Langage et « pataphysique »
p. 515-524
Texte intégral
1Langage et pataphysique : titre étrange et qui, il faut bien l’avouer, fait tache, presque scandale parmi les autres têtes de chapitres de ces « Aspects de la langue littéraire », comme un potache hirsute et sale dans une grave réunion d’universitaires, ou un barbarisme dans un thème latin de normalien. Qu’on se rassure, à supposer qu’on en ait besoin : le choix de ce titre ne répond à aucune intention provocatrice. C’était même, à vrai dire, le seul possible. Historiquement en effet la pataphysique — le mot n’est rien d’autre, on le verra plus bas, qu’un barbarisme de grimaud — est lié de façon exclusive au texte de Jarry, même si par la suite les interprétations les plus extensives ont pu en être données. Et le texte de Jarry, par ses fonctionnements linguistiques ou, plus généralement, sémiotiques est fortement isolé en son temps, même si, superficiellement, il est facile d’y repérer la plupart des traits d’écriture caractéristiques de l’époque. Mais Jarry subvertit toutes les modes et tous les tics : s’il néologise, s’il archaïse — comme tout un chacun en son temps et dans son entourage —, ses néologismes et ses archaïsmes ont des fonctions spécifiques, absolument irréductibles à celles qu’ils peuvent prendre chez les plus proches de ses contemporains.
2De façon exceptionnelle, ce chapitre prendra la forme d’une monographie consacrée aux aspects linguistico-sémiotiques du texte de Jarry. Après avoir mis en place les indispensables points de repère historiques, on étudiera le statut, chez Jarry, de deux objets fondamentaux : le signe et la lettre. On envisagera ensuite, en prenant quelques exemples privilégiés, le fonctionnement de ces machines textuelles et intertextuelles que sont les œuvres de Jarry. A cet égard, on cherchera à garder un juste équilibre entre la description des phénomènes de surface — essentiellement lexicaux — et l’analyse des structures sous-jacentes. Enfin, on tentera de cerner le problème de la diffusion dans le lexique commun d’un certain nombre d’unités originellement propres au texte jarryque — à commencer, naturellement, par le nom pataphysique et l’adjectif ubuesque.
I) Repères historiques
3Alfred Jarry naît en 1873 à Laval (Mayenne) dans une famille de petite bourgeoisie dont la modeste fortune est vite engloutie par les mauvaises affaires du père. Sa famille paternelle est originaire des environs de Laval. Mais par sa mère, Jarry est d’ascendance bretonne, et se revendique comme breton. La Mayenne n’a laissé que quelques traces discrètes dans le lexique de Jarry (peut-être le verbe pigner dans Ubu roi [Pléiade, p. 3711], avec le sens vraisemblable de « pleurnicher2 »). La Bretagne est plus envahissante : dans les romans « autobiographiques » elle se manifeste par des noms de personnages (Joseb et Varia, dans L’Amour absolu, sont les formes bretonnes de Joseph et Marie), des insertions lexicales (C’havann, « hibou » dans Les Jours et les Nuits [Pléiade, p. 798], réapparaissent sous la forme cha-ba-hang dans La Dragonne3), parfois des phrases entières :
« Aotrou Doue, o pet truez ouzomp ! » (Seigneur Dieu, ayez pitié de nous ! [L’Amour absolu, Pléiade, p. 929] ; Voir aussi La Dragonne.)
4Le jeune Jarry fait de brillantes études secondaires classiques. Sa connaissance réelle du latin et du grec se manifeste de façon éparse dans l’ensemble de l’œuvre, et de façon spécialement intense dans Messaline, roman de l’ancienne Rome, texte hérissé de citations latines et grecques, de références érudites (souvent exactes) et de termes archéologiques insérés tels quels (au hasard d’une lecture cursive : leno (« tenancier de maison close »), ruminal (« figuier sacré »), lituus (« bâton d’augure »), templum (« espace découpé dans le ciel pour l’observation des oiseaux »), pulvinar (« loge impériale »), mugil (« mulet [poisson] »), sans parler naturellement de Phallus et de Phalès, omniprésents). On remarquera que dans aucune des très nombreuses évocations antiques publiées en ces années 1900 la référence archéologique n’est aussi constante et aussi précise que dans Messaline.
5Après son échec au concours de l’École Normale Supérieure et à la licence ès lettres, Jarry publie Les Minutes de sable mémorial (1894) — recueil apparemment composite de poèmes, de proses et de fragments dramatiques — et César-Antéchrist (1895). Le 3e acte — « Acte Terrestre » — du drame n’est autre qu’une version à peine écourtée du texte que Jarry vient de mettre au point et se prépare à faire représenter et à éditer : Ubu roi.
6Ubu roi, on en a désormais la certitude4, est, à quelques retouches près, un texte de folklore potachique à l’état pur. Élaboré au lycée de Rennes avant l’arrivée de Jarry, il y a ensuite subi divers remaniements et a été représenté sur un théâtre de marionnettes par Jarry et ses camarades. De très nombreux éléments linguistiques du texte en dénoncent l’origine lycéenne : citations parodiques de textes classiques, archaïsmes de potaches5, énumérations ludiques6, jeux de mots diversement stupides7, vulgarismes8, etc. Il est même infiniment vraisemblable que les traits les plus spécifiques de l’idiolecte textuel — le -R- infixé dans merdre, le micro-système lexical boudouille — bouzine — giborgne — gidouille, les déformations graphiques et/ou phoniques du type phynance, oneille, tuder, etc. — remontent à la préhistoire du texte. L’intervention exclusive de Jarry n’est assurée que pour ceux des noms de personnages qui appartiennent au lexique de l’héraldique : Bordure, Pile, Giron, Cotice.
7A partir de 1894, Jarry mène la vie d’un « homme de lettres » à la mode. Sauf pendant la brève parenthèse d’un service militaire écourté par la réforme, il fréquente les milieux littéraires (les « mardis » de Mallarmé suivis de ceux de Rachilde, la collaboration, assez vite interrompue, avec Rémy de Gourmont, le secrétariat du Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe, etc.). Il collabore à plusieurs revues : successivement L’Art littéraire de Louis Lormel, les Essais d’Art libre, le Mercure de France, plus tard La Revue Blanche des frères Natanson, La Plume, etc. Il écrit plusieurs romans : Les Jours et les Nuits (Mercure de France, 1897), L’Amour en visites (Pierre Fort, 1898), L’Amour absolu (reproduit en fac-similé autographique en 1899), Messaline (Revue Blanche, 1901), Le Surmâle (Revue Blanche, 1902). Les Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien ne paraîtront qu’en 1911, et La Dragonne, roman inachevé, qu’en 1943. Simultanément, Jarry poursuit le cycle ubuesque (Ubu enchaîné, Revue Blanche, 1900, puis Ubu sur la butte, Sansot, 1906), fait des traductions, de l’anglais, de l’allemand9, enfin du grec moderne. Il écrit de nombreux livrets d’opéras bouffes et d’opérettes, dont la plupart ne seront ni joués ni publiés, sinon à titre posthume.
8Au début relativement confortable, la vie de Jarry devient de plus en plus difficile, franchement misérable à partir de 1904. Il meurt à Paris en 1907.
II) Le signe
9« Le signe seul existe (il brise la hampe de sa croix) provisoire », articule le Templier de « L’Acte Héraldique », dans César-Antechrist (Pléiade, p. 292). Dans son contexte, la formule commente un jeu de scène : en brisant la hampe de sa croix, le Templier l’assimile au signe moins. Mais la transformation du signe entraîne la transformation de la chose signifiée : le Templier, dont l’emblème était la croix, se trouve assimilé au signe moins ! Manipulation pédantesquement ludique, mais dont la formulation doit être prise à la lettre : pour Jarry, la seule réalité est le signe. De cette véritable obsession sémiotique — complémentaire de l’obsession sexuelle, dont il ne sera ici question que de façon indirecte — les traces dans le texte sont nombreuses et variées. Citons-en quelques-unes.
10Jarry manifeste de façon constante un intérêt bien informé pour les problèmes linguistiques. Il recense avec pertinence des ouvrages consacrés à des problèmes de grammaire10 ou d’orthographe11. Surtout il met en place — en prenant toujours ironiquement ses distances — une théorie du langage, d’ailleurs fort ancienne : celle de la pertinence universelle de l’homonymie. C’est la théorie de « Ceux pour qui il n’y eut point de Babel » :
« M. Victor Fournié, dans son livre posthume paru il y a deux ans, Introduction à l’histoire ancienne, prouve, de façon incidente mais péremptoire, et sans aller jusqu’à le formuler lui-même en axiome, que pour qui sait lire, le même son ou la même syllabe a toujours le même sens, dans toutes les langues12. »
11L’attitude de Jarry à l’égard de cette théorie est intéressante. Son information linguistique — à commencer par sa connaissance de plusieurs langues étrangères — est suffisante pour lui en révéler l’« inexactitude13 » apparente : aussi le voit-on appuyer ironiquement son argumentation sur les exemples les moins convaincants, voire les plus grotesques. Et pourtant la théorie revient de façon périodique, non seulement dans des textes critiques, mais encore dans le tissu romanesque même :
« Les allitérations, les rimes, les assonances et les rythmes révèlent des parentés profondes entre les mots. Où, dans plusieurs mots, il y a une même syllabe, il y a un point commun (...) Babel, c’est un échafaudage trop récent pour avoir rien changé à l’absolu14 »
12ou :
« Antée ! Les paronymes ont un sens mystérieux et clair pour qui sait lire, et les jeux de mots ne sont pas un jeu (...). Son oncle et premier précepteur15, l’abbé de Saint-Pligeaux, lui avait enseigné que pour qui sait lire, il n’y a qu’une langue au monde, et que pour celui-là il n’y a jamais eu de Babel16 »
13Mieux encore : de façon absolument explicite, Jarry extrait de cette théorie des procédés de production textuelle qui sont utilisés de façon à peu près constante dans les Spéculations et dans La Dragonne, plus sporadiquement dans les autres œuvres. Un immense réseau de jeux de mots sous-tend, structure et, finalement, produit le texte de Jarry. N’en citons ici qu’un exemple : dans La Dragonne, l’épisode de l’enlisement au Mont Saint-Michel et de la dévoration des têtes par les porcs repose sur le jeu de mots pogrom/porc-grome17.
III) La lettre
14Un autre objet sémiotique hante le texte de Jarry, mais de façon plus souterraine : la lettre, à tous les sens du mot, typographique, orthographique, sémantique (il s’agit alors de la lettre « au pied de » laquelle on « prend » les mots), psychanalytique. Donnons quelques exemples :
la lettre typographique : Dans L’Almanach illustré du Père Ubu (Pléiade, pp. 612-615), le Père Ubu s’entretient longuement avec un frère Ignorantin et un petit nègre de la forme des lettres telle qu’elle est analysée par un manuel de lecture ;
la lettre orthographique : dans le même texte, Ubu justifie a posteriori les déformations graphiques qui affectent certains mots de la geste ubuesque :
« Les bougres qui veulent changer l’orthographe ne savent pas et moi je sais. Ils bousculent toute la structure des mots et sous prétexte de simplification les estropient18. Moi je les perfectionne et embellis à mon image et à ma ressemblance. J’écris phynance et oneille parce que je prononce phynance et oneille et surtout pour bien marquer qu’il s’agit de phynance et d’oneilles, spéciales, personnelles, en quantité et qualité telles que personne n’en a, sinon moi. » (Pléiade, p. 587)la lettre sémantique : c’est un procédé fréquent dans le texte de Jarry que de prendre les mots « au pied de la lettre ». Il est même justifié sur un plan apparemment théorique dans une Spéculation :
« Dans des antiquités vénérables, il paraît qu’un chameau traversait cette minuscule chose de métal — avec difficulté d’ailleurs, la tradition, en sa bonne foi, ne nous l’a point dissimulé. Nous prions de s’abstenir les correspondants charitables qui désireraient nous informer de la « vraie » signification, architecturale et géographique, de l’aiguille. Nous nous en tenons, et avec raison, à la lettre de l’histoire, car il n’y a que la lettre qui soit littérature. » (La Chandelle verte, p. 229)la lettre psychanalytique : en plusieurs points, le texte de Jarry est à proprement parler déchiré par l’occurrence apparemment aberrante, en tout cas strictement afonctionnelle d’une lettre, la lettre X19. On peut aussi se laisser aller à reconnaître le dessin de cette lettre dans plusieurs œuvres picturales de Jarry. Cette lettre n’est peut-être rien d’autre que la forme, prise au niveau de la manifestation textuelle, de la « trace mnésique inconsciente ».
IV) Fonctionnements textuels
15Le texte de Jarry est comparable à une machine, ou, plus précisément, une batterie de machines connectées entre elles : le sens surgit de diverses façons selon le fonctionnement des machines. Machines textuelles et intertextuelles, mais aussi, indissolublement, machines linguistiques. Donnons quelques exemples de leur fonctionnement.
16Quelques-unes fonctionnent au sein d’un texte clos. C’est le cas pour le chapitre des « Propos des Assassins », dans Les Jours et les Nuits. Les « Assassins » — le texte marque explicitement qu’il s’agit d’Haschichins20 — échangent, dans l’euphorie, des propos où seul le plan du signifiant est pertinent. D’où un discours qui, syntaxiquement articulé de façon pleinement satisfaisante, fait apparaître des mots étranges : néologismes, mots-valises, à la limite simples paquets de phonèmes, qui en viennent à échapper à toute contrainte grammaticale :
néologismes : le seul néologisme caractérisé qui ne soit pas un mot-valise est le suffixe contrebanderie (Pléiade, p. 822) ; — le verbe se déplayer (Pléiade, p. 823) est en réalité un archaïsme, attesté chez Rutebeuf — que Jarry lisait, comme le prouve l’étymologie qu’il donne du nom de Sengle21 — avec le sens de « couvrir de plaies ».
mots-valises :
instintestincts superpose instincts et intestin (Pléiade, p. 827) ;
madrécoraux combine madrépore et coraux, lui-même généré par l’occurrence de cor au pied (Pléiade, p. 822) ;
parallélirésultante et rhizomorhododendron sont de formation transparente (Pléiade, pp. 827 et 828) ; périphéresthésie (p. 825) écrase l’un contre l’autre périphérie et esthésie ;
d’autres mots sont plus étranges encore. Ainsi vibriards, apparemment résultat de la contamination de milliards par vil (p. 821), mais avec des éléments adventices — le -br- —d’origine inconnue. Par un phénomène d’haplologie, bâton et tombe (le verbe) donnent bâtombe (Pléiade, p. 826), qui, substantif par la distribution syntaxique, est verbe par le sens. Type de formation où l’on est évidemment tenté de retrouver la condensation, au sens freudien et/ou lacanien du mot : travail qui écrase les unes contre les autres les particules du signifiant, sans se soucier des articulations et catégories proprement linguistiques. Le point ultime de ce type de formation est atteint par adaboua :
« Si tu es l’homme des bois, tu es l’homme des planches, un homme brouhaha des bois, adaboua. » (Pléiade, p. 825).
17Adaboua, qui échappe à toute articulation syntaxique, est produit par la condensation des phonèmes de brouhaha et de bois, en outre réorganisés de façon anagrammatique. Le donné linguistique est ici réduit à une sorte d’étoffe, dans laquelle les Assassins se donnent le droit de « tailler » (le terme est explicitement employé par l’un d’eux) sans autre contrainte que celle du signifiant.
18Le spectacle est tout différent dans L’Amour absolu. La machine textuelle a ici pour fonction de déconstruire la négation. Elle y parvient de deux façons :
« Je ne veux pas ! — Réveille-toi ! Pas quoi ? Dis-le encore ? Pas... Pas... Papillon » (Pléiade, p. 928) et un peu plus bas : « Miriam évoqua son semblable-en-métamorphose : Je ne veux pas... pas... papillon » (Pléiade, p. 946).
« La place est vide comme le siège d’un spectre de théâtre. Le trône où ne s’est assis Personne. Personne. L’une des Personnes » (Pléiade, p. 945).
19Dans les deux premiers exemples, c’est la paronymie, pourtant très partielle, de pas et de papillon qui entraîne la métamorphose (la métaphore est soulignée explicitement) de l’un en l’autre. Dans le troisième exemple, c’est l’homonymie (et l’identité étymologique) des deux mots personne qui rend possible leur confusion. Le résultat est le même : la négation en tant que forme linguistique se trouve à son tour déniée. Se construit alors le langage — sans négation, comme celui du rêve — de la Vérité, ainsi redéfinie :
« La Vérité humaine, c’est ce que l’homme veut : un désir.
La Vérité de Dieu, c’est ce qu’il crée.
Quand on n’est ni l’un ni l’autre — Emmanuel —, sa Vérité, c’est la création de sondésir. » (Pléiade, p. 950).
20D’autres machines sont plus complexes. Elles font en effet jouer les uns sur les autres plusieurs « textes » apparemment distincts, et susceptibles d’être légitimement lus de façon autonome. L’exemple le plus frappant est celui du cycle ubuesque, dans ses relations avec César-Antéchrist, et, indirectement, avec Les Minutes de sable mémorial, les Gestes et opinions, voire Les Jours et les Nuits — dont l’un des chapitres est intitulé « Pataphysique » (Pléiade, p. 793).
21Lu comme texte autonome, Ubu roi ne comporte pas de contenu sexuel immédiatement lisible. A cette assertion, une seule preuve, mais décisive : les lectures « non sexuelles » d’Ubu roi sont fréquentes, même de la part de ces professionnels de la lecture que sont les critiques22. Ils décrivent le texte comme un « drame historique23 », une « farce politique24 », etc. De telles lectures — et bien d’autres encore — sont, à leur niveau, légitimes. Elles se heurtent toutefois, au long du texte, à des obstacles, blocs d’illisibilité impossibles à contourner et difficiles à intégrer : ce sont ces « mots d’auteur » — on dirait mieux « mots de textes » — que sont les néologismes, les déformations lexicales, les composés de forme aberrante, etc. Devant ces formes, deux attitudes : les neutraliser par l’histoire, les renvoyer au pittoresque des « sonorités », de la « fraîcheur » ( ?), de l’« actualité » ( ?)25. Ainsi pour le mot inaugural d’Ubu roi : le fameux Merdre, hurlé par Ubu dès le lever du rideau, sans même l’ombre d’une justification dramatique ou psychologique. Désir de scandale ? C’est l’évidence, et le résultat suivit, comme le prouvent les démêlés de Jarry avec le service de la Censure théâtrale26. Mais le mot merde eût été à cet égard aussi efficace — peut-être plus, car on a pu analyser l’infixation du -r- comme marque d’euphémisation ! Ce qui arrête le lecteur, c’est précisément cet infixe insolite. Et c’est alors que fleurissent les analyses historiques (merdre prononciation populaire, comme robre pour robe27, merdre imposé par les parents comme substitut moins brutal que son étymon28, etc.) ou esthétisantes (« un accent neuf et la plus affirmative des sonorités29 », « une majesté, une puissance plus grande30 », etc.). Analyses dont on conviendra qu’elles n’éclairent en rien la valeur du mot dans le texte. On ferait des remarques du même ordre sur les autres mots spécifiques du texte d’Ubu roi : phynance, par exemple, a été présenté comme une graphie archaïsante31 ou comme une fantaisie pédantesque d’élève de philosophie32. On a décelé, en bouffre et en tuder, des traces de parlers provençaux, etc.
22Exactes — elles le sont pour bouffre33 et, vraisemblablement, pour tuder34 —, inexactes ou seulement discutables, de telles analyses laissent les mots à leur illisibilité. Les choses ne commencent à s’éclairer que lorsqu’on s’aperçoit qu’Ubu roi peut être lu comme élément d’un « intertexte » plus complexe. Précisons : la quasi-totalité du texte d’Ubu roi est insérée dans César-Antéchrist, dont elle constitue l’« Acte Terrestre ». Or le texte de César-Antechrist comporte un contenu sexuel aussi explicite et redondant que possible, notamment manifesté par l’« Acte Héraldique », qui précède l’« Acte Terrestre » et s’articule avec lui de façon parfaitement précise. Il est donc inévitable que le contenu d’Ubu roi se trouve, par cette insertion, totalement sexualisé, tant dans sa structure narrative que dans ses éléments lexicaux. Citons un détail entre tous révélateur : le Bâton-à-Physique est, dans le texte d’Ubu roi lu indépendamment, une arme offensive utilisée par le. Père Ubu. Mais, dans l’« Acte Héraldique », le même Bâton-à-Physique, qui bénéficie du double statut de pièce du blason et de personnage, est explicitement donné comme symbole phallique. Ce second contenu se trouve donc nécessairement affecté au Bâton-à-Physique de l’« Acte Terrestre ». On ferait sans difficulté de semblables démonstrations pour d’autres éléments du texte, à commencer par le personnage d’Ubu, explicitement donné comme « double » de César-Antechrist, qui lui-même est l’un des nombreux termes de l’exubérant inventaire de la symbolique phallique.
23On voit la spécificité de ce type de fonctionnement à la fois textuel et linguistique. Le contenu du texte ne se trouve pas à proprement parler transformé, ni inversé, mais stratifié, feuilleté. Il devient possible de le lire, de façon continue, sur un double registre. Quand on procède à la lecture sexuelle, on constate que les mots déformés ou néologiques perdent leur caractère de blocs illisibles : ils se placent au contraire, de façon aussi cohérente que possible, sur la ligne du contenu sexuel. Ainsi les Palotins, dont la désignation repose sur la paronymie pal — phalle (voir le curieux dérivé pallοïde). Quant aux noms qui leur sont affectés — Giron, Pile, Cotice — ils sont empruntés au lexique de l’héraldique, chez Jarry constamment sexualisé. Il est d’ailleurs possible d’affecter à chacun d’entre eux — ainsi qu’au nom de Bordure — un contenu sexuel compatible avec l’aspect de la pièce du blason qui leur sert de nom. La Phynance ? La déformation graphique a pour fonction de marquer la relation avec la Physique. Ainsi se trouvent paradigmatiquement mis en place les deux aspects de l’activité sexuelle d’Ubu : la physique connote ses comportements sadiques (dont les instruments sont — précisément — le Bâton-à-Physique, doublé du petit bout de bois à oneilles) ; la phynance, métaphorise la substance fécale, objet des convoitises ubuesques. Et l’on voit qu’il n’est même pas nécessaire, ici, de faire appel aux données psychanalytiques, pour lesquelles l’équivalence symbolique argent = fèces est un élément constant.
24Reste l’énigmatique lexème merdre. Il condense, en sa « jaculation joculatoire », les deux aspects — excrémentiel et sexuel — du contenu du texte. D’où sa place à l’initiale absolue du drame : « mot », selon la belle formule de Lacan, « d’avant le commencement ».
25Nous avons jusqu’à présent passé sous silence la pataphysique. Son statut est plus complexe que celui des mots qui viennent d’être étudiés. Car il est évolutif. Le terme apparaît dès les textes de l’époque rennaise : dans Ubu cocu, Achras lit avec étonnement la carte de visite qui lui est remise par Ubu : « Monsieur Ubu, ancien roi de Pologne et d’Aragon, docteur en pataphysique. Ça n’est point compris du tout. Qu’est ce que c’est que ça, la pataphysique ? » (Pléiade, p. 496). Et il faut bien avouer que la réponse donnée par Ubu à cette question est un peu décevante : « La pataphysique est une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir » (p. 497). La pataphysique est absente du texte d’Ubu roi. Mais point tout à fait de celui de César-Antechrist, où elle se manifeste sous la forme du dérivé pataphysicien : « Axiome et principe des contraires identiques, le pataphysicien, cramponné à tes oreilles et à tes ailes rétractiles, poisson volant, est le nain cimier du géant par-delà les métaphysiques ; il est par toi l’Antéchrist et Dieu aussi, cheval de l’Esprit, Moins-en-Plus, Moins-qui-es-Plus, cinématique du zéro restée dans les yeux, polyédrique infini. » (Pléiade, p. 290). Ainsi se manifeste l’ancrage sexuel de la pataphysique — car les éléments mis en scène dans cette chevauchée fantastique fonctionnent tous, dans le texte de César-Antechrist, comme symboles sexuels. Plus tard, la pataphysique est soumise à diverses dérives. Dans Les Jours et les Nuits — dont l’un des chapitres est précisément intitulé « Pataphysique » — ellle finit par désigner, selon la belle formule de Jacques Bonnaure35 » cette technique, apparentée à la toxicomanie, destinée non à fuir la réalité, mais à la faire fuir et à se garantir de son atteinte » — et finalement la pratique de production textuelle mise en œuvre dans le texte même des Jours et les Nuits. Dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, la pataphysique donne lieu à une série de définitions de style caricaturalement universitaire :
26« La pataphysique, dont l’étymologie doit s’écrire ἒπι (μετά τά φυσіκά) et l’orthographe réelle ’pataphysique, précédé d’une apostrophe, afin d’éviter un facile calembour, est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d’elle-même (...) » (Pléiade, p. 668). Et plus bas :
« Définition : La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité » (Pléiade, p. 669).
V) Les néologismes jarryques dans le lexique commun
27Jarry en son temps eut, à l’occasion de la représentation d’Ubu roi (10 décembre 1896), un gros succès de scandale. Mais le reste de son œuvre passa, à des degrés divers, à peu près inaperçu. C’est dire que, en dehors de la brève période où fleurirent les comptes rendus — parfois enthousiastes, plus souvent indignés — d’Ubu roi, les éléments spécifiques de son lexique n’eurent à peu près aucune diffusion. C’est tout juste si on peut noter, chez quelques écrivains lecteurs de son œuvre, un petit nombre d’emplois — de caractère ludique — de termes tels que merdre, phynance, pataphysique36. Décerveler a quelque succès, notamment chez Anatole France. Mais il ne s’agit pas nécessairement d’une référence à Jarry. Après la guerre de 1914-1918, le croc à phynance manifeste de loin en loin sa présence dans le style journalistique. Le couturier Paul Poiret donne à un volume de mémoires le titre Art et Phynance (1934). C’est surtout après la deuxième guerre mondiale que l’on observe l’intégration progressive de quelques termes au lexique commun. Il s’agit essentiellement de pataphysique et de l’adjectif ubuesque.
28Pataphysique présente la particularité d’être utilisé tantôt de façon péjorative, pour désigner une activité intellectuelle futile et farfelue (« une pataphysique de bazar » : la philosophie de Louis Pauwels décrite par Claude Manceron, novembre 1979), tantôt de façon laudative : ainsi dans la désignation du Collège de ’Pataphysique, fondé en 1948. Cette institution, qui subsiste en 1985 sous le nom de Cymbalum Pataphysicum, a publié une masse considérable de travaux, le plus souvent étiquetés par le terme pataphysique.
29Quant à ubuesque, il prend dans l’usage contemporain le sens — finalement assez éloigné des traits de l’univers d’Ubu — de « simultanément absurde et odieux ». Tantôt c’est le premier aspect qui est accentué. Ainsi dans cette description d’une délibération au Sénat : « Le règlement de l’Assemblée a encore accentué le caractère ubuesque d’une discussion qui se prolongeait à vide, ayant pour seul objet de permettre, la semaine prochaine, l’ouverture d’une seconde délibération sur le même texte » (Le Monde, 11 novembre 1978). Tantôt c’est sur l’odieux que porte l’insistance. C’est le cas dans cette appréciation de l’ouvrage de Tadeus Moczarski, Entretiens avec le bourreau : « C’est un des dirigeants du ghetto de Varsovie que, par un mélange de perversion bureaucratique ou de sadisme inerte, l’administration polonaise a enfermé avec un des liquidateurs nazis du ghetto : huis-clos ubuesque et terrible. » (Le Matin, 20 septembre 1979). On se laissera aller à remarquer ici le retour attendu d’Ubu en Pologne, et à rappeler la mise en garde de Jarry : « Quant à l’action qui va commencer, elle se passe en Pologne, c’est-à-dire Nulle Part. » (Pléiade, p. 401).
Notes de bas de page
1 Œuvres Complètes, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard 1972. Pigner est incontestablement un mot de l’Ouest, attesté par exemple dans un lexique du parler vendômois. Le problème est de savoir si on ne le trouverait pas aussi... en Bretagne. Il caractériserait alors le parler des lycéens de Rennes, et non spécifiquement celui de Jarry.
2 Le contexte fait allusion à des manifestations de mécontentement et de colère.
3 Œuvres complètes, Monte-Carlo, Éd. du Livre, et Lausanne, Henri Kaeser, 1948, 8 vol. in 8° ; La Dragonne, t. V, p. 132. Cette édition est citée pour toutes les œuvres qui ne figurent ni dans la Pléiade, I, ni dans La Chandelle verte (voir note 10).
4 Voir, sur ce problème, les indications fournies dans le premier volume des Œuvres complètes de Jarry, Bibliothèque de la Pléiade, éd. citée note 1.
5 Pour nous limiter au lexique : arabe comme terme d’injure, bélître, chambre avec le sens de « pièce », estocader, jambedieu, lumelle, valeur avec le sens de « courage », vertu avec le même sens, etc.
6 Par exemple : « Tiens ! Polognard ! soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, communard ! » (Pléiade, p. 395).
7 Citons l’un des plus déplorables : « Mère Ubu. — Il faut la prendre par la douceur, sire Ubu, et vous verrez qu’elle est au moins l’égale de la Vénus de Capoue. Père Ubu. — Qui dites-vous qui a des poux ? » (Pléiade, p. 392).
8 Par exemple : andouille comme terme d’injure, binette avec le sens de « tête », capon, ficher, flingot, gueuler, sagouin, se brosser le ventre, etc.
9 Certains traits de la syntaxe de Jarry s’expliquent peut-être par des calques de la syntaxe allemande : ainsi cette mise en facteur commun de la seconde partie d’un composé : « Phynance justi- et purificatrice de tout » (Pléiade, p. 338).
10 Par exemple il s’intéresse au problème de « La place des mots » (La Chandelle verte, Le Livre de Poche, Paris, Librairie Générale Française, 1969 ; 1 vol., 695 p., pp. 68-69).
11 Par exemple dans « Hannetons, hameçons et Hanotaux » (La Chandelle verte, pp. 66-67), il étudie plaisamment — mais de façon bien informée — le problème de l’h muette ou aspirée.
12 La Chandelle verte, p. 298.
13 « Inexactitude » qui dépend évidemment du type de point de vue adopté à l’égard de la langue. Le concept lacanien de lalangue, « lieu de toutes les équivoques », ou certaines définitions de la différentielle signifiante chez J. Kristeva permettraient évidemment de réintégrer les conceptions jarryques plus commodément que ne le feraient les concepts des linguistiques structurales ou génératives...
14 La Chandelle verte, p. 301.
15 Il s’agit du précepteur d’Erbrand Sacqueville, héros de La Dragonne.
16 La Dragonne, Œuvres complètes, éd. citée note 3, t. V, p. 130.
17 Le sinistre mot pogrom était, à l’époque, d’introduction toute récente.
18 La « bataille de l’orthographe » battait alors son plein !
19 Voir sur ce problème, Michel Arrivé (1976, 3.2), Lire Jarry.
20 Voir par exemple : « D’autres haschichins qui n’avaient point parlé sont étendus par terre, dans la vomissure » (Pléiade, p. 828).
21 « Singulum : Sans avoir m’a laissié tout sengle (Rutebeuf). » (Pléiade, p. 747).
22 Quel que soit par ailleurs leur degré de naïveté à l’égard du texte : ici Béhar s’égale à Chauveau.
23 H. Béhar, Jarry, le monstre et la marionnette, Paris, Larousse 1973, p. 57.
24 C’est ainsi que fut catalogué Ubu roi quand, en 1976-1977, il fut inscrit au programme de l’agrégation.
25 Voir Béhar, op. cit., p. 85.
26 Voir le Ubu de Noël Arnaud et Henri Bordillon (A. Jarry, Ubu, présentation et annotation par N. Arnaud et H. Bordillon, Paris, Gallimard, 1978, Coll. Folio), pp. 453-454.
27 Carey-Taylor, « Le vocabulaire de Jarry dans Ubu roi », CAIEF, volume 11, mai 1959, pp. 307-322.
28 Ch. Chassé, D’Ubu-Roi [sic] au Douanier Rousseau, Paris, Nouvelle Revue Critique, 1947, pp. 40-41.
29 Rachilde, Jarry ou le Surmâle de lettres, Paris, Grasset, 1928, p. 80.
30 Paul Chauveau, Alfred Jarry, ou la naissance, la vie et la mort du Père Ubu, Paris, Mercure de France, 1932, p. 82.
31 Carey-Taylor, op. cit., p. 311.
32 Ch. Chassé, CAIEF, volume 11, mai 1959, p. 365.
33 Bouffre est effectivement représenté par diverses formes dans Lou Trésor dou Felibrige.
34 Tuder représenterait le provençal tudar, cité par Littré dans la partie étymologique de l’article tuer. Il est assuré que Jarry utilisait fréquemment le Littré.
35 « Les Jours et les Nuits : une chronique perverse », L’Étoile-Absinthe, n° 4, décembre 1979, pp. 31-36.
36 Gide et Valéry emploient ces termes dans leur correspondance autour de 1900.
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