Les argots
p. 329-338
Texte intégral
1Ce n’est pas le lieu, ici, de s’appesantir sur les conceptions de l’argot, sur ses mécanismes linguistiques, sur ses fonctions et ses utilisations1. Nous nous bornerons à rappeler les principales caractéristiques d’un argot (I) avant d’examiner les usages argotiques vers 1900 (II) et, notamment, leur exploitation dans la littérature (III).
2I. Un argot2 est un phénomène lexical qui consiste à créer des termes qui doublent le vocabulaire usuel, qui fonctionnent parallèlement à celui-ci selon un processus qu’on a pu qualifier de « synonymique » (ex. « godasse »/« tatane »/« pompe ».../ « chaussure »). Ces créations recourent à divers procédés plus ou moins spécifiques, qui consistent plutôt à jouer sur les signifiants ou les signifiés existants qu’à procéder à de véritables inventions linguistiques. Ainsi, une grande part du vocabulaire argotique repose sur la refonte des signifiants, qu’il s’agisse de pseudo-dérivations (nous entendons par là des dérivations formelles, gratuites, sans intention significative, celles qui usent des suffixes -ouille, -oche, -uche, -aque, - oque...) ou, à l’inverse, de troncations (ex. Sebasto, rata, bénef) ou encore de l’utilisation des avatars phonétiques (métathèses, assimilations...) et des jeux de mots (calembours, mots-valises, contrepèteries...), sans préjudice de l’enchevêtrement de ces divers procédés comme dans capiston pour « capitaine ». Certains argots (largonji, loucherbem, javanais...) se contentent, quant à eux, de pratiquer des déformations systémati6ques (infixations, par exemple). À côté de ces déformations de signifiants, l’argot exploite également les déplacements sémantiques, les glissements de sens qui, par le biais de procédures d’associations métaphoriques (ex. portugaises pour « oreilles ») ou métonymiques (ex. feu pour « arme à feu »), instaurent des acceptions particulières de termes courants. Si l’on ajoute le recours aux emprunts (ex. nouba, allouf), on conçoit que ce vocabulaire parasitaire puisse manifester beaucoup de saveur, de verdeur, de truculence, d’expressivité... Notons toutefois que ces créations se cantonnent dans quelques champs thématiques privilégiés tels le vin, les femmes, le vol... et ne constituent donc qu’un enrichissement lexical partiel.
3Les innovations lexicales de l’argot usent des ressources phonétiques et s’enchâssent dans des structures syntaxiques qui sont celles de la langue commune et, sauf exceptions rarissimes, ne les perturbent pas. C’est en quoi l’argot se distingue nettement du langage populaire (cf., ici même, notre contribution sur ce sujet) qui présente des traits spécifiques sur tous les plans (phonétique, grammatical, lexical), et ceci quelles que soient leurs affinités, leurs osmoses (l’argot pénètre dans la langue populaire, s’insère volontiers – mais non nécessairement – dans des structures linguistiques populaires et l’argot comme la langue populaire présentent, prioritairement, des réalisations orales).
4Au-delà de ses caractéristiques linguistiques intrinsèques, un argot se définit par sa (ou ses) fonction(s) dans une situation historique et sociologique déterminée. Il peut être dévolu à l’argot une fonction cryptique – cela est bien évident pour l’argot du « milieu » ou de la police – mais celle-ci se mêle souvent, avec des prédominances variables, à une fonction ludique fondée, elle aussi, sur la connivence du groupe. Ces fonctions crypto-ludiques de l’argot permettent de le distinguer du jargon, langue de spécialistes, qui est soumis à des exigences scientifiques ou techniques (ex. « phonème » chez les linguistes ou « cassetin » – cf. Boutmy3 – chez les typographes), même si l’on peut constater, par exemple dans la langue des voleurs, des intersections entre argot et jargon. L’exercice de telles fonctions du langage n’est pas l’apanage d’un groupe : on ne peut retenir, par exemple, la définition argot = langue des malfaiteurs. On peut admettre, avec Dauzat, que l’argot se développe dans les milieux isolés qui connaissent une vie en commun. Sans nier les caractères linguistiques communs à tout argot, il convient donc d’étudier les argots dans leur diversité (ceux des ramoneurs, des forains, des comédiens, des soldats, des lycéens, des étudiants...). Cela n’empêche nullement de constater, par ailleurs, le développement d’un argot commun, registre particulier du langage qui est pratiqué par les locuteurs les plus variés, souvent à des fins d’amusement désinvolte (cf. infra).
5II. Vers 1900, l’argot est à la mode : Vidocq, Hugo (Les Misérables, Le Dernier Jour d’un condamné), Balzac (Vautrin), Eugène Sue (Les Mystères de Paris), les Goncourt (Germinie Lacerteux), Richepin...ont ouvert la voie à tel point que l’on a pu parler – cf. Jean Galtier-Boissière4 – d’un certain snobisme dans l’emploi des termes argotiques. Les études sur l’argot se multiplient5, qu’il s’agisse d’analyses philologiques ou linguistiques – qui, désormais, traitent souvent des mécanismes de créations argotiques –, de dictionnaires – généralement accompagnés de préfaces théoriques – ou encore de recueils de témoignages. Cela ne signifie pas que toutes les études soient rigoureuses ni qu’il y ait unanimité sur la définition de l’argot, des argots. À travers la documentation disponible, souvent répétitive, au demeurant (rappelons le mot de Nodier cité par Delvau, p. XXIX : « Les dictionnaires sont des plagiats par ordre alphabétique »), on peut tenter de dégager les principaux points débattus.
6Certains ont de l’argot une conception large, ce qui les conduit à s’interroger sur les caractères sociaux du phénomène, à le situer par rapport à toutes les « excentricités du langage » (Larchey), aux « parlers magiques » (Niceforo), aux diverses « langues spéciales » (Marcel Cohen), etc. D’autres continuent à situer l’épicentre argotique autour des malfaiteurs, du « milieu » et mêlent volontiers les remarques linguistiques et l’histoire anecdotique des hauts lieux de la débauche et du crime6.
7Ces deux pôles de définition entraînent, évidemment, un purisme plus ou moins rigoureux (ce purisme dont Raymond Queneau7 a souligné l’importance chez les argotiers). Pour ceux qui considèrent, avec Schwob, que l’argot est « la langue spéciale des classes dangereuses », il s’agit, avant tout, de la bien distinguer des jargons techniques (ce que ne fait pas le typographe Boutmy, par exemple), des divers parlers spéciaux et a fortiori du langage populaire. On note alors, aussi, une insistance sur le problème de l’authenticité des témoignages invoqués, de la collecte des informations, comme on le constate, par exemple, chez Rossignol, Delvau (« J’ai chassé aux mots comme on chasse aux papillons », p. III) ou encore chez Lermina et Levêque qui écrivent « Il n’est pas de langue plus difficile à apprendre et à parler que l’argot » (p. I) et qui évoquent à propos de l’usage de l’e muet les « délicatesses » du « vrai parleur d’argot » qui ne doit pas dire Il en a reçu une, d'tripotée « barbarisme blessant pour l’oreille » (p. III) et qui doit savoir comment prononcer j’vas gober un’prune et je l’gobe. En revanche, l’intérêt – longtemps prédominant en matière d’argots – pour les recherches historiques, et plus précisément étymologiques – qu’il s’agisse de sens controuvés ou de signifiants – n’est pas leur apanage car il est peu d’argotologues qui y échappent. Quant à ceux qui ont des argots une approche moins restrictive, ils s’interrogent surtout sur leurs fonctions, leurs usages, leurs caractères parasitaires et, en conséquence, sur leur relation à la langue commune. Il est caractéristique que Bauche (en 1920) intègre dans son étude du langage populaire les « termes d’argot usuel » et que nombre d’auteurs insistent sur les fusions qui ont lieu dans le creuset parisien (cf. Delvau, Sainéan...).
8On conçoit, dans ces conditions, que les dictionnaires présentent une grande diversité. Certains mêlent langage populaire, jargons, argots alors que d’autres récusent, parfois avec virulence, l’accueil de termes étrangers au parler de la pègre, centrent leur intérêt sur ce parler dont ils affinent l’analyse (ainsi, Rossignol, p. V, signale que le « délateur » est une casserole à Montparnasse, une mouvette à Montmartre, une bourrique à Grenelle). Il n’est pas sans intérêt de remarquer que certains dictionnaires (par ex. Delvau) sont riches en citations littéraires alors que d’autres ne se réfèrent, délibérément, qu’à des documents recueillis « sur le tas » ou encore que, selon les auteurs, il nous est offert une entrée argot/français, une entrée français/argot (plus accessible aux « caves ») ou une double entrée.
9À titre d’illustration, nous avons examiné le traitement de six termes dans quelques dictionnaires importants8, à savoir, par ordre alphabétique : 1) Bauche ; 2) Bruant ; 3) Chautard ; 4) Delvau (premier texte que nous avons inventorié) ; 5) De Noter ; 6) Esnault (pour le seul item poilu) ; 7) Lacassagne ; 8) Larchey (1872) ; 9) Lermina-Levêque ; 10) Littré ; 11) Rossignol ; 12) Sainéan. Pour plus de commodité, nous évoquerons chaque auteur par les trois premières lettres de son nom (BAU = Bauche).
10[N.B. : aucun des termes ne figure chez Galtier-Boissière9.]
11Les six termes sont :
canasson (argot traditionnel ancien, monosémique) ;
grain (argot traditionnel, polysémique) ;
cordon bleu (argot d’un micro-groupe, bourgeois) ;
fichtre (juron que l’argot commun peut adopter).
12Les croix dans le tableau de la p. 333 indiquent que l’item dispose d’une entrée dans le dictionnaire. Nous procéderons ensuite à quelques comparaisons et commentaires des définitions.
13Ce qui frappe dans ce relevé, en premier lieu, c’est la dispersion des entrées : aucun item, pas même le traditionnel canasson, n’apparaît chez tous les auteurs et chaque auteur (sauf CHA et LAC) présente ses entrées spécifiques.
14Si l’on considère, maintenant, les définitions proposées, on constate également une grande disparité, même pour les termes usuels.
Canasson | BAU | « mauvais cheval, vieux cheval, rosse » |
BRU | « cheval » | |
DEL | « cheval – dans l’argot des faubouriens qui savent que cet animal se nourrit de son aussi bien que d’avoine : cane-à-son. » | |
DEN | « cheval » | |
LER | sous cheval, renvoie à « cagne, canasson, carcan, gail, galier, gayet, grès, poulet d’Inde ». | |
ROS | « vieux, mauvais. Un mauvais cheval est un canasson. Une vieille prostituée est également un canasson » | |
N.B. : dans son dictionnaire français-argot, sous cheval, ROS ne renvoie qu’à gaye. | ||
SAI | « usuel, vieux cheval. Mot de caserne » | |
Cordon bleu | chez DEL est défini « cuisinière émérite dans l’argot des bourgeois ». | |
Fichtre | BRU | renvoie à ficher, foutre. |
DEL | à foutre. | |
LIT | « interjection qui se dit en place d’un mot grossier » | |
Supplément : | ||
« fichtre paraît être un infinitif dit pour un mot grossier et qui s’est transformé, par une seconde atténuation, en ficher » | ||
Grain | CHA | « gr. de café. 1902. Clitoris. Semen humanum, le grain des hommes (Plaute) » |
DEL | « pièce de cinquante centimes dans l’argot des voleurs. | |
Avoir un gr., v. a. : être un peu fou, ou seulement maniaque, dans l’argot du peuple » | ||
LAC | « grain, s. m., graine, s. f. : prendre du grain ou de la graine, prendre exemple. | |
« Prends de la graine si t’en as pas, mais tu devrais la boucler » Fr. Carco » | ||
LAR | « écraser un grain : boire une goutte » | |
LER | « pièce de cinquante centimes. | |
Avoir son grain : être ivre » | ||
Poilu | BAU | après une note copieuse (p. 82) définit ce terme comme « homme, homme fort, soldat de la guerre ». |
ESN | donne d’abondantes précisions étymologiques et des références. | |
SAI | présente (p. 123) le poilu comme « un sauvage de mœurs paisibles dont l’existence se passe à chasser le boche » et le définit, dans son lexique, comme un « soldat qui a reçu le baptême du feu, qui a pris part à une rencontre ». Il ajoute des commentaires sur l’histoire du mot. |
15Tringlo(t) BAU, BRU, DEL et LER le définissent comme « soldat du train ».
16Les fluctuations qu’on observe ici ne manquent pas d’évoquer la mobilité, la fluidité (Dauzat), la fugacité (Esnault) des phénomènes argotiques. Il ne faudrait pas, néanmoins, en tirer des conclusions hâtives et nier l’existence d’un fonds argotique – dont on peut dire que canasson fait partie si l’on tient compte des vicissitudes de fabrication des dictionnaires – qui se transmet d’une génération à l’autre. Un relevé des termes argotiques utilisés par Eugène Sue dans Les Mystères de Paris s’est avéré présenter nombre de termes qu’on retrouve chez Bruant ou Forton10. Toutes les créations de l’argot ne sont pas éphémères.
17Pour avoir une image de la vie de l’argot et des argots vers 1900, pour éviter de privilégier certaines approches partiales, il convient donc d’essayer de totaliser les apports documentaires dans leur diversité. On peut alors, nous semble-t-il, dégager trois traits principaux :
La permanence d’un fonds argotique traditionnel, parfois très ancien, celui des malfaiteurs mais aussi des colporteurs... qui a fourni de nombreux termes à la langue commune (ex. : matois, camoufler, cambrioler...). C’est ainsi qu’on note la récurrence, dans la plupart des dictionnaires, d’expressions comme aller à Niort, Abbaye de Monte-à-regret, etc.
La prolifération d’argots spécialisés qui, outre ceux des « classes dangereuses » comme celle des bagnards – cf. Darien11 –, concernent des groupes qui sont, sans conteste, bien acceptés par la société. On en peut citer deux exemples, celui de l’argot des typographes (cf. Boutmy) et celui de l’argot de Polytechnique (cf. Cohen). Ces argots de micro-groupes sociaux homogènes présentent, certes, des traits spécifiques (ex. panama pour « bévue énorme dans la composition, l’imposition ou le tirage » ou zéral pour « zéro ») mais ceux-ci s’insèrent souvent dans une parlure argotique plus commune (cf. M. Cohen qui cite : « Moi, je roupille, j’ai colle de méca demain et je saurai zéroul si je suis vanné, j’ai encore la triple chiée à voir », p. 192). Il convient, en particulier, de noter ici que les divers argots propres aux armées annoncent largement l’argot des tranchées de 14-18 (cf. Sainéan, Esnault, Dauzat), comme le montre l’histoire de poilu, par exemple.
On note enfin et surtout, dans la période que nous étudions, le développement d’un argot commun, usuel, qui est constitué de termes anciens, éventuellement revivifiés, de termes récents plus ou moins spécialisés, empruntés aux argots les plus divers, de termes à la mode... et qui tend à s’infiltrer dans la langue commune, populaire ou non. On peut parler d’un slang, par opposition au cant des couches marginales de la société. Il faut, en tout cas, noter l’importance du phénomène d’expansion de certaines expressions argotiques – généralement anodines – dans le parler de tous les jours. Bauche dans son lexique ou, mieux encore, les Pieds-Nickelés nous livrent un répertoire assez représentatif de termes que connaissent (sinon pratiquent) presque tous les francophones.
18La vigueur des argots spécialisés et le développement d’un argot commun caractérisent sans doute mieux la vie de l’argot dans la période considérée que ne pourraient le faire des variations intra-argotiques mineures qu’on relèverait entre 1880 et 1914 (comme celle qui consiste à remplacer la rosse ! par la vache !, par exemple).
19III. La mode de l’argot vers 1900 est largement répercutée dans les exploitations littéraires qu’on en fait : l’argot commun mais aussi les argots spécialisés servent de ressources, d’écarts stylistiques. Les auteurs en font un usage forcené (ex. Jehan Rictus) ou modéré mais presque tous en usent, qu’ils l’enchâssent ou non dans une langue populaire12. Certes, il s’agit de calques écrits de l’argot, qui sont soumis, en tant que tels, à une transmutation, mais ils nous fournissent, au-delà des indications transmises par les dictionnaires, de précieuses informations.
20La période est riche en grands argotiers, nous entendons par là des auteurs-connaisseurs dont certains textes, au moins, présentent un fort dosage en argot(s). L’Anthologie Galtier-Boissière13 rassemble de nombreux textes recueillis chez des poètes-chansonniers : Richepin, Gill, Rictus, Bruant, Schwob, Lorrain...Citons-en, comme illustrations, quelques extraits :
« Moi j’ai l’cœur gai, c’est pas ma faute.
J’rigol’quand j’vois les gens d’la haute
L’cou engoncé comme des bossus.
On doit rien suer sous leur capote !
Et quand on a sué, ça ch’lipote
J’voudrais pá’et’ leur pardessus »
(Jean Richepin, La Chanson des gueux, « Pas frileux »)
« Zinguer tout seul, c’est pas mon blo
Qui ça ! Joseph el’machinisse
Un homme d’théât’, un artisse
Boir’tout seul ? – oh ! la la – Tableau ! »
(André Gill, La Muse à Bibi, « Nocturne »)
« Surin au poing et ventre au riffe
C’est ainsi qu’il faut calancher
Ho la camarde nous agriffe
Veinards en train de pitancher
Oublions la Muette gourde :
Buvons ferme – et prêtons l’esgourde »
(Marcel Schwob, Poèmes en argot, « La Lanterne rouge »)
« Quant j’étais goss’line
j’enviais ma frangine
Qui f’sait la rupine... »
(Jean Lorrain, La Maison Philibert)
« C’est un bois qu’est vraiment rupin :
Quand on veut faire un bon chopin,
On s’y fait traîner en sapin
Et, sans vergogne,
On choisit tout le long du bois,
Car ya que d’la grenouill’de choix !
et ya même’des gonzess’s de rois ! !
Au bois d’Boulogne »
(Aristide Bruant, Au bois de Boulogne)
« J’am’rais ben moi aussi, mon Guieu
Avec les gas qui sont au sac
(Sans pour ça m’ fair’ mignonne ou mac)
Vivre en donzelle et en joyeux !
Et m’les traîner dans des bagnoles
Pour m’foutre avec euss des torgnoles
A coups d’bouquets d’fleurs su’l’citron
(Mais v’là ! y s’trouv’que j’ai pas l’rond !) »
(Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre, « Le Printemps » ;
Rictus déclare mettre de l’argot dans ses textes « comme on met de l’ail dans un gigot »)
21Outre ces poètes qui représentent, sans doute, au mieux l’usage intensif de l’argot, on trouve quelques grands argotiers parmi les romanciers ou conteurs tels Darien, Vallès, Courteline, Anatole France... et, plus tard, Barbusse. Toutefois, chez ces écrivains, la distanciation par rapport aux termes argotiques est souvent plus grande, comme en témoigne l’utilisation fréquente de guillemets ou de caractères italiques : ainsi, chez Vallès, sont écrits en italique des termes comme tord-boyaux, mastoc, chipé, cané... alors que l’auteur, dans Les Réfractaires par exemple, se veut observateur-conservateur d’argot et relève : « Seigneur, j’ai tirangé la brême, tenu la camoufle, battu comtois » [en note : « triché aux cartes, tenu la chandelle, fait le niais »14]. C’est que, chez les romanciers, on observe, en fait, une tendance à une « ethno-écriture » argotique, c’est-à-dire à un recueil de données utilisables, dans leur pittoresque, à des fins stylistiques. Darien, qui nous transmet en les commentant des termes d’argot du bagne – cf. Biribi15 – tels chaouch, ficher dedans, mar’chef, gringle, barbaque..., est très représentatif de ce courant mais on trouve également de bonnes notations-exploitations de l’argot chez Anatole France16.
« Félicie avait plaqué Girmandel et l’huissier, qui pourtant était homme du monde, avait cessé net d’éclairer »
(Histoire comique, p. 31)
22– ou chez Courteline17 :
« Bougre de fourneau !... Qu’est-ce qu’il fout ?... V’là qu’y casse ma boutique, maintenant ! Il la paiera ! Il la paiera ! Maxime, vous allez faire le compte, et s’il ne casque pas, les flics ! »
(Derouet, alias Bruant dans Messieurs les ronds-de-cuir, p. 182).
23Un dernier type de textes peut présenter un usage intensif d’argot(s), à savoir les bandes dessinées. L’exemple-type en est fourni par les Pieds-Nickelés de Forton18 :
« Vous bilotez pas les aminches, je vais vous préparer un de ces plats dont vous vous pourlécherez les badigoinces ».
24Si l’on collationnait tous les termes utilisés par ces argotiers, on pourrait sans doute reconstituer, dans sa grande masse, l’information compilée dans les divers dictionnaires d’argot(s). On relève ainsi chez Bruant19 :fortifs, gens comifs, pègre, biffin, nègre, purotin, tintoin, trimarder, chiner, loupaqu' chopper... ; chez Rictus20 :muff, poireauter, marioll’, r’luquer, rastaqoères... ; chez Forton21 qui nous livre un argot commun encore très usité : occase, cagnotte, patelin, barboter, renipper, tuyaux, bagnole, guimbarde, poteau, pognon, jaspiner, canasson, calter, estamper, roupillon, frousse, galette, dèche...
25A côté de ces auteurs délibérément et abondamment argotiers, nombre d’écrivains, pour ne pas dire tous les écrivains, recourent sporadiquement à l’argot. Ils obtiennent ainsi une libération langagière à bon compte, un sursaut stylistique sans pour autant assumer l’argot à compte d’auteur car ils se ménagent, généralement, un clin d’œil complice avec le lecteur. Ceci vaut pour tous les genres, qu’il s’agisse de romans, de contes, de livraisons... (cf. Gyp, Prévost, Louÿs, Mirbeau, Pergaud, Zola...mais aussi certaines œuvres d’argotiers comme Vallès ou France), de théâtre (cf. Feydeau, Labiche, Péguy, Gide...), de poésie (cf. Schwob, Apollinaire, Max Jacob, Laforgue...chez qui, en outre, les créations verbales s’apparentent parfois à celles de l’argot comme les « s’engrandeuille », « sexciproques » ou « sangsuelles » de Laforgue [Complaintes22]. On observe le même saupoudrage de termes argotiques dans la para-littérature, qu’il s’agisse de la presse, des almanachs, des caricaturistes, etc... Dans tous ces documents, les termes argotiques peuvent s’insérer dans un style très soutenu, voire grandiloquent. Le fait caractéristique est qu’on y observe – sauf rares exceptions – une liste fermée, limitée d’items bénins. Citons, au hasard de nos lectures : gaffe, gaffé (Louÿs, Allais...), pincé (Allais, Prévost, Gyp, Darien...), c’est de la frime (Mirbeau...), chiper (Hector Malot...), cognes (Pergaud...), gratin (Prévost...), gober (Vallès, Feydeau...), crasse (Forain, Gyp...), carotter (Christophe...), chopper (Vermot...). Un relevé systématique de ces îlots argotiques montrerait sans doute qu’il s’agit d’un micro-lexique dont la récurrence a beaucoup contribué au développement d’un argot commun et à sa pénétration dans la langue commune.
26Qu’on se refère à l’argot des tripots, à l’argot des rues, à l’argot des chansons ou à celui des académiciens, on décèle dans toutes les utilisations du lexique argotique une certaine insolence, une provocation langagière qui en est peut-être la marque la moins contestable, quel que soit le degré d’authenticité qu’on lui concède et quelle que soit la posture de distanciation adoptée. En ce sens, on croit pouvoir dégager, depuis un siècle, une évolution de l’argot – et même des argots spécialisés – vers un usage plus ludique (avec la pointe d’agressivité qui caractérise bien des jeux) que proprement cryptique.
Notes de bas de page
1 On trouvera, dans les notes ci-dessous, les références aux principales études sur l’argot, mais surtout celles des documents publiés entre 1880 et 1914. La bibliographie contenue dans les notes de l’article « Le Langage populaire » complète utilement celle-ci en ce qui concerne les illustrations littéraires.
Nous tenons à remercier très chaleureusement Luc Étienne qui nous a prêté plusieurs ouvrages rarissimes.
2 Pour les études générales, voir : H. Bauche (1920, 2.2) ; F. Caradec, Dictionnaire du français argotique, Paris, Larousse, 1977 ; M. Cohen (1919, 2.2) ; A. Dauzat (1929a 2.2) ; G. Esnault (1965, 0.2) ; D. François (1968, 2.2) ; D. François, « La littérature en argot(s) et l’argot dans la littérature », Communication et langages, 1975, n° 27, pp. 5-27 ; P. Guiraud, L’argot, Paris, P.U.F., 1956 (coll. « Que sais-je ? », n° 1700) ; J. La Rue, Dictionnaire d’argot et des principales locutions populaires, précédé d’une Histoire de l’argot par Cl. Casciani, Paris Flammarion, 1948 ; J. Riverain, Chroniques de l’argot, Paris, éd. Guy Victor, 1963 ; R. Yve-Plessis (1901, 0.1).
3 Op. cit. note 5.
4 J. Galtier-Boissière et P. Devaux, Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique d’argot (publié dans Le Crapouillot, mai et sept. 1939) ; en vol. 1947 ; Nouvelle éd. Crapouillot 1950, CVIII p.
5 Albert-Levy et G. Pinet, L’argot de l’X, Paris, Testard, 1894 (cité in A. Boudard et L. Étienne, La Méthode à Mimile, Paris, La Jeune Parque, 1970) ; H. Bauche (1920, 2.2) ; Eugène Boutmy, Dictionnaire de l’argot des typographes, précédé d’une monographie du compositeur d’imprimerie et suivi d’un choix de coquilles typographiques curieuses ou célèbres, Paris, Les Insolites, libraire-éditeur, 1979, 140 p., rééd, de l’éd. de 1883 parue chez C. Marpon et E. Flammarion ; Aristide Bruant, L’argot au xxesiècle, Dictionnaire français-argot, Paris, Flammarion, 1901, 457 p. (Galtier-Boissière précise que « ce dictionnaire est en réalité l’œuvre de Léon de Bercy dit Blédort ») – Il est annoncé que « Le dictionnaire argot-français paraîtra ultérieurement » ; il n’a jamais paru – ; E. Chautard, La Vie étrange de l’argot, Paris, Denoël et Steele, 1931, 720 p. ; M. Cohen (1908-1909, 2.2) ; A. Dauzat (1919, 2.2) ; Georges Delesalle, Dictionnaire argot-français et français-argot, préface de Jean Richepin, Paris, 1896 ; Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte, 1866, nouvelle éd. revue, Paris, Flammarion, 1883, 562 p. ; Gaston Esnault, « Lois de l’argot », Revue de Philologie française, 1913-1914 ; G. Esnault (1919, 2.2) ; G. Esnault (1953, 2.2) ; Jean Lacassagne et Pierre Devaux, L’argot du milieu, 1re éd., 1928, nouvelle édition revue et augmentée, préface de Francis Carco, Paris, Albin Michel, 1948, 304 p. (nombreuses références bibliographiques) ; Lorédan Larchey, Les excentricités du langage, 4e éd. « singulièrement augmentée », Paris, E. Dentu libraire-éditeur, 1862, III-XVII, 324 p. ; Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique de l’argot parisien, 1872, suppléments, 1880, 1889 ; Jules Lermina et Henri Levêque, Dictionnaire thématique français-argot, suivi d’un index argot-français, à l’usage des gens du monde qui veulent parler correctement la langue verte, Paris, nouvelle éd., Bibl. Chacornac, 1900, 220 p. ; Abbé Moreau, aumônier, Souvenirs de la petite et de la grande Roquette (avec un glossaire d’argot de la Roquette), Paris, 1888 ; Alfredo Niceforo, Le Génie de l’argot, Essai sur les langages spéciaux, les argots et les parlers magiques, Paris, Mercure de France, 1912, 279 p. (références nombreuses et diverses) ; Raphaël de Noter, Dictionnaire français-argot et des locutions comiques, préface de Paul Burani, Paris, Albert Méricant, s.d., 119 p. ; Rossignol (prénom non indiqué) ex-inspecteur de la Sûreté, Dictionnaire d’argot, Paris, Ollendorf, 1901, 175 p. ; Lazare Sainéan, L’argot des tranchées, d’après les lettres des poilus et les journaux du front, Paris, de Boccard, 1915, 165 p. ; Marcel Schwob et Georges Guieysse, Étude sur l’argot français, Paris, Émile Bouillon libraire-éditeur, 1889, extrait des Mémoires de la Société de Linguistique, t. VII, 1er fasc., V-VIII, 5-28 p. ; Charles Virmaitre, Dictionnaire d’argot fin de siècle, Paris, 1894, supplément, 1896.
6 Cf. par ex. L. Sainéan, L’argot ancien, Paris, Champion, 1907 ; M. Schwob, op. cit. note 5 ; E. Chautard, op. cit. note 5 ; J. Riverain, op. cit. note 2.
7 R. Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, nouvelle éd, 1965 ; Anthologie des jeunes auteurs (J.A.R.), préface de R. Q., Paris 1955.
8 On trouvera les références de ces ouvrages sous la note 5.
9 Op. cit. note 4.
10 Op. cit. notes 18-19.
11 Georges Darien, Biribi, Paris, Éd. 10-18, 1966.
12 Citons : Henri Barbusse, Le Feu, Journal d’une escouade, Paris, Flammarion, 1917, 349 p. ; Émile Chautard, Goualantes de la Villette et d’ailleurs, Paris, éd. Marcel Scheur, 1929, 281 p. ; André Gill, La muse à Bibi, suivi de l’Art de se conduire dans la Société des Pauvres Bougres, par la comtesse de Rottenville, Paris, Librairie des abrutis, 1879 (sans nom d’auteur), rééd. ab 1882 par Marpon et Flammarion (anonyme, puis sous Gill) ; Jean Richepin, La chanson des Gueux, Paris, Librairie illustrée, éd. Decaux, 1876 (+ Glossaire dans l’éd. Maurice Dreyfous de 1881) ; Jehan Rictus, Les Soliloques du Pauvre, Paris, éd. Seghers, 1971, 284 p. (1re éd. 1897) ; Marcel Schwob, Poèmes en argot in Écrits de jeunesse, rédigés vers 1888 (Extraits in Crapouillot, 1952) ; Ary Steede, Les culs rouges, Paris, 1895 (Extraits in Crapouillot, 1952) ; Marc Stéphane, Ceux du trimard, Paris, Cabinet du pamphlétaire, René Liot libraire, s. d., 197 p.
13 J. Galtier-Boissière, Anthologie de la poésie argotique, poissarde et populaire de Villon à Bruant, préface de Pierre Mac Orlan, in Crapouillot, Paris, 1952, 80 p.
14 J. Vallès, Œuvres complètes, Paris, Éd. Livre-Club Diderot, 1970 ; t. 1 p. 358.
15 Op. cit. note 11.
16 A. France, Histoire comique, Paris, Calmann-Lévy, s.d., p. 31.
17 G. Courteline, Messieurs les Ronds-de-Cuir, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.
18 Louis Forton, Les Pieds-Nickelés s’en vont en guerre, paru dans L’Épatant, 1913-1915, Paris, rééd. Claude Offenstadt, Azur, 1978, 144 p. et Alphonse Boudard, Petit dictionnaire Pieds-Nickelés-Cave in La Bande des Pieds-Nickelés (1908-1912) [rééd. de la bande dessinée de Forton parue dans L’Épatant], Paris, éd. Azur, 1965 (épuisé).
19 Dans la Rue, chansons et monologues, Paris, A. Bruant auteur, éd., éd. définitive, 24e mille, s. d., 208 p.
20 Op. cit. note 12.
21 Op. cit. note 18.
22 J. Laforgue, Œuvres Complètes, I, Poésies, Paris, Mercure de France, 1951.
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