La langue poétique
p. 432-466
Texte intégral
1Tout fait problème dans ce titre : le point de départ comme le point d’arrivée choisis ; le concept même de « langue poétique » : existe-t-il une « langue poétique » – et sur quel corpus fonder une analyse de ses caractères propres ?
A) Problème de « périodisation »
2Dès lors que l’historien pratique une coupe dans le cours du temps, il accomplit un geste arbitraire. Cependant, au regard du présent chapitre, une heureuse coïncidence se présente à point : Jules Romains ayant déclaré, dans son discours de réception à l’Académie : « ... de 1815 à 1914 – car c’est bien ainsi que l’on s’accorde maintenant à délimiter le xixe siècle vrai... », G. Duhamel lui répondit : « Quand les symbolistes parlaient de l’année 1885 (...) ils laissaient paraître, dans leur voix, ce léger frémissement qu’on réserve aux dates sacrées... » et plus loin : « La fameuse révolution de 1885, la révolution de nos symbolistes, en bouleversant la poésie, avait inquiété les prosateurs » – observation de prix, car elle marque à la fois l’autonomie au moins relative d’un phénomène poétique et son influence sur le cours même de l’histoire de la prose.
3Cette convergence des métamorphoses et des ruptures touche non seulement poésie et prose, mais tous les arts. En 1960, J. Cassou put donner à l’exposition « Les sources du xxe siècle » le sous-titre suivant : « Les arts en Europe de 1884 à 1914 ». De fait 1884, c’est la première année du Salon des Indépendants, c’est la dernière du géant romantique, c’est l’éclosion d’À Rebours, des premiers Poètes maudits en attendant celle des Illuminations... Au demeurant, si l’on souhaite un peu arrondir, rien n’interdit de remonter jusqu’à 1880. Verlaine nous donne sa caution : « C’est vers 1880 que s’accentuèrent les diverses tendances de la nouvelle « fournée » de poètes qu’honorent une audace judicieuse le plus souvent et l’amour des bonnes lettres qu’il faut1 ».
4A quoi J. Ajalbert fournit un écho plein de sel : « Toute cette fermentation de renouveau poétique, vers 1880, sous le règne de Jules Grévy-le-Pingre... 2 ».
5Nous voilà donc devant ce fait daté, patent : un renouveau de la poésie – audacieux, véhément, diversifié. Cependant, il reste à savoir s’il appartient à l’histoire de la langue et s’il s’agit au moins d’une mutation du langage poétique.
B) Quelle langue poétique ? – Quel corpus ?
6La première question est fondamentale, et n’intéresse pas la seule période ici envisagée. R.-L. Wagner le notait un jour : il est comme entendu que « la poésie est un objet d’études littéraires ; mais la langue poétique, considérée en tant que telle, n’a pas inspiré beaucoup de travaux sérieux et satisfaisants ». Et quand ceux-ci existent, ils relèvent de la stylistique, non de l’histoire de la langue. Or, comment ne pas admettre que la poésie représente une véritable langue dans la langue et qu’en tous cas « une langue est en cause et que les conditions de son emploi par les poètes relèvent, après tout, de la linguistique au même titre que celles des langues spéciales3 ».
7La vraie difficulté (pourquoi s’en cacher ?) réside en ceci que la poésie prend corps à travers des œuvres dont les unes, en grande quantité mais de faible qualité, ont vite fait de se fondre dans l’anonymat, mais dont les autres, marquées par le génie, émergent et se détachent. Dès lors, les échantillons de langue que celles-ci présentent ne sont plus vraiment à l’intérieur, mais aux confins de l’idiome : la langue poétique apparaît alors comme une langue-limite, ou une limite de langue.
8Là-devant, deux réactions opposées se manifestent, à l’époque des Symbolistes comme de nos jours. Pour les uns, la langue poétique est la plus vraie, parce que la plus calculée, la plus voulue ; c’est la langue par excellence, glorifiée comme telle, l’en-soi de la langue. Ainsi G. Kahn : « Les romanciers ? La prose est outil de conversation. Le vers ? Il faudrait la flexion perpétuelle de la strophe déclarée seule unité4 ». Mais aussi bien, l’autre saison, R. Debray : « La langue est la substance même de l’être national, et la poésie, plus encore que la prose qui n’a de rapport qu’instrumental à la langue, voue à cette dernière un culte5 ».
9Cependant, à partir de la même idée première, d’autres ont pu aboutir à une conclusion presque inversée. Tel V. Segalen, témoin de langue précieux puisqu’il a écrit d’abord presque toutes ses Stèles en prose, puis les a retravaillées jusqu’à en faire de la poésie : « Le style en doit être ceci qu’on ne peut pas dire un langage car ceci n’a point d’échos parmi les autres langages et ne saurait pas servir aux échanges quotidiens : le Wên...6 ».
10Pour le coup, c’est aller trop loin : s’il n’y avait point du tout d’échos, en effet ce ne serait pas un langage. Or les échos vont, aujourd’hui même, se multipliant. Reste que le poète est mû par le désir, employant les matériaux de sa langue, de fuir leur usage ordinaire. D’où l’on conclura : parler de « langue poétique », c’est manier plus ou moins la métaphore. Il existe par le fait un ou plutôt des langages poétiques : l’expression est chez Laforgue. Disons, si l’on préfère une variante due à Verlaine : des « phénomènes poétiques français7 » qui s’inscrivent soit à l’intérieur, soit sur les frontières de la langue, selon les cas. De toute manière, ils méritent largement d’être étudiés par l’historien, au moins comme témoignages précieux. En effet, d’une part ils émanent d’écrivains, c’est-à-dire d’usagers professionnels de la langue, très attentifs à l’outil qu’ils manient, à l’art de s’en servir et à ses possibles performances. D’autre part, ils représentent un secteur et un registre de langue particuliers, d’une valeur éminente, intéressants à observer ne fût-ce que dans leur rapport, variable selon les cas, à la langue commune.
11Voilà indiqués des champs d’investigation dont il faut avouer, après R.-L. Wagner, qu’ils commencent à peine d’être reconnus ; en sorte que le présent chapitre d’histoire n’offrira guère mieux qu’une suite de chantiers à ouvrir. Qu’il s’agisse du dialogue entre la langue et les poètes, ou de la rencontre entre la langue et les œuvres, on se bornera à jalonner la recherche. Encore faut-il savoir à quels poètes, à quels groupes ou écoles s’en tenir, autrement dit à quels courants de langage poétique, chacun représentant un faisceau de tendances d’expression assez perceptible pour compter dans l’histoire de la langue.
12Nul corpus n’échappe aux objections, et il arrive que le moins élaboré paraisse le plus satisfaisant. C’est ainsi qu’après avoir fait le tour des manuels et panoramas de la poésie d’expression française de 1880 à 1914, dont chacun comme de juste trie et classe, l’historien a le sentiment de rencontrer enfin le vrai de la production poétique lorsqu’il se plonge dans les abondants « Morceaux choisis » des Poètes d’aujourd’hui, édités par « l’érudit Adolphe Van Bever » et « l’effronté Paul Léautaud8 » à partir de 1900. Le parti retenu est d’une provocante simplicité : 75 poètes classés par ordre alphabétique, répartis par tiers sur trois volumes, chaque tranche d’extraits étant accompagnée d’une notice bio-bibliographique aussi dense que sobre. L’examen suivi de ces trois volumes procure plusieurs bénéfices substantiels : d’abord il permet de mesurer la hauteur où se situent les « phares » auxquels la plupart des autres Morceaux choisis accordent un quasi monopole, privant par là le lecteur de toute visée réellement comparative ; ensuite il met en évidence un certain nombre de constantes ou dominantes à travers le vaste intertexte ainsi composé pour la plus grande part de minores dont, il faut oser le dire, la fréquente banalité surprend et afflige. Elle atteste du moins, au yeux du recenseur appliqué, que pour la période en cause l’expression « langue poétique » possède un sens. Encore la perspective risque-t-elle d’être spécieuse (c’est un grief qu’on peut adresser à cette compilation) : les deux éditeurs n’ont sans doute pas toujours poussé le scrupule jusqu’à choisir les pièces les plus moyennement représentatives de chaque poète.
13Quant à la distribution des « premiers rôles » la plus significative du point de vue de l’histoire et de la typologie du langage poétique, elle pose d’assez rudes problèmes, le propre des œuvres de génie étant de se dérober au temps et aux normes. Sainte-Beuve, vers sa fin, avait mélancoliquement annoncé la disparition des « groupes » ou des « familles littéraires », au profit de « types » cultivant leur isolement9. La période 1880-1914 à la fois confirme et infirme : jamais il n’y eut autant d’Écoles, de Groupes, de Cercles, ni pareille quantité de Revues et de Manifestes ; mais cette prolifération même est un signe de conflits et d’éclatements incessants. Cela dit, il n’est pas trop malaisé de repérer des lignes de force, permettant de situer les principaux « Mouvements » poétiques, c’est-à-dire quelques « modèles » par référence auxquels se laissent définir des écritures-types attestées par des créateurs reconnus d’un côté, par des cohortes de suiveurs de l’autre.
14Ce double catalogue analytique étant dressé, trois axes nous guideront vers les types de contenus et d’expressions : le premier allant du poète à son langage et à la langue ; le second des thèmes et contenus spécifiques aux conditions d’emploi de la langue qu’ils commandent ; le troisième enfin, consacré plus étroitement aux moyens d’expression, s’écartant le moins possible des rubriques habituelles : phonétique ; vocabulaire ; syntaxe ; prosodie même dans la mesure, si importante durant la période considérée, où son évolution influence de manière très directe les rapports entre discours poétique et usage commun de la langue.
* * *
I) Les « Écoles » et la mise en place des modèles
15La situation de la poésie vers 1880-85 est, à bien des égards, fausse – en tous cas faussée par le phénomène Hugo. La royauté de l’exil, puis l’ampleur de son patriarcat parisien ont eu pour incontestable effet de gêner et de retarder la reconnaissance des nouveaux venus.
16Songe-t-on qu’à un an près Les Fleurs du Mal ont paru en même temps que Les Contemplations ? Ou encore, pour en venir à notre période, qu’en 1881 sont publiés à la fois les Quatre Vents de l’Esprit et Sagesse ?
17Seulement Baudelaire, désavoué comme artiste par Sainte-Beuve, condamné par la justice bourgeoise, sera en fait exclu des palmarès officiels pendant un demi-siècle : qu’on relise les premières éditions du célèbre manuel de Lanson ! Sans doute les plus grands ne s’y sont-ils pas trompés, mais eux-mêmes sont largement méconnus. Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, beaucoup d’autres encore, saluent en Baudelaire le véritable initiateur de la Poésie moderne. Non pas tous au demeurant de la même voix – et ceci importe à notre propos : pour les uns il a créé une nouvelle « langue » ; pour d’autres ses ressources d’expression ne sont pas à la hauteur de sa nouveauté d’inspiration. Des Esseintes, selon Huysmans, voue une « admiration sans borne » à « cet écrivain qui, dans un temps où le vers ne servait plus qu’à peindre l’aspect extérieur des êtres et des choses, était parvenu à exprimer l’inexprimable, grâce à une langue musculeuse et charnue qui, plus que toute autre, possédait cette merveilleuse puissance de fixer avec une étrange santé d’expressions, les états morbides les plus fuyants, les plus tremblés, des esprits épuisés et des âmes tristes10 ».
18Voilà ce qui s’appelle transplanter les Fleurs du Mal dans les serres de la Décadence ! De fait, Verhaeren témoignera : « C’est de lui qu’est sortie toute la génération littéraire actuelle ; c’est lui qu’elle a étudié, c’est lui qu’elle décalque et qu’elle imite11 ». R. de Gourmont, amateur sagace des faits de langue autant que des poètes, dit la même chose, avant d’ajouter une nuance de poids : « Toute la littérature actuelle et surtout celle qu’on appelle symboliste, est baudelairienne, non sans doute par la technique extérieure, mais par la technique interne et spirituelle, par le sens du mystère12 ».
19Mais c’est à Rimbaud que revient le jugement du vrai linguiste, dans un texte entre tous cité : « Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles13 ».
20Mallarmé pour sa part – H. de Régnier en particulier l’atteste14 – éclairait de trois flambeaux les chemins de la poésie : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, et faisait du premier l’un des plus constants sujets de ses Mardis.
21Voilà pour la vérité d’arrière-plan, perçue de quelques-uns. Mais sur le devant de la scène que se passe-t-il ?
22Leconte de Lisle succède a Hugo a l’Academie, consacrant le triomphe extérieur de la lignée parnassienne : Banville, Sully-Prudhomme, puis Heredia et, par contamination familiale et non sans variations, H. de Régnier.
23Cependant, l’éclat de cette École un temps régnante fait trop oublier la continuité de l’influence romantique dont demeurent marqués quantité de poètes réputés aujourd’hui mineurs, mais qui étaient les seuls à posséder vraiment un public : c’est de ce côté que l’historien devra se tourner s’il veut rendre compte de l’état du langage poétique le plus couramment utilisé de 1880 à la fin du xixe et même au début du xxe siècle. A cet égard doit être corrigée une erreur d’optique assez commune : la critique fait état volontiers d’un néo-romantisme fin de siècle, marqué, selon le titre si juste de Mac Orlan, par l’inflation sentimentale. L. Blum lui-même écrivait : « ... Le retour au Romantisme fut, il y a dix ans (i. e. vers 1895-1900), le caractère du mouvement poétique. Ce qu’on a nommé l’humanisme ne fut qu’un romantisme rajeuni15 ».
24Au vrai, la veine romantique ne s’est jamais tarie : elle prend seulement figure de résurgence lorsque décroissent les grands courants du Symbolisme, et que ne s’affirme pas encore en pleine évidence la montée de « l’Esprit nouveau ». Des remarques analogues pourraient être faites à propos de ce qu’on a nommé « néoclassicisme » et « néo-symbolisme ». Ce sont autant de queues d’Écoles ou de tendances où se retrouvent tous ceux que n’habite point la puissance d’innover.
25Un autre défaut de perspective vient de l’habitude qu’ont prise les « spécialistes » de traiter isolément ouvrages de poésie et de prose ; en fait, leurs destins sont de plus en plus liés, à mesure que s’estompent les séparations entre les genres, et d’abord quant à la langue et à ses modes d’emploi. Pour la période qui nous occupe, une histoire conjointe de la poésie et du roman serait éclairante.
26Du côté du roman, l’évolution esthétique paraît bien continue et claire, au moins dans les principes et la pratique des plus grands. Du romantisme au réalisme puis au naturalisme, la trajectoire possède à la fois un sens et une direction ; il est manifeste en outre que, sous l’effet de la force acquise, elle se précipite vers sa limite : partant de la passion du pittoresque, elle passe par le soin plus appliqué de « rendre » le vrai, avant de s’exercer sur le réel le plus plat et le plus bas. Une réaction, fatale, se produit ; elle est double.
27Dans le champ même de l’art romanesque et jusque dans les rangs de l’École naturaliste, des protestations s’élèvent contre les excès de vulgarité. En témoignent par exemple le « Manifeste des Cinq16 » et – cas littérairement plus célèbre – Huysmans, passant du naturalisme de Marthe au contre-naturalisme d’abord symboliste et névrosé d’À Rebours, puis décidément mystique avec En Route et La Cathédrale.
28Du même coup, cependant, la poésie apparaît aux dévots de l’Art comme une riposte et un refuge. Ainsi s’explique le succès de l’art parnassien, qui contraste avec le naturalisme par chacun de ses traits : inspiration mythique, noblesse des thèmes, forme hautaine et ouvragée. Ainsi se comprennent les conditions dans lesquelles Huysmans change de cap : il ne se contente pas de modifier sa propre esthétique et sa propre langue romanesque ; il en appelle, lui aussi, à la Poésie. Non point la parnassienne qui ne l’intéresse guère, mais la descendance symboliste de Baudelaire : Verlaine, Mallarmé, auxquels il joint, sur un second plan, Tr. Corbière, Villiers de l’Isle-Adam, Al. Bertrand17. Quelques mots de des Esseintes sur Mallarmé requièrent ici l’attention, car ils définissent la part à ses yeux prépondérante des faits de langage dans une poétique neuve :
29« Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une langue adhésive, solitaire et secrète, pleine de rétractions de phrases, de tournures elliptiques, d’audacieux tropes (...) des surprises d’images nouvelles et invues surgissaient à tout bout de vers ». (pp. 297-9).
30Tout cela se résume en deux points-clés : d’une part l’antagonisme Symbolisme vs Naturalisme, traduit avec vigueur par R. de Gourmont18 : « Il n’y a aucun doute sur les tendances des nouvelles générations littéraires : elles sont rigoureusement antinaturalistes (...) nous nous sommes éloignés d’une littérature dont la bassesse nous faisait vomir ». De là les changements de thèmes et de langage dans le roman et un regain parallèle de la poésie. D’autre part, au sein de l’évolution du genre poétique, le développement de deux tendances principales : l’une issue plus directement dans les faits, quoique par réaction, du romantisme est celle du Parnasse ; l’autre, fille de Baudelaire, est celle des Symbolistes et Décadents.
31Voilà pour les lignes de faîte : une analyse plus poussée devra prendre en compte au moins trois facteurs importants. D’abord le divorce entre Parnassiens et Symbolistes n’est pas aussi consommé que les protagonistes l’affirment : où classer, par exemple, les débuts de Verlaine et la fin d’H. de Régnier ? Ensuite, les œuvres rangées vaille que vaille sous la bannière symboliste ou décadente se diversifient à l’infini, et d’autres lignes de partage, souvent d’ailleurs de nature linguistique, conduiront à distinguer ici une veine prosaïste, intimiste, familière, là une ou plusieurs tendances à la recherche soit de l’idée, soit de la forme rare, difficile. Un autre couple, qui voisine sans toujours se confondre avec le précédent, oppose les dionysiaques aux apolliniens... Enfin, lorsqu’on descend du génie vers le talent, c’est-à-dire de l’exception vers le grand nombre, il faut bien reconnaître que l’on passe en même temps des oppositions fortement marquées vers les proximités indistinctes.
32R. de Gourmont a dit cela de manière aussi franche que pudique : « Le verger est très divers, très riche, trop riche ; – la densité des feuilles engendre de l’ombre et l’ombre décolore les fleurs et pâlit les fruits19 ».
33Faut-il tenter des recensements, et s’essayer à reconnaître, à travers la production poétique entre 1880 et 1914, des réseaux ou des familles ? – Une chose est certaine : poètes et critiques (ceux-ci ne faisant souvent qu’un avec ceux-là, ce qui est déjà une marque d’époque) se sont alors complu, souvent dès l’adolescence, à former des cercles, créer des revues, inventer des noms pour s’en faire des drapeaux. Il nous suffira ici de produire des références dont le choix ne manque pas. En effet (autre signe des temps) les Symbolistes et leurs « supporters » aiment plus que tout raconter leurs campagnes, se décerner éloges et critiques les uns aux autres : Verlaine, avec ses Poètes maudits, fut là aussi l’initiateur.
34L’un des inventaires les plus complets et les plus clairs est celui que, sous la rubrique « Éphémérides poétiques », Ernest Raynaud a introduit dans sa Mêlée symboliste, aux pages 181-188, 363-371, 556-567, pour les périodes 1870-1890, 1891-1900, 1901-1910. Y figurent, année par année, tous les recueils poétiques parus et toutes les revues créées. Trois chapitres du livre sont en outre consacrés, l’un aux « petites Revues », l’autre entièrement à La Plume,20le troisième aux liens entre « les Écoles et les Revues ». Les Mémoires en vrac de J. Ajalbert (voir note 2) abondent en notations, comme de juste éparses, sur « la flottille pullulante des petites revues » (p. 163) – en particulier sur les saisons 1884-1886 : « Les grandes années des Décadents, des Symbolistes, des Instrumentistes... Et des « petites revues » (p. 187). Pour la période 1890-1910, temps de préparation et de formation du « phénomène NRF », nous possédons enfin la parfaite chronique et la moisson de références réunies par Auguste Anglès (voir note 8).
35Il serait vain d’énumérer toutes ces publications très souvent éphémères, comme toutes les Écoles dont elles se réclament ou qu’elles annoncent. À titre d’échantillons et de faits de langue, citons seulement, après E. Raynaud, quelques étiquettes de l’époque symboliste : l’École française (Poinsot), le Néo-mallarmisme (Royère), l’Aristocratisme (Lacaze-Duthiers), l’Impérialisme (Louis Estève), le Floralisme (Rolmer), le Dynamisme (Guilbeaux), le Vivantisme (Fivé), le Plurialisme (Cravan). A quoi l’on ne saurait se priver d’ajouter la trop oubliée École vibrante ou iriso-subversive de Rodolphe Salis, les célèbres compagnons Zutistes de Charles Cros, le Cercle des Hydropathes fondé par E. Goudeau, l’éclectique Chat Noir, le groupe philosophique-instrumentiste de R. Ghil, celui de G. Kahn, le Magnificisme de Saint-Pol Roux...
36On pressent, à cette très incomplète énumération, quelle gageure ce serait de vouloir établir une carte des systèmes d’expression poétique qui se sont fait jour au cours de quelque trente-cinq années où se succédèrent plus d’une centaine de cercles, groupes, tendances se réclamant chacun d’un type ou d’un mode d’inspiration et d’expression particuliers. À vrai dire, la vue d’une telle prolifération incite à prendre ses distances, afin de mieux distinguer les points de relief et la manière dont, autour d’eux, se répartissent les autres éléments du panorama.
37Par bonheur, les tentatives ne manquent pas dont celle-ci peut s’aider, bien que les objectifs de l’une aux autres soient différents. Jusqu’à présent les critères de répartition sont demeurés avant tout de l’ordre « littéraire », faisant intervenir à des degrés variables les étiquettes de « doctrine » affichées par les poètes et les réactions du lecteur. Deux « tables » des matières retiendront l’attention, eu égard au parallélisme sensible des titres : De Baudelaire au Surréalisme – De Rimbaud au Surréalisme, et à la qualité des auteurs, Marcel Raymond, G.-E. Clancier, à la fois critiques et poètes. Toutefois, avant d’en opérer une synthèse orientée, peut-être convient-il de rouvrir un tout petit livre de 1885, Les Déliquescences, Poèmes décadents d’Adoré Floupette21, et de parcourir « sa Vie par Marius Tapora » (son camarade de classe). Avec l’ingénuité qui sied à un « Pharmacien de 2e classe », celui-ci dévide sous nos yeux le fil des lectures et trouvailles successives faites par le futur poète, d’abord lycéen à Lons-le-Saulnier, puis étudiant à Paris dans les années 80, avant de devenir auteur « décadent » en 84-85. Au lycée, Floupette et son ami apprenaient à lire les auteurs classiques et à révérer Boileau et Racine ; mais à la faveur des vacances, Floupette découvre Lamartine, puis Victor Hugo, Musset, Vigny et Brizeux (sic). Une fois Parisien, à la stupeur de son compagnon demeuré provincial, très vite il renie ses amours romantiques22 et s’éprend des beautés parnassiennes. Passion brève, car le voici soudain « empoigné » par Les Humbles de F. Coppée : « il était devenu poète rural ». Pour peu de temps : non moins promptement il s’enrôle « sous la bannière de M. Zola ». Emportement peut-être moins fugace, puisque son ami a le loisir alors de passer des examens, puis de venir s’installer à Paris où il retrouve Floupette, converti cette fois au... Symbole et prompt à entraîner Tapora vers ses nouveaux dieux au premier rang desquels brillent les « deux grands initiateurs de la poésie de l’avenir, MM. Etienne Arsenal et Bleucoton » – traduisez bien sûr : Stéphane Mallarmé et Verlaine.
38Le tableau est net : l’enseignement officiel demeure fidèle aux classiques ; mais les nouvelles générations, dès qu’elles sont curieuses de poésie, découvrent tour à tour les Romantiques, le Parnasse, l’Intimisme populiste à la Coppée, le Naturalisme, le Symbolisme avec deux coryphées : le prolixe et doux Verlaine, l’obscur et sévère Mallarmé, autour desquels gravitent Rimbaud le voyant, Laforgue le lunaire, plus un macabre, un mystique, un hystérique, sans oublier Carapatidès (Moréas ?) incarnant « la décadence romaine ». Un seul grand absent dans ce mémorial : Baudelaire, unanimement reconnu pourtant comme la cime d’un arbre aux branches multiples23. Il est temps de repérer ces dernières, comme autant de points d’appui aux analyses qui vont suivre.
39La clef de voûte de tout l’ensemble à laquelle chacun ou presque se réfère encore vers 1880-85, est donc Baudelaire. Empruntons-lui, comme Clancier, le nom de « Phares » pour désigner ses plus grands héritiers : Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Laforgue, tous quatre marqués au sceau de la « double postulation », mais chacun en tirant la spécificité de son registre : révolte et délire chez Rimbaud, soumission et caprice chez Verlaine, refus et retrait chez Mallarmé, détresse et tendresse chez Laforgue. N’oublions pas pour autant, plus directement issu de Hugo, Leconte de Lisle, prêtre de l’impassibilité, ni non plus les artisans de deux « réactions » qui comptèrent en leur temps : Coppée et Moréas.
40Sans trop donner dans l’esprit de système et tout en laissant beaucoup de marges où figureront ceux qui, tel un Milosz, ont changé d’horizon à mesure qu’ils avançaient, il est permis de faire dériver de ces quelques « Grands » autant de séries auxquelles se rattacheront sans peine, à la fois quant à la facture et aux thèmes choisis, tous les minores qu’on rencontrera. Voici une table de références restreinte, à lire plus comme « proposition » que comme « position » – ensemble ouvert sur tous les sous-ensembles que telle ou telle direction de recherche peut impliquer. L’ordre de présentation suit la chronologie de naissance des chefs de file (soulignés) :
Leconte de Lisle – Heredia – H. de Régnier (ce dernier offrant des corrélations avec les Symbolistes).
Mallarmé – les principaux « Mardistes » 24 – Valéry.
Coppée – Les « ruraux » et populistes : Richepin – Bruant – Rictus – Jammes.
Verlaine – les Décadents – l’« École belge » (également liée à Rimbaud).
Rimbaud – Claudel – Segalen – Saint-John Perse.
Moréas – Les « Romans » et méditerranéens : L. Tailhade – La Tailhède – Maurras.
[Corbière25] Laforgue – Apollinaire – les Fantaisistes et les Cubistes.
Péguy – fils et père de Personne.
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II) Les rapports de la Poésie et des Poètes à la langue
41Les caractères de la langue française, ses possibilités d’emploi (ses « performances » comme disent aujourd’hui les linguistes) aux fins de poésie sont deux objets de réflexion assidue chez nombre d’auteurs – mais en particulier chez ceux qui se réclament du symbolisme ou se situent par rapport à lui.
421) Premier phénomène saillant : tous ou presque vouent un véritable culte à la langue26. En même temps ils portent un intérêt aigu aux problèmes de l’expression poétique. La plupart s’intéressent avant tout au vocabulaire : le Petit Glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes de Jacques Plowert27 en est une preuve aussi plaisante qu’utile. Cependant, de plus en plus souvent les recherches se dirigent du côté de la syntaxe : chacun songe ici à Mallarmé, mais il représente un cas extrême et mieux vaudrait réunir l’ensemble des auteurs soucieux de répudier le fameux « paix à la syntaxe » de Hugo – depuis Verlaine et Rimbaud jusqu’à Laforgue, Apollinaire, Claudel, Segalen, combien d’autres. Enfin se multiplient les créateurs attachés à mieux connaître les ressources de leur instrument, à découvrir les liens de solidarité entre la réforme de la prosodie, le choix des mots et la structure des phrases : les noms déjà cités se retrouveraient ici ; ajoutons-y les plus théoriciens : G. Kahn, R. Ghil et A. Spire.
43Le fait est que toute poésie, dans le dernier quart du xixe siècle, se tourne à un moment ou à l’autre en un « art poétique », de celui de Verlaine à celui de Claudel. Les auteurs aiment à s’expliquer, à se commenter eux-mêmes ou entre eux. Les témoignages surabondent. Mentionnons parmi beaucoup d’autres28 : les Mardis de Mallarmé, les Samedis de Heredia, plusieurs chapitres de Huysmans dans À Rebours, les Réflexions sur quelques poètes de Moréas, le Carnet d’un Décadent et La Mêlée symboliste d’E. Raynaud, Nos Rencontres d’H. de Régnier, Le Symbolisme d’Ad. Retté, les trois volumes d’Impressions de Verhaeren... et surtout l’inestimable Enquête sur l’Évolution littéraire de J. Huret (1891), où sont réunies les réponses des uns et des autres.
442) Second fait d’époque important : l’attitude des poètes envers la langue et son usage comme moyen d’art les divise entre deux grandes tendances.
45D’un côté se situent ceux qui choisissent de la prendre en son état, estimant qu’elle est riche de tous les possibles. Ainsi F. Jammes, dans un texte où il distingue lucidement entre style et langue : « J’ai parlé avec la voix que vous m’avez donnée. J’ai écrit avec les mots que vous avez enseignés à ma mère et à mon père qui me les ont transmis29 ». Rien de plus clair : de l’idiome reçu en héritage et respecté comme tel il tire sa « voix », c’est-à-dire sa manière propre.
46A. Spire ira jusqu’aux précisions didactiques, en essayant de définir l’outil dont il use : « Une forme entièrement libre et rarement rimée, un vers, non pas syllabique mais accentué, un vers qui, écrit dans la langue de notre temps, pour des oreilles de notre temps, reçoit son rythme non plus de la forme, mais du sens... 30 »
47De l’autre côté l’on rencontre ceux qui s’octroient la licence d’enrichir l’idiome, spécialement dans son lexique, et de l’assouplir et le diversifier dans sa syntaxe. Parmi ces derniers il faudra faire une place particulière à quelques-uns – comptant d’ailleurs parmi les « Grands » – qui ne rêvent de rien de moins que de créer une nouvelle langue : Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire.
48Deux textes, par leur simple mise en regard, jettent une vive lumière sur les sources d’une telle dualité d’attitude. L’un est de Zola : « Littérairement, il (le romantisme) est le début de l’évolution naturaliste. La langue, épuisée par trois cents ans d’usage classique, avait besoin d’être retrempée dans le lyrisme, il fallait refondre les moules à images, inventer de nouveaux panaches. Mais, ici, quel besoin de changer la langue enrichie et épurée par les générations romantiques, parnassiennes, naturalistes ? Et quel mouvement social traduit le symbolisme, avec son obscurité de bazar à dix-neuf sous ?...31 ».
49À quoi Verhaeren riposte :
« En outre lui doit-on (à Zola) une langue audacieuse, forte, bourrue un peu, mais admirablement faite pour traduire les vices d’une société matérielle et américanisée, qui n’a inventé que quelques mastocs vocables pour définir ses besoins, une langue à la grosse, bien en rapport avec la chose à exprimer, bien prosaïque et bien épaisse...32 »
50Maints chapitres des Impressions sont là pour compléter l’analyse : la langue de la poésie, parnassienne ou symboliste, mais symboliste surtout, s’élabore par différence et en opposition avec cette langue des romans naturalistes. Le changement de langue va de pair, cela s’entend, avec celui des thèmes.
51Reste à expliquer comment une opposition d’apparence analogue a pu naître dans les rangs mêmes du Symbolisme. Or il se trouve que certains des plus raffinés parmi la génération de 1885 rejoignent, voire dépassent Zola sur un point : après tant d’inventions formelles accumulées pourquoi ne pas revenir à une certaine ascèse ? Ainsi G. Vicaire :
« ... Moi, je crois qu’on y reviendra tout à fait, à la simplicité, et je ne crois pas du tout à l’avenir d’un style compliqué, bizarre, fabriqué à coups de dictionnaire33 ! »
52Et Verlaine de même, prenant ici son propre cas et là celui d’E. Raynaud :
« mes vers – écrits pour la plupart en dehors de toute préoccupation d’école (...) sont pleins, j’ose le dire, du souci de la Langue bien parlée, vénérée comme on vénère les saints, mais voulue aussi exquise et forte que claire assez. »
« Raynaud ne néologise ni n’archaïse. Son choix de mots est certes rare et précieux en maints cas, quand il faut. Mais il n’archaïse ni ne néologise. Il s’entend avec les justes lois34. »
53Souhaite-t-on le sentiment d’un homme des confins ? – Voici celui d’H. de Régnier :
« Je crois que la langue, telle qu’elle est, est bonne. Pour ma part, je m’attache, au contraire, à n’employer, dans mes vers, que des mots pour ainsi dire usuels, des mots qui sont dans le Petit Larousse. Seulement, j’ai le souci de les restaurer dans leur signification vraie... 35. »
54La dernière phrase fait écho assez clairement au célèbre vers de Mallarmé :
« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu36. »
55À ce point les grammairiens ne sont pas embarrassés pour mettre « le mystère en pleine lumière » : un créateur peut toujours faire semblant de respecter la langue, n’user d’aucun archaïsme ni néologisme de forme – et dans le même temps recourir à des néologismes ou archaïsmes de sens, plus subtils mais non d’un effet moindre. Il peut encore – l’un n’excluant pas l’autre, souvent au contraire – choisir les mots pour leurs sonorités plutôt que pour leur signification : la charge musicale s’accompagne alors d’une sorte de halo sémantique. La réponse de J. Claretie à J. Huret est là-dessus très instructive :
« Ce qui me frappe encore, c’est l’importance que prend la musique, la notation phonétique dans l’art d’écrire. La musique, le plus sensuel de tous les arts, triomphera, si l’on continue, de la littérature, la plus précise de toutes les manifestations cérébrales. Ceci tuera cela. Voyez, les nouveaux sont plus préoccupés des mots, de leur tonalité, du charme musical qu’ils dégagent, que de leur précision même37. »
56Cette observation a le mérite de dégager le lien entre deux caractères déterminants du nouveau langage poétique : a) importance de la musique ; b) suggestion plus que signification. Par quoi nous nous rapprochons à nouveau d’axiomes mallarméens :
« La Musique et les Lettres sont la face alternative ici élargie vers l’obscur ; scintillante là, d’un phénomène, le seul, je l’appelai, l’Idée38. »
« Le vers est partout dans la langue où il y a rythme (...). Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification. »
« Les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent ; par-là ils manquent du mystère (...). Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve39. »
57Cependant cette évocation de Mallarmé est assez propre à nous faire passer du camp des satisfaits à celui des insatisfaits de la langue – ceux qui entendent l’enrichir non pas seulement par le dedans, mais par des apports extérieurs. Or, c’est surtout à ces derniers que pensent les historiens quand ils traitent des Écoles symbolistes. Ils tombent, ce faisant, dans le piège tendu à la fois par certains avant-gardistes diserts et par des observateurs sans bienveillance. Entendons d’abord ceux qui prenaient leurs distances, Heredia et Bouchor par exemple :
« il n’y a que cela, vous savez, au fond, dans le mouvement symboliste : une révolution de forme. ».
« Il est toujours permis d’essayer de renouveler la langue et de modifier la métrique. Il y faut seulement beaucoup d’intelligence, d’art, de tact et de mesure, – qualités qui ne foisonnent pas...40. »
58Puis un poète puissamment engagé dans l’aventure, Verhaeren :
« Pour exprimer l’âme moderne, la si compliquée âme moderne, il faut une langue rythmée, autrement libre et subtile, autrement pliable...41. »
59Déclaration dont on ne saurait séparer celle, plus explicite, de G. Vicaire s’exprimant sous le masque d’Adoré Floupette (p. XLI) :
« ... les inspirations fugitives, ces fleurs du rêve, ces nuances insaisissables, (...) il fallait bien les fixer. Et pour cela la langue française était décidément trop pauvre. (...) À la délicieuse corruption, au détraquement exquis de l’âme contemporaine, une suave névrose de langue devait correspondre... »
60Cela étant dit, comme on voit, sans trop d’ambages, que découvre-t-on lorsqu’on passe des théories aux essais d’application ? – En gros, quatre grands types de recherches d’expression :
Moréas – mi « Symboliste » et mi « Roman » – tente un renouvellement de la langue par la voie d’emprunts au Moyen Age, puis à la Renaissance : d’où un flot d’archaïsmes mais qui ne tarde pas à se réduire à des filets assez minces... et monotones42.
Laforgue, les Flamands – en particulier Verhaeren et Max Elskamp, les Fantaisistes, etc. font un appel inégalement nourri aux néologismes bien plutôt qu’aux archaïsmes. À dire le vrai, parmi ces « créations » les vocables nouveaux réalisés à coups de suffixes ou de préfixes (ou des deux ensembles) constituent une majorité écrasante. Laforgue est le seul à offrir des surprises personnelles : encore naissent-elles de la combinaison d’éléments prélevés sur des mots existants.
Richepin, Bruant, Rictus, G. Nouveau, etc. fourniraient sans nul doute la provision la plus ample non point de néologismes au sens strict, mais d’emprunts étrangers à la norme du langage tant commun que « poétique ». On veut parler des ressources – authentiques ou fabriquées – de la langue familière, populaire, argotique.
Enfin deux cas-limites exigeraient une analyse séparée. L’un est celui de génies créateurs dont on a déjà évoqué le rêve de façonner une nouvelle langue : Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire ; l’autre, celui d’un artiste qui s’évertua longuement à mettre la recherche linguistique au service de l’expérience poétique : André Spire.
61Quelques textes vont servir de commentaire aux dernières tentatives indiquées : celle de l’argot poétique, celle d’une nouvelle langue, celle d’une alliance entre la science (linguistique) et l’art (poétique).
62Le premier est une suite de réflexions faites par R. de Gourmont en marge des Soliloques du Pauvre de J. Rictus :
« Il m’est vraiment difficile d’admettre le patois, l’argot, les fautes d’orthographe, les apocopes, tout ce qui, atteignant la forme de la phrase ou du mot, en altère nécessairement la beauté.
(...)
Les Soliloques du Pauvre exigeaient peut-être un peu d’argot, celui qui, familier à tous, est sur la limite de la vraie langue ; pourquoi en avoir rendu la lecture si ardue à qui n’a pas fréquenté les milieux particuliers où il semble que l’on parle pour n’être pas compris. Ensuite, l’argot est difficile à manier...43 »
63Trois points sont importants à retenir : d’abord le poète a des devoirs envers la langue, car dès qu’il y a défiguration de celle-ci, le lecteur perd pied. Ensuite, certains thèmes admettent « un peu d’argot », mais son apport doit rester accessible à tous et se situer « sur la limite de la vraie langue », non en dehors. De toute manière, l’usage à des fins littéraires – plus encore poétiques – de la langue du peuple et de l’argot est un art « difficile ». Pensons à ce qu’en dira plus tard un Céline !
64Voici maintenant, mises côte à côte, des professions de foi, hélas ! abrégées de trois Prométhée de la langue.
65De Mallarmé, à H. Cazalis44 :
« J’ai enfin commencé mon Hérodiade. Avec terreur, car j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique nouvelle... »
66De Rimbaud, à P. Demeny :
« Le poète (...) devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue.
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout : parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. (...) Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès45 ! »
67D’Apollinaire, dans Calligrammes, « La Victoire » :
O bouches l’homme est à la recherche d’un nouveau langage auquel le grammairien d’aucune langue n’aura rien à dire
Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir
Que c’est vraiment par habitude et manque d’audace
Qu’on les fait encore servir à la poésie
68Il y aurait à citer encore Claudel et Valéry, moins absolus dans leurs tentatives révolutionnaires, mais aussi profondément convaincus que la vraie poésie requiert une spécificité de langue. De telles convergences entre les plus grands permettent de mesurer le changement intervenu, au fil des conquêtes symbolistes, dans les rapports entre la poésie et ses instruments d’expression. Cependant, on ne saurait demander à chaque poète de se doubler d’un linguiste46 : l’instinct du génie – c’est clair et c’est fort bien ainsi – a ouvert des voies à l’aventure, sans souci de savoir vers quoi elle pouvait conduire.
69Une exception toutefois se révèle à travers un livre sur lequel nous achèverons cette revue succincte de métalangage poétique. Il s’agit de l’œuvre d’un artiste doublé d’un linguiste : André Spire. S’appuyant sur les travaux de l’abbé Rousselot, Georges Lote et R. de Souza, il s’assigne pour tâche de « présenter aux poètes les éléments de cette science physique du langage dont l’ignorance les arrête dans l’expression de leur pensée ou de leurs sentiments, les fait biaiser, reculer, fuir, cause leur défaite dans leur bataille contre les mots...47 »
70Il reste à décider jusqu’où peut et doit aller cette alliance du savoir et du faire, et si trop d’attention portée aux moyens ne détourne pas du but – bref, si la réflexion méthodique ne contrarie pas l’acte créateur : mais ceci n’appartient plus à l’histoire de la langue.
* * *
III) Des contenus du langage poétique à leurs mises en œuvre
A) Contenus
71Analysant « les correctifs apportés par la poésie à la linéarité du discours », J.-Cl. Chevalier observe : l’« utilisation que le discours poétique fait de la langue le rapproche d’autres systèmes d’expression artistique, comme la musique – et aussi la peinture48 ». Vrai de toute poésie, cet axiome vaut plus encore à partir du romantisme et s’impose avec évidence au-delà : d’un mot la peinture est l’essence de l’art parnassien, sans être son bien exclusif ; tandis que le symbolisme fait de la musique son bien49. Entre maints témoignages citons celui de Verhaeren :
« Quand les Parnassiens expliquaient leur méthode, ils recouraient à la peinture ; quand lui (Verlaine), s’en expliquait, il songeait à la musique.
Comparez deux pièces célèbres (...). La première est l’Art de Gautier ; l’autre, l’Art Poétique de Verlaine50. »
72Mais chez Verlaine, comme chez Laforgue ou Mallarmé, cela allait très au-delà de la « méthode » : « Chanson d’automne », « La Chanson bien douce » ou La BonneChanson en font preuve pour l’un ; Les Complaintes ou « La Chanson du petit hypertrophique » pour le second. Quant à Mallarmé, si La Musique et les Lettres lui servent à dire la doctrine, Hérodiade et, d’une manière poussée jusqu’à l’absolu, Un coup de dés... la mettent en pratique avec éclat. Rappelons-nous seulement la Préface : « ... de cet emploi à nu de la pensée (...) résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition... »
73Citer Mallarmé, comme du reste Laforgue, c’est évoquer Wagner dont l’apôtre entre tous zélé, Ed. Dujardin disait : « Sa conception de l’art, sa philosophie, sa formule même étaient à l’origine du symbolisme51. » Il s’agit en effet non pas seulement d’une marque propre à quelques grands artistes, mais d’un fait de langage qui touche, à des degrés divers, toute une tendance poétique à partir en gros de 1870. Il serait plaisant de dresser un inventaire ne fût-ce que des titres de recueils ou de poèmes où figure un signifiant musical, en particulier le mot « chanson ».
74Voici en guise d’échantillons52 :
75Apollinaire, La Chanson du Mal-Aimé. T. Corbière, La Rapsodie foraine ; Rapsodie du Sourd. Ch. Cros, Chanson ; Chanson pour bercer une morte. E. Dujardin, Chanson ; Les Chants de Claudien. P. Fort, La Ronde autour du monde. G. Kahn, La Chanson des Hommes. F. Porché, Sonates. P. Quillard, La Lyre héroïque et dolente. A. Retté, Chanson d’hiver. Rimbaud, Chanson de la plus haute Tour. P. N. Roinard, La Chanson de l’Oseraie. A. Salmon, Chanson d’Hiver. F. Séverin, La Chanson douce. H. Spiess, Chanson lointaine. L. Tailhade, Hymne antique ; Le Chant de Glaucos ; Barcarolle. Van Lerberghe, La Chanson d’Eve...
76Méritent d’être mentionnés à part deux titres où se signale davantage l’influence de la musique d’outre-Rhin : A. Mockel, Le Lied de l’eau courante ; P. Quillard, Lied. A quoi fait écho C. Mauclair, parlant de Laforgue : « C’est un musicien de lieds53. »
77On accordera en outre une place de choix à deux œuvres et à une famille de poètes : Les Névroses de Rollinat ; De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir de Jammes ; l’École belge.
78Nous avons dénombré 67 usages de vers-refrains, dont plusieurs en séries, dans les Névroses, où figurent 2 chants royaux, 3 villanelles, 8 ballades et 20 rondeaux. Le recueil de Jammes contient 21 pièces avec reprises de mots, de vers ou de segments de phrases. Dix vers d’un sonnet (p. 32) sont attaqués par « Celui qui... » ; le mot « avec » ouvre 52 vers d’un poème plus vaste, sur 116 ; trois pièces, de toutes les plus fidèles au titre, sont d’authentiques litanies. À propos enfin des poètes de « l’École belge », J. Cassou formule une hypothèse bien séduisante : « C’est peut-être surtout aux petites chansons des Illuminations que le symbolisme belge doit l’essentiel de son langage...54. » L’hypothèse s’affaiblit devant les Douze puis Quinze Chansons de Maeterlinck ou les « Chansons de fou » de Verhaeren, filles de la chanson populaire, surtout flamande. Elle se renforce avec un Max Elskamp qui intitule un de ses recueils Enluminures, équivalent français de l’anglicisme avoué Illuminations. Or, le terme de « chansons » vient au moins par cinq fois dans les titres de ses volumes de vers : Six Chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre ;
79Chansons désabusées ; La Chanson de la rue Saint-Paul ; Chansons d’Amures ; Huit Chansons reverdies... Qui dit et fit mieux ? – Mallarmé cependant, louant très fort ses Enluminures – vocable de peintre, il faut l’avouer, plus que de musicien – balance entre l’une et l’autre analogies :
« ... chacune, quoique un cantique, gardant son allure d’imagerie, sur le fond toute virginité qu’est votre art, on ne sait lequel, illustrateur de visions et musicien à l’écho secret... 55. »
80Il est vrai que si les affinités sont manifestes des Parnassiens aux imagiers, elles sont loin d’être absentes dans le champ des Symbolistes. Baudelaire fut de toutes les manières le pionnier : on songe à ses Salons, mais plus encore à tant de Fleurs du Mal qu’une œuvre plastique inspira. Le héros de Huysmans, cela nous est précisé56, est moins expert en musique qu’en peinture. Ses maîtres préférés sont Goya, Gustave Moreau, Odilon Redon. Huysmans lui-même, parlant à découvert dans ses critiques d’art57, dit son admiration pour Cézanne, Degas, Renoir, et les meilleurs Impressionnistes, Monet en tête.
81Mallarmé, tout épris qu’il était de musique, n’en aimait pas moins la peinture, partageant les admirations de Huysmans, auxquelles il ajoutait Sisley, Berthe Morisot et Manet. Il en va de même pour des Flamands comme Verhaeren qui écrivit sur la peinture58, ou Max Elskamp qu’on voit s’extasier devant les toiles de Seurat59.
82L’oreille d’un Fr. Jammes est gourmande de tous les sons et bruits qui peuplent campagne et jardins, mais son oreille voit, et sa vision est typiquement celle d’un impressionniste :
Silence. Puis une hirondelle sur un contrevent
Fait un bruit d’azur dans l’air frais et bleuissant
Je n’aime qu’elle, et je sens sur mon cœur
la lumière bleue de sa gorge blanche60.
83Parmi la foule des seconds plans, distinguons J. Ajalbert pour deux raisons au moins : d’abord son premier recueil, Sur le Vif porte ce sous-titre : Vers impressionnistes, qu’une confidence vient justifier :
« Par François Coppée je sentis. C’est par Raffaëlli que mes yeux s’ouvrirent aux spectacles immédiats61. »
84Le peintre se reconnaît ensuite dans le poète, si l’on en croit la préface de R. Caze à Sur le Vif :
« Raffaëlli me disait textuellement :
– J’ai lu dans Lutèce des vers excessivement merveilleux d’exactitude. Ils sont d’Ajalbert. Le connaissez-vous ? Enfin nous allons avoir, nous avons donc un poète impressionniste. »
85À la fraternité Symbolisme-Impressionnisme devait succéder l’alliance conclue par Apollinaire et ses amis avec les Peintres cubistes. L’enseigne et la facture de Calligrammes en sont garantes, comme la proclamation mise en tête des Idéogrammes lyriques (autre titre à valeur de manifeste) : « Et moi aussi je suis peintre. »
* * *
86La recherche d’accords avec musique et peinture relève avant tout des modes d’emploi du langage ; elle n’est pas loin, toutefois, d’impliquer une double thématique. L’exemple de J. Ajalbert est à cet égard deux fois éclairant. En matière de musique et plus précisément de chanson, il oppose62 à « la Vieille Chanson » – celle de Béranger qu’il méprise – « la Nouvelle Chanson » – celle d’Aristide Bruant, de Mac-Nab, la voix du lyrisme populaire qui est la sienne. En matière de peinture, la note impressionniste qu’il retient à son usage est celle où se traduit « tout l’envahissement de la maladive civilisation dans la malade campagne suburbaine63 ». Il est clair que les deux choix participent d’une même inspiration, à son tour proche d’un thème caractéristique des Écoles nouvelles : les « névroses » chères à Rollinat, héritier caricatural de Baudelaire, tout autant qu’à Huysmans, à Laforgue, etc. Leur champ sémantique et lexical est vaste et multiforme. Chez le seul Rollinat on relèvera les motifs suivants aux couleurs de hantise : poitrinaires et chlorotiques ; mort, cadavre, linceul, cercueil, caveau ; squelette, spectre, vampire ; cloporte, vipère, serpent – en particulier dans le leit-motiv de la femme-vipère ou serpent. Les variantes de la névrose sont multiples : on notera entre autres le « nervosisme » qui se retrouve de Huysmans à Laforgue, les « psychoses » de M. Quillot qui enchantaient Barrès, l’« hystérie » dont la paternité là encore est baudelairienne et la descendance féconde. Il n’est pas jusqu’au « narcissisme » gidien qui ne doive être rattaché, comme le suggère M. Raymond64, à cette proliférante effusion de sensibilité.
87Opposé à la névrose comme le pur à l’impur, mais lié à elle comme pôle extrême de la sensibilité, est le mysticisme, lui aussi ramifié de vingt manières :
88« Mysticisme, ce mot a pris en ces dernières années tant de sens les plus divers et même divergents qu’il faudrait le définir à nouveau et expressément chaque fois qu’on va l’écrire...65 »
89A l’origine il faut une fois de plus inscrire Baudelaire à qui sans conteste la langue doit une métamorphose et un puissant élargissement d’emploi du mot mystique66. « La Nature est un temple... » : de ces premiers mots des « Correspondances » tout le reste découle, non pas seulement pour lui, mais pour ses très divers épigones.
90Un recensement rudimentaire conduit à distinguer en tout cas : le mysticisme païen de Louis Ménard qui, lui, épouse les rythmes parnassiens67. – Le mysticisme « à rebours » du premier Huysmans, qui est une sublimation de la névrose68. – Dans la même ligne, mais sur un registre exacerbé, le mysticisme ésotérique, occultiste, où la magie, l’érotisme et la drogue ont à l’occasion leur part : c’est celui de Péladan, Jean Lorrain, St. de Guaïta, des derniers recueils de O. V. de L.-Milosz... – Vers l’autre pôle, la gamme également riche du mysticisme chrétien : celui du second Huysmans, à partir d’En Route ; du Verlaine de Sagesse ; celui, moins porté vers le sublime, de Rodenbach, « précis, propret, dominical » (Verhaeren) ; celui encore de Louis le Cardonnel, pénétré de simplicité franciscaine... en attendant les deux Grands de la mystique chrétienne, d’ailleurs conjuguée avec d’autres : Péguy et Claudel.
91Un fait doit être rappelé car il met en branle plusieurs réseaux d’expression : si l’attelage érotico-mystique est une marque particulière du mysticisme satanique cultivé dans la famille occultiste, il se manifeste avec plus ou moins d’éclat provocateur ou au contraire d’insidieuse douceur, à travers toute la poésie symboliste, décadente, voire post-romantique. Les Déliquescences d’Adoré Floupette (p. 56) ironisent là-dessus à outrance :
La chair de la Femme est un Cantique
Qui s’enroule autour d’un divin clocher
C’est comme un bouton de fleur de pêcher
Éclos au Jardin de la nuit Mystique69.
92Si l’on en veut une illustration spécialement vive, et de temps à autre réussie, on ira la chercher dans Valentines et Savoir aimer de Germain Nouveau, ami de Verlaine et de Rimbaud à la fois.
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93Névrose, mysticisme, érotisme. En voilà assez pour susciter un ensemble de démarches d’imagination, de types de contenus et de formes d’expression auxquels l’historien se doit d’être attentif : il est impossible de définir sans risque de carences les diverses voies explorées par les générations poétiques successives entre 1880 et 1914 ; il serait contraire à l’objectivité de vouloir les ordonner selon une grille rationnelle ; du moins un certain nombre d’ensembles thématiques se laissent-ils percevoir, découlant de près ou de loin de la triade susdite.
94Un premier champ où domine l’influence des « névroses » réunit le spleen, la langueur, la blessure, la mort. S’y rattache de manière très sensible le motif de la fuite devant l’amour et de la stérilité, s’opposant d’une œuvre à l’autre au motif non moins fréquent du faune : par exemple entre Hérodiade et L’Après-midi d’un Faune. Laforgue serait un témoin d’une belle richesse : aux « névroses » de Rollinat il répond par les « chloroses » ; mais les motifs de la blessure et de l’ensanglantement, de la mort et de son cortège s’imposent plus encore (quelque 120 occurrences relevées dans Les Complaintes), avec celui de la stérilité, du refus frémissant des fêtes charnelles.
95« Langueur » est lié à Verlaine par le souvenir de trop de poèmes illustres, mais le thème et le mot se retrouvent partout : chez Laforgue encore, chez A. Mockel, G. Nouveau, A. Samain, F. Séverin, etc. en attendant Apollinaire qui les renouvellera à travers l’emploi de l’épithète « langoureux ».
96Il n’est pas interdit de confronter la profusion des cygnes et des lis aux rêves de pureté, de virginité, mais nous sommes à mi-distance des névroses et du mysticisme.
97Un second domaine, voisin du précédent, est celui qu’annoncent le « Chant d’automne » comme les « Brumes et Pluies » de Baudelaire, symboles de l’infini et de l’indéfini, mystique ou non, des campagnes comme des villes. Par la dimension, c’est le plus important ; il n’y a pas un recueil de vers passé par nos mains qui soit exempt d’automne ou d’hiver, de brume ou de brouillard – pas même du côté des Parnassiens : l’un des plus harmonieux Automnes appartient à L. Dierx, et ceux de Moréas sont parmi les moins impersonnels de ses poèmes. Cela dit, on ne saurait nier une sorte de prédestination double : les brumes des Ardennes et des Flandres ont envahi l’École belge, comme les vapeurs des nordiques Niebelungen concentrées chez Wagner en ont envoûté d’autres.
98Deux mots-thèmes au moins occupent une place de choix dans cet univers indécis : « falot » et « halluciné », dont ne se sépare pas « tentaculaire ». Ces derniers sont le bien reconnu de Verhaeren au point qu’il a fait entrer l’un d’eux dans la langue commune. Quant à « falot », ce fut un mot de passe des Symbolistes. Laforgue composa sur lui une Complainte, et G. Fourest en fit une ballade ironique70.
99Glissons dans une parenthèse une note d’apparence dissonante. Le si flamand Verhaeren, sans ignorer les nuances de rêve et les horizons flous, répand à pleines mains l’« ardeur », la « ferveur », la « splendeur », l’« or » et surtout le « vermeil »71. De son côté, le très délicat H. de Régnier prodigue l’« or », surtout, comme l’a noté R. de Gourmont, à la rime. Mais ceci est une explication : « les deux mots qui éclatent le plus souvent dans ses vers sont les mots or et mort, et il est des poèmes où revient jusqu’à faire peur l’insistance de cette rime automnale et royale... » On en dira presque autant de « vermeil », rimant souvent, à la lettre ou en esprit, avec la mort du soleil.
100Le « Gueux » des Décadents – troisième thème digne d’attention – ne fait, dira-t-on, que relayer le « Paria » romantique. Mais sur un autre ton, pourvu de variations spécifiques et avec une fréquence accrue. Si du reste les « Gueux » ont vu leur destin lié par Verlaine à celui des « Décadents »72, ils se sont empressés de chanter ailleurs leur infortune. Par exemple chez A. Mockel ; chez G. Kahn dont « Le Vieux Mendiant » est l’une des pièces le plus savamment orchestrées ; chez Verhaeren dont « Le Banquet des Gueux » contient de superbes accents ; mais surtout dans les œuvres très différentes mais indissociables de trois artistes trop oubliés : La Chanson des Gueux de Richepin, Dans la Rue de Bruant, Les Soliloques du Pauvre de Rictus. L’un de ces Soliloques est entre autres à retenir : il interprète en une langue populaire inégale mais souvent remarquable un « sous-thème » d’essence à la fois sociale et mystique, celui du Christ « revenant » chez les hommes sous les traits d’un clochard. L’écho s’en retrouve dans le recueil de Ch. Morice, Il est ressuscité !
101Seul le souci d’une transition pourrait lier le thème du Gueux, avec ses variantes : le Mendiant et le Clochard, à celui de la Ville. Les clochards déambulent, il est vrai, par les rues des villes ; mais la convergence ne va guère au-delà. L’important à considérer, c’est que les villes, surtout les capitales, ne cessent de hanter les poètes, depuis Baudelaire jusqu’à l’École unanimiste, Jules Romains en tête, en passant par Moréas dont les quatre plus belles Stances chantent Paris, Rodenbach et ses peintures de Bruges, les célèbres Villes tentaculaires de Verhaeren, ou encore les « tableaux parisiens » (pourquoi ne pas emprunter ce titre aux Fleurs du Mal ?) de Laforgue ou d’Apollinaire.
102Entre le thème de la Ville et celui de « l’Esprit nouveau » les affinités sont en revanche incontestables, et ce n’est pas un hasard si Apollinaire les illustre également. Prenons pourtant garde : l’Esprit nouveau souffle plus au large ; il s’accroît « des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale » que déjà chantaient les Illuminations (« Angoisse ») et qui reparaîtront dans Alcools. Plus hardiment encore, entre le Manifeste de 1909 et le Programme de 1912, le Futurisme de Marinetti demandera au poète non seulement de chanter « les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes », mais de rompre « la fusion apparemment indissoluble des deux conceptions de femme et de beauté » et d’unir « l’idée de la beauté mécanique » à « l’amour pour la machine ». Le coup de dés, cette fois, a bel et bien aboli le hasard : un monde, un esprit et un langage neufs sont nés.
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B) Modalités et tonalités
103Sciemment ou non, elles se déterminèrent en fonction de l’immense phénomène que représente le romantisme et qui n’arrive pas à mourir. Les uns – en fait la grande majorité – le prolongent. Les autres, résolus à tourner la page du lyrisme abondant, se divisent entre deux courants opposés, à leur tour fort diversifiés : d’un côté celui qui, par un jeu de compensation, substitue aux contraintes défaites un surcroît de recherches aboutissant à des raffinements de vocabulaire et à des complications syntaxiques ; de l’autre celui qui, de manière inverse, exploite l’affranchissement des contraintes, mettant à profit la libération du vers pour libérer et le lexique, et plus encore la phrase dans ses dimensions et dans sa texture.
104Cependant, la première famille se sépare pour le moins en deux branches : d’une part les chasseurs de mots rares, encouragés par la vogue de l’écriture artiste (ce qui constitue un bel exemple d’influence de la langue de la prose sur celle de la poésie) ; de l’autre les chasseurs de la pensée, de l’impression, du sentiment rares, qui n’impliquent pas à tout coup un vocabulaire quintessencié, mais appellent plutôt un condensé de l’expression et par là même une forte tension syntaxique.
105La seconde branche n’est pas non plus homogène, bien que les différences y soient moins tranchées. On distinguera cependant sans peine un type de poésie prosaïsante, héritière d’un certain romantisme marginal où avait puisé Baudelaire ; un autre, de poésie familière où là légèreté et la fantaisie effacent les prosaïsmes ; un autre encore, de poésie non point populaire mais, si l’on peut dire, populariste.
106Entre amoureux du rare et de l’obscur et partisans de la clarté les débats, cela est connu, eurent peu de cesse73. On évitera toutefois d’opposer, comme la critique le fait souvent, la poésie brumeuse du Nord à la poésie limpide du Sud : les écarts d’un Moréas suffisent à récuser cette topographie simplifiante. De même se gardera-t-on de suivre une tradition trop prompte à assimiler le mode d’expression difficile, abscons des poètes « mystiques » ou « orphiques » à un langage abstrait, hyper-intellectualisé. C’est souvent le contraire qui se produit : de Baudelaire à Mallarmé, Valéry ou Claudel, l’inspiration « symboliste » implique une surcharge affective et charnelle qui, celée ou non, selon des modes et des tons aussi variés que possible, sous-tend l’énonciation poétique. Quant à inventorier ces divers modes ou tons, ce n’est point à l’observateur de langue de le tenter. En revanche il lui revient de signaler un partage qui, débordant la sphère de l’expression poétique, marque fortement une époque de la langue littéraire : tendance ici au resserrement, à la contraction (qui est autre chose que l’abstraction) ; là penchant à l’effusion, non moins difficile à appréhender, parce que soumise, elle aussi, aux exigences de l’étrangeté. Un mot fera fortune pour le caractériser, manié avec sérieux par Huysmans, avec ironie par G. Vicaire (A. Floupette) : c’est celui de « déliquescence ».
107Dans le camp des « libérateurs » puis des « libérés », les côtoiements voulus de la prose font que l’interaction des phénomènes de langue et des écarts expressifs est beaucoup plus sensible : le langage poétique est alors souvent témoin, parfois initiateur d’un fait de langue. Un cas-limite serait à analyser de ce point de vue ; celui de F. Jammes, essayant de conjuguer les effervescences du lyrisme et les effets réducteurs du prosaïsme. Quelquefois (rarement hélas !) c’est un succès ; souvent c’est un cruel échec, dû à l’abus d’un procédé que nul mieux que lui-même n’a défini, par exemple dans ce peu croyable vers : « Tout cela fait un mélange, un haut et un bas74 ». Cédant au démon bêtifiant, il va jusqu’à la transcription déclarée et soulignée du langage parlé le plus insolemment a-poétique
J’ai le cœur ulcéré :
Ce mot-là te plairait.
« ...
Je l’ai vu... j’ai rri » Elle dit
Comme ça. 75
108Entre tant d’adeptes confirmés du prosaïsme, on mentionnera au moins deux maîtres de l’École belge : Verhaeren et Rodenbach. L’un a trompé R. de Gourmont qui jugea maladresses ce qui était parti pris d’art : « il laisse (...) ses plus beaux poèmes s’empêtrer dans ce qu’on appelait jadis le prosaïsme ». Le plus intéressant à relever serait une pincée de belgicismes ou d’inventions qui en prennent l’air ; ainsi, dans Les Heures du soir : « nous pensons d’accord... »
109G. Rodenbach, dans Le Règne du silence, s’applique à modeler son vers prosé (mêlé de notes tendres) sur la quiète simplicité des objets et des scènes qu’il décrit ; ainsi
... des géraniums roses
Qui mettent, combinant leurs couleurs de pastels,
Comme un rêve de fleurs dans les fenêtres closes
Que le ciel lointain, l’une et l’autre, nous colore
Et décalque dans nous ses jardins de douceur.
110Il lui arrive même de façonner des néologismes d’essence archi-prosaïque pour les insérer dans un contexte religieux :
Mystiques réfectés d’hostie et de saint-chrême
111Mais ce ne sont encore que demi-teintes à côté des provocations auxquelles se livrera un J. Romains dans l’espoir (en général trahi) de rendre l’effréné pêle-mêle de la grande ville :
...
Pressant les carrefours et les rassemblements,
La rue en marche et la famille qui se chauffe,
Pour qu’ils deviennent tous une ceinture accrue
Autour de l’âme en bloc qui se pense au milieu76
...
112L’effet premier du prosaïsme est la lourdeur. Le familiarisme n’en est pas toujours exempt, mais il peut revêtir bien d’autres nuances comme la simplicité, le naturel, toutes les marques du langage oral. C’est dire qu’il met en jeu des procédés relevant à la fois de la diction, du lexique, de la syntaxe.
113Dans les faits et sans excéder notre période, il intéresse une ample lignée où se rangent Verlaine, Rollinat, Laforgue, G. Nouveau, les uns et les autres aimant également le ton de la causerie77 et l’allure de la chanson. C’est aussi le cas avec un H. Bataille, un T. Klingsor, etc. Seul varie le degré de talent. Chez Paul Fort, le mode de la chanson l’emporte et le refrain est roi. Il y aurait seulement beaucoup à dire sur ses transcriptions graphiques des faits de langage oral : les leçons d’André Spire et de ses amis phonéticiens lui ont manqué.
114Place doit être refaite ici à F. Jammes, souvent plus heureux dans ce registre que dans les passages prosés, et à Verhaeren, disposant d’un arsenal de moyens trop restreint et répétitif, à base de « Vois-tu », « Oh ! dis », « Dites » et « quand même » (7 occurrences dans les seules Heures du soir).
115L’intrusion du parler populaire dans la langue poétique entre 1880 et 1914 peut paraître plus importante que celle des prosaïsmes et des familiarismes ; mais l’impression risque d’être fausse : les popularismes sont plus voyants et un certain nombre d’œuvres en sont surchargées. Cela ne signifie pas qu’en termes de statistique globale ils l’emportent.
116Entre les principaux exemples de poésie populaire se détachent quelques témoins privilégiés : Valentines de G. Nouveau, La Chanson des Gueux de Richepin, Dans la Rue de Bruant, Les Soliloques du Pauvre de Rictus. Tous quatre ont en commun le recours conjugué au vocabulaire grossier, volontiers ordurier, et à l’argot. Ce qui varie, ce sont les proportions : G. Nouveau, par à-coups, s’étourdit et se repaît de grossièretés : couillon, engueuler, se/s’en ficher, se/s’en foutre, foutre, merde78, (sacré) nom de Dieu. Richepin, qualifié ainsi que Bouchor de « brutaliste » 79, fait curieusement voisiner des pièces d’allure bien sage avec quelques morceaux dont la graphie, le lexique, la syntaxe sont plus ou moins profondément libérés. Il prend soin de léguer à l’historien de la langue deux guides de lecture : d’abord une préface où il définit ses objectifs : saisir sur le vif « la gueulée populacière », dans deux milieux très distincts : « la glu noire de la boue des faubourgs » et « l’or chaud des fumiers paysans » – d’où sa Chanson bipartie : Gueux des champs ; Gueux de Paris. Ensuite un « glossaire argotique » de 293 mots utilisés dans son recueil. Avec Bruant et Rictus, nous ne sortons pas des rues de Paris et des faubourgs et la note populaire est mieux soutenue : encore faut-il faire le départ entre l’argot véritable, le franc grossier (qui puise dans un fonds assez restreint, toujours le même) et la familiarité attendrie, le tout entraîné dans le flot d’un lyrisme emphatique et facile.
117Fait à retenir pour l’historien : la langue poétique a suivi, à vingt ans de distance, celle du roman dans ses ouvertures prolétariennes, Richepin rappelant davantage Eugène Sue et ses Mystères du Peuple, Bruant et Rictus les Bas Fonds d’Henry Monnier. D’autre part, ces lointains héritiers de la veine villonnesque ont clairement perçu la profonde différence à faire entre l’exploitation poétique de la langue parlée familière et celle des langages propres aux plus déshérités, spécialement à ceux qui se mettent ou que l’on met en marge du corps social. Les noms désignent assez les personnages : gouapeur, grue, gueux, marlou, mendiant, micheton, soulaud... Les lieux aussi : faubourgs, fortif(f)es, Montmerte (sic chez Bruant), Montpernasse (id.), Pélago (= Ste Pélagie), Saint-Lazare... « La vérité », disait fort bien Richepin en mettant les points sur les i, « est que j’ai représenté, non pas le peuple, mais les gueux ». « Les vrais gueux », pour reprendre l’une de ses Chansons, dont le refrain fut célèbre :
Qui qu’est gueux ?
C’est-il nous
Ou ben ceux
Qu’a des sous ?
* * *
IV) Pour un inventaire des ressources de l’expression poétique
118Ce n’est pas le lieu de multiplier les citations propres à illustrer les diverses tendances du langage poétique relevées jusqu’ici : l’histoire de la langue céderait vite le pas devant la stylistique appliquée au genre le plus « éclaté » en modes individualisés de l’expression littéraire.
119Cela dit, il est permis de cerner, moyennant un choix, certains traits de l’évolution du lexique et de la syntaxe en poésie durant une période que marquent des changements décisifs, et d’abord l’abondon progressif de la prosodie traditionnelle.
120Un phénomène dépasse peut-être en portée tous les autres du point de vue de l’histoire des mots. On vient d’évoquer l’usage à des fins poétiques de formes et de tours frappés de connotations ou prosaïques jusqu’à l’insistance agressive, ou familières appartenant au registre de la conversation, ou populaires et argotiques. Ce triple mode d’enrichissement se rapproche toutefois plus de l’effet de style que du fait de langue et n’atteint à doses massives que quelques œuvres. En revanche il est un aspect insolite, rompant avec la tradition de trois siècles de langue, qui paraît bien s’être imposé de manière très large, à l’initiative des poètes – les symbolistes d’abord, mais bientôt après les autres –, dans les années 80-90. C’est l’invasion des mots à préfixes ou à suffixes ou aux deux réunis dans le langage de la poésie et, par voie de conséquence, leur métamorphose sémantique.
121Naguère, R.-L. Wagner notait : « Le malheur est qu’en français, très souvent, le suffixe prend une valeur d’instrument de répartition notionnelle et qu’il émeut plus faiblement la sensibilité. Il reste, toutefois, que quelques-uns ont eu bonne fortune en poésie80 ».
122Cette dernière concession est trop modeste. Le vrai, c’est que Symbolistes et Décadents ont libéralement ouvert une carrière poétique aux « mots construits » et qu’ils en ont construit à profusion de nouveaux. Mais comment alors ne pas s’aviser d’une convergence : dans le temps même où se poétisent ces répartiteurs notionnels et ces mots pesants, chers à ce qu’on ne nomme pas encore les technologies, on voit entrer dans les vers, libérés ou non, quantité de mots rares lesquels, comme par hasard, appartenaient jusque-là au domaine réservé des parlers spéciaux et techniques. Dès lors se dessine une règle de méthode : il peut être utile de dresser des listes, d’ailleurs inépuisables, de « néologismes », vrais ou faux ; mais il est indispensable d’identifier la typologie à laquelle répond leur mise en œuvre ou leur création.
123Soit d’abord le contingent des mots « rares, entendons rares en poésie : leur nature et leurs effets de sens peuvent varier du tout au tout. Ou bien l’usage en est commandé par le culte de la « note bizarre », comme c’est le cas dans Les Névroses de Rollinat, ou d’une manière différente dans les œuvres d’essence ésotérique ou mystique (un exemple-type étant celui de J. Péladan et de ses émules). Ou à l’inverse il répond au désir de « quotidienneté », fuyant les écarts précédents pour aller vers les écarts contraires, puisés tantôt dans un monde encore paisible, qu’il soit de la ville ou des champs – ainsi chez Verlaine, Laforgue, Jammes... -, tantôt dans un univers livré aux puissances de la modernité : ainsi de Rimbaud jusqu’à Apollinaire et sa suite. Ou bien encore il s’agit d’avatars raffinés ou sublimés de l’exotisme dont l’image la plus pure est celle de Segalen, en attendant Saint-John Perse. À ces exotismes géographiques ou ethniques font pendant les exotismes historiques, ou archaïsmes, qui fleurissent discrètement un peu partout pour se répandre avec excès chez Moréas ou Castagnou. Ou bien enfin – et ce n’est pas le cas linguistiquement le moins attachant – les mots rares sont aimés pour leur seule rareté, c’est-à-dire pour l’effet d’égarement que la langue poétique a mission de produire. Ce sont ceux que Laforgue baptisait si justement « mots à vertiges » : encore faut-il se méfier : ces « mots à vertiges » sont loués dans une « Complainte à Notre-Dame des soirs », chargée d’équivoque mystique et de recherches lexicales à l’avenant : bizarrants, crucifige, sexciproques.
124Venons-en maintenant à l’immense moisson des mots construits : dérivés pour le plus grand nombre, composés, ou encore composés-dérivés ; leur multitude porte sens. D’abord il y a là une mine géante et d’exploitation facile pour les fervents de néologie. À tel point que J. Plowert déclare exclure de son Petit Glossaire « tous les substantifs, adjectifs ou verbes nettement dérivés de radicaux fréquents, par l’addition d’une désinence usitée » (p. II). Ensuite, un mot « construit » est par définition plus long que le mot « nu » d’où il procède ; il l’est parfois jusqu’à l’encombrement. Nul doute que la libération du vers ait favorisé cette tendance de la langue poétique : les mots s’allongent en même temps que s’assouplissent et s’étirent les phrases.
125Quant au choix et à la fréquence des modèles, à défaut d’une étude exhaustive, des vues assez nettes peuvent être dégagées d’une fréquentation suivie des œuvres. On doit se borner ici à quelques lignes maîtresses.
1261) Dérivés. – Les suffixes utilisés ne sont pas innombrables ; en tout cas, certains reviennent à satiété. Ainsi -(e)ment pour les substantifs. Par exemple, dans l’Angélus de Jammes : bougement, brillement, bruissaillement...81. Si l’on rapproche cette fréquence de celle des adverbes en -ment, eux aussi fabriqués à plaisir82, on se trouve devant un trait majeur, d’ordre à la fois lexical et phonétique, caractérisant la langue poétique en usage à partir de 1880, surtout chez les symbolistes. Autres suffixes servant à faire des noms : -erie : fanerie (J. Lorrain), idioterie (Verlaine), moralerie (Jammes), nuagerie (G. Nouveau), quelconquerie (Apollinaire), rustrerie (Rimbaud)... 83 ; -ité : bleuité (Rimbaud), planité (Verhaeren), viridité (fait par Gourmont sur le viride rimbaldien), sans oublier « Votre Exquisité » dans la première des Déliquescences d’A. Floupette ! ; -ison qu’il faut citer en mémoire des « bleuisons Aurorales » de Rimbaud84 ; et pour finir -ance et -ure glosés avec soin dans la préface de J. Plowert :
« Ance marque particulièrement une atténuation du sens primitif, qui devient alors
moins déterminé, plus vague, et se nuance d’un recul. Ex. : lueur, luisance (...)
La désinence ure indique une sensation très nette, très brève ; elle diminue en
renforçant ; elle circonscrit. Luisure sera un effet de lueur sur la vitre d’un lampadaire...85
127La production des adjectifs est plus riche encore. Elle se fait, entre autres, à l’aide des suffixes suivants : -aire : fastuaire (Roinard), myriadaire (Segalen, Verhaeren)86 ; -al : ataval (Verlaine), auroral (Rimbaud), hiémal– en marge de hiémal dont il cite un exemple chez Moréas, J. Plowert fait cette remarque : « hivernal signifie (...) une action sur l’hiver, ou à propos de l’hiver ; hiémal signifie un état passif et s’applique aux choses résultant de l’hiver ». – ; -é, le plus pratique et le plus fécond : chèvrefeuillé (Jammes), émeraudé (Verhaeren), occidenté, orienté (= tourné vers l’Orient), spiralé (Segalen) ; -éen : léthéen (Mockel, Verlaine) ; -escent, très répandu, ne fût-ce qu’à raison de son euphonie : feuillescent (E. Signoret), latescent(Rimbaud), lucescent (G. Kahn) ; -eur, eux/-euse, très fréquents eux aussi, mais particulièrement chers à quelques-uns, tels Verlaine, Péladan, J. Lorrain, H. de Régnier. Il faut renoncer à choisir, sauf pour l’amour du pittoresque ou du bizarre : apprivoiseur, épouvanteur, inciteuse (Péladan) ; bougeuses (Kahn) ; clabaudeur, nacreux (Rimbaud) ; cajoleur, gazouilleur (Roinard) ; roucouleur (J. Lorrain).
128Sans proliférer au même degré, les verbes « inventés » ne manquent pas : les désinences -er, -ir, -iser servent le plus simplement du monde à les greffer sur des noms : angéluser, auber, aubader, élixirer, feu-d’artificier, hallaliser (Laforgue) ; jarreter, oraculiser, sublimiser (Péladan) ; ailer, cataracter (Rimbaud) ; linceuler(Roinard) ; (s’)angéliser (Rodenbach, Samain).
1292) Composés et composés-dérivés. – Des créations de composés l’on fera, bien entendu, deux parts : l’une, assez restreinte, est celle des mots à double radical, du type : anomaliflore (Laforgue), arquemontantes (Péguy), imbrifère (E. Raynaud) ; l’autre, beaucoup plus commune, est celle des noms, verbes et participes-adjectifs fabriqués au moyen d’un préfixe courant. Les frontières sont d’ailleurs souvent indécises des composés aux composés-dérivés et l’on gagne à les réunir : l’effet de forme et de sens est le même ; il s’agit de conjuguer l’extension morphologique avec l’expansion sonore. Citons comme exemples, entre des centaines : s’alentir (Verhaeren), appâli (Fontainas), s’aveulir (Elskamp) ; débleuis (Roinard), déchevelés (Verhaeren), déconforté (Segalen), défeuiller (Harold), dégangué (Péladan), dépenseront, déportement, désolement... (Péguy)87, déperdre, dessouiller (Montesquiou) ; effeuillaison (Vielé-Griffin), épeurer (Rimbaud) ; emparfumées (Saint-Pol Roux), empouacrés (Tailhade), s’engrandeuiller (Laforgue), s’enguidonner (Elskamp), enjouvencer (Verhaeren), enlacis (Samain), enlinceuler (Saint-Pol Roux), s’ensauvager (J. Lorrain), ensongés (Apollinaire) ; s’illimiter (Verhaeren), inabreuvé (Segalen), insexuel (Péladan), invu (Verlaine) ; relourer88 (Roinard).
130Au total, une assez folle débauche de vocabulaire, mais savourée à travers des aventures monotones, pour la plupart aussi classées que classiques. Le plus neuf, du point de vue de la langue poétique, c’est la fréquence des écarts et la tendance générale à la « pandiculation », pour reprendre le mot de Rimbaud, où l’on rangera les antécédents laforguiens des « mots-valises » : « vendanges sexciproques » (déjà cité), « hontes sangsuelies », « violuptés à vif », etc.
131Cela est au moins aussi vrai des innovations morpho-syntaxiques dont il sera fait ici un ensemble89. Que nombre de poètes aient enfin rompu le fameux traité de paix passé par Hugo avec la syntaxe ; que la libération des vers ait entraîné celle de la phrase ; que les uns parmi les symbolistes aient poussé celle-ci jusqu’à l’extrême relâchement, justifiant presque les sarcasmes de F. Fénéon :
« À la primitive prose souple, musclée et colorée se sont substituées de labiles chansons murmurées, balbutiant en un bénin gâtisme, ou qui piaulent90 »
132– tandis que d’autres, Mallarmé en tête, conjuguaient à l’inverse désintégration et resserrement, et que d’autres encore, singulièrement Claudel, y allaient de toutes les audaces ensemble : ici duplication, là ellipse, ici luxe d’incidentes, là enchaînement linéaire : nul ne saurait le mettre en doute. Mais il reste que les moyens mobilisés en vue d’élaborer, selon le délicieux mot de Max Elskamp, « ces syntaxes mal au clair91 », ne sont pas de types très divers. On peut en distinguer quatre principaux : échanges de fonctions entre catégories grammaticales ; libertés prises, nombreuses mais peu variées, avec les mots-outils : avant tout prépositions, conjonctions, négations ; économie d’éléments dans la trame du discours ; jeux d’inversion, soit entre les termes de la proposition, soit entre les constituants de la phrase.
1331) Échanges de fonctions. – Les cas les plus fréquents sont les emplois d’adjectif, ou d’adverbe, ou d’infinitif en fonction de substantif. Citons :
G. Kahn :
Mais marcher dans le rapide et monotone clair
Qu’allument aux humains mes inscientes prunelles
un bistre rampe autour des clartés... 92
R. Ghil : « au tard de nuit93 »
M. Elskamp : « Au moi que l’hier endimanche94 »
J. Péladan : « mon jouir...95 »
134Mais il arrive aussi bien qu’un substantif, ou un groupe nominal fonctionne comme épithète. Ainsi chez Elskamp : « D’une ville très port-de-mer » – « à l’enfant très-femme » – « Le dimanche très en décor »96. L’usage de l’adverbe au lieu de préposition porte en général une marque d’archaïsme, surtout quand il se rencontre chez Moréas : « Dessus les chalumeaux »97 ; parfois de régionalisme, comme dans Verlaine qui souligne de guillemets :
Le bonneteau fleurit « dessur » la berge98
135En marge des échanges de fonctions l’on rangera, du côté des verbes, les échanges entre voix active, passive et pronominale :
amour...
Que j’ai gardé toute ma vie,
Ainsi qu’une lumière luie99
Comme quelqu’un qui n’est plus là et se resonge100
Quand un parfum monte et s’émane101
1362) Écarts touchant des mots-outils. – C’est ici qu’est le plus sensible la répétition des procédés. On retiendra entre autres, au chapitre des prépositions : le choix de en, un peu suranné, phoniquement plus discret, préféré à dans ; l’usage immodéré des groupes en le, en la, en les ; les emplois plus ou moins anomaux de à et de. Les fragments ci-après ne sont que des témoins perdus dans la foule. D’abord de en :
Tu chancelles d’ivresse en ta robe vineuse102
en le soufre – en le rêve – en le ciel103
La brise en la frise des bouleaux passe104
Qui monte en la blancheur banale des rideaux105
En les blancs, solennels regards106
Et mon amour brûlait en les mélancolies107
137Si l’on veut une provision d’usages insolites de la préposition de, c’est vers Max Elskamp qu’il faut aller. Voici entre bien d’autres :
tu m’aimais
D’hiver comme d’été
De matin et de soir
138ou ceci :
Qu’importe d’adieux
139ou encore :
Qu’il faut à tous ceux de sincérité
140Mais Samain, Segalen, Valéry, etc. sont pleins, eux aussi, de beaux exemples.
141En matière de conjonctions, il faut au moins relever la fréquence de deux « recettes » non pas neuves, mais renouvelées, sans qu’il soit toujours aisé de dire s’il s’agit d’archaïsmes conscients ou non : d’une part l’usage du et en chaîne, signe de tension lyrique. Type :
... quand je t’ai vu, Amour,
Entrer dans ma maison où t’attendait mon âme,
Et mordre les fruits mûrs de ta bouche de femme,
Et boire l’eau limpide, et t’asseoir, et ployer
Ta grande aile...108
« ... dans le grand vent gris de la poudre qui fut Sodome, et les empires d’Égypte et des Perses, et Paris, et Tadmor, et Babylone109 ».
142D’autre part, celui de et servant à joindre deux éléments asymétriques ; l’effet de boiterie si cher à Verlaine est alors assuré :
D’une agonie ou veut croire câline
Et qui ravit et qui navre à la fois110.
Et vous étiez alors mon Dieu
Et qui me donniez en silence111
143Quant au dérèglement du jeu des négations, il pourrait symboliser en plus d’un cas le partage entre la tendance précieuse et la tendance familière du langage poétique, l’une caractérisée par la suppression de pas, la seconde par celle de ne dans ne... pas. On comparera par exemple :
Pourtant ce n’est ton doigt...
Ni cette fleur sans prix...112
N’es-tu prêt, mon cœur trop sage113 ?
144avec
Car faut-il pas qu’on se console...114
Ma sœur, entends-tu pas...115
1453) Économie (ou, si l’on veut, élision) d’éléments du discours. Mallarmé s’en est fait une spécialité, mais il ne représente que le paroxysme d’une tendance largement répandue. Retenons-en trois variétés parmi les plus fréquentes :
146a) économie du pronom-sujet :
Soudain, sur moi, sa dague a levé ;
preste, m’enfuis à perdre haleine116.
147b) le tour un qui, avec absence du nom ; ainsi dans le sonnet connu de Sagesse :
O vous, comme un qui boite au loin...117
148c) absence de préposition ou d’un autre élément introducteur devant un infinitif :
C’est mon vice cardinal m’attabler devant l’inconnu118
... je dirais mourir un diadème119
1494) Faits d’inversion. – Ils sont légion et représentent l’étape élémentaire des libertés désormais prises par la poésie avec l’ordre syntaxique. On citera, à l’échelle du groupe de mots, l’antéposition de l’adjectif :
Tout remué par ce railleur refrain
Jusqu’à ce que la musicale et fraîche voix120
...
Suivent le va-et-vient des lunaires rayons121
150À celle de la phrase, l’inversion sujet-verbe → verbe-sujet ou, de manière plus large : complément-verbe-sujet :
Souriants et chanteurs s’en vont vers les levants
Sur la route ensoleillée les cavaliers fringants122
Le suivent ses brebis, avec deux pampres pour oreilles...123
Et le savent les matelots124
151Même si les auteurs ne l’entendent pas de cette oreille, de tels tours ne sont pas sans maniérisme. Mais leur répondent, comme dans le jeu des négations, des schémas plus vraiment proches du langage parlé : ceux qui se ramènent à la figure de la « prolepse ». Par exemple :
Il file, ce joli chercheur
Etait-il fou, cet homme...125
Et prends-le ton temps
Noue-la ton écharpe126
* * *
152Il est temps, pour nous aussi, de nouer l’écharpe autour d’un lot d’analyses riches surtout de lacunes. Telles d’entre elles, toutefois, ne sont qu’apparentes : si le lecteur a si peu rencontré les œuvres de Verlaine ou de Rimbaud, d’Apollinaire, Mallarmé, Claudel ou Péguy, il en devine le motif : leur génie les situe en dehors ou aux confins de la langue. On en a signalé la plus belle preuve : trois d’entre eux au moins ne rêvaient-ils pas de créer « une nouvelle langue »127 !
153Autre absence qui a pu surprendre et qui n’est que légitime : nous n’avons finalement presque rien dit de l’influence qu’auraient pu avoir les innovations du langage poétique sur le cours de la langue commune. Par le fait, elle se réduit à peu : d’abord, malgré l’abaissement des barrières entre les genres, le commun des locuteurs continue à regarder la poésie comme un domaine clos et à part ; elle constitue un ensemble autonome de manières à la fois de sentir et de s’exprimer. Ensuite, il faut bien nous souvenir que la poésie est aussi peu, ou plutôt moins lue que jamais : « on ne lit plus la poésie », écrit J. Lorrain, et les chiffres hélas ! sont là pour le démontrer128. Enfin l’école ne fait rien pour abolir les distances : les maîtres des établissements publics, et davantage encore ceux des collèges religieux persistent à faire lire les poètes classiques et à soustraire aux regards non point seulement Baudelaire le satanique et sa descendance, mais même, très souvent encore, les romantiques passionnés et trop proches.
154Par un aimable paradoxe, mais qui s’entend fort bien, c’est peut-être un des domaines à la fois les plus quotidiens et mouvants de la langue qui s’est ouvert, lorsque le symbolisme battait son plein, à l’influence du parler poétique : on a pu voir, au chapitre du vocabulaire de la mode129, que le mot « nuance » l’emporte alors sur « teinte » et que sévit la vogue du « gueux nouvellement arrivé ». Verlaine et Richepin, entre autres, y sont à coup sûr pour quelque chose. Il reste que le partage de Mallarmé entre la Poésie et La Dernière Mode a valeur de symbole : les formes d’expression de l’une et de l’autre font, sur la vaste étendue des faits de langue, une quelquefois brillante mais toujours étroite frange d’écume.
Notes de bas de page
1 Notes sur la poésie contemporaine (1893). Éd. Club du meilleur livre, t. II, p. 919.
2 Mémoires en vrac, (1938, 3.1) p. 50.
3 « Langue poétique (Du quantitatif au qualitatif) », in Gedenkschrift für E. Lerch (1955), p. 416 sqq.
4 Reproduit par J. Ajalbert, (1938, 3.1), p. 164.
5 Le Pouvoir intellectuel en France (1979, 2.1), p. 157, note.
6 Dans la Préface de Stèles.
7 Loc. cit., t. II, p. 912.
8 Pour parler comme A. Anglès (1978, 3.1), p. 69.
9 Cf. par exemple, dans un article de janvier 1865 (Nouveaux Lundis, t. IX. p. 245) ; « De nos jours les choses vont vite : on passe immédiatement à l’état de type. »
10 Voir À Rebours, pages 215 à 218.
11 Impressions, t. III, p. 21.
12 Le Livre des Masques, t. I, p. 57.
13 Lettres à P. Demeny de mai 1871.
14 Voir dans Nos Rencontres, pages 89-91 et 206-207, des souvenirs très précieux sur les sujets favoris du Maître.
15 « L’œuvre poétique de Mme de Noailles », Revue de Paris, 15 janvier 1908.
16 J. Huret l’évoque en plusieurs endroits de son Enquête sur l’Évolution littéraire (1891, 3. 1) : Il s’agissait, dit-il (p. 230), « de rompre un peu théâtralement avec l’école de Médan, à l’occasion des « ordures » de La Terre. »
17 Plus tard, dans la réédition de 1903, il ajoutera Rimbaud et Laforgue, avec cet utile avertissement : « Arthur Rimbaud et Jules Laforgue eussent mérité de figurer dans le florilège de des Esseintes, mais ils n’avaient encore rien publié à cette époque-là. »
18 Voir J. Huret, (1891, 3.1), p. 135.
19 Loc. cit., T. I. p. 7.
20 Choix justifié, car La Plume, fondée en 1889 par Léon Deschamps, sut demeurer une tribune très ouverte, en sorte qu’ « elle fut, pendant quinze ans, le miroir le plus fidèle de toute notre vie esthétique. » Son autre mérite est d’avoir consacré – chose rare à l’époque – des numéros spéciaux soit à des poètes : Baudelaire, Verlaine, Moréas, Maeterlinck... soit à des mouvements de poésie : Félibres, Décadents, Symbolisme, Occultisme, etc.
21 Alias G. Vicaire et H. Beauclair.
22 Une exception, mais très relative : « Hugo était toujours le Maître, mais il planait au fond de l’empyrée (...) Volontiers le bon Dieu était délaissé pour ses saints. » (page 18).
23 Très suggestif est le rapprochement entre ce texte de 1885 et l’étude publiée en 1939 par Valéry sous le titre Existence du Symbolisme (Œuvres, éd. Pléiade, t. I, pp. 686 sqq). Ce dernier s’essaie à reconstituer le paysage littéraire d’un adolescent épris de lecture en 1886. Que trouve-t-il chez le libraire ? – Des romans naturalistes qui se vendent en quantité... et « d’autre part, moins achalandés, bien moins visibles (car ce sont des poètes), il découvre les Romantiques, de Lamartine à Hugo. Non loin d’eux, en petits tomes blancs, les rimeurs à la mode : Parnassiens de toutes grandeurs. En cherchant bien, on mettrait peut-être la main sur un exemplaire des Fleurs du Mal. » Cet adolescent pouvait très bien se nommer Paul Valéry, né en 1871, de dix ans le cadet d’Adoré Floupette ; mais, à dix années de distance, leur expérience littéraire est rigoureusement la même.
24 Entre autres, Claudel qui fut plus « mallarméen » d’abord, « rimbaldien » ensuite, tout en devenant lui-même.
25 Laforgue a reconnu en lui un précurseur ; mais chronologiquement il ne nous appartient pas.
26 Verlaine, voulant définir Rimbaud comme « un très grand poète, absolument original, d’une saveur unique », ne trouvait rien de mieux à ajouter que ces mots : « prodigieux linguiste ». Ce qui vaut, au plus haut degré, pour Rimbaud vaut pour presque tous les autres, chacun misant sur les pouvoirs de la langue à la mesure de son génie – ou de son talent.
27 (1888, 3.2). Alias Paul Adam qui se cite lui-même volontiers, mais non à tort : il fut un néologiste convaincu.
28 Nous avons déjà cité Les poètes maudits (auxquels il faut ajouter Les Hommes d’aujourd’hui) de Verlaine, les Mémoires en vrac de J. Ajalbert et le Livre des Masques de R. de Gourmont.
29 De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir (1888-1897). Préface. – C’est à Dieu que le poète s’adresse.
30 La Cité présente. Préface (1903).
31 Ap. J. Huret, (1891, 3.1), p. 174.
32 Impressions, t. III, p. 218.
33 Ap. J. Huret, (1891, 3.1), p. 377.
34 Les Hommes d’aujourd’hui. Éd. Club du meilleur livre, t. II, pp. 505 et 651.
35 Ap. J. Huret, (1891, 3.1), p. 94.
36 « Le Tombeau d’Edgar Poe ».
37 Ap. J. Huret, (1891, 3.1), p. 357-8.
38 La Musique et les Lettres. Œuvres complètes, éd. Pléiade, p. 649.
39 Ap. J. Huret, (1891, 3.1), pp. 55 et 60.
40 J. Huret (1891, 3.1), pp. 303 et 371.
41 Impressions, t. III, p. 124.
42 Il y aurait grand intérêt à comparer l’usage du néologisme chez Moréas et chez Huysmans, alter ego du poète des Esseintes, aussi porté que le père de l’École romane vers la Basse-Latinité, le Moyen Âge et la Renaissance, mais mariant avec plus d’audace les archaïsmes aux trouvailles savantes.
43 Le Livre des Masques, pp. 216-7.
44 Cette lettre remonte à Octobre 1864, mais son esprit régnera sur l’Œuvre jusqu’à son terme.
45 Lettre du 15 mai 1871. N’en séparons pas le poignant « Adieu » d’Une Saison en Enfer : « J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée... »
46 Valéry, traitant « des droits du poète sur la langue », va jusqu’à opposer les deux vocations : « ... il y a contraste nécessaire, – « constitutionnel » dirais-je, – entre l’écrivain et le linguiste. Celui-ci est par définition un observateur et un interprète de la statistique. L’écrivain, c’est tout le contraire ; il est un écart, un agent d’écarts (...) Pour agir par le langage, il agit sur le langage... » (Œuvres, éd. Pléiade, t. 1, p. 1264).
47 Plaisir poétique et Plaisir musculaire. Essai sur l’évolution des techniques poétiques, p. VII.
48 Étude stylistique de quelques poèmes de Guillaume Apollinaire, (1970, 3.2), Paris, Lettres modernes, 1970, p. 18.
49 Cf. Mallarmé, Crise de Vers (loc. cit., p. 367) : « nous en sommes là, précisément, à rechercher (...) un art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien » – et Valéry qui citera cette dernière formule dans son étude de 1920 sur le Symbolisme.
50 Loc. cit., t. III, pp. 72-73.
51 Texte extrait de la Revue wagnérienne, cité ap. J. Ajalbert, (1938, 3.1), p. 166.
52 Classés par ordre alphabétique. Ne figurent pas ici Max Elskamp, Laforgue, Mallarmé, Verlaine, mentionnés d’autre part ; mais combien d’autres faudrait-il ajouter à cette liste purement indicative !
53 Jules Laforgue, (p. 34).
54 Cité par R. Guiette, Max Elskamp, Paris, Seghers, 1955, p. 92.
55 Ibid., p. 68.
56 Dans À Rebours, page 310.
57 Réunies dans L’Art moderne (1883).
58 Voir son étude sur Joseph Heymans, peintre, critique (1885).
59 Cf. R. Guiette, loc. cit., p. 62.
60 De l’Angélus de l’aube..., « Silence » et « J’aime dans les temps... » Il vaudrait la peine d’étudier dans le recueil les « valeurs » de cinq couleurs privilégiées, surtout les deux premières : blanc (83 occurrences), bleu (77), noir, rose et vert.
61 Loc. cit., p. 52.
62 Ajalbert (1938, 3.1), p. 316.
63 L’expression est de R. Caze, dans sa Lettre-préface à Sur le Vif Vers impressionnistes d’Ajalbert. Paris, Tresse et Stock, 1886.
64 De Baudelaire au Surréalisme (1959, 3.1), p. 65.
65 R. de Gourmont, Le Livre des Masques, t. I, p. 24.
66 Le fait est signalé dans l’article déjà cité de R.-L. Wagner sur « la Langue poétique », avec renvoi à une étude de H. Lavondès sur les valeurs du mot mystique chez Baudelaire.
67 L’un de ses recueils porte un titre on ne peut plus explicite : Rêverie d’un Païen mystique. Paris, A. Lemerre, 1876.
68 Relevons au moins l’étonnante formule : « ... après une ribote mystique d’âme » (À Rebours, p. 312).
69 L’ironie est appuyée, mais non excessive. Pensons aux vers d’Apollinaire (Poèmes à Lou, XXXVII) : O mon amour mystique, ô Lou.../Je vois briller cette étoile mystique/Dont la couleur/ Est de tes yeux.
70 « Falot, falotte ! /Falot, falot ! » encadrent chacune des huit strophes de Laforgue, et la ballade de Fourest a pour refrain : « Vivent les Poètes falots ! »
71 Dans les brèves Heures du soir nous avons compté 33 fois ardeur, 23 ferveur, 7 spendeur, à égalité avec vermeil. Ajoutons-y, à 19 reprises, (s’) exalter.
72 Cf. Article sur Le Pèlerin passionné de J. Moréas (1891) et « Deuxième conférence faite à la Haye » (1893), éd. citée, t. II, pp. 500 et 913.
73 Cf. par exemple M. Raymond, (1960, 3.1)., p. 60 : « Maurras (...) accuse les hommes du xixe siècle d’avoir corrompu la langue, dégradé le style poétique, brisé le vers traditionnel » et A. Anglès, loc. cit., p. 324, notant que La Revue Blanche avait retenti du vieux débat « entre les défenseurs de la « clarté » dite « française » et ceux d’une « obscurité » que ses pourfendeurs renvoient aux « brumes du Nord » ».
74 De l’Angélus de l’aube..., « Voici les mois d’automne... »
75 Ibid., « J’aime l’âme... »
76 Odes et Prières, « Prière ». – Il faudrait citer la période entière : elle commence neuf vers plus haut et s’achève dix vers plus loin. On percevrait alors la convergence des moyens de langage : épaisseur des mots, longueur de la phrase.
77 N’hésitons pas à faire place ici aux écarts familiers d’un Claudel, plus intempérants toutefois dans son théâtre que dans ses recueils lyriques. Mais quelles sautes de langage, déjà, dans Les Muses : « c’est trop ; c’est trop attendre ! prends-moi ! que faisons-nous ici ? Combien de temps vas-tu t’occuper encore, bien régulièrement, entre mes sages sœurs... »
78 Ne laissons pas perdre la graphie ironique d’un mot de la famille : « Han-Mer-Dent » (Éd. Pléiade, p. 614).
79 Cf. Ajalbert, (1938, 3.1), p. 302.
80 R.-L. Wagner, loc. cit. (note 3), p. 422.
81 Sans compter les noms à la fois dérivés et composés qu’on trouvera plus loin mais qui, phoniquement, ne font qu’une famille avec ceux-ci.
82 Citons au hasard ; dimanchement (Saint-Pol Roux), fervemment (Rimbaud, Verlaine), mesurément (G. Kahn), sveltement (H. de Régnier)...
83 Les mots cités ici, comme dans toute la suite, n’ont qu’une valeur d’échantillons, choisis parmi quantité d’autres.
84 C’est dans la même pièce (« Les Mains de Jeanne-Marie ») que Rimbaud recourt au très spectaculaire pandiculations.
85 À consulter : A. François, (1939, 3.1).
86 Verhaeren emploie le mot en vers (Les Heures du Soir, p. 45) et en prose (Impressions, t. III, p. 204).
87 L’œuvre de Péguy, en prose comme en poésie d’ailleurs, est un réservoir fabuleux de formes de ce type : on y rencontre par exemple, dans l’espace de cinq vers d’Ève (éd. Pléiade, p. 960), le trio : déportement, transportement, reportement.
88 Reprenant, il est vrai, dans un refrain le verbe simple lourer : « Le râle du vent sourd/Loure et reloure une houle d’amour. »
89 A une exception que l’on mentionne ici : le goût de plusieurs poètes – surtout Laforgue, mais aussi Ed. Dujardin, G. Kahn, d’autres – pour le pluriel en -als, phonétiquement plus aérien ou fluide que la désinence -aux : claustrais, filials, idéals, machinais, mais, natals, nuptials, etc.
90 Le Symboliste, I, reproduit ap. J. Plowert, (1888, 3.2), p. 55.
91 Étoile de la Mer, VI.
92 G. Kahn, Les Palais nomades.
93 Le Vœu de vivre, « Les Etelles ». Oeuvre, I. Dire du mieux.
94 Dominical, I.
95 La Décadence latine. Éd. de 1890, p. 201.
96 Dominical, « De Joie », VII. – D’anciennement transposé, « De Visitation ».
97 Sylves nouvelles, La Plainte d’Hyagnis ».
98 Parallèlement, « Sur le Point du Jour ». – Dessur se retrouve chez Richepin, La Mer, « Mon premier Voyage » : C’est à Nantes, dessur le quai.
99 M. Elskamp, In Memorian, « À mon père ». – « Lumière luie », « étoiles luies » se retrouvent ailleurs, chez M. Elskamp.
100 H. de Régnier, Tel qu’en Songe, « Discours en face de la Nuit ».
101 J. Lorrain, L’Ombre ardente, « La Marjolaine ».
102 H. de Régnier, Les Médailles d’Argile, « La Couronne ».
103 M. Elskamp, La Chanson de la rue Saint-Paul, « Le Calvaire » ; Aegri Sommia, « Salutations » et « dans le Silence ».
104 Vielé-Griffin, cité ap. R. de Gourmont, Le Livre des Masques, t. I, p. 50.
105 Mallarmé, « Les Fenêtres ». – À noter que Mallarmé, comme d’autres (R. Ghil par exemple), use de ce tour en prose autant qu’en vers.
106 Jammes, de l’Angélus de l’aube..., « Vieille Maison ».
107 H. de Régnier, Tel qu’en Songe, « La Gardienne ». –Jules Laforgue risque l’audace « à les » dans « La Complainte du Fœtus du Poète » : Dodo à les seins dorloteurs de nuages, Voyageurs savants !
108 H. de Régnier, Les Jeux rustiques et divins, « Le Visiteur ».
109 P. Claudel, Cinq grandes Odes, « L’Esprit et l’Eau ».
110 Sagesse, III, 9.
111 M. Elskamp, In Memoriam, « A mon Père ». – Il faut dire que l’auteur chérit ce tour ; il revient au moins quinze fois dans le Choix de Poésies de R. Guiette.
112 R. de La Tailhède, Les Sonnets, I.
113 Vielé-Griffin, Petit Florilège, « Le Voyage ».
114 Guy-Charles Cros [le fils], Avec des mots..., « Quasi una Fantasia ».
115 A. Samain, Au Jardin de l’Infante, « Élégie. –Cf. ibid., « Promenade à l’étang » : Dirait-on pas, ma soeur... »
116 A. Mockel, Chantefable un peu naïve : ce titre dit assez l’effet recherché.
117 Tour que Richepin parodie en « Comme un qui boit... » !
118 J. Péladan, La Décadence latine. Éd. de 1890, p. 59.
119 Mallarmé, « La Chevelure ».
120 T. Klingsor, Poèmes de Bohême, « Matin d’Octobre ».
121 Ch. Derennes, La Princesse, « Nocturne ».
122 G. Kahn, Les Palais Nomades, « File à ton rouet... »
123 Saint-Pol Roux, De la Colombe au Corbeau par le Paon.
124 M. Elskamp, Salutations, dont d’angéliques, « Étoile de la Mer », VI. Cf. D’anciennement transposé, II : « Et sont mortes les bien-aimées ».
125 Rollinat, Les Névroses, « Le Martin-pêcheur » et « Le Mot de l’Énigme ».
126 M. Elskamp, La Chanson de la rue Saint-Paul, « La rue Saint-Paul » ; In Memoriam, « Ad finem ». Le tour est fréquent, surtout dans les derniers recueils.
127 Rappelons-nous Alain : « Aucun homme de génie n’a jamais pu créer ou simplement modifier profondément un langage réel. (...) L’exemple du langage est donc propre à faire sentir le prix de l’action sociale anonyme. » (Abrégés pour les Aveugles, éd. Pléiade, p. 836).
128 Dans une lettre à un ami (du 8 avril 1905). – Pour fixer les idées : en 1890 Verlaine vend 350 exemplaires de ses Poésies ; l’année suivante Mallarmé en écoule 325 de ses Pages.
129 Cf. supra, pages 195-196.
Auteur
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