La réutilisation des monuments à des fins diverses par les paysans, leur fréquentation assidue, ont eu pour conséquence l’accumulation de dépôts de poussières grasses, suie, cire ou huile d’éclairage, qui ont noirci les décors. Les peintures ont parfois été volontairement détruites (Ballik kilise, à Soğanli) ou endommagées. À Saint-Jean de Güllü dere, plusieurs têtes du début du xe siècle – les apôtres André et Thaddée, la Vierge et l’Enfant de la Fuite en Égypte – ont été découpées et une tentative non aboutie de dépose a eu lieu à Kiliçlar kilise (Göreme). Plus récemment, les peintures de Saint-Jean-Baptiste de Çavuşjn ont aussi subi des déprédations importantes : témoin, entre autres, l’ange protégeant les jeunes Hébreux dans la fournaise, jadis presque intact et aujourd’hui sauvagement gratté. Dans l’abside nord de l’église de l’Archangélos, la tête d’un apôtre de l’abside a été découpée et volée, et une tentative a été faite sur le visage du Christ. À Yüksekli, au-delà de Gülşehir, les enfants sont probablement responsables de la destruction de belles peintures du xiiie siècle. Quant aux rares monuments construits encore debout, ils disparaissent progressivement, par manque d’entretien ou parce qu’ils sont utilisés comme carrières ; ainsi, les pierres de la belle basilique paléochrétienne d’Eski Anda-val, non loin de Nigde, ont été récupérées pour la construction d’une maison voisine ; la destruction de l’église a été interrompue en 1985, mais les peintures intérieures, du xie siècle, désormais soumises à toutes les intempéries, auront bientôt disparu.
5Outre l’ignorance, le développement d’un tourisme de masse contribue à la dégradation des sites et des monuments. À Göreme, les peintures murales sont rongées par l’acide carbonique et la vapeur d’eau de la respiration des milliers de touristes qui visitent chaque jour ce site durant la saison estivale. Dans les monuments les plus visités, les peintures sont endommagées par le frottement des visiteurs contre les parois et par les graffiti. Les installations hôtelières, qui se sont multipliées ces dernières années, ont parfois défiguré le paysage, tels le complexe érigé à proximité d’Ortahisar ou les pensions et restaurants d’Avalar (Göreme), dont certains sont établis dans des cônes creusés de tombeaux romains. Aux hôtels s’ajoutent les parkings – comme celui qui a été récemment aménagé au fond du ravin de Göreme – et les éventaires de marchands, de plus en plus envahissants, qui enlaidissent les sites les plus pittoresques, tel celui de Saint-Syméon, près de Zelve.
6Pourtant existent des plans de protection, qui n’ont jamais eu force de loi, qu’il s’agisse de celui de la région de Göreme-Avcilar-Çavuşin, révisé en 1972 (Göreme Historical National Park) ou du projet turc de « Conservation structurelle de Göreme ». Le sort des sites et des monuments dépend surtout des groupes financiers qui ont investi la région, des municipalités locales et des particuliers propriétaires, en général inconscients de leur intérêt historique. Pour limiter les dégradations, on a multiplié le gardiennage des églises, mesure relativement efficace, mais qui ne peut être étendue à tous les monuments. La fermeture des établissements les plus menacés, ou leur ouverture limitée à certains jours de la semaine, le strict contrôle du nombre des visiteurs, devraient être envisagés.
7Outre les églises, d’autres monuments de Cappadoce sont menacés : des quartiers entiers du vieux Kayseri ont aujourd’hui disparu et, dans les villages, les maisons grecques du xixe siècle, qui ne sont pas rachetées et restaurées, tombent en ruines. Celles d’Avanos sont rongées par les infiltrations d’eau, d’autant plus dangereuses que la cité est bâtie sur une ville souterraine. Une association de sauvegarde a été créée – le Cercle Franco-Turc des Amis d’Avanos – et une centaine de maisons classées monuments historiques en 1983. D’autres projets – individuels le plus souvent – se font jour ici ou là pour la conservation d’églises, de maisons anciennes ou de sites : s’ils se heurtent toujours à l’insuffisance des moyens financiers ou à des intérêts contraires, ce sont des signes encourageants d’un intérêt plus profond porté au patrimoine cappadocien, mémoire d’une civilisation disparue et héritage de la Turquie au même titre que les vestiges hittites, seldjoukides ou ottomans.
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Délos
Île sacrée et ville cosmopolite
Philippe Bruneau, Michèle Brunet, Alexandre Farnoux et al. (dir.)
1996