Les français régionaux
p. 339-368
Texte intégral
I) Introduction
1A l’occasion de ses conversations avec un groupe de dentellières du Monastier, dans le Velay, qui le retenaient volontiers au passage pour la causette, R. L. Stevenson note la curiosité de ses interlocutrices à propos de sa langue. « Parle-t-on patois en Angleterre ? » lui demandait-on. Et quand il disait que non, elles reprenaient : « Ah ! alors français ? ». L’auteur conclut un peu plus loin : « Il s’agissait de parler obligatoirement français ou patois1 ». Cet univers linguistique très simplifié, où l’anglais n’a pas été prévu, ne laisse pas non plus de place aux variétés intermédiaires entre les seuls domaines reconnus, et suppose que le locuteur passe à chaque fois avec agilité tout dans l’un ou tout dans l’autre, sans partage. Il repose sur un bilinguisme envisageant tour à tour des modes d’expression bien différenciés, et correspondant à des situations ou à des contextes sur lesquels il n’y a pas de peine à ne pas se méprendre : deux langues, deux horizons, deux types d’échanges ou d’interlocuteurs entre lesquels, dans bien des cas, on n’a pas le choix. Quand ces provinciaux de condition modeste parlent français, quel français parlent-ils ? Où et comment l’ont-ils appris ? Un certain nombre d’entre eux sont passés par l’école, mais ce n’est pas le fait de tous, puisqu’un enseignement obligatoire ne sera mis en place qu’à partir de 18822. Il est pratiquement impossible de donner une réponse qui soit assez générale et tout à fait satisfaisante.
2Le bilinguisme suggéré précédemment est répandu très largement dans la campagne. Dans une grande partie des milieux urbains, dans quelques secteurs de l’ancien domaine d’oïl, il s’est atténué ou a disparu. Les zones de communication s’étagent alors selon des registres divers. Les variétés régionales ne sont pas absentes, mais composent avec d’autres, et se manifestent avec moins d’éclat. Quelle que soit la situation envisagée, l’étude de ces variétés reste, pendant l’époque qui nous occupe, très timide, pour ne pas dire inexistante. Pendant longtemps les français que nous appelons régionaux n’ont pas été perçus comme des objets distincts ayant un intérêt en eux-mêmes.
3Ce n’est pas que nous manquions de témoignages sur leur existence. Le célèbre héros de Jean Aicard, Maurin des Maures, s’exprime, nous dit-on, dans un « français traduit du provençal et semé d’idiotismes », et il lui arrive de répondre « d’un grand sang-froid, en bon français provençal, aussi sonore que du patois corse : « Parfétemein ! »3 ». Ces remarques, auxquelles correspondent malheureusement un trop petit nombre d’exemples dans l’ouvrage, synthétisent assez bien un type courant de français régional, à travers lequel reste perceptible un autre idiome sous-jacent, et qui se caractérise par une phraséologie, un accent et une intonation. Nous sommes tenté de dire avec l’auteur, quand nous sommes frappé par un tel langage, que nous avons là du « bon français provençal ». Or, à une époque où les types régionaux étaient exceptionnellement riches et variés, des moyens d’investigation adaptés ont cruellement fait défaut ; aussi ne saurait-il être question de faire un inventaire, où l’étude exhaustive d’un phénomène sur lequel les contemporains ne nous ont renseignés que très imparfaitement, et dont d’innombrables manifestations resteront ignorées. Or ce phénomène qui comporte des aspects fragiles à côté d’autres plus stables, est lié aux époques aussi bien qu’aux régions, aux conditions sociales et culturelles plus qu’aux règles d’évolution d’un système linguistique ayant gardé son autonomie ; il exige, pour être saisi, le respect d’un plan synchronique suffisamment strict.
4Nous nous contenterons de parcourir le chemin qui progressivement conduit à une prise de conscience de plus en plus nette et complète.
II) Ouvrages normatifs et glossaires de patois
A) Ouvrages normatifs
5Les grammairiens du xviiie siècle avaient fait porter certaines de leurs remarques sur des façons de parler régionales. Les usagers devaient sentir que celles-ci s’écartaient du bon usage, et il appartenait aux grammairiens normatifs d’appeler leur attention sur elles. Jouant, sur cette question limitée, le rôle de Vaugelas et de ses continuateurs, un Desgrouais avait, au xviiie siècle, donné avec ses Gasconismes corrigés un ouvrage qui devait rester longtemps un modèle du genre (1766) : pendant des dizaines d’années, bien des recueils de provincialismes corrigés ont vu le jour. Ce point de vue ne permet évidemment pas la redécouverte de chaque français régional dans son ensemble, et a pour conséquence la livraison en vrac de traits grammaticaux ou lexicaux découpés aussitôt après que remarqués, et dénoncés comme « vicieux » ou cités pour être corrigés. Les faits sont notés dans la mesure où ils révèlent des imperfections à faire disparaître, et ils ne constituent finalement qu’une variété dans l’immense catégorie des fautes.
6Les ouvrages du type de celui de Desgrouais, qui se succèdent dans la première moitié du xixe siècle, continuent à être utilisés et sont parfois même réédités dans la suite : ainsi Les Provincialismes corrigés de J. B. Reynier4, dont la première édition avait été tirée à Marseille en 1830 à deux mille exemplaires – ce qui donne une idée de la diffusion de l’ouvrage –, ont été augmentés et réédités en 1878, parce que le tirage précédent était épuisé. Ces recueils devraient, en principe, en dépit des limitations dues à leur finalité, nous éclairer sur notre sujet. Les auteurs n’ont-ils pas eu pour cible les écarts commis dans une région par rapport à la norme du français d’une époque ? Une partie au moins des caractéristiques régionales devrait être portée par ce moyen à notre connaissance. Malheureusement dans un ouvrage tel que celui de Reynier, se retrouve toute une série de remarques qui passeront de sottisier en sottisier sur l’ensemble du territoire national. Qu’il s’agisse de la confusion entre agonir (d’injures) et agoniser (« être à l’agonie »), de la condamnation de faire bisquer, bien que reconnu comme « très employé », parce que cette expression, que l’Académie n’a pas admise, « n’appartient qu’à la dernière classe du peuple », du conseil de prononcer celui-là « comme c’est écrit », et non, comme le font bien des gens, suila, nous avons là autant de notations utiles sur les divergences entre usage réel et bon usage, mais nous ne voyons pas apparaître le caractère régional qu’annonçait le titre. Il ne pouvait guère en être autrement dans la mesure où la langue de référence était le français académique, et où le français introduit dans les provinces n’en faisait pas nécessairement partie. Nous nous apercevons seulement qu’une langue familière, déjà assez « standardisée », s’emploie un peu partout, et les nombreuses interférences entre français populaire et français régional ne paraîtront pas surprenantes.
7Si l’on se tourne vers ce qui est particulier, on peut avoir une idée de ce que le langage observé doit à l’idiome régional. Une phrase telle que celle-ci : il a un plan tout sien, « il a un flegme bien à lui », révèle au moins deux particularités, d’abord que les possessifs de la série mien, tien, sien s’emploient volontiers comme épithètes, ensuite que le mot plan (cf. aller planplan) est l’équivalent de « nonchalance ». Ce mot, qui apparaît couramment comme adverbe dans le Sud-Est avec le sens de « doucement, posément », est substantivé en provençal (F.E.W., IX 29b). Le corchon donné comme « l’entame (du pain) » est l’un des nombreux dérivés méridionaux d’un verbe bas-latin *curticare, ancien provençal corchar « raccourcir » : Stendhal emploie une forme voisine crochon de pain, dans sa Vie de Henri Brulard. Revenons un instant au pays des dentellières interlocutrices de Stevenson : M. Pomier, vice-président de la Société d’agriculture, Bibliothécaire de la ville, ancien principal du Collège, a publié au Puy en 1835 un Manuel des locutions vicieuses les plus fréquentes dans le département de la Haute-Loire et la majeure partie du midi de la France5. L’aire considérée parait énorme, mais il est vrai qu’un grand nombre d’expressions sont interrégionales. En fait ce manuel qui se propose d’être une « première grammaire du peuple » contient bien des francisations de termes que nous retrouvons dans le patois du pays vellave : on ne dirait pas il amasse les brises, pour « il ne perd rien », « il ne donne pas ses coquilles », si brisa ne signifiait « miette » (cf. le verbe français briser).
8Le remplacement de brisa par miette ne soulève pas, à priori, de difficultés comparables à celles qui se présentent toutes les fois qu’il s’agit de nommer un objet qui est inconnu ailleurs. Pomier, sensible à cette question qu’il pose clairement, admet qu’il est impossible de se passer des termes usités pour nommer des objets particuliers au pays. « Comment désigner, demande-t-il, ces vases de bois à deux anses appelés bacholes, ces paniers ou plutôt ces coffres d’osier appelés bennes ; cette autre sorte de panier, tressé en paille, appelé paillas, ces bûches de pin ou de sapin, d’une longueur déterminée, connues sous le nom de lauzes ? » Et il conclut : « On ne sera donc pas surpris de ne pas rencontrer ces noms parmi les termes impropres ». On voit que tout un secteur du vocabulaire est reconnu comme irréductible à la substitution. Ce trait ne manque pas d’intérêt, mais il limite singulièrement la portée documentaire des ouvrages de type normatif.
9Nous n’abandonnerons pas ces ouvrages avant d’avoir rappelé que quelques-uns d’entre eux nous donnent de rapides indications sur le développement du français à l’époque de leur composition. Il est question, chez celui de Reynier, de « l’usage d’intercaler dans le français des mots provençaux, des mots provençaux francisés » qui était le propre des classes moyennes. Or cet usage a gagné toutes les classes, et de ce fait s’est trouvé généralisé l’emploi des provençalismes « dans la conversation et même dans les lettres ». C’est cet usage et son développement qui justifient le propos de l’auteur. On ne peut que regretter que ce phénomène n’ait pas été mieux observé, car il nous semble fondamental. Milieux dirigeants déjà très francisés, milieux modestes qui s’ouvrent à la francisation, classes moyennes qui sont entrées les premières dans le mouvement, se reconnaissent dans ce français qui mérite bien le nom de régional. Français mêlé, sans aucun doute, et à des degrés divers, mais qui n’en constitue pas moins un mode de communication réel.
B) La méthode savinienne
10Nous nous sommes d’abord tourné vers des ouvrages qui traitent du français. Le français régional fait en principe partie d’un discours en français, et le langage que ces puristes essaient à tort ou à raison d’émonder est bien celui qui nous occupe. Le genre est beaucoup moins productif à l’époque que nous envisageons, ce qui ne signifie pas que les préoccupations qui animaient les auteurs aient totalement disparu, comme en témoignent les rééditions, et que leur influence soit devenue tout à fait négligeable. Notre objet se trouvera placé sous un tout autre éclairage si nous considérons les débats dont a fait l’objet la méthode dite « savinienne », du nom d’un instituteur de l’enseignement libre, Savinien-Joseph Lhermite. Il s’agissait de remplacer l’enseignement en français, inaccessible aux petits élèves dont le français n’était pas la langue maternelle, par un enseignement qui utilise celle-ci comme intermédiaire. La conception n’était pas nouvelle. Le premier essai connu dans ce sens avait vu le jour en Bretagne. Le citoyen Tanguy avait fait imprimer à Brest en 1800 Le Rudiment du Finistère, un « manuel français-breton destiné à faire passer d’une façon rationnelle les enfants de la connaissance de leur langue maternelle à celle de la langue française6 ». En 1842, un curé de Saint-Nabord (Vosges), Pétin, avait publié un Dictionnaire patois-français à l’usage des écoles rurales. L’ouvrage se proposait de conduire « par le moyen du patois usité en Lorraine et principalement dans les Vosges (...) à la connaissance de la langue française ». A la fin du xixe siècle, de nombreuses voix se firent entendre pour réclamer l’introduction des idiomes régionaux à l’école élémentaire et particulièrement dans le Midi où la gloire de Mistral et la renaissance de la littérature encourageaient le mouvement.
11Savinien donna à ce sujet une communication en Sorbonne, Les écoles du Midi et la langue d’Oc, au xxxvie congrès des Société savantes (1896). Les préoccupations de Savinien et de ses amis recoupaient en partie celles d’universitaires tels que Bréal qui, notamment dans un rapport intitulé Quelques mots sur l’instruction publique7, avait mis en garde contre la proscription dont les patois faisaient l’objet à l’école. Il envisageait même la création d’un cours d’Histoire de la langue à l’École Normale, destiné en particulier aux instituteurs nés à la campagne et, de ce fait, d’autant plus prévenus contre le patois qu’ils avaient parlé à la maison familiale. L’enseignement devrait prendre pour point de départ le « lieu même que l’enfant habite ». L’enfant ayant la possibilité de faire intervenir le système d’expression qu’il connaît déjà, retirerait de sa formation les mêmes bénéfices que le linguiste de la grammaire comparée : « On ne connaît bien une langue que quand on la rapproche d’une autre de même origine ».
12On ne peut faire ici que des allusions très brèves à un mouvement qui a revêtu des formes très diverses. Remarquons seulement qu’il ne va pas du tout dans le sens des modes d’expression intermédiaires. Le petit paysan a si bien entendu vanter « la supériorité du langage officiel, qu’il croit affiner le sien en empruntant au français des mots et des tournures qui ne font au contraire que l’affadir. Il élimine sottement de son parler savoureux les expressions terriennes, les locutions archaïques qui faisaient sa plus grande originalité ; la ménagère ne dit plus lou caleo, l’oulo, l’ort, mais la lampo, la marmito, lou jardin » (J. Aurouze [1908, 2.2], pp. 12 et 19). Il est regrettable que de tels faits, qui ont été plus d’une fois remarqués, aient été plutôt déplorés que décrits. En revanche on reconnaît qu’il est raisonnable d’exiger qu’on parle le français avec l’accent français. Ainsi les deux systèmes doivent coexister parallèlement et intégralement sans interférer. D’un côté on corrige les gasconismes pour faire plus français, de l’autre on vitupère contre les francismes pour conserver plus purs gascon ou provençal. L’hostilité à l’égard du français régional est explicite chez Charles Brun qui écrit qu’en dehors de la méthode savinienne, l’enfant « n’arrivera à posséder qu’un « français régional », c’est-à-dire, en somme un patois8 ».
C) Glossaires de patois
13Si nous nous tournons maintenant vers les glossaires des patois ou des parlers ruraux, nous découvrons une production très soutenue, et qui bientôt va trouver un appui dans le développement de la philologie romane. On ne peut soupçonner les auteurs de se complaire dans la recherche d’un langage mêlé et impur. Ils s’indignent habituellement de voir les patois considérés comme des corruptions du français, et mettent à égalité l’idiome régional et la langue dont la position dominante n’est due, selon eux, qu’aux hasards de l’histoire. Il n’est pas rare qu’ils placent au-dessus de ce qu’ils appellent « la langue littéraire », ces idiomes qui semblent être le produit du sol et de la race, qui reflètent mieux la vie naturelle du langage, et dont l’histoire n’a pas été traversée, semble-t-il, d’autant d’influences étrangères, de bouleversements dus à des modes passagères.
14Certains glossaires ne nous intéressent pas ici directement : l’idiome régional qui y est recueilli ne saurait être confondu avec une variété de français, et le système linguistique auquel il correspond est nettement différent du système français, sur les plans phonétique et morphologique. D’autres contiennent en fait beaucoup de français régional. Dans certains pays trop peu éloignés de Paris pour ne pas avoir subi l’influence centralisatrice de la capitale, l’ancien patois n’existe plus qu’à l’état de fragments morphologiques, ou plus souvent lexicaux. On remarquera que le Dictionnaire étymologique du patois lyonnais publié en 1890 par Clair Tisseur (sous le pseudonyme de Nizier du Puitspelu9) comporte des formes localisées à Lyon qui sont moins patoisées que celles qui proviennent de la campagne du Lyonnais : les mots ramo « ramer (des pois) », voga « fête patronale », se sont francisés à Lyon en ramer, vogue. Cependant ce n’était pas le français régional que visaient à proprement parler les auteurs. Ils notaient les écarts qu’ils observaient par rapport à ce qu’ils considéraient comme la langue générale. Ils ne citent pas pour dénoncer, mais au contraire pour marquer une différence qui fait honneur. Cependant c’est au titre de vestiges d’un patois ou d’un ancien dialecte, et non à celui d’éléments ou de variables dans un discours en français que les termes ont été relevés.
15Les témoins les plus autorisés de ces patois sont les gens de la condition la plus modeste, et surtout ceux qui n’ont pas été déformés par une culture dénaturante. H. Moisy, auteur d’un Dictionnaire du patois normand10, oppose à « la langue écrite et parlée par les personnes instruites », celle « qui n’est que parlée et dont usent seules les classes illettrées ». A. Delboulle, auteur du Glossaire de la Vallée d’Yères (Haute-Normandie)11 nous dit qu’il s’entretient « avec le premier venu, un bouvier, un charretier, un maçon ». L’inculture des témoins est une garantie ; mais un autre ordre de références guide la recherche du lexicographe ; la langue des patois a mieux conservé que la langue cultivée ce qui appartenait au fonds des anciens dialectes et à la vieille langue française ; elle présente tout l’inverse de cette corruption dont on l’accuse. Delboulle déclare avoir « pris un plaisir infini » parce qu’il a retrouvé une affinité entre le patois qu’il a étudié et « l’une des plus belles et des plus anciennes langues littéraires ». Aussi précise-t-il dans le sous-titre de son glossaire : « pour servir à l’intelligence du dialecte haut-normand et à l’histoire de la vieille langue française ». Les auteurs de glossaires ont bien mis en lumière le côté archaïsant de leurs recherches. « Faude, glose Delboulle, est du vieux français, il est encore employé par les charbonniers de la forêt d’Eu ». Les survivances ne manquent pas : anui (t) « aujourd’hui », nache « fesse de bœuf » (en ancien français, « fesse »), chouler, « pousser, faire avancer », dérivé du nom de la choule, sorte de boule avec laquelle jouaient nos ancêtres. Un subjonctif tel que je voiche du verbe aller rappelle les formations en -che de l’ancien normand-picard. Les auteurs confondent sans doute fixité et pureté, vieille langue littéraire et langue des paysans, mais nous avons dans l’archaïsme, qui interfère souvent avec l’emprunt au dialecte, l’un des constituants essentiels des variétés régionales.
16Toutefois le glossaire de Delboulle contient aussi des termes tels que le verbe abouler, « jeter, pousser », particulièrement dans l’expression « Allons, aboule ton argent », ou simplement « aboule » ; la première attestation d’abouler au sens de « payer » se trouve dans une chanson du premier Empire, selon Esnault (1965, 0.2) ; boustifaille, « bonne chère » figure dans Desgranges (Petit Dictionnaire du peuple, à l’usage des quatre cinquièmes de la France, 1821), être pompette dans d’Hautel (Dictionnaire du bas langage, 1807). Les emprunts de fraîche date aux vocabulaires argotiques et populaires cohabitent donc avec les vestiges des dialectes ancestraux. Le vieux mot est de droit régional mais quelle place faut-il faire aux nouveau-venus ? Est-il licite d’établir des catégories limitatives pour des mots qui font partie du même discours ? Pour le témoin, la distinction n’apparaît généralement pas. Même les auteurs de glossaires s’y trompent, parce qu’ils se laissent guider par une impression d’écart ; ils notent ce qui ne leur semble pas « normal ». Or ces mots, dont seule une référence historique nous apprend qu’ils sont récents, ont été parfaitement assimilés dans le langage qu’ils observent. Il existe une certaine régionalisation des emprunts faits aux diverses couches de français, tandis qu’inversement l’élément indigène tend à subir une francisation. L’idée que nous parvenons à nous faire des français régionaux de la fin du xixe siècle reste peu nette et les documents dont nous disposons ne nous fournissent qu’un jeu de découpures sommaires.
III) Deux découvreurs : Gilliéron (1854-1926) et Dauzat (1877-1955)
A) Gilliéron
17Avec Gilliéron et Dauzat nous sortons de l’ère des tâtonnements ; ce qui pendant des dizaines d’années n’avait pas été reconnu comme objet d’étude et n’avait été traité que par allusion, commence à être plus nettement perçu. La doctrine de Gilliéron s’est formée peu à peu et nous n’entreprendrons pas d’en exposer le développement. Elle comporte néanmoins une puissante cohésion interne et des constantes évidentes. Le champ d’exploration s’étend essentiellement aux parlers populaires. La finalité qu’elle envisage est fondamentalement historique, et les images qu’elle empruntera volontiers à la médecine ou à la paléontologie tiennent à ce que l’objet est à considérer comme un organisme vivant.
18Gilliéron a senti l’incapacité de la phonétique de son temps, par laquelle les Romanistes étaient, selon sa propre expression, « hypnotisés », à donner la lumière qu’il était en droit d’espérer. « Les phonéticiens, remarque-t-il, ne voient guère dans la constitution de la langue que l’élément mécanique ». Il ne met pas en doute les lois implacables selon lesquelles les mots s’estropient et se défigurent ; il refuse de livrer le langage à ces forces aveugles qui ne disent rien sur les choix qui ont été faits, ni sur la raison d’être des répartitions de formes et de sens. « Observez, conseille-t-il aux jeunes linguistes, comme si, à la base des évolutions, il n’y avait aucun mystère physiologique, mais simplement une œuvre de réflexion plus ou moins consciente, à laquelle notre réflexion peut atteindre ». Et il tend à privilégier les processus d’imitation, d’adaptation, d’assimilation, de propagation, ayant pour cause l’identité ou la parenté des milieux sociaux12.
19Gilliéron ne travaillera donc pas sur des éléments aussi abstraits que des sons découpés à l’intérieur des mots, et pris dans un parler qui, lui-même, poursuivrait un destin à part. Il travaillera sur les mots : c’est sur ce plan qu’il sera à même de faire intervenir la sémantique, et que se produisent les analogies et les conflits. Gilliéron avait ce trait en commun avec Brunot qu’il accordait aux mots une puissance révélatrice. Ces mots ne sont pas pris isolément. Donnons un exemple très simple. On sait les hésitations qui eurent lieu dans le domaine gallo-roman lorsque fut généralisée en France à la fin du xviiie siècle la culture du légume que nous appelons la pomme de terre, et qu’il fallut trouver un nom. Parmi les noms qui ont été donnés, on remarque celui de truffe, qui servait déjà à désigner un champignon dont la forme rappelait les tubercules. Or, pour Gilliéron, la pomme de terre ne peut pas s’appeler truffe là où le même mot désigne habituellement le champignon. Sinon nous aurions, dans le même parler populaire une collision homonymique, c’est-à-dire un état de confusion intolérable auquel ne peut manquer de mettre fin, s’il venait à se produire, le recours à d’autres termes pris au même fonds, ou empruntés à la langue dite littéraire13.
20L’histoire des mots est ainsi jalonnée de conflits de formes, de désarrois ou de pléthores sémantiques, auxquels les parlers populaires, comme la langue littéraire, ont été amenés à apporter le remède approprié. Un tel examen suppose la détermination d’un cadre temporel et géographique : les adversaires se sont trouvés en présence sur le même terrain, donc dans la même aire ; à la même époque, donc en synchronie. Mais si les conditions changent à chaque fois, les conflits et leurs solutions sont, dans leur principe, de tous les temps et relèvent d’une linguistique générale : il suffit de rassembler les données en nombre suffisant. Il appartient à la géographie linguistique de regrouper les phénomènes qui, sans elle, auraient paru rester indépendants les uns des autres. De même qu’une paléontologie devient concevable du moment que la collection de fossiles porte l’indication exacte « des lieux et des couches où ils ont été trouvés », les états successifs peuvent être reconstitués par le rapprochement des vestiges laissés par les vaincus sur le terrain : une stratigraphie des mots reste inscrite sur la carte dont la lecture restitue une histoire. On sait que les mutilés phonétiques provenant du latin apem, abeille, (singulier é, pluriel es) apparaissent sur quelques points en bordure du vaste territoire où prédomine l’appellation mouche à miel : Artois, Guernesey, Bordelais, Suisse romande. Le mot latin n’a évidemment pas été apporté par petits paquets et déposé dans quelques coins demeurés très archaïsants. Ces points sont les affleurements de la couche provenant directement du latin aps, apis, qui a occupé le terrain avant l’expansion de mouche à miel. Cette appellation elle-même caractéristique de la France septentrionale et de la région parisienne, était destinée à être supplantée par abeille, emprunt de la langue « littéraire » aux parlers méridionaux.
21On comprend que les contacts et les interactions ne sont pas du tout considérés avec défiance par Gilliéron, qu’ils font partie de la vie habituelle et normale du langage, qu’ils révèlent même un organisme en bonne santé, accueillant volontiers les moyens de se régénérer, en un mot qu’ils relèvent de la thérapeutique verbale. Le mouvement de relatinisation du français, qui prend des proportions considérables aux xve et xvie siècles, en donne un exemple. Les emprunts des parlers populaires à la langue nationale en sont un autre. Quand E. Edmont, le collaborateur de Gilliéron, entreprit son Lexique saint-Polois (1887, 2.2), il reçut le conseil d’enregistrer le plus grand nombre possible de mots patois sans faire lui-même le tri « entre ceux qui appartenaient véritablement au parler populaire et ceux qui étaient des néologismes de récente date »14. C’était ne pas nier l’évidence : les parlers populaires arrivent à notre oreille mêlés à des degrés divers. Il ajoutait que les mots « importés de la langue littéraire » présentent par leurs altérations de forme et de sens, un haut intérêt linguistique.
22Edmont a été ainsi amené à observer et à noter le tout-venant en indiquant, au moyen de sigles, la provenance exacte – Saint-Pol ville, les faubourgs, la banlieue –, et même à faire une rubrique pour les « mots français usités en saint-Polois » (p. 75). Lorsqu’un mot se termine par le suffixe -ment, la forme locale de la finale est habituellement- [mē] ; s’il comporte une sifflante représentant un c étymologique, celle-ci est représentée par une chuintante, ex. bachinet, au lieu de bacinet, « bouton d’or », lat. baccinum. Edmont remarque que, dans la ville, les formes comportant des traits de ce genre et qu’il met entre parenthèses, sont actuellement moins employées et tendent à disparaître. Les formes relevées ne sont donc pas toutes mises sur le même plan ; elles s’ordonnent en fonction de leur répartition et de leur vitalité.
23D’autre part l’auteur n’a pas négligé de préciser les conditions dont dépend cette répartition. Entre eux les gens du peuple parlent patois et les expressions locales dominent tant que les interlocuteurs sont des gens du pays. Dans les conversations avec les étrangers, ou avec les personnes de condition plus élevée, leur nombre diminue. Mais sommes-nous encore en présence de patois ? L’observateur envisage un continuum d’un patois marqué à un parler qui, selon ce qu’exigent les circonstances, perd une partie plus ou moins importante de ce qui le caractérise. Serait-il inexact de placer la barre de séparation ailleurs, à l’intérieur même des ressources d’expression de ces témoins, qui disposeraient d’un type de langage, le patois, lorsqu’ils se trouvent entre eux, mais d’un autre lorsque des interlocuteurs étrangers troublent le jeu de la communication et les obligent à adopter un autre mode d’expression ? Cette séparation n’est pas arbitraire dans la mesure où les sujets parlants eux-mêmes ne sont pas complètement inconscients du changement, ne serait-ce qu’en ressentant la gêne qu’ils s’imposent, et où pour eux, parler naturellement, c’est parler leur patois. Aussi bien Gilliéron, qui connaît le parler de Saint-Pol ville, à travers les enquêtes d’Edmont, le qualifie-t-il de « français coloré de patois15 ». Et il cite des locutions qui n’ont rien de patois dans le détail de leur forme, comme avoir cher, « aimer », résidu attardé, selon lui, de la concurrence entre le vieux verbe esmer (lat. aestimare, « estimer ») et aimer (lat. amare, « aimer (par ex. une personne) ».
24Gilliéron avait fait une place à un mode d’expression qui n’était ni la langue générale, ni le patois, et qu’il appelait habituellement « français provincial »16. Edmont nous a laissé sur cette catégorie un article17 qui complète les observations de son Lexique. Il y écrit : « Lorsqu’un paysan, un homme du peuple dont le parler habituel est le patois, adresse la parole à un supérieur, à un étranger, ou à une personne d’une plus haute condition que la sienne, il a bien soin d’employer un langage plus relevé, en d’autres termes, de chercher à parler français ». Ce langage plus relevé est, aux yeux de l’auteur, un pastiche ; en relevant le niveau, le locuteur passe par-dessus des expressions populaires qui, le cas échéant, viendraient se placer d’elles-mêmes dans sa bouche lorsqu’il parle en patois avec des gens de sa condition ; il vise les plus hauts échelons, et pastiche la langue académique. Il se trahit du même coup, car il a oublié de gommer certaines de ses habitudes phonétiques locales, et il introduit parfois des mots qu’il forge en s’inspirant des modèles français.
25Quand un paysan picard relève son parler, il substitue chanter à canter, acheter à acater, champ à camp, c’est-à-dire qu’il remplace fréquemment la vélaire k par la chuintante notée ch. Mais le passage d’un registre à l’autre l’entraîne à soupçonner le son k même là où il n’a rien de suspect, et c’est ainsi qu’il dira : « Ma chahute (i. e. cahute) elle est fondue ; mon branchard (i. e. brancard) de gabriolet il est cassé ; prenez la charafe (i. e. carafe) qu’elle est là sur la dresse ». La dernière phrase contient à la fois une substitution indue de ch à k (charafe), et une autre de s à ch, car le dernier mot est en patois drèche, et a été corrigé d’après glache, plache, puche qui passent à glace, place, puce. Certaines formes disparues depuis des siècles de la « langue littéraire » revoient ainsi fortuitement le jour, comme le subjonctif prenge, qui a des airs archaïques, dans cette phrase : « Je veux bien qu’il le prenge » au lieu de « éj veux bien qu’il prinche ». Mais il fallait modifier une voyelle nasale sentie comme trop locale, adoucir une finale que les picardisants n’ont que trop tendance à durcir, tout en conservant la forme spécifique de subjonctif : archaïsme bien involontaire, comme on pouvait s’y attendre de la part du témoin !
26Les créations hybrides du paysan beau parleur, qui a reçu toutes sortes de noms selon les régions, ne relèvent plus d’aucun système, et font rire ses compagnons restés plus fidèles à leur mode d’expression accoutumé. L’auteur, qui à cette époque est fort de l’expérience qu’il a acquise en assurant les enquêtes de l’Atlas linguistique de la France, établit un rapprochement entre les observations qu’il a faites aux environs de sa ville natale, et ce souvenir de propos entendus dans un petit village du canton de La Haye-Descartes en Touraine. Il avait montré une branche de millepertuis à un vieillard accompagné de sa petite-fille et d’une voisine, et lui avait demandé le nom de cette plante en patois : « C’est de la millepercuie », répondit-il. La petite fille intervint : « Mais non, pépé, vous ne parlez pas bien, c’est de l’herbe à mille poires cuites ». Et la voisine ajouta que dans un village poitevin on l’appelait « L’herbe à huile de père (poire) cuite ». Edmont oppose ainsi au « vrai nom patois de la plante » fourni par le vieillard, « deux formes rectifiées obtenues par l’emploi du français provincial ». Nous reconnaissons ici l’étymologie populaire en action, mais aussi le processus qui a pour point de départ une forme patoise jugée irrégulière et rectifiée selon des normes qui devraient la rendre correcte. Le patois rectifié n’aboutit pas nécessairement au français : nous mesurons à l’occasion de ces applications malheureuses, la profondeur de l’imprégnation de l’idiome provincial, que quelques velléités du moment sont impuissantes à faire oublier.
27Edmont s’était autorisé de quelques phrases où Gilliéron, dans ses Mélanges gallo-romans, avait exprimé sa pensée sur la question : « Le français provincial est le français importé dans les contrées où le langage indigène est un patois, français qui se développe selon ses propres germes et moyens de développement, et s’altère sous l’influence des patois ; c’est une langue de nature essentiellement éphémère, inconsistante, individuelle, et dont l’individualité est de plus en plus marquée à mesure qu’on pénètre plus profondément dans les couches les moins cultivées de la société. Les caractères grammaticaux qui le différencient sont ce que nous appelons des fautes de français ; ses caractères lexicologiques sont des mots empruntés au patois ou des mots français indûment formés18 ».
28Nous aurions aimé des illustrations moins anecdotiques ; nous aurions vu volontiers la catégorie s’étendre au-delà de créations hybrides condamnées à rester des écarts individuels et parfois grotesques. Conformément aux indications de son maître, Edmont avait puisé auprès de personnes restées à l’écart de la conversation aisée en français et les mieux à même de fournir une rhapsodie de formes surprenantes. Gilliéron était cependant trop sensible à la réalité du langage dans son ensemble pour en négliger les côtés apparemment dérisoires. Il est certain d’ailleurs qu’à cette époque, les déformations de toutes sortes étaient beaucoup plus fréquentes que de nos jours dans les milieux campagnards. « Aujourd’hui ça se passe », telle est la phrase finale que j’ai souvent entendue à la fin d’un récit où le souvenir de quelque grossier amalgame de formes avait donné naissance à un monstre grotesque. A la réflexion nous comprenons mieux les attitudes des puristes de tous les bords, et nous ne pouvons les juger exclusivement d’après l’état de langue que nous connaissons. Il reste que Gilliéron, soit par ses directives, soit par ses réflexions, avait touché du doigt les deux pôles essentiels d’une étude du phénomène qui nous occupe, en dirigeant alternativement l’attention de son collaborateur vers le « français coloré de patois » des habitants de la ville de Saint-Pol, et les aberrations auxquelles se livraient les paysans des environs quand ils désiraient se faire voir différents de ce qu’ils étaient.
B) Dauzat
29Les vues d’Albert Dauzat ont complété celles de Gilliéron. Les présupposés des deux savants étaient, au départ, bien différents. Dauzat reste attaché à ce qui, dans la langue, échappe à la réflexion et à la volonté. Il considère la phonétique comme « la base de tout l’édifice » et n’a pas une passion aussi exclusive que Gilliéron pour le mot. Mais tous deux ont été également sensibles à la prédominance de la forme parlée, et ont fait des patois le principal thème de leurs réflexions. C’est en observant les faits dialectaux en Auvergne, et notamment à Vinzelles, que Dauzat a été amené à faire une catégorie à part, à laquelle il a donné le nom de français régional. Il avait remarqué qu’à Vinzelles on prononçait le mot français rose avec un ò ouvert ; or en patois local, la forme correspondante était rôze avec un ó fermé et long comme en français. L’influence qui explique de tels faits devait donc être recherché ailleurs que dans le patois local. A Clermont, le mot patois ròzo a pour correspondant une forme ròz avec un ò ouvert. Il est tout à fait probable que le parler du village a fait cet emprunt, ainsi que bien d’autres, au centre régional.
30Dauzat tire de ces considérations un schéma de développement historique généralisable. « Le français, écrit-il, s’est d’abord implanté dans les centres urbains et dans les classes riches : modifié sous l’influence du milieu, il constitue ce que j’appellerai le français régional19 ». Cet idiome, qui semble avoir été informe à l’origine, s’est rapproché de plus en plus du français de Paris. Comme celui-ci évolue lui-même et que les diffusions linguistiques sont très lentes avant l’époque moderne, « l’évolution du français régional peut être représentée comme une courbe de poursuite20 ». Après cette première phase, le français régional se propage dans les villages et les milieux ruraux. Son action se manifeste d’abord par des emprunts isolés et irrégulièrement déformés. Puis, et surtout à partir du xviiie siècle, le patoisant distingue mieux les sons du français, et cherche à leur faire correspondre les sons les plus voisins : ainsi les patoisants ont « l’intuition » que la chuintante ch du français, qui n’existait pas dans leur parler, correspondait à ts ; le mot vache est donc transposé sous la forme vatsa. Enfin la reproduction des sons est aussi exacte que possible, et le parler adopte le son ch qu’il ignorait. On avait jusque-là tout au plus un patois francisé ; le parler se rapproche maintenant du français régional, « par rapport auquel il décrit une seconde courbe de poursuite ». La deuxième phase est achevée : la langue du milieu urbain provincial a favorisé la naissance d’un français régional, le français d’Auvergne, qui implique un cycle d’évolution complet » depuis les premiers balbutiements très « patoisés » du paysan illettré » jusqu’à une assimilation de la langue de la capitale21.
31On voit que les aspects phonétiques sont fondamentaux et que, sans eux, jamais une catégorie à part n’aurait pu être faite. La syntaxe est traitée de façon expéditive : les tournures patoises ne sont pas atteintes par le passage au français et se retrouvent telles quelles22. Voici par exemple un calque : Quand il est soif, ils ont le gosier sec, « Quand on a soif, on a le gosier sec »23. Au point de vue du lexique, Dauzat note un principe de répartition bien en accord avec le sentiment du paysan auvergnat tel qu’il l’a connu, dont c’était l’idéal de parler français : « Le sens le plus noble, ou réputé tel, remarque-t-il, est toujours dévolu au français, l’emploi péjoratif au vieux terme indigène ». Il est de fait que le français régional fait corps souvent avec le français familier : il en a le charme et les limites. Un poète ne demandera pas à une muse du haut style de lui donner un poutou. Or déjà plus d’un tiers du vocabulaire est fait d’emprunts au français. Mais il reste que le patoisant a conscience d’employer un idiome distinct de la langue générale, ce qui n’est plus le cas pour le français régional.
32Dauzat a dégagé aussi des facteurs d’un autre ordre. Si le français, exerçant sur tous les points du territoire une pression allant dans le même sens, est porteur d’une unité, il commence par détruire celle qui s’était créée à l’intérieur du village. Dauzat avait mis en valeur l’action conservatrice et régulatrice de ces microcosmes qu’étaient les communes d’autrefois, réfrénant les particularités individuelles et garantissant au parler de tous les membres de la collectivité une homogénéité que ne désorganisaient pas les différences de condition. Les patoisants trouvaient dans leur parler des formes à la prononciation bien assurée. Ce qui leur arrivait de la langue générale, dont le centre était le Paris du xixe siècle où se déversaient les parlers de tous les milieux et de toutes les provinces, n’offrait rien de comparable. Le français régional est variable à l’intérieur d’une même localité, sans parler d’une région. Il varie suivant le milieu social, la famille, le niveau d’instruction, l’individu lui-même, son âge, ses lectures, sans compter la fantaisie de « quelques rares amoureux des anciennes traditions » ou « collectionneurs de vieux mots ». C’est cette extrême variabilité qui l’a rendu insaisissable à l’observateur.
33Dans les villages explorés par Dauzat, les « patoisants d’origine » formaient encore la grande majorité en 1905. Voici comment l’auteur classait les habitants de l’Auvergne d’après la langue :
Ceux qui ne parlent que patois et ne comprennent pas le français ont à peu près disparu.
Quelques vieilles paysannes comprennent le français mais ne le parlent pas.
A la campagne les hommes de quarante ans, les femmes de plus de trente, parlent très généralement le patois, accidentellement et mal le français.
Les plus jeunes sont, à la campagne, de véritables bilingues.
Certains parlent couramment le français, accidentellement le patois : habitants des villes, à l’exception des faubourgs, et, à la campagne, châtelains, petits bourgeois, notaires, médecins. C’est, d’après Dauzat, le genre de personnes à éviter : leur patois est infecté de français, ils mélangent les patois.
Enfin de nombreux habitants des villes telles que Clermont, Riom, Thiers, parlent le français sans comprendre le patois.
34Ici les conditions de bilinguisme sont favorables à la coexistence d’un patois et d’un français régional. Il en va tout autrement dans la France septentrionale, l’ancien domaine d’oïl, où beaucoup de patois sont si délabrés que la juxtaposition de deux idiomes distincts n’est pas possible. Dauzat note cependant qu’à Yport, en Normandie, on passe insensiblement d’un patois bien différencié à un français régional, ce qui montre que « les deux langues ont dû coexister24 ». Mais pour trouver à coup sûr de véritables patois, il faut aller « jusqu’à la pointe du Cotentin, dans les Vosges, ou en Belgique25 ». Or un patois délabré est difficile à étudier. La phonétique, dont nous avons vu l’importance, est impuissante à faire le tri entre les éléments français et les éléments indigènes, car la détermination des lois est vouée à l’échec en raison de l’insuffisance et de la mauvaise qualité des exemples. Dauzat précisera sa pensée lorsqu’il dira que « la vaste région centrale n’offre plus, sur les débris des anciens parlers détruits par la langue de la capitale, qu’un français régional charriant plus ou moins d’alluvions indigènes selon les lieux ou les individus. Sans doute le bourgeois parlera en une langue plus voisine du parisien que le paysan, mais l’un et l’autre ont conscience de n’employer plus qu’un même idiome avec des gradations et des nuances26 ». Dans le premier état de la pensée de Dauzat, les français régionaux de ces territoires, considérés comme « perdus pour la science », peuvent tout au plus faire l’objet d’un catalogue. Mais des perspectives plus vastes sont ouvertes : l’auteur invite à relever la prononciation particulière en français régional, et surtout le sens. De nombreux exemples illustreraient le bien-fondé de cette directive. Ainsi tante est un mot français qui s’est substitué, à Cellefrouin, au vieux mot indigène [ad]. Mais ce mot y désigne à la fois la tante et la belle-mère27.
35La notion de français régional, qui avait été mal perçue pendant des dizaines d’années, a été dégagée parallèlement, et selon des chemins différents vers la même époque grâce aux recherches de Gilliéron, dont nous parlerons à propos de l’Atlas Linguistique de la France, et de Dauzat. Ce dernier l’a bien établie dès ses premiers travaux, en a défini les deux modalités d’existence (registre juxtaposé à un patois qui se maintient, ou qui survit à la disparition d’un ancien patois), et le cadre qu’il a mis en place permet de classer des matériaux dont jusque-là on ne savait que faire et dont on était tenté de ne pas tenir compte.
IV) L’Atlas Linguistique de la France (1902-1909)
A) Conception et élaboration de l’ouvrage
36Les déconvenues des philologues qui ont tenté d’assigner des limites précises aux dialectes n’étaient pas faites pour encourager l’exploration de types de langage voués à la variabilité. Gaston Paris, qui représentait la Gaule romane à la façon d’une tapisserie offrant de progressifs dégradés plutôt que des lignes bien arrêtées, avait montré du doigt une autre orientation : le tracé des aires où règne un fait fera mieux paraître la variété que celui de circonscriptions dissimulant sous des couleurs trop crues un paysage enchevêtré. L’œuvre qui répond le mieux aux vœux de G. Paris est sans doute l’Atlas Linguistique de la France, que nous nous proposons d’examiner maintenant.
37L’A.L.F., qui résulte de la collaboration de Gilliéron et d’Edmont, n’a pas été élaboré pour nous fournir un état des français régionaux. Les principes admis au départ ne laissaient présumer rien de tel. Lorsqu’il organise les réseaux de points d’enquête, Gilliéron privilégie les régions où subsistent des patois nettement caractérisés. Et lorsque, de 1897 à 1901, Edmont parcourt la France et se consacre aux enquêtes sur le terrain, il fait traduire aux paysans les mots et les phrases de son questionnaire. Demander une traduction, c’est déjà préjuger que le langage-cible devait être senti comme différent. Cependant Gilliéron, qui avait apprécié chez son collaborateur la finesse de la perception et la connaissance du patois de sa ville natale ainsi que des milieux ruraux, avait pris en compte aussi dans son choix une qualité au prime abord paradoxale : Edmont n’était pas un linguiste. Qu’est-ce donc qu’un linguiste pour Gilliéron ? Un homme de métier qui prévoit, retouche, rectifie, ajuste, dont le cerveau n’est pas en repos lorsqu’il lui impose silence, « alors que seule l’oreille doit être en jeu28 ». Des rapprochements étymologiques, des exigences de cohérence risquent de solliciter le linguiste, même à son insu ; il n’est donc pas qualifié pour être l’enregistreur impeccable d’un premier jet parfaitement sincère. Or la carte doit rassembler autant d’instantanés réfléchissant ce qui se passait chez tel sujet, tel jour, le jour où Edmont a opéré29.
38Gilliéron avait lui-même procédé à de nombreuses enquêtes ; mais une fois qu’Edmont eut donné le résultat des siennes, il n’a plus tenu compte de celles qu’il avait faites. Il est arrivé, et Gilliéron l’admet, que le sujet n’ait pas bien compris la question : il est trop tard, l’instantané est brouillé. Mais si le sujet se reprend lui-même, les deux variantes sont notées. Plus d’une fois Gilliéron a marqué son indignation à propos de la remarque selon laquelle l’enquêteur devait être un « homme à provoquer le patois »30 : les matériaux seraient immédiatement suspects d’anachronisme. Dauzat n’était pas aussi sévère. Rien n’est plus étranger à la conception de Gilliéron et à la pratique d’Edmont que cette façon de procéder qu’il cite plusieurs fois en exemple : n’obtenant que le terme français arc-en-ciel, il propose au témoin le mot patois redzo dont il connaissait l’existence à Vinzelles. Tout dépend de ce que l’enquêteur vient chercher. La réponse était un premier jet français, la forme proposée, une variante lexicale qui avait besoin de conditions particulières pour être réactualisée. L’auteur d’un glossaire de patois ne retiendra que la seconde forme ; l’observateur du parler actuel ne pourra pas faire comme si la première n’existait pas. Il n’y a pas lieu ici de déterminer les limites de la méthode ; il suffira de remarquer qu’Edmont, en ne provoquant pas le patois, ne pouvait manquer de relever ce qui, selon la conscience de la plupart des témoins, se disait spontanément, depuis le patois différencié, jusqu’aux formes ayant subi, à des degrés divers, des francisations.
B) Ce que révèlent les cartes et les mots
39Rares sont les cartes qui nous offrent un seul type lexical, comme la carte 658 qui ne révèle guère que des variantes de forme pour le mot goutte dans « une goutte de vin pur ». Une première opposition se dessine entre le nord et le sud de la Gaule romane. Elle est illustrée à merveille par la répartition du mot aune : le type verne, aboutissement du préroman verno, n’a nulle part franchi vers le nord la vallée de la Loire, et la ligne se continue de la Loire au sud de la Champagne et de la Lorraine ; dans toute la France septentrionale règne le type aune. Il est rare aussi que les aires soient tranchées à ce point. Cependant quelques tendances générales apparaissent avec netteté, notamment dans le domaine de la morphologie. On sait par exemple qu’au xixe siècle le passé simple avait disparu de la langue parlée du Nord de la France. La carte 98, « j’eus le plaisir de vous voir », nous montre que le passé composé se substitue au passé simple dans l’ensemble de la France septentrionale, mais que des formes [ju] et [jœ] se sont maintenues au sud et à l’ouest de la Normandie, ainsi que dans la Bretagne romane. C’est dans cette zone aussi que des passés simples en i, étendus à la conjugaison en -er, ont survécu jusqu’à nos jours. Dans le domaine d’oc au contraire, on remarque la densité en même temps que l’extrême variété des formes spécifiques, ce qui témoigne de la vitalité de ce temps dans les parlers. Ces conditions ont favorisé l’existence d’une divergence profonde entre le français parlé dans le midi et celui du nord sous le rapport de la morphologie du verbe ; on employait à profusion dans le premier un temps qui, ailleurs, avait disparu ou n’était plus appris qu’après coup par la lecture.
40Un autre fait touche la conjugaison. La troisième personne du pluriel fait généralement groupe en français avec les trois personnes du singulier de l’indicatif présent et comporte un radical accentué, alors que les première et deuxième personnes du pluriel sont caractérisées par un radical inaccentué et une terminaison en -ons, -ez ; ex. ils crèvent (je, tu, il [krèv], mais nous crevons, vous crevez. Or dans plusieurs parties de l’ancien domaine d’oïl les parlers ont tendance à étendre à la troisième personne du pluriel, une caractéristique unique du pluriel : radical inaccentué, et terminaison en [õ], sur le modèle de sont, ont, font et du futur. C’est ainsi qu’en Champagne, dans le sud-est de l’Ile-de-France, dans l’Orléanais, la troisième personne du verbe crever a pour finale [õ] ; au sud de la Normandie, la terminaison est en [ã] ; en Lorraine et dans le Poitou, elle est tantôt en [õ], tantôt en [ã]. Pour le verbe commencer (carte 311), nous voyons les formes en [õ] descendre jusque dans le Nivernais, le Berry et l’Angoumois. Les mêmes caractéristiques se sont parfois étendues à la première personne du singulier comme dans [j pàrtõ], « je pars », variante relevée dans le département de la Meuse. Ces formes en [õ] sont devenues à Paris l’une des marques du parler paysan : Gaston Couté (1880-1911), chansonnier originaire de Beaugency, les introduit à l’occasion dans ses œuvres, quand il veut faire patois pour son auditoire montmartrois. Le picard reste, dans son ensemble, réfractaire à cette tendance. La troisième personne du pluriel s’y caractérise, plutôt, au présent de l’indicatif, par le maintien de t final, ex. [i krèft] « ils crèvent ».
41Ce n’est pas le seul exemple à propos duquel le picard garde une position bien affirmée et originale par rapport à l’ensemble de l’ancien domaine d’oïl. Prenons la carte 553, fer blanc. Alors que dans la majeure partie de la Gaule romane, l’adjectif a reçu la seconde place, il est antéposé en picard = on dit blanc fer au nord de l’Aisne et de la Somme, en Artois, et l’aire se prolonge en Wallonie, ainsi que, plus sporadiquement, en Champagne et en Lorraine. Cette tendance ancienne se manifeste dans un certain nombre de locutions : blanc bois, fin sel, blanche gelée, en face du français bois blanc, sel fin, gelée blanche. D’autre part, l’unanimité avec laquelle, dans toute la zone picarde, les sujets ont refusé la deuxième partie de la phrase proposée par Edmont : « Quand on a soif, on a le gosier sec » pour y préférer « on a son gosier sec », a incliné Gilliéron à penser qu’il y avait là une conséquence de la neutralisation du genre de l’article défini en picard. En face du français j’ai mal à la tête, la tournure j’ai mal à m’tête, ou à ma tête est restée bien vivante. De nombreux traits de vocabulaire confirment cette impression. Le maintien de certains caractères phonétiques anciens n’est pas seul en cause, comme celui de [k] dans acater en face du français acheter, ou de [¢] dans ch’est, en face du français c’est. Les options lexicales particulières et bien vivantes ne manquent pas. Le type maronne « culotte » du vieux picard s’est bien maintenu en Artois, dans le Hainaut, et l’aire se poursuit en Wallonie. C’était un dérivé de maronier, variante de marinier (F.E.W., VI, 345b, s.v. marinus). Alors que dans une vaste région centrale, le « haut-de-chausses » faisait place à la culotte, les Picards tiraient des « chausses à la maronière » ou « à la marinière », qui étaient portées par les marins de la côte, le nom qui devait rester bien vivant pendant des siècles. Le nom picard du balai est ramon, dérivé du latin ramus « branche » : les sorcières picardes des vieux contes chevauchaient des manches à ramon et les ménagères ramonent la chambre et la cuisine, aussi bien que les ramoneurs la cheminée (cartes 107, 109 ; l’aire s’étend dans le pays ardennais).
42On pense le plus souvent à établir d’abord les divergences selon un axe qui va du Nord au Sud. Il est certain que le partage de la Gaule romane en deux domaines linguistiques, celui d’oïl et d’oc, légitime cette façon de voir et la confirme souvent dans les faits. Mais il arrive aussi, et surtout dans le domaine lexical, qu’un axe de divergence s’établisse d’ouest en est. La carte 736 jument révèle pour le type concurrent « cavale », une aire à la fois orientale et méridionale. Le type ouaille, oueille « brebis », du latin ovicula, s’est maintenu de la Bretagne à la Saintonge. Le continuateur [pu] [pœ] du latin putidus, « puant », est un concurrent oriental de « laid » (Champagne, Lorraine, Bourgogne, Franche-Comté ; cf. peut merle, « vilain merle », dans La Guerre des boutons de Pergaud31).
43Certaines répartitions sont plus embarrassantes : ainsi le type mérende, var. marande, du latin merenda, « goûter », d’une part en Champagne orientale et en Lorraine, de l’autre dans le Périgord et le Limousin. En fait l’Atlas Linguistique nous fournit seulement pour cet exemple ce que les successeurs de Gilliéron ont appelé des « aires latérales ». Il est possible, grâce au F.E.W. en particulier (VI2, 27), de reconstituer une aire plus cohérente qui irait du Nord de la Champagne à la vallée du Rhône, et de celle-ci au sud-ouest, contournant la région centrale où prédomine le type goûter. L’œuvre de Gilliéron nous interdit de penser que les mots soient venus se ranger dans des espaces dialectaux préétablis : à chaque type correspond une aire à un moment donné. La répartition change à chaque fois que nous prenons un nouvel exemple. Les zones se défont indéfiniment. Les cartes font apparaître le plus souvent des conflits et des dislocations, et cela d’autant plus qu’elles se proposent de nous révéler un état présent.
44Plutôt qu’à une province, les mots renvoient au théâtre des phénomènes où ils ont été impliqués. Mais nous les relions à l’espace où ils sont employés, et avec lequel ils ont la propriété de garder quelque attache. Le lien se brise parfois si le terme est adopté par la langue générale. Le terme cabri, bien que d’origine provençale, est neutralisé par suite de son adoption très ancienne en français, où il n’est plus qu’une variante de chevreau. La carte 273 montre même que désormais c’est une nouvelle répartition incluant des points éloignés du provençal. Si nous prenons maintenant la carte aller chercher (des violettes), nous voyons que plusieurs types se partagent l’espace exploré. Au centre, chercher (latin circare, « parcourir », d’où « fouiller »), option de la langue générale, qui a été aussi celle de dialectes qui nous offrent du même type des formes particulières. Celles-ci créeront un « hors-texte » dans un discours français, ou tendront à être francisées en « chercher ». Dans le Nord, deux types cohabitent, [kèr], ancien français querre, latin quaerere et [ka¢é], latin *captiare. Un français régional peut admettre ces formes dont l’une est un « archaïsme », et dont l’autre occasionne une collision homonymique, mais les sujets parlants peuvent tendre à leur substituer d’autres formes quand ils passeront du patois au français. Un autre type, [kri], tiré lui aussi du latin quaerere est très répandu dans les provinces. Mais [kri] est une forme qui risque d’être sentie comme patoise : la francisation pourra consister à la rapprocher du verbe quérir. En Normandie sont attestés divers aboutissements du latin *tractiare : si [tra¢i], comme [kri] trahit ses attaches au patois, le verbe [tra¢é] est assez différencié lexicalement, assez conforme à la morphologie générale du verbe, pour fournir un excellent exemple de français régional. Alors que le patois constitue un système parallèle, le français régional ne se distingue pas du français parlé dans une région et suppose une individualité qui ne tient pas à la forme. Il est le résultat d’une action analogique qui tend à effacer ce qu’avaient de non assimilable les éléments tirés d’un autre ensemble. Dans cette tendance au rapprochement, le langage perd un certain nombre de traits qui d’emblée permettaient de le classer et ce qui fait son individualité n’apparaît pas immédiatement.
45On sait que dans l’un des contes de Perrault, Riquet à la houppe, la beauté a une grande importance ; le héros qui, au départ, était fort laid, voit son apparence s’améliorer et, à la fin du conte, il se présente « brave, magnifique, comme un prince qui va se marier ». La bravoure n’a rien à faire ici, mais l’élégance est incontestablement suggérée. Or si dans la langue générale le sens de brave ne s’est plus appliqué qu’à la conduite, au caractère, et a déserté le domaine de l’esthétique, plusieurs cartes de l’A.L.F. nous montrent qu’il n’en a rien été dans certains parlers : brave – ou quelque forme dialectale correspondante – a été employé dans le Limousin pour traduire beau dans « bel homme » (carte 119) ou belle dans « belle dame » (carte 376), dans le Périgord, le Limousin, le Marche, l’Auvergne, et le nord du Languedoc, pour rendre « beau » dans « beau chêne » ou « beau chien » (cartes 117 et 118). Or une brave bête n’est pas nécessairement une belle bête selon la langue générale. Lorsque le terme brave est employé au sens de « joli, élégant », il commence par surprendre l’interlocuteur – ou le lecteur – qui n’est pas averti. Une fois encore nous retrouvons la double référence possible, soit à l’archaïsme, soit au fait de langue régional. L’archaïsme est l’un des plaisirs du lettré et va de pair avec un contexte littéraire. Il se comprend quand un écrivain a dans la pensée les modèles de la langue classique, ou d’autres états de langue révolus, ou lorsqu’il met en scène des personnages appartenant au passé qu’il veut, par ce moyen, suggérer. Nous avons ici des vestiges dialectaux d’emplois qui ont été communs à la langue classique et à celles de nombreuses provinces. Mais le rejet par la langue générale de certaines options sémantiques crée l’écart et provoque le mouvement de surprise, là où l’évolution ne s’est pas produite et où des emplois imprévisibles pour l’usager non prévenu, sont demeurés courants. Ici une référence géographique contribue à écarter l’ambiguïté. « Les drôles par ici, les drôlesses par là » : ainsi s’exprimait chaque dimanche, du chœur, un curé charentais au début de ce siècle tandis qu’il renvoyait les garçons et les filles dans les bancs qui se trouvaient de part et d’autre de l’allée, l’office ne supportant pas à cette époque la mixité. Les cartes 570 « fille » et 623-624 « garçon » confirment que la Charente-Maritime appartient à l’aire assez vaste où les garçons s’appellent les drôles, c’est-à-dire la partie ouest du Poitou et du Périgord, l’Aunis et la Saintonge, à quoi s’ajoutent plusieurs points dans le Languedoc. L’aire où le drôle « le garçon », s’oppose à la drôlesse, « la fille » est plus restreinte et comprend une partie du Poitou, l’Aunis et la Saintonge. Nous avons ici l’exemple d’une option lexicale particulière qui s’est maintenue, au moins pour le masculin, jusqu’à nos jours. Nous remarquons d’abord que la notion se prête à la constitution de zones cohérentes : le picard a une prédilection pour les [fyu] ; le type [gà] gars (au féminin [gàrs]) prédomine du sud de la Normandie au nord du Poitou ; dans les parlers de l’Est y répondent les formes [ga¢õ], [ga¢nó] et [ga¢noé] ; de part et d’autre d’une zone centrale où le couple de termes de la langue générale a été adopté, nous trouvons une succession de régions où se sont maintenus des types différents. Il peut paraître troublant d’entendre dire « une belle garce » au sens d’« une belle fille ». Pour le mot drôle l’idée de turbulence, puis de bizarrerie, a écarté, dans la langue générale, la considération de l’âge. Quant au féminin drôlesse, il ne fait pas du tout penser, dans le français de 1900, aux petites filles du catéchisme. Mais contrairement à ce qui se passe pour les dialectes de langue d’oc, où une voyelle terminale o ou a marque le féminin, la forme drôle, qui vaut pour les deux genres, ne permet pas de marquer une opposition, indispensable dans ce cas, entre garçons et filles. Si un parler s’en tient à ce type étymologique, il est donc amené à ajouter un suffixe spécifique de féminin, comme dans drôlesse. La collision homonymique, sur le plan de la langue générale est flagrante. Elle n’empêche pas le mot de rester vivant. Il tend à réduire, par la place qu’il occupe, par sa vitalité même, non seulement la fréquence des équivalents, mais les possibilités d’emploi de la forme homonymique.
46Nous prendrons un dernier exemple, celui des dénominations de la fête du village (carte 556). Nous retrouvons une configuration fréquente ; de part et d’autre d’une zone centrale où règne le type fête s’étagent des aires collatérales où se sont maintenus d’autres types. Au nord Edmont a relevé un exemple du terme [kèrmès] à Fort-Mardick (pt 297), témoin d’une zone plus vaste qui s’étend dans le pays flamand. Le mot picard est ducasse, doublet de dédicace, du latin dedicatio « fête annuelle d’une église ». En Normandie, dans le Maine, la Bretagne romane et le Poitou, sauf en Vendée, nous avons l’assemblée, dont la variante bordelaise et landaise est l’assemblade. De l’Anjou à la Saintonge, s’étend l’aire de la frairie que concurrence, en Saintonge, la balade qui suggère les danses. La Vendée a un type original, la prévaille et ses variantes (du latin vigilia, « veille », F.E.W., XIV, 440a). Au sud et au sud-est nous trouvons les aboutissements du latin votum « fête votive », provençal voto, ou languedocien boto. En remontant vers le nord, nous rejoignons l’aire du vieux mot lyonnais vogue qui entre en concurrence avec le haut-languedocien reinage qui évoque une royauté éphémère (F.E.W., X, 215a). Ces mots, de formes diverses, entrés dans les français régionaux, ont été adaptés dans les textes écrits. Les choses désignées sont, surtout à cette époque, si liées à des traditions populaires vivaces et diversifiées, que la réduction à un seul nom aboutirait à une évidente impropriété.
47Les français régionaux recueillent un vaste répertoire de termes qui tantôt constituent des variantes auxquelles sont souvent attachées des connotations affectives, et tantôt s’appliquent à un élément particulier de la vie d’une région : dans ce cas ils n’ont pas d’équivalent, leur attache crée la différence, et la langue générale n’est à même de fournir qu’une traduction imparfaite.
V) Situation et aspects du français régional
A) Langue générale et français régional
48« J’ai été élevé, rapporte F. Brunot, dans une famille parlant exclusivement français, et j’ai ignoré jusqu’à ces derniers temps le nom français d’un reste de pomme à demi mangé ou d’une tige de chou. Je n’avais entendu appeler le premier que nâchon, le second que crôche, même dans les promenades du collège. Aujourd’hui encore je serais fort embarrassé de traduire exactement d’autres noms de choses de la campagne, par ex. mokotte (bouquet de noisettes) ; je sais ce que c’est qu’une lessive qui chabionque, ou que du chanvre qu’on cerise, il me serait impossible de donner l’équivalent de ces termes en français de Paris. Les gens des villes quittent le patois, mais leurs enfants et petits-enfants gardent longtemps après les termes patois qui se rapportent à la vie paysanne – pour ne parler que de ceux-là –, même quand ils ont leurs équivalents dans la langue officielle. Pour ma part j’ai constaté que j’use en parlant de plus de deux cents lotharingismes32. »
49Les changements de résidence, le séjour au collège, la fréquentation de milieux cultivés ou lettrés, ont donc laissé intact un reste irréductible de langage provincial. Ce qui se signale d’abord à l’attention a trait à la vie paysanne. La langue générale, en tant qu’elle est surtout celle des habitants des villes, néglige bien des éléments qui ne prennent d’importance qu’en rapport avec ce domaine33. Toutes les particularités des anciens dialectes n’ont pas nécessairement laissé de traces dans les français régionaux, mais une continuité s’observe souvent dans ce sens. Brunot indique d’emblée quelques exemples qui se rapportent à des notions favorisant une grande diversité lexicale. Le trognon de pomme n’est pas uniformément désigné partout. Nous voyons apparaître ici un terme appartenant à la très vieille famille issue de l’étymon nasicare « renifler », d’où « faire le difficile », et auquel se rattachent les verbes renaquer et renâcler (F.E.W., VII, 26a). A nâchon, se joint crôche : le F.E.W. cite, parmi les mots d’origine obscure, une forme voisine, [krâtc], de même sens (XXI, 128a). Mais il y a lieu surtout de remarquer que le lorrain amène Brunot à un découpage des objets plus précis que ne le fait le langage des habitants des villes : un trognon de pomme y reçoit une appellation qui ne ressemble en rien à celle du trognon de chou. Nous avons là, la manifestation d’un phénomène courant. La richesse lexicale ne se place pas du tout dans les mêmes domaines quand on passe de la société rurale à celle des villes. Ce qui est concret, ce qui touche à la nature tient, au moins à cette époque, une bien plus grande place dans la première que dans la seconde. Le français régional est, sur ce point, l’héritier direct des anciens dialectes34.
50Il est de fait aussi que tous ces termes bien localisés ne trahissent pas immédiatement leur origine. C’est une pure question d’usage que de préférer sérancer à ceriser. Sur ce point le passage des éléments dialectaux au français régional ne se fait pas toujours aussi aisément. Il réclame selon le degré d’éloignement du dialecte par rapport au français, une adaptation des phonèmes particuliers et de la morphologie. Des traditions ont créé progressivement des correspondances. L’uniformisation qui en a résulté a eu pour conséquence l’impression qui a été celle de Brunot, que ce vocabulaire ne comporte rien de différent. La conscience d’une différence a-t-elle entraîné chez l’usager l’abandon de son lot de lotharingismes ? Brunot cite quelques phrases où Pouvillon remarque que les mots régionaux n’ont pas tous des équivalents en français, que certains sont étroitement associés « à la figure des choses » ; l’écrivain ajoute même que sans eux le paysage entier s’effondrerait35. Le sentiment qui s’exprime ici est partagé par des personnes qui n’ont ni la même formation, ni le même souci esthétique que le linguiste ou l’écrivain. Beaucoup restent attachés aux mots de leur enfance et sont sensibles à leur caractère irremplaçable. Aussi paraît-il impossible de définir exclusivement le français régional par le degré d’inconscience qui accompagne souvent, il est vrai, son emploi.
51Ces conditions auraient dû faire des français régionaux un domaine tout indiqué et inépuisable pour l’emprunt. Un courant régulier et constant a toujours existé dans ce sens. On regrette souvent qu’il n’ait pas été plus intense, et n’ait pas réduit le recours aux langues étrangères36. P. Devoluy réprouve l’imposition du nom anglais de poudingue à une roche constituée d’éléments réunis par un ciment naturel, alors que dans le Midi, tout le monde l’appelle sistre (doublet de schiste, du grec schistos « fendu », F.E.W., XI, 298b). Mais les premières attestations de poudingue remontent au xviiie siècle (1753, selon Brunot), et le type sistre comporte plus de variété et pour la forme et pour le sens que ne le laisse deviner l’auteur37. En fait les possibilités d’emprunt sont limitées à deux égards. Si un mot est versé dans la langue générale, il perd de ce fait même ses attaches avec un domaine particulier : le cabri n’a plus rien de provençal, la bouillabaisse, en passant de Marseille à Paris et au nord de la France, se charge de significations qui ne rappellent plus qu’indirectement sa provenance. L’introduction dans la langue générale marque souvent la fin du caractère régional du terme. D’autre part les français régionaux sont particulièrement riches dans des domaines où l’emprunt ne s’impose pas : langages artisanaux, bestiaire et herbier populaires38, anciennes unités de mesure, termes topographiques, injures, surnoms, hypocoristiques, proverbes. Veut-on évoquer la veillée d’autrefois ? On trouvera une quantité de noms pour la petite lampe à huile qui éclairait l’assemblée, depuis le type normand-picard craisset, de crassia « graisse », jusqu’au type méridional caleil, du latin caliculum « petite coupe », représenté par toutes sortes de formes (calel, chaleil, chali etc.). Dans chaque province, le changement de type lexical s’accompagnait d’un changement dans le détail des formes et le style de l’objet. La marmite désigne ce que Dauzat appelait « le type actuel généralisé » ; il avait été précédé en Auvergne par des récipients de terre, puis en cuivre, puis en fonte qui correspondaient respectivement aux appellations suivantes : ola (francisé en oule), coure, douire. L’objet uniformisé arrive avec son nom. Les anciens noms sont rangés avec les anciens objets parmi les archaïsmes. La vie moderne a tendance à cantonner les particularités régionales, qui supposent une lente accoutumance, aux domaines qu’elle n’inonde pas de ses produits tout faits.
52Au jeu d’opposition ville-campagne, s’ajoute celui qui a pour termes Paris et la Province. Y a-t-il des provincialismes à Paris ? Le point de mire est toujours, nous dit-on, le parisien cultivé. Mais que faire du non-cultivé, du faubourien, du banlieusard ? Le terme de parisianisme, employé pour désigner une façon de parler propre à la capitale est extrêmement ancien. Il est plus anciennement attesté même que gasconisme puisqu’il apparaît sous la plume d’Henri Estienne, qui remarque que le peuple de Paris prononce serment au lieu de sarment (Dialogues, 1578). Mais on voit par cette remarque que la particularité recoupe ici un autre jeu d’opposition, celui qui se réfère aux milieux populaires dont le langage diverge de celui des milieux plus « élevés ». Charles Nisard (1872, 2.2) écrit que ce qu’il appelle à plus d’une reprise le patois parisien « n’existe plus, à l’exception de quelques formes à peine conservées aux halles, dans les marchés et peut-être un ou deux faubourgs. » Quelle que soit la considération que mérite cette référence, elle confirme à sa façon les difficultés auxquelles se heurte la perception de caractéristiques locales sur un territoire où les différences sociologiques l’ont à ce point emporté. Lorsque Brunot essaie d’imaginer l’équivalent de ses provincialismes « en français de Paris », il envisage surtout un mode d’expression très général et peu ouvert sur le détail du monde rural. Dans la mesure où les parlers se francisent, les différences sociologiques tendent à supplanter les différences géographiques ou à se confondre avec elles. Le français régional se maintient dans les domaines où il n’a pas à craindre de concurrence ; ailleurs, il cohabite avec des modes d’expression populaires qui ont perdu leur attache avec un terrain particulier. Le modèle parisien et son action ont sans doute beaucoup contribué à créer cette situation.
B) La prononciation
53Dans les exemples qu’il donnait, Brunot suggérait discrètement des particularités de prononciation, en indiquant des signes d’allongement sur les voyelles des mots nâchon, crôche. Dans une région qui a conservé son individualité, et dans un milieu qui y est depuis longtemps implanté, tous les mots, ou presque tous, appartiennent au français régional par leur prononciation. Nous ne disposons malheureusement sur ce point que de quelques études très fragmentaires et qui restent imprécises. V. de Laprade (1906, 2.2) note quelques particularités de la prononciation lyonnaise et notamment la fermeture de certaines voyelles accentuées devant consonnes, ex. [pyés/nyés] pour « pièce, nièce » ou [jœn/vœv] pour « jeune, veuve ». Les Lyonnais ont conservé l mouillé que les Parisiens ont réduit à un simple y dans des mots tels que « bouillon » ou « aiguille », ce qui est jugé comme une supériorité par notre auteur, et Littré s’en serait peut-être réjoui. Les Lyonnais n’ont pas non plus été contaminés par les modes récentes : ils ne redoublent pas – ou, pour parler comme notre auteur, ils ne triplent pas – la consonne l dans je (l) l’ai vu, je (l) l’entends39, n’allongent pas démesurément la voyelle a dans le suffixe des dérivés tels qu’acceptation, et n’ouvrent pas la voyelle o, dans mauvais. Il est intéressant de noter que sur plus d’un point la prononciation lyonnaise est considérée comme meilleure que la prononciation parisienne40 et qu’il est de bon ton de garder une « pointe d’accent »41. H. Châtelain (1901-1904, 2.2) envisage avec beaucoup moins de fierté quelques traits caractéristiques de la prononciation saint-quentinoise : é fermé dans mai, plaie, raie, vrai, et en position accentuée devant t implosif ; œ ouvert devant [z], comme dans heureuse : à a palatal correspond a vélaire, et à a vélaire un son voisin de o ; âgée et âgé ne se différencient pas chez les Saint-Quentinois qui, sur ce point, sont d’accord avec les Parisiens. La conclusion est que, si les mots savoureux sont à conserver, l’accent cause plus de gêne que de plaisir, et il est préférable de s’en défaire. Beaucoup de sujets parlants et d’auditeurs sont extrêmement sensibles à l’accent, à l’intonation, à la mélodie ; ils font souvent reposer la différence sur ces facteurs plutôt que sur des traits phonétiques à l’étude desquels se livrent plus volontiers les linguistes. Mais nous ne pouvons faire autrement que de nous en tenir à quelques impressions rapides et peu systématiques, faute de documentation.
C) Le français régional hors du domaine roman
54Les pages précédentes risquent de laisser penser que les faits caractérisés comme relevant du français régional se limitent à ce que l’on observe dans la partie romane du territoire. Cette restriction forcée est due au fait que, pour la Gaule romane, nous avons à notre disposition un plus grand nombre d’instruments de travail, et en tout premier lieu l’A.L.F. Mais nous reconnaissons les mêmes caractéristiques dans le français employé à Quimper, brièvement étudié par H. Kervarec (1910, 2.2).
55L’auteur a noté :
des calques d’expressions bretonnes ; ainsi les composés arbre à pommes, arbre à cerises, au lieu de « pommier », « cerisier » traduisent gwesen avalon, gwesen gérez et portent la marque de la formation des noms d’arbre fruitier en breton à l’aide d’un terme général (arbre) et d’un déterminant qui les spécifie (le nom du fruit).
Des adaptations de mots bretons, par ex. l’adjectif farbouille « étourdi, désordonné » du breton farvol, de même sens. Parfois un radical d’origine bretonne est pourvu d’un suffixe français : ex. fonable « avantageux, qui porte profit » de foun « profit ».
Des traits qui n’appartiennent pas en propre à la circonscription étudiée : le talus s’appelle ici le fossé comme dans une grande partie de l’ouest de la France.
Des mots français qui ont reçu la marque du parler local : braler « battre, rosser » est la forme prise ici par le verbe branler.
Certaines formations ne portent pas de marque régionale et ne mettent en jeu que des éléments et des modes de construction généraux : une peinteuse est une femme qui décore les pots.
56Aux mots « employés par tous et connus par tous » qui figurent dans le répertoire, s’ajoutent des francisations occasionnelles infiniment plus nombreuses : chaque jour il arrive qu’un mot breton soit francisé, « mais les créations restent éphémères et individuelles ». Quelques remarques succinctes de phonétique (la transposition de wa français dans loi, en une diphtongue décroissante ; è ouvert de père prononcé fermé), ou de syntaxe complètent les observations lexicales. Les exemples syntaxiques, qui proviennent de devoirs scolaires, dénotent la même tendance au calque que le vocabulaire : le substantif est constamment placé entre le semi-auxiliaire faire et l’infinitif selon l’ordre des termes dans le modèle breton ; on ne dira pas faire venir l’élève, mais faire l’élève venir42.
57L’auteur ajoute quelques indications précieuses sur la pénétration du français dans la région. Dans certains coins de la campagne environnante, le français entièrement appris n’est pas sensiblement transformé et il y a juxtaposition de deux vocabulaires et deux syntaxes bien distincts : des remarques de ce genre ont été souvent faites dans les pays où l’idiome régional est resté bien différencié43. Mais dans la ville même le français est rapidement modifié et de nombreux emprunts sont faits au breton. Ces emprunts subissent une adaptation soit par la modification de la finale, élément très caractéristique du système adopté, soit par l’addition d’un suffixe.
58En lisant ces lignes, et en les rapprochant de ce qu’a écrit Dauzat sur l’action des centres urbains, on peut se demander si le français régional n’est pas – par opposition aux patois et aux dialectes qui, dans un grand nombre de cas, ont trouvé à la campagne leur lieu d’élection – un phénomène relevant essentiellement des villes. Les villes, en même temps qu’elles diffusaient le français, répandaient dans leur zone d’influence des traits caractéristiques. Les habitants de la campagne ont pu atteindre à leur tour un échelon intermédiaire avant d’accéder à l’introuvable pur français, seconde « courbe de poursuite » distinguée par Dauzat. Ce processus, sans être toujours applicable, explique certaines disparités, notamment d’ordre lexical. En fait, la francisation des centres urbains a été assez progressive pour que des formes régionales acquièrent de l’autorité, et représentent une tradition d’emploi bien établie. La constitution d’un français régional suppose la durée ; en revanche il reste profondément implanté, et plus d’un trait régional est aujourd’hui constatable exclusivement dans ce français, là où l’idiome différencié n’a pas tenu bon.
VI) Français régional et littérature
A) Les documents littéraires
59Aux yeux de bien des linguistes de cette époque, ce qui est écrit est, par définition, suspect, et parmi les écrits, les textes littéraires sont ceux qui risquent de nous tromper le plus. Il est vrai que les écrivains ne sont pas des linguistes ; mais nous avons vu que même la qualité de linguiste ne mettait pas à l’abri de tous les égarements. Le travail littéraire a ses contraintes. Il suppose une koinê qui a toujours fait défaut lorsque l’auteur s’écarte de la langue générale, ou des habitudes de lecture et d’écriture qu’elle a développées. Mais les articles en patois des journaux locaux qui touchent un public restreint44, acquis d’avance, ne font pas l’unanimité : les lecteurs reprochent souvent aux auteurs d’employer des formes qui ne sont pas celles de leur village, alors que ceux-ci ont été amenés, par leur office même, à faire éclater des cadres trop exigus.
60L’incertitude de la transcription est une première faiblesse. Le bourbonnais É. Guillaumin nous parle dans La Vie d’un simple, chronique qui remonte à 1904, de ces âcres petites pommes que produisent les sauvageons des haies et qu’on appelle ici des croyes (éd. 1947, p. 25). Le type lexical est clair : il s’apparente aux aboutissements du gaulois crodios « dur », d’où « âpre au goût » (F.E.W. II 2, 1358a). La prononciation l’est beaucoup moins. Le pays natal de l’écrivain, Ygrande, dans le Bourbonnais, se trouve à la croisée de plusieurs séries de points d’enquête où ont été relevées les prononciations krwà, kro’y et kroéy (A.L.Ce., carte 140). Les deux premières formes paraissent mieux convenir que la troisième, mais nous ne savons pas quelle est celle à laquelle pensait Guillaumin lorqu’il écrivait cette phrase. Toutefois ces incertitudes n’ôtent pas à l’attestation toute sa valeur. Il y a des faits plus graves. Soucieux de toucher ses lecteurs et de rejoindre des traditions déjà bien implantées, l’écrivain tend à confondre les langages populaires, entrés plus tôt dans la littérature, avec les langages régionaux. Il tend surtout à donner une place exorbitante à l’archaïsme quand il se propose de suggérer le milieu provincial. C’est là un procédé commode auquel ne s’était pas refusée George Sand. Effectivement les locuteurs susceptibles de servir de modèles, retrouvent parfois, sans le vouloir ni le chercher, les chemins depuis longtemps abandonnés par la langue commune. L’effet est si sûr, si facile à obtenir que les auteurs risquent de s’être laissés tenter par un beau vieux mot des dictionnaires, plutôt que par une forme exacte qui ne dira rien à personne45.
61Nous avons la meilleure garantie de sincérité lorsque l’écrivain emploie à son insu un mot provincial qu’il croit français. C’est peut-être ce qui est arrivé à É. Guillaumin qui, voulant traduire pour les lecteurs non avertis, la phrase patoise si ol avait évu faim, ol aurait ben rata, écrit : « s’il avait eu faim, il aurait bien raté46 ». Or le verbe rater au sens de « faire la chasse aux rats (en parlant d’un chat) » est attesté dans le Trévoux (éd. de 1743, 1752), et a été relevé dans les parlers régionaux du sud-est du domaine d’oïl, en franco-provençal, en Languedoc (F.E.W., X, 123b). Malheureusement la généralisation d’un emploi imagé de ce verbe, « prendre un rat », c’est-à-dire « ne pas partir (en parlant d’une arme à feu) » compromet fort les autres emplois. Le verbe rater, dans le sens que nous avons ici, est destiné à rester du français régional.
B) Le français régional dans son contexte
62Le degré d’inconscience est néanmoins toujours délicat à apprécier. Mais ce que l’écrivain apporte à coup sûr avec le mot, c’est un contexte en dehors duquel il est impossible d’en déterminer la valeur. « Mon grand-père parlait toujours français, déclarait F. Brunot. Dans les mouvements d’emportement, c’est son lorrain qui lui revenait à la bouche ». Les illustrations de cette vertu du parler régional ne sont pas absentes de la littérature. Dans la scène qui ouvre le Roman de Miraut47, L. Pergaud nous fait partager l’attente de la Guélotte dont le mari doit rapporter ce soir-là un cochon du marché. Il ne revient que vers minuit, complètement ivre et accompagné, non d’un cochon, mais d’un chien de chasse avec lequel il compte se remettre à braconner. « Ah ! le goûilland, le salaud, la sale bête ! », voilà pour le mari qui n’arrive pas. Et après son retour, la Guélotte bouscule de la parole et du geste le nouveau venu à qui elle doit faire à manger : « Sale viôce ! ». Le mot gouilland, du francique gullja, « mare », a donné le franc-comtois goille, de même sens ; le dérivé gouilland, que nous avons ici, désigne un individu malpropre et répugnant, si ce n’est un traînard ou un débauché (F.E.W., XVI, 101a). Quant au mot viôce, il représente l’aboutissement de formation dérivées du bas-latin *voluptiare (F.E.W., XIV, 616b) : le viôce a tous les défauts que, dans le moment présent, la Guélotte peut reprocher à une sale bête dont elle ne veut pas. Sous le coup de la colère, le vieux fonds franc-comtois remonte ainsi jusqu’aux lèvres. L’expression suit le mouvement, la rancœur du personnage qui repousse, attaque, plutôt qu’il ne désigne des qualités ou des choses précises. Dans chaque région les habitants disposent ainsi d’une gamme de termes tout prêts à accueillir et à exprimer leurs mouvements d’humeur.
63L’A.L.F. nous renseigne sur l’aire où est attesté le mot drôle « garçon, fille », comme nous l’avons vu plus haut ; mais nous n’avons qu’un très sommaire indice sémantique et rien ne nous est dit sur l’emploi du terme. Nous avons vu aussi que le passage au français neutralisait le genre et ne permettait pas de marquer l’opposition garçon/fille. Parfois une dérivation précisait la tranche d’âge ; si un drôle avait de sept à quatorze ans, il est entendu qu’un drôlet était plus jeune qu’un drôle48. Le romancier périgourdin E. Leroy (1836-1907) fait un large usage du mot drôle « garçon, fille ». Il est assez vague pour ce qui est de l’âge : « le couteau est inséparable de l’homme, et c’est la première chose que les drôles demandent à leur père quand ils commencent à marcher49. Mais le drôle est aussi un garçon à marier50 et il y a beaucoup d’exemples où l’affection et la familiarité l’emportent sur les considérations objectives. Une tranche d’âge plus jeune est parfois désignée avec l’aide de l’adjectif petit : Mondine, la pauvre servante, ignorait son âge ; elle savait seulement qu’elle était « petite drôle dans le temps de la Révolution ». L’auteur a visiblement recherché la transcription la plus exacte de la pensée du personnage, et le français régional tient lieu d’intermédiaire entre français et parler local. Il vient un jour où ceux que nous appelions des « drôles » se sont formés, et le vocabulaire reflète le regard qui perçoit le changement : « Je l’avais toujours tutoyée, comme on fait aux petites drôles, mais ma foi, quand je vis cette belle fille, je n’osai plus51. » Nous sentons aussi un mouvement d’attendrissement passer à travers ces paroles : « La pauvre drôle n’avait jamais été gâtée de ce côté52. » D’une famille pauvre, elle n’avait pas été habituée à recevoir des cadeaux, et le jeune homme s’ingénie à trouver des compensations. Dans « Ma drôle » le lecteur perçoit l’appellation gentille adressée par une personne de condition supérieure, ici le notaire, à une fille du pays. Ces exemples ne s’inventent pas de toutes pièces. Il apparaît que chez Le Roy le terme renvoie généralement à l’enfance et qu’il a aussi des emplois particulièrement nombreux et marqués d’affectivité lorsqu’il s’agit de petites filles. Les mots correspondants qui font partie de la langue générale appartiennent plus au fil du récit qu’ils ne traduisent un mouvement du narrateur pour entrer dans le jeu du personnage, et s’introduisent dans des contextes plus neutres.
64La francisation, que les ouvrages de lexicographie ne font connaître que par les résultats, nous y est parfois suggérée dans son évolution même. E. Le Roy écrit au début de son roman déjà cité Le Moulin de Frau, « C’était une coutume générale alors (i.e. vers 1850), même dans la bonne bourgeoisie, de parler le patois et d’en faire entrer des mots, et même des phrases dans les parlements faits en français. De là ces locutions patoises, ces tournures de phrase translatées de périgourdin en français dont nous avons l’accoutumance » (p. 15). Et il explique pourquoi il emploie en écrivant des expressions qui ne sont pas françaises, et donne à des mots français « leur signifiance patoise », au risque de ne plus se faire comprendre des plus jeunes qui ont maintenant oublié l’ancien patois. La mémoire de l’écrivain couvre certes une durée très vaste et, pour lui, ce qui s’est passé depuis 1815 ne cesse de pouvoir être perçu à travers l’actualité. Il nous fait assister néanmoins à la lente osmose par laquelle le patois vient se juxtaposer au français presque de force, et donc s’y mêle, tandis que le français n’est qu’une traduction du patois qui reste premier et prédominant dans la pensée.
65Nous pouvons compléter le souvenir anecdotique de Stevenson qui ouvre ce chapitre, et le corriger par quelques phrases d’un roman d’A. Giron, La Béate, publié en 188453, donc un peu après le voyage de l’écrivain anglais dans les Cévennes, et dont l’action se passe dans la même région. Un meunier et sa femme sont venus chercher à l’hôpital du Puy un enfant qui aurait besoin d’une nourrice, un petit « cueilli » comme on dit là-bas. La femme ne connaît que le patois de son pays. C’est donc le mari qui parle à la religieuse. Quand celle-ci présente « un morceau de fille », la femme se hasarde à ouvrir la bouche :
Qu’un adge ot le bouffa-fioc ?
Oui, quel âge a le souffle-feu ? traduisit le mari (p. 6). Le mari lorsqu’il traduit ce que dit sa femme, alors qu’il aurait pu recourir à d’autres registres, donne d’une expression dialectale un calque qui correspond bien aux tendances habituelles des français régionaux.
C) Perspectives sociologiques
66Les lignes de force sociologiques ont parfois fait l’objet de remarques attentives des écrivains, et nous n’en avons pas toujours ailleurs l’équivalent. M. Proust a noté chez les bourgeois du temps de son enfance « l’idée un peu hindoue » qu’ils se faisaient de la société : ils la « considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure545. » Les bourgeois n’étaient pas les seuls à avoir une conception de ce genre. Pour les villageois modestes, l’acceptation d’un cloisonnement était la voie de la sagesse. On ne vivait pas au-dessus de sa condition, on ne parlait pas non plus au-dessus de sa condition. On ne se faisait pas facilement à l’idée d’adopter le langage de la caste supérieure pour jouer au monsieur ou à la dame. Les rares habitants du village qui se livraient à cette parodie étaient aussitôt réduits au silence par les moqueries. Les relations avec la société qui parlait un français correct et soutenu n’étaient pas fréquentes et même lorsque, de loin en loin, elles avaient lieu, une prévention empêchait les auditeurs de se conformer à ce modèle dont ils n’approchaient que pour prendre avec lui leurs distances. L’appartenance au milieu exigeait un registre plus simple, celui qui était familier aux habitants en contact constant avec les réalités concrètes du village, celui qui se colorait volontiers de termes dialectaux.
67Le premier mouvement du bourgeois à l’égard de cette façon de parler était souvent de la situer à un échelon inférieur et de la considérer comme un vice qui condamne la personne. Proust nous a rapporté qu’entendant Françoise lui crier : « Allons, aboutonnez voir votre pantalon et filons », bien loin de ressentir de l’attendrissement pour ce qui aurait pu être apprécié comme un trait respectable de rusticité de la part d’une paysanne beauceronne, une sorte de marque de style comme celles que les artisans introduisent dans un meuble et qui révèlent une longue appartenance à un passé auquel il était sensible plus que personne, il a remarqué « pour la première fois avec irritation qu’elle avait un langage vulgaire55 ». Le provincial qui n’a pas pris les manières des Parisiens bien élevés risque donc de faire l’objet de jugements sévères. Il se trouve parfois dans une situation ambiguë, partagé qu’il est entre son désir de parler mieux et celui de ne pas rompre avec le milieu auquel il appartient. Selon La Vie d’un Simple, Charles, le fils de Tiennon, le narrateur, avait perdu au service les « façons bizarres » que les paysans, ses compatriotes, laissaient apparaître en particulier dans leur langage. « Je trouve ça bête, disait-il. Dès qu’on est en présence d’étrangers ou de gens au langage correct, on se trouve gêné, obligé à se taire, ou à risquer de dire des bourdes qui les font se ficher de vous [...] Je ne vois pas que ce soit une raison, parce qu’on est paysan, de parler en dépit du bon sens » (éd. 1947, p. 219). La distance que lui a permis de prendre le service militaire, a donc favorisé un retour sur soi, l’a obligé à prêter attention à l’effet de son langage sur des interlocuteurs différents, et son regard en a été changé56. Au village, il n’y a pas besoin d’imaginer des interlocuteurs différents, qui n’apparaîtront qu’à l’occasion de rencontres d’exception. Il faut se faire admettre des gens avec qui l’on vit. La Rosalie qui est restée au pays, réplique : « Ça serait drôle si nous nous mettions à causer comme la dame du château... On se ferait vite remarquer. Tout le monde dirait : « Entendez ceux-là comme ils cherchent à faire des embarras »... ». Parodie du grand genre ? Non, ce n’est pas ce que Charles a voulu dire. Le programme ne comporte que quelques rectifications. Charles demande seulement « qu’on écorche moins les mots », et propose la modification de la forme de quelques-uns : il au lieu de ol, notre au lieu de nout, bonne au lieu de boune, chétif au lieu de ch’tit. Une modification est de plus de conséquence : elle consiste à remplacer le réfléchi dialectal soué, par le non-réfléchi du français, lui, ce qui implique une structure morpho-syntaxique particulière. Il y aurait lieu en outre de revenir sur la correspondance entre ch’tit et chétif. La transposition est illusoire. La correspondance se limite à la forme : [¢ti] comme chétif renvoient à l’étymon latin captivus, « prisonnier ». Mais alors que l’adjectif français, passé d’abord au sens de « malheureux », en est venu à l’époque de la langue classique à s’appliquer aux individus malingres, l’évolution a abouti dans les patois bourguignon, berrichon et bourbonnais au sens de « malheureux, méchant ». L’auteur lui-même nous en donne de nombreux exemples et notamment celui-ci : Tu n’es qu’une ch’tite méchante gatte, « tu n’es qu’une méchante petite fille ». Le mot gatte est ici le féminin de gars, et nous offre l’exemple d’une duplication des plus fréquentes dans les langages provinciaux et qui consiste à allier un mot du cru à un autre d’un usage plus général57.
68Enfin, même si nous considérons les textes littéraires, les exemples ne sont pas séparables, surtout à cette époque, d’une intonation et d’un accent. Ce cadre formel, à moins d’un effort persévérant, survit à toutes les transpositions de contenu et ne se modifie qu’avec beaucoup de lenteur. La conservation ou la perte de l’accent lorrain est, chez M. Barrès, l’indication d’un processus qu’il a étudié dans Les Déracinés58. Le romancier a fait sentir comment M. Bouteiller, vieux professeur républicain, à la belle voix grave et « pure d’accent provincial », a détaché ses élèves, qui buvaient ses paroles, du sol et du groupe social où tout les relie, pour les placer « hors de leurs préjugés dans la raison abstraite ». Ce déracinement, instaurateur d’un individualisme sans bornes, a pour compensation le développement d’une énergie poussée toute en cérébralité, et qui fait ardemment désirer la vie dans la capitale. Certains ont gardé, surtout lorsqu’ils ont continué à fréquenter exclusivement des compatriotes, « l’accent lorrain et qui fait rire » ; ils disent Françoué pour Français, et prononcent « très biênne en traînant sur la finale ». Le livre se clôt sur la réponse de Bouteiller qui vient d’être élu député, à l’un des jeunes déracinés, devenu avocat : « Ce que j’admirai surtout, c’est que vous vous soyez à ce point affranchi de toute intonation et plus généralement de toute particularité lorraine. » Le terme et la notion de déracinement ont été largement adoptés chez les adeptes des mouvements régionalistes pour caractériser les méfaits d’une centralisation qui menace et ruine ce que les mœurs et leur expression avaient conservé de régional. On voit que, dans l’exemple de Barrès, les personnages ne sont pas des patoisants de la campagne, mais des jeunes gens passés par le collège. Sans l’érosion brutale à laquelle certains d’eux se sont prêtés, tous auraient pu, comme Brunot, rester fidèles à quelques centaines de lotharingismes de vocabulaire, et garder intact leur accent provincial.
VII) Conclusion
69Le tour d’horizon a été aussi strictement que possible limité à ce qu’ont vu et à ce qu’ont dit les contemporains. Les valeurs sont trop aisément modifiables pour que les survivances formelles, les traits apparemment constants, n’entraînent vers des reconstitutions où l’on s’égare : les relations entre les diverses parties du territoire ont beaucoup trop changé depuis cette période pour que nous soyons de bons juges. Nous restons avec l’impression que la période qui s’écoule entre 1870 et 1914 a été un âge d’or pour les français régionaux. Le chemin de fer, la presse lue et commentée en commun, le service militaire, l’école enfin ont créé des conditions favorables à une francisation qui a touché un nombre considérable d’individus. Mais tous ces facteurs n’ont pas eu l’action directe et immédiate que nous serions tentés de leur attribuer. D’un côté l’horizon s’ouvre vers ce qui est général, mais on reste attaché à la fréquentation des compatriotes, à tout ce qui rappelle le pays et qui est familier, rassurant. Le français régional reflète ce partage. Il est fait de tout ce qui tient bon contre l’importation.
70Dégagé des contraintes d’un système différencié, le français régional ne présente pas de contours nets, et il est bien difficile de savoir exactement où il commence et où il s’arrête. Ce n’est pas une langue, mais une variété à l’intérieur de la langue. Il suffit que la France septentrionale dise : « Il regarde à ses sous » là où le Centre et le Midi préfèrent dire : « Il plaint ses sous » pour qu’une différence d’usage s’établisse, à tel point que les emplois respectifs des verbes regarder et plaindre soient remarqués, et difficilement adoptés. Des répartitions massives se combinent avec des faits particuliers, d’extension très limitée. La procédure classique est celle-ci : le lecteur ou l’auditeur qui ne sont en mesure que de recourir à une langue très générale butent sur une expression qui les surprend ou qu’ils ne comprennent pas, et qui fait partie pourtant d’un discours incontestablement en français ; une plus ample information conjure l’opacité, et la référence à une répartition d’ordre géographique explique la surprise ou lève l’incompréhension. Presque tout le monde connaît un français régional et les bribes de quelques autres, mais le reste – et ce reste est énorme – est ignoré. Seul l’usage local donne une indication, mais chez les usagers eux-mêmes tel élément peut être pris pour du français très général, tel autre réservé à des conversations entre voisins ou entre compatriotes, tel autre enfin à un langage que l’on sait douteux mais que l’on ne s’interdit pas pour autant d’employer.
71On peut se demander si les découvreurs ont eu raison dans leur innovation. Dauzat avait bien recommandé de noter les prononciations et le sens des mots dans ce langage intermédiaire et mêlé. Il n’a pas été suivi avec beaucoup d’empressement. Nous nous heurtons perpétuellement pour cette époque à l’insuffisance de la documentation. Les linguistes ont boudé l’étude d’un domaine tout en demi-teintes, alors qu’une occasion exceptionnelle leur était peut-être offerte d’observer dans l’actualité la puissance et les points faibles d’un substrat. Les attitudes sont contradictoires. Rejeté parfois à l’école au même titre que le patois, le français régional se fait admettre dans la langue écrite par des romanciers et des journalistes, apprécier par des hommes de goût. Le nombre d’éléments qui reçoivent cette consécration reste néanmoins insignifiant. On ne saurait trouver époque aussi riche en cette matière, mais aussi pareille indifférence vis-à-vis de ce qui est réel et actuel. Les rares documents contemporains, quelle que soit leur imperfection, ont le mérite de nous faire connaître la langue commune de la majorité des Français aux environs de 1914, un français fortement marqué par la région.
Notes de bas de page
1 R.L. Stevenson, Journal de route en Cevennes, 1re édition intégrale a partir du manuscrit de Stevenson, éd. Privat, Club Cévenol, Toulouse, 1978, p. 29. Le voyage de l’auteur dans les Cévennes eut lieu en 1878.
2 L’idéologie prédominante à l’école rejette dans le domaine du Mal les patois ainsi que les préjugés : « Par toute la France on saura parler la langue de la patrie », dit dans Le Tour de France par deux enfants, l’aîné, André, qui n’avait pas pu comprendre ce qu’avaient dit les vieilles gens dans un village situé près de Montélimar, et il est clair que la mission de l’école est de permettre à tous les écoliers de France de « causer ensemble » (G. Bruno, Le Tour de France par deux enfants, Paris, Belin, 1877, pp. 164-165). Dans l’espace et le temps consacrés à l’école, les patois sont généralement pourchassés. Il y a lieu néanmoins d’ajouter que l’assiduité n’avait rien de comparable à celle qui s’est imposée entre les deux guerres, et que le corps enseignant, de recrutement local, véhiculait un français en partie régional.
3 Le roman de Jean Aicard Maurin des Maures a été publié en 1908.
4 J. B. Reynier (1878, 2.2).
5 Le Puy, impr. de P. Pasquet, 1835.
6 D’après J. Aurouze (1908, 2.2).
7 M. Bréal, (1872, 2.1).
8 Ch. Brun, Le Régionalisme, Paris, Bloud, 1911, p. 155.
9 Lyon, H. Georg, 1887-1890.
10 Caen, Imprimerie de F. Le Blanc-Hardel, 1885.
11 Le Havre, Imprimerie de Brenier, 2 vol., 1876-1877.
12 La faillite de l’étymologie phonétique, Neuveville, Beerstecher, 1919, p. 133 sqq.
13 Les séries d’homonymes qui correspondent à la prononciation /sẽ/, sain, saint, ceint ou /so/, seau, sot, sceau ne sont pas gênantes pour une langue littéraire : « le lettré voit les mots écrits et passe outre sur la collision phonique ; l’illettré ne les voit pas et ne passe pas outre. » Gilliéron (1918, 2.2), p. 306.
14 Voir S. Pop (1951, 4), t. I, p. 77.
15 G. Gilliéron (1918, 2.2), p. 270.
16 Il adoptera aussi l’appellation français régional, dans Pathologie et thérapeutique verbales (Neuveville, Beerstecher, 1915, p. 38) ; il remarque que les conséquences de la neutralisation du genre de l’article défini en picard ont pu se faire sentir à très long terme dans le français régional.
17 E. Edmond (1905, 2.2).
18 « Mélanges gallo-romans », dans Mélanges Renier, Paris, F. Vieweg, 1886, p. 290. Gilliéron fait cette remarque à propos de la forme Je trouviendrai, au lieu de « Je trouverai », qu’utilise fréquemment le paysan picard, mais seulement lorsqu’il parle français.
19 Essai de méthodologie linguistique dans le domaine des langues et des patois romans, Paris, H. Champion, 1906, p. 203.
20 ld., ibid., p. 23. Les « courbes de poursuite » ne procèdent pas toujours avec la continuité suggérée par Dauzat. L’extension de la terminaison en -ons au présent de l’indicatif, comme de celle en -ions à l’imparfait peut avoir lieu dans des régions où les patois sont délabrés et où il n’existe plus qu’un français rural. Un rapprochement de la langue générale n’a pas éteint toute activité morphologique et phonétique.
21 Id., ibid., p. 204. L’abbé Rousselot (1891, 2.2 p. 329) fait une remarque du même ordre : le patois de Cellefrouin maintient -di-en hiatus alors qu’à Angoulême ce groupe se réduit à y. Or le patois impose ce traitement aux mots d’introduction récente, ex. ēyèn « indienne ». Angoulême semble donc avoir joué ici un rôle comparable à celui de Clermont en Auvergne.
22 Pour la France septentrionale, O. Bloch (1921, 2.2) remarque que la syntaxe présente peu de faits caractéristiques, et qu’elle est « partout très semblable à celle du français populaire ». La règle ne va pas sans quelques exceptions.
23 A. Dauzat, op. cit. note 20, p. 260.
24 Id., ibid., p. 214.
25 Dauzat donne ailleurs comme repères « la Mayenne, la Picardie, la Lorraine, le Berry méridional et le Poitou » (La géographie linguistique, Paris, Flammarion, 1922, p. 166).
26 La Géographie linguistique, Paris, Flammarion, 1922, p. 166.
27 Abbé Rousselot (1891, 2.2), p. 215.
28 Pathologie et thérapeutique verbales, Neuveville, Beerstecher, 1915, p. 45.
29 Voir G. Gilliéron (1918, 2.2).
30 G. Gilliéron (1918, 2.2).
31 Coll. Folio, p. 28.
32 Dans Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature française, t. I, Paris, A. Colin, 1896, p. XXXVII. Ce texte est cité et commenté dans l’Essai de Grammaire française de Damourette et Pichon (I, p. 47).
33 Ch. Guerlin de Guer (1901, 2. 2, p. 2) considère les divergences que présente d’un bout à l’autre de la France la langue des villes, comme peu dignes de mention en regard de celles que présente la langue populaire sur le territoire gallo-roman et qui sont sensibles de canton à canton, voire d’un village au village voisin.
34 Pour mocotte « noisette », voir F.E.W., XXI, 88b ; chabionque « se couvre de taches de moisi », dérive du latin carbunculus « escarboucle », F.E.W., II, 1, 136b ; pour ceriser « sérancer, séparer les fibres avec le séran », id., 594b.
35 Préface de L’Innocent, Paris, 1884, cité dans Brunot, H.L.F., t. VIII, p. 770.
36 Brunot cite cinq mots de provenance patoise « maintenant à peu près admis en français » : biniou, bouillabaisse, esquinté, galéjade, gailleterie, kirsch (op. cit., p. 773).
37 Les Noms dans la carte, cité par J. Aurouze (1908, 2.2), p. 245.
38 Voir E. Rolland, Faune populaire de la France, Paris 1877-1911, 13 vol., et Flore populaire ou histoire naturelle des plantes dans leur rapport avec la linguistique et le folklore, id., 1896-1914, 6 vol.
39 Cette prononciation, due probablement à l’analogie de groupes tels que « je l(e) lui ai dit », n’est pas propre à Paris : selon l’A.L.F., l’aire s’étend en Picardie (cf. carte 83).
40 E. Koschwitz (1896, 2.2, p. XIII) note que pour l’immense majorité des phonéticiens, orthoépistes et lexicographes, « l’usage modèle doit être cherché uniquement dans la bouche des Parisiens bien élevés ». Il n’a découvert qu’une dissidence, celle de Jean P. A. Martin qui, dans une petite brochure (Parole et pensée, Pontoise, 1884) s’écrie notamment : « A quoi bon cette uniformité de prononciation ? »
41 V. de Laprade (1906, 2.2), pp. 1-15.
42 J. Loth note que dans le bas-pays Vannetais on dit en français se nager, parce que le verbe bas-breton de même sens est réfléchi (« Contribution à la lexicographie et à l’étymologie celtiques », dans les Mélanges H. d’Arbois de Jubainville, p. 199, cité par Damourette et Pichon, I, p. 48).
43 « C’est dans le pays où on ne parle que le français, qu’on parle le plus mauvais français », écrit J. Désormaux (1911, 2.2).
44 Edmond assurait la chronique patoise Par chi par lo dans l’Abeille de la Ternoise sous la signature d’Echain, i.e. « mouche d’essaim ».
45 Voir P. Vernois (1967, 3.1).
46 Op. cit., p. 26.
47 Paris, Mercure de France, 1914.
48 On rencontre chez l’écrivain poitevin E. Pérochon (1885-1942), une « petite drolette jouant à la mariée » (d’après P. Rézeau [1979, 2.2], p. 97).
49 Le Moulin du Frau, 1895 ; Paris, Fasquelle, 1905, p. 42.
50 Id., ibid., pp. 388-389.
51 Id., ibid., p. 126.
52 Id., ibid., p. 196.
53 Paris, Blériot et Gautier, 1884.
545 Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1954, p. 20.
55 ld., ibid., p. 471.
56 L’écrivain bourguignon Gaston Roupnel n’a pas les scrupules du métayer de Guillaumin : « les mots qui nous passent aux lèvres, dit-il, sont un peu débraillés » ; ils sont « mal peignés et barbouillés de patois » ; il faudra donc de temps en temps « les laver et les torcher dans un peu de politesse et de bon français ». Mais ce sont « de bons bougres, lurons et drus comme des francs-de-pied » (Le vieux Garain, Paris, Fasquelle, 1914 ; rééd., Paris, Grasset, 1939, p. 22).
57 Il y a cependant des exemples d’une forme plus francisée avec le sens de « malheureux » à l’Ouest notamment : le mot accède ainsi à la fois au statut de mot français et écrit.
58 Paris, Fasquelle, 1897.
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