Le vocabulaire des sports, les anglicismes
p. 175-191
Texte intégral
1La période – la synchronie – qui nous occupe (1880-1914) va connaître la mise en place, l’acculturation et la diffusion d’un vocabulaire sportif que caractérisent les anglicismes, le dosage de vulgarisation et de technicité, un jeu métaphorique particulier, des connotations dramatisantes. Cette même période comporte, avec le développement des sports, celui de la presse à très large diffusion : Le Petit Parisien, fondé en 1876, atteint en 1900 un tirage de un million et demi d’exemplaires et Le Petit Journal, fondé en 1863, tire à un million. À ces deux journaux populaires il faut en ajouter deux pour la petite et moyenne bourgeoisie, tirant l’un et l’autre à 900. 000 exemplaires en 1914 : Le Matin, fondé en 1884, et Le Journal, fondé en 1892. Nous prendrons précisément ces quatre journaux pour matériau, pour « corpus » d’analyse. Là une surprise nous attend : les rubriques « sports » ou « vie sportive » sont en place mais couvrent pour plus de la moitié de la surface les courses hippiques, et ne comportent guère d’anglicismes, sauf pour les dénominations des « clubs » ou sociétés.
2Pour trouver un langage plus spécifiquement « sportif », nous devrons avoir recours aux nombreux journaux et périodiques spécialisés qui voient alors le jour. Plus exactement, pour éviter le risque de prendre pour une seule référence langagière des organes réservés à des milieux relativement restreints, nous équilibrerons notre « corpus » en étudiant simultanément la presse de grand public – les journaux précités – et, dans la presse spécialisée, les deux principaux quotidiens : Le Vélo et L’Auto, le premier fondé en 1891 par Pierre Giffard et Paul Rousseau, le second fondé en 1900 par Henri Desgranges et Victor Goddet1. Les deux journaux se livrent une guerre féroce, allant jusqu’à organiser deux courses concurrentes Bordeaux-Paris en 1905 !. Le Journal L’Auto, pionnier du Tour de France (en juillet 1903), sort vainqueur de l’épreuve : il atteindra un tirage de 284.000 exemplaires en 1913. Toutefois, du point de vue lexical et rhétorique, ces journaux se ressemblent comme frères... ennemis ainsi que le troisième quotidien : Le Journal des Sports. Ils couvrent un ensemble de jeux et exercices qui prennent alors la commune désignation de « sports » : courses hippiques, courses d’automobile, « vélocipédie », puis « cyclisme », « sports athlétiques », « foot-ball rugby », « foot-ball association ». « lawn-tennis », « boxe française » – ou « anglaise » –, lutte, escrime, natation, water-polo, pelote basque, « longue paume », marche, aviron, tauromachie, « hockey », « cricket », « golf », « yachting », « polo », etc. Figurent encore à cette époque sous la dénomination sportive : billard, tir, tir aux pigeons, aéronautique, tourisme... Les journaux sportifs couvrant sensiblement les mêmes disciplines ont d’autre part en commun l’emploi délibéré des anglicismes, premier fait de langage à étudier2.
3Pour notre propos, les titres et sous-titres de la presse spécialisée livrent déjà quelques traits culturels révélateurs. Deux instances se font concurrence : les anglicismes et le registre gréco-latin. Pour les premiers, nous avons outre Le Sport : « The French Cyclist », et pour le second : Le Vélocipède (deux journaux différents), Le Vélocipède illustré, La Bicyclette... Deux titres combinent anglicismes et latinismes : Le Véloce-sport, Le Veloceman. Mais deux des trois quotidiens, ceux qui auront l’audience la plus large, inaugurent une dénomination par abréviatifs populaires : Le Vélo, L’Auto... Sur une vingtaine de titres, quatorze se réfèrent au « vélo » ou à la bicyclette, sports qui s’imposent alors parmi les plus applaudis.
4Un dernier trait de cette presse sportive révèle la tendance à relier le sport à des pratiques mondaines ou à des pratiques culturelles distinguées. On peut voir là une manière de justification, de légitimation, par recours au plus noble. Le premier périodique en date3, Le Sport, fondé en 1854, a pour sous-titres successifs : « Journal des gens du monde » ; « Chronique des haras, du turf et des chasses » ; – Le Vélocipède, de Foix, fondé en 1868, se dit : « journal satirique, littéraire et illustré » ; – son homonyme Le Vélocipède, de Grenoble, fondé en 1869, table résolument sur les anglicismes : « journal des sportsmen et des velocemen » ; mais il ajoute : « sciences, arts, littérature, courrier des eaux, théâtre » ; – Le Vélocipède illustré, fondé en 1869 par un ancien secrétaire de Victor Hugo, sous-titre audacieusement : « La Légende des cycles » ; – le périodique La Bicyclette annonce dès son premier numéro, le 5 janvier 1894 : « Le choix et le nombre de nos collaborateurs impriment au journal une allure littéraire qui le rend agréable même à ceux qui n’ont pas pénétré les arcanes du sport pur ». Un mois plus tard, il opère audacieusement la jonction qui suit : « Une pléiade d’écrivains brillants et de sports-men convaincus » (8 février 1894). Nous saisissons dans La Bicyclette une oscillation entre la mode angliciste et la coquetterie littéraire à la française : « Jupe ou culotte ? That is the question, comme dirait un de mes amis qui avait vécu très longtemps en Angleterre » (9 avril 1896) ; « Serions-nous exclusivement vélocipédisant ? (pardon) » (9 février 1894).
5Depuis le début jusqu’aux trois dernières décennies du xixe siècle, le vocabulaire sportif marqué par les anglicismes se cantonnait principalement dans le domaine des courses hippiques et représentait les usages, une relative anglomanie des milieux aristocratiques ou bourgeois s’adonnant à de tels jeux et paris. Le mot de sport a fait retour sur le continent4 : le Journal des Haras en 1828 comporte sports et sportsman. La francisation produit divers suffixes : sportif (dans Sport, 31 décembre 1862) ; sportesque5 ; sportique6. Seul le premier subsistera : en 1890-1914, il demeure avant tout descriptif et fonctionnel ; toutefois il prendra de manière clairsemée des connotations éthiques (loyauté, désintéressement...) qui se développeront davantage par la suite : « les applaudissements d’un public très sportif » (L’Auto, 6 février 1902).
6Y avait-il fatalité à l’extension, voire l’inflation, des anglicismes ? Nous avons certes une première ligne d’influences provenant de Grande-Bretagne et prolongeant celle déjà constatée dans les usages hippiques. Ce sont de jeunes Anglais résidant en France qui fondent le premier club sportif : Le Havre Athletic Club en 1872, et les deux premières équipes de « foot-ball association » (l’actuel foot-ball) à Paris : The White Rovers en 1891 et The Standard Athletic Club en 1892. De jeunes lycéens, avertis des pratiques en honneur dans les collèges britanniques lancent l’athlétisme : ceux du lycée Condorcet fondent le Racing Club de France en 1882 et ceux du Lycée Saint-Louis Le Stade Français en 1883. Toutefois, l’ouvrage d’André Laurie : La Vie de Collège en Angleterre7 qui rencontre du succès parmi les lycéens et les enseignants ne comporte guère d’anglicismes et de termes techniques sportifs... Faut-il rappeler que les habitants francophones du Canada (Québec, Ontario) soumis à des influences combien plus pressantes opposeront une résistance linguistique aux anglicismes ? De bonne heure, on s’obstinera à dire partisan, plutôt que supporter ; punition ou pénalisation plutôt que penalty ; gardien, plutôt que goal, etc.
7Une seconde ligne d’influence donne à supposer que le vocabulaire sportif aurait pu prendre, à l’instar du scientifique, des références helléniques, et leur en adjoindre de latines. Aussi bien se rencontrent en nos cinq journaux : athlète, athlétisme, gymnique, marathon, critérium, omnium et même omniumniste8. Une société se nomme le Philocycle Bordelais. L’aristocratie et la grande bourgeoisie française ébranlées par la guerre et la crise de 1870-71 cherchent les voies d’un redressement : en ces milieux, Pierre de Coubertin organise en 1894 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le premier congrès de pédagogie sportive et lance à Athènes en 1896 les premiers jeux olympiques des temps modernes.
8Signalons encore deux lignes d’influences spécifiquement françaises : les patronages et mouvements de jeunes d’inspiration catholique ; les sociétés culturelles, éventuellement sportives, d’inspiration socialiste ou syndicale ; en 1907 naissent les deux premiers clubs travaillistes : la Prolétarienne de Rumilly et le Club de Pré-Saint-Gervais. Rappelons enfin que, si des sports d’équipe : le foot-ball rugby, le foot-ball association... proviennent de Grande-Bretagne, d’autres pratiques se révèlent alors plus populaires en France : la lutte, la boxe dite « française » (que l’on opposera manifestement à la boxe dite « anglaise ») et surtout la vélocipédie, puis cyclisme : bicycle, bicyclette, vélo, où l’on voit des radicaux grecs ou latins devenir du parler populaire9.
* * *
Anglicismes et technicité
9Si la première caractéristique du vocabulaire sportif en la synchronie qui nous occupe consiste dans les anglicismes, cela se traduit dans les quotidiens spécialisés, Le Vélo, L’Auto, plus que dans la presse à grand tirage. Outre cette fraction de la jeunesse bourgeoise française qui regarde avec faveur la modernité britannique, les milieux associatifs constitués par les pratiquants et « amateurs » de sport –qui font un succès au Vélo et à L’Auto – tendent à nommer d’un titre anglais leur société sportive10. Prenons le numéro de L’Auto du 1er décembre 1901, relatant les résultats sportifs de la veille (courses à pied, « foot-ball rugby », « foot-ball association », etc.) : 66 noms de clubs et sociétés figurent au tableau. Sur cette liste, figurent 26 dénominations toutes empruntées à l’anglais : « Sporting Club », « Métropolitain club », « Red star », « Athletic club », « Racing club », « Standard athletic club », etc. ; 36 dénominations demeurent nettement françaises : « Union sportive », « Société sportive », « Groupe sportif », « Union athlétique », « Étendard athlétique », « Stade français », « Étoile », etc. ; 7 dénominations peuvent être considérées comme mixtes : « Véloclub », « Club athlétique »... Ce spécimen paraît représentatif dans les années 1880-1914. Près de la moitié des noms de sociétés sportives françaises empruntent totalement ou partiellement à l’anglais. Est-il besoin de souligner le surplus signifiant, la charge connotative et idéologique qui s’attachent aux titres, aux noms propres ?
10Hormis le cas de boxe (« française »), les anglicismes désignent les sports récemment importés d’Angleterre : « hockey », « cricket », « lawn-tennis », « yachting », « foot-ball rugby » et « foot-ball association » et ce jusqu’à « tobogganing » (venu de l’algonquin via l’anglais...). En revanche, les termes français conviennent à des sports d’origine aussi bien continentale que britannique : « escrime », « hippisme », « alpinisme », « cyclisme », « aérostation », « pelote basque », « course à pied », « automobile ». Pour ce dernier terme, l’Académie française vote en faveur du masculin ; Le Journal se soumet à cette décision11, mais L’Auto la conteste et préfère employer le langage « de tout le monde », y compris des « chauffeurs »12 : manifestation d’indépendance lexicale qui prend valeur symptomatique... Notons encore que dans la nomenclature sportive une classe spéciale dite sports athlétiques couvre l’athlétisme proprement dit, la marche, les courses à pied, le « cross country », mais aussi les deux « foot-balls » (« rugby » et « association »). Pourquoi ces deux derniers et pourquoi pas la « lutte », la « pelote basque » ? On peut déceler là un certain embarras taxinomique en regard de pratiques fraîchement importées.
11La tendance est à donner au terme « sport » le maximum d’amplitude. Mais ici le langage de la presse sportive rencontre des usages pédagogiques et institutionnels antérieurs, ceux qui désignent la « gymnastique », la « culture physique » etc... « Sport » ou non ? Le passage qui suit (Le Vélo, 5 juillet 1904) traduit l’effort et trahit la peine du langage pour étendre la capacité désignative de « sport » : « Un concours de gymnastique organisé par une de nos puissantes fédérations d’oeuvres post-scolaires a eu lieu dimanche. Des mouvements très précis, choisis avec tout le soin désirable par une commission d’éminents professeurs de culture physique étaient imposés à toutes les fractions concurrentes de la fédération (...). Une réelle méthode de gymnastique française, mélange savant d’ « anglaise », d’ « allemande », de « suédoise » (...) ». Mais les résultats, auprès du grand public, furent décevants, pourquoi ? Par suite d’un préjugé répandu parmi les organisateurs et professeurs : « La gymnastique n’est pas une récréation ; elle n’est pas faite pour amuser. « Ce n’est pas un sport ! affirment certains. Laissons aux jeux de plein air le soin de distraire, d’égayer ; mais conservons à la gymnastique le caractère sérieux que doit avoir tout enseignement », une pareille théorie nous dévoile pourquoi la gymnastique a été détestée par les enfants, pourquoi elle est pratiquée avec si peu d’empressement par les adolescents (...). Nous croyons qu’un mélange étudié de la gymnastique et des sports – une gymnastique sportive – procurera en éducation physique les résultats qu’on ne peut songer à obtenir que : soit par la pratique des sports, soit par l’exercice gymnique ». En regard de connotations austères de l’éducation physique, « sport » apporte donc des connotations ludiques comme dans le compromis : « gymnastique sportive »13
12La désignation des manifestations sportives connaît une rotation et une concurrence terminologiques : assaut (qui passe de l’escrime à la boxe), tournoi, coupe, championnat, réunion... du côté français, challenge, meeting, match, du côté anglais ; le latin critérium, voire le grec éphémérides... Le flottement, sinon l’arbitraire dans les désignations, attestent que rien n’est encore... joué, fixé du point de vue lexical. Parfois s’opposent des constructions plurilinguistiques : « la réunion inter-club »...
13Le partage demeure également incertain pour désigner les protagonistes du sport ou les « partisans ». Nous avons les « professionnels » et « amateurs », les « joueurs », les « coureurs », les « champions », les « pédestrians », les « cyclistes » et les « chauffeurs », les « maîtres » et « entraîneurs », les « suiveurs », mais aussi les golfers et les « foot-ballers » ou « foot-balleurs », les « gentlemen riders », les « stayers »... Et encore : les « juges », « commissaires », « arbitres », mais aussi les « starters » et les « speakers »...
14L’examen attentif des termes dévolus aux différentes spécialités sportives ne permet pas de lier automatiquement les anglicismes et la technicité. Ainsi les courses de vélocipédie comprennent : « démarrage », « détente », « mener le train », « peloton », « virage », « sur le poteau », « gagner d’une longueur »... Sprinter pour désigner l’effort ultime à l’arrivée devient commun au cyclisme et à la course automobile. Le foot-ball rugby comporte : « cabriole », « mêlée », « essai », « transformation », « coup de pied latéral », « coup franc » et l’anglicisme dribbling ; – le foot-ball association : « descente », « refouler », « avant », « demi », « arrière » et l’anglicisme : shoots, lequel provient de la chasse et du... tir aux pigeons ; – la lutte : « cravate », « tour de hanche », « ceinture », etc... Les anglicismes – plus fréquents, on l’a dit, dans L’Auto ou Le Vélo que dans la grande presse quotidienne – ont un rôle autant sinon plus connotatif que fonctionnel. Ils créent une atmosphère instaurant une mode, donnent un air d’appartenance plus qu’ils ne répondent à des nécessités techniques : team pour « équipe », record pour « exploit inégalé », recordman14, performance15 et ce jusqu’à cyclowoman16... Le caractère pertinent pour évaluer les anglicismes sportifs est moins leur fréquence que leur fonctionnement vraisemblable : le journal qui les énonce les présuppose acquis, n’éprouve aucun besoin de les traduire ou expliquer. Preuves a contrario : L’Auto se donnera la peine d’expliquer un certain argot des sportifs : « en mettre »17, les « massacreurs »18 ; à l’autre extrémité culturelle, Le Matin rappellera l’origine historique du marathon19.
15Si, pour défendre l’automobile au féminin, le journal sportif s’est retourné contre l’Académie française pour maintenir une certaine dignité du lexique sportif, il critique certains vocables populaires par trop familiers : « La bicyclette s’est popularisée, ce qui la fait mépriser par quelques snobs soucieux de ne point se livrer à un sport à la portée de tout le monde. Sans approuver ce mépris (...), je dois avouer que nombre de sociétés semblent s’évertuer à provoquer la raillerie ou le mépris... ». Exemples cités : « La Selle rigolboche de la Butte » ; « Les joyeux vélocipédeurs de Montsouris » ; « Les Bécancurs de Montparnasse »20. Ainsi les anglicismes s’intègrent à une culture moyenne – de classes moyennes à style moderniste – où l’on critique aussi bien l’académisme que le populisme. Le sport se cherche ainsi des traits distinctifs. L’amateur peut être frotté de latin : « le match Tom Linton Taylor desinit in piscem »21 ou d’un brin d’espagnol avec la corrida « aficion », « temporade » ; il peut aussi forger des locutions appropriées : « l’une des plus vites lignes droites de l’arrivée », « terriblement vite ». Les anglicismes confèrent un certain... standing culturel plus qu’ils ne donnent dans la vulgarité. En tout état de cause, ils laissent intact le nationalisme. À l’encontre de la boxe anglaise (pratiquée aux U.S.A.), le chroniqueur sportif dénonce la violence des grands flights contraires à l’idée sportive ; il évoque l’Ave Caesar des gladiateurs et vante les mérites du jeu de boxe française « plus brave et plus sportif »22.
16Lorsqu’Henri Desgranges et Victor Goddet fondent L’Auto-Vélo (devenant par la suite L’Auto), ils se placent d’emblée dans cette position de culture moyenne avec visée des classes supérieures et des classes populaires, avec recours aux connotations patriotiques et l’hymne final au progrès industriel intimement lié au sport : « Voici que nos petits gars français trouvent aujourd’hui au lycée presque partout une association athlétique qui les prend, les façonne, leur apprend à se défendre, à attaquer surtout... Le mouvement s’est étendu partout, a gagné toutes les couches sociales (...). La bicyclette doit pénétrer partout même sous les toits les moins fortunés (...). L’automobile étonne par ses excès de vitesse ? Notre étonnement sera à la fois plus fort et plus raisonnable quand nous verrons une bonne partie des 20.000 curés, des 30.000 vétérinaires, des 80.000 instituteurs, des médecins, des notaires, des fermiers de France conduisant la voiturette. L’Auto-Vélo chantera chaque jour vaillamment la gloire des athlètes et les victoires de l’Industrie » (16 octobre 1900).
* * *
Jeux métaphoriques
17Le vocabulaire sportif qui se met en place va encore se caractériser par un intense jeu rhétorique où les métaphores ont un rôle privilégié. Au cœur du système, en une sorte de sphère centrale, nous pouvons situer le registre des métaphores militaires, combatives : « un adversaire digne de cette belle phalange »23, « champion », « veillée d’armes », « bataille », « tactique », « assaut », « duel », « victoire », « triomphe », « débandade », « baisser pavillon »...
18En une sphère ascendante, nous pouvons placer un registre cosmique : « trois noms qui flamboient au firmament cycliste »24, « mer de têtes », « ondulation de flots », « un ciel d’incendie », « comme une trombe », « comme un démon »...
19En une sphère plongeante, le registre biologique, voire animalier : « empoignée », « terrible salade », « secouer », « trimbaler », « s’aplatir comme une limande », « pur-sang », « lévrier », « taureau », « comme un lion »...
20Si nous traçons un axe horizontal, nous pouvons placer : à gauche, le registre dramaturgique : « brûler les étapes » ; « brûler la politesse », « divorce »... ; et à droite, un registre davantage calculateur : « un sport plutôt intellectuel » (l’automobile, le yachting, l’aérostation) ; l’arbitre tranche les litiges « en son âme et conscience » ; la « science » du lutteur ; « se mettre à l’ouvrage », « assumer ses responsabilités », « être à la hauteur de sa tâche »...
21Nous pouvons schématiser ainsi le jeu métaphorique :
22Si les métaphores combatives, militaires, se placent au cœur de la rhétorique sportive, nous devinons sans peine que cette rhétorique ne tardera pas à supporter des connotations cocardières, nationalistes. La tendance à nommer des clubs par leur nationalité s’amorce nettement. Au terme du match de « foot-ball rugby » opposant le Racing Club de France et une équipe londonienne, Le Petit Journal conclut : « Ce match n’a donné aucun résultat, les deux équipes ayant marqué chacune six points ; en résumé, c’est une victoire morale pour l’équipe française »25.Une défaite peut se transformer en victoire morale. Ainsi ce match international de rugby entre la France et la Nouvelle Zélande (Le Vélo, 2 janvier 1906) : « Somme toute, en marquant huit points contre les Zélandais, en réussissant un exploit où vingt équipes anglaises, écossaises, irlandaises et galloises avaient échoué, notre équipe nationale nous a prouvé que nos couleurs étaient en bonnes mains ; que les progrès réalisés en quelques années étaient plus que sensibles (...). Une rencontre qui fera date dans les annales du foot-ball Rugby ».
* * *
Dramatisation
23Dans la période qui nous occupe, le vocabulaire sportif peut, à certains égards, comporter des connotations de spectacle mondain, notamment dans le domaine traditionnel des courses hippiques et celui plus récent des courses d’automobiles. N’oublions pas que la presse à grand tirage consacre une large moitié de ses rubriques sportives à ces deux pratiques. A la limite, nous avons une description de la fête sportive des artistes en un « cadre de verdure où les femmes paraissent plus charmantes », où s’est donné rendez-vous « le Tout Paris élégant et mondain ». Là, échec du cyclisme et triomphe de la « bataille de fleurs automobile pour laquelle les chauffeurs, et surtout les chauffeuses, rivaliseront cette année de luxe et de goût »26. A l’autre extrémité culturelle court la veine populiste de la « bécane » ou de la « balade ».
24Mais entre les connotations de spectacle mondain et celles de la joyeuse équipée populaire, les textes du journalisme sportif mettent en place une forme de dramatisation intense et soutenue qui va devenir peu à peu le langage connotatif dominant. Entre mille exemples possibles : « Nous assistons à un spectacle inouï, Jacquelin revenant vertigineusement en trombe et dès l’entrée de la ligne droite passant comme une flèche Le Nègre qui essaie de résister. Mais en vain. En dix mètres, celui-ci est débordé. Trente mètres plus loin, il s’effondre battu irrémédiablement27 ». On aura remarqué la tendance journalistique à mettre au présent le temps narratif (l’aoriste). Cette dramatisation narrative va lier les métaphores en gerbes stéréotypées. Deux adversaires, deux types de sportifs face à face : « L’un est l’homme puissant, extraordinairement musclé : un coup de taureau, un torse large, charpenté en colosse ; comme cuisses deux colonnes d’acier ; comme jambes deux piliers formidables (...). L’autre, c’est le pur-sang ou plutôt le lévrier de course aux attaches fines, élégantes. Deux jambes merveilleusement faites, des chevilles étonnamment fines »28.
25Les adjectifs, adverbes, nominalisations servant à apprécier ou déprécier condensent plus particulièrement la dramatisation, le pathos du vocabulaire sportif. Nous allons reprendre ici le schéma qui nous a servi ci-dessus pour figurer le jeu métaphorique : une sphère centrale et deux axes : l’un vertical, l’autre horizontal aboutissant à quatre autres sphères. Chaque sphère recueille les termes appréciatifs ou dépréciatifs qui vont constituer un même registre.
26En sphère centrale peut prendre place le registre combatif de l’énergie ou de la faiblesse : « en force », « farouche », « crispé », « énergique », « résistance courageuse », « violence du combat », « âpreté », « terrible empoignade », « terrible salade »... Ainsi les sportifs sont des exemples et modèles d’énergie et de vigueur physiques et morales29. En sens contraire : « faiblesse », « défaillance », « peur »...
27Si nous traçons l’axe vertical, celui-ci monte vers la sphère du merveilleux ou de l’orgueilleux : « merveilleuse qualité », « un éclat tout à fait exceptionnel », une « étourdissante victoire », « un spectacle magnifique », une finale « sensationnelle », « une formidable remontée », « splendide », « brillant », « phénoménal », « admirable », « prodigieux », « extraordinaire », « étourdissant », « resplendissant »... On notera dans ce registre la transposition d’un terme littéraire : « style magnifique », ou celle d’un terme aristocratique : « grande classe ». Cette sphère se remplit avant tout de termes appréciatifs et ceux-ci fonctionnent au superlatif explicite ou au quasi-superlatif. Ambivalent plutôt que dépréciatif prend ici place l’« orgueilleux » ou l’« ambitieux »... En sphère plongeante se trouve le registre biologique de la vitalité ou de la fatigue : « vitesse », « endurance », « forme splendide », « fraîcheur », « bien en souffle », « agile », « vif »... ou bien en sens contraire : « vidé », « vanné », « terne », « défaillant », « l’air vague »... Le vocabulaire sportif opère fréquemment de rapides va-et-vient tout au long de cet axe vertical. Il en résulte de véritables courts-circuits qualificatifs : « La Foi en son étoile et en sa forme »30, « une furie méridionale », une « détente prodigieuse », « une belle lutte brutale »31 ou encore le cumul : « lutte de sauvages (...) lutte de géants »...
28Si nous traçons l’axe horizontal, nous pouvons placer à gauche la sphère de l’enthousiasme ou du fanatisme : « enthousiasme populaire », « arrivée émotionnelle », « fanatique de la boxe », « hurrahs frénétiques »... ; à droite la sphère de la maîtrise ou de la confusion : « lutte régulière », « science », « indiscutable correction », « imperturbable », « adresse », « sang-froid », ou en sens contraire : « embrouillé », « cafouillis à outrance », « débandade », « confusion ».
29Le pathos appréciatif ou dépréciatif du vocabulaire sportif peut dès lors se distribuer ainsi :
* * *
De quelques sports
30Pour illustrer et enrichir les analyses qui précèdent, il importe de connaître et de sentir de plus près les textes et, pour cela, de suivre les sports dont parle plus habituellement la presse quotidienne de 1880 à 1914.
31Au premier chef prend place le cyclisme. Nous avons déjà noté que les deux tiers des titres de la presse spécialisée se rapportaient à ce sport. Les articles lui confèrent une dimension internationale comme en témoignent les articles sur les courses en Amérique. Geo Le Roy, envoyé spécial de l’Auto aux « Six jours de New York », connaît un retour fort orchestré en gare Saint-Lazare : « Good morning gentlemen (...) Good bye », lance-t-il à la cantonade (30 décembre 1900). Mais en même temps, la « vélocipédie » ou le « cyclisme » fait l’objet d’un langage familier, populaire et, par moments, argotique. Il connaît ainsi un éventail qui va du « philocycle » savant à la « Selle rigolboche de la Butte » aux intonations truculentes.
32Les grandes épreuves : Paris-Bordeaux, Paris-Roubaix, Tour de France deviennent de véritables épopées. Le Tour de France datant de juillet 1903 s’attire rituellement les superlatifs : « colossale épreuve », « épreuve monstre », « gigantesque », « énorme », « spectacle sportif grandiose ». Mais il n’a pas le monopole de l’épique. Un Paris-Roubaix, entre autres, bénéficie lui aussi de textes au style incandescent : « Les voilà partis, ces rois de la route, à la conquête de la gloire et il me semble vivre avec eux l’orgueil de leur force, de leur valeur, de leur indomptable énergie et je sens à quel point l’enthousiasme de la foule doit les griser et leur donner plus que jamais le désir fou, la volonté impérieuse de vaincre pour entendre à nouveau, dans quelques heures, les acclamations enivrantes d’un peuple transporté par la plus juste des admirations » (Le Vélo, 6 avril 1906). Quant au coureur malchanceux, il connaît la sinistre fatalité, la « guigne invraisemblable ».
33L’épopée va de pair avec le manichéisme. Les nobles coureurs, s’ils ne peuvent maîtriser leurs passions ou faire preuve de loyauté « sportive » peuvent en venir aux mains comme des sauvages. Ainsi une « discussion très violente » s’engage « au quartier des joueurs » lors des « Six jours de Boston ». « Gougolitz reproche [à ses adversaires] avec véhémence de le couper constamment, de le bousculer, de l’envoyer à l’extérieur lorsqu’il veut passer, bref de multiplier les tentatives déloyales pour le faire tomber et se débarrasser de lui. Mac Farland répond aigrement. Bientôt les trois hommes en viennent aux mains. Une bataille en règle s’engage, bientôt, c’est la bataille générale » (L’Auto, 16 février 1902). Le mal, insidieux celui-là, peut aussi venir de la ruse sordide. Le journal dénonce par exemple les minables astuces du « Combineur » en quête de profits en sous-main : « Soit qu’il s’échappe à la grande joie des populaires dans le seul but de « vider » au train tel adversaire dont le démarrage inquiète ; soit qu’il enferme, tasse ou balance un coureur désigné ; soit qu’il laisse sa roue au sprinter qu’il tirera tout à l’heure pour le sortir du peloton, ou qu’il la donne bénévolement à tel autre qui s’attarde derrière lui, soit qu’il « mette le frein » alors qu’il est en tête d’un peloton, le combineur recueille toujours un profit certain de ses efforts. Il tire bénéfice de sa défaite et s’assure, en en recevant une part, le prix de sa victoire » (Le Vélo, 4 janvier 1906).
34A travers ces différents textes épiques ou moralisants, on a vu se tisser le vocabulaire technique (« couper le démarrage », enfermer, tasser, peloton, sprinter...) et un vocabulaire familier, voire argotique (« vider » au train, « mettre le frein », « balancer »...). Épopée, fait divers sinon drame domestique, le cyclisme demeure également une spécialité qui appelle le rigoureux langage des chiffres et résultats et le jeu serré des pronostics. Au terme du premier Tour de France : « Après une lutte acharnée de bout en bout, les résultats du Tour de France de 1903 donnèrent les résultats suivants :
351er, Garin, 94 h, 33 mn 45 s ;
362e, Pothier, 97 h, 22 mn 45 s ;
3718e (dernier), Moulin, 144 h 16 mn 29 s »32.
38Les pronostics s’effectuent selon une tradition proche de celle du turf : « Une sélection s’impose (...). Les habituels sacrifiés : Foureaux, courageux spécialiste qui ne trouve jamais l’occasion de décrocher une épreuve ; Beaugendre, Gabi, Carrière...dont on se rappelle les superbes performances dans Bordeaux-Paris (...). Ses qualités de vitesse et d’endurance » etc... Est à souligner ici un trait du langage sportif, trait que nous allons retrouver dans les sports relégués au second rang (par la presse) : les termes qualificatifs connaissent un emploi rotatif, passent à travers toutes les disciplines. Et lorsque fera défaut le langage technique spécialisé, les stéréotypes d’appréciation ou de dépréciation assureront la compensation verbale.
* * *
Foot-ball rugby et foot-ball association
39Hymne patriotique et technicité plutôt avancée : deux traits de langage qu’on a déjà pu noter pour les deux variantes du « foot-ball ». Après le cyclisme, ces deux sports tiennent une bonne place dans les comptes rendus de la presse quotidienne générale ou spécialisée. Il semble toutefois que le « foot-ball rugby » bénéficie d’une certaine préférence de la part de la presse et de la part du grand public, vis-à-vis du « foot-ball association ». Mais dans l’un et l’autre cas, s’établit un équilibre entre le langage narratif pour tous usagers et le langage technique pour « partisans » ou « supporters ». Nous avons ci-dessus relevé les termes techniques les plus courants. On peut ajouter, pour l’un et l’autre sports : « coup franc », « mi-temps », » passe », etc.
40Le langage narratif ne tend que rarement à l’épopée. Il se tient plus normalement dans une intense action dramatique avec suspense, renversements de situation, – signes de déception si font défaut les éléments dramaturgiques. Voici un « match international de foot-ball rugby entre Dijon et Genève » (L’Auto, 24 mars 1902) : « Au début le Racing Club Bourguignon attaque splendidement le Foot-Ball Club de Genève et s’installe dans les 22 mètres des Genevois ; ceux-ci, par leurs dribblings s’échappent plusieurs fois et tour à tour chaque équipe prend l’avantage. Sur un dribbling, Massé du R.C. Bourguignon marque un essai. Le jeu devient moins ouvert et les Genevois, meilleurs en avant, prennent nettement l’avantage (...). Plusieurs échappées des Dijonnais et Merat, d’une superbe course manque de peu un second essai (...). Rien ne fut marqué dans la seconde mi-temps. Le jeu d’abord fermé devint vers la fin plus intéressant. Mais la pluie continuelle et le terrain détrempé ne permirent aucune passe heureuse. Plusieurs fois les Dijonnais furent menacés et il fallut toute la science de l’arrière G. de Sèvre, pour sauver la situation... ». On notera dans ce passage : l’utilisation de l’espace comme scène dramatique (le rôle de la ligne sacrée des 22 mètres...) ; la tendance à individualiser les noms des joueurs... français. En outre, l’appellation de « Bourguignon » pour désigner le Club Dijonnais marque une tendance qui s’esquisse et se développera par la suite : compenser la nature supra-nationale des anglicismes par le recours aux dénominations provinciales, venues des siècles ancestraux (« Aquitaine », « Auvergne »... en d’autres circonstances).
41La narration d’un match de foot-ball-association dans le cadre du challenge international du Nord entre un « club français » et un club britannique (« Standard Athletic Club ») s’effectue sur un mode similaire (L’Auto, 6 janvier 1902) : « Les Français jouent avec le vent et le soleil. Dès le coup d’envoi, les avants ′ rose et noir ′ remontent leurs adversaires, si bien qu’après deux minutes de jeu, Garnier réussit le premier but de son équipe. Le Standard, par de longs coups de pied de dégagement, refoule peu à peu ses adversaires, si bien que les clubistes sont secoués dans leurs 12 mètres. Malgré cela, Beau, le gardien, n’a pas à s’employer, car Canelle, Block et Billot arrêtent les shoots (...). Dans la seconde mi-temps, les joueurs font merveille et se dépensent sans compter (...). La fin approche et le Standard qui voit la victoire lui échapper joue de plus en plus serré et presse terriblement les buts de Beau ; mais Block et Canelle jouent comme des démons et dégagent à plusieurs reprises leur but ». Dans ce passage se retrouve – comme pour le foot-ball rugby – la dramatisation de l’espace : le sanctuaire des 22 mètres et l’autel des buts. Ajoutons : la dramatisation du temps, avec par exemple le caractère haletant d’une finale indécise. Nous avons pu noter dans le premier match le facteur climatique : (beau temps), intempéries... Il en va de même pour le second, sous une forme insolite, avec la pluie : « l’arbitre qui ne se soucie guère de se mouiller décide d’arrêter la partie. Enfin la pluie s’arrête et le match continue... »
42L’analyse de ces deux matches d’équipe fait apparaître que le narrateur se place plus volontiers dans le camp des compatriotes et suscite une identification préférentielle avec eux. Toutefois, l’éthique sportive supra-nationale vient censurer à demi le chauvinisme : « applaudissements d’un public très sportif ». Ainsi le langage sportif va connaître une tension permanente entre le nationalisme combatif et l’internationalisme olympien.
* * *
Natation
43Sous la rubrique globale de « natation », la presse couvre les épreuves de courses sur une longueur déterminée : 60 m, 120 m, 160 m, 400 m, 1 600 m, etc., les concours de plongeon ou de sauvetage au mannequin, les matches de water-polo... Les courses tiennent la plus large place. Ici le dédoublement s’opère entre la dramatisation et la technicité. Celle-ci se cantonne presque exclusivement dans un genre –que connaissent en toute hypothèse l’ensemble des sports – : l’énumération des résultats. Ce tableau se divise en épreuves (championnat de 60 m, 100 m, etc.), se subdivise en « manches », « reprises »... ; se détaille en énumération de « catégories » de concurrents et aboutit aux énoncés chronométriques : « Championnat de 60 m, 1er l’Anglais (Sam), 53 s 2/5e... »
44La narration fait appel aux procédés dramaturgiques et aux notations qualificatives qui apparaissent de plus en plus comme le lot commun – le langage courant ou koinê – de tout sport. Soit un record de longueur dans le Tibre à Rome : « Une merveilleuse performance qui bat de loin le précédent record (...). Les deux nageurs étaient étonnamment frais et dispos après ce tour de force peu banal. Sur tout le parcours, mais plus spécialement à l’arrivée, une foule considérable a acclamé les courageux athlètes qui ont réalisé le « temps splendide de 8 h 43 » (pour 17 km 800) » (Le Vélo, 2 août 1906). Soit le triomphe du nageur britannique Forsyth sur le belge Feyaerts en une course de 400 m : le premier s’annonçait comme un « merveilleux et mystérieux champion », le second, champion de Belgique comme un « adversaire de valeur », indices qui font déceler la préférence du narrateur pour le vainqueur (lorsque le nationalisme n’est pas en jeu). « Feyaerts s’est défendu comme un lion pendant 300 m, a tenu tête à l’Anglais. Mais quand Forsyth a voulu s’employer, quand son merveilleux organisme s’est mis en action, le Belge est resté sur place » (Le Vélo, 15 août 1906). Nous venons de voir fonctionner deux types fort différents de course et d’espace : dans l’exploit romain, l’espace est ouvert, la nouvelle frontière doit toujours reculer ; dans le duel belgo-britannique, l’espace est délimité (400 m), invariable ; l’épreuve exige un incessant raccourcissement de la durée.
45Chaque sport travaille de manière spécifique sur un rapport fondamental entre l’espace et le temps. Mais les variations par discipline se manifestent surtout dans la nomenclature des résultats : la narration proprement dite relève d’une vulgate dramaturgique plus générale. Ici encore les facteurs climatiques font partie du décor narratif : « temps splendide ». Et le public vient assurer la fonction de chœur33. Notons enfin la marque mise sur les aspects organisationnels des épreuves : « un programme très attrayant. L’organisation était parfaite, grâce à notre ami Mobbs, l’infatigable président » (Le Vélo, 4 juillet 1904). Alors le langage sportif va instaurer le paradigme entre les dirigeants et les joueurs : aux premiers davantage le cerveau, aux seconds davantage les muscles. Les deux rôles peuvent éventuellement s’opposer ; mais ils peuvent échanger leurs attributs : au premier l’entrain dans l’organisation, au second la science du jeu.
* * *
Luttes...
46La presse quotidienne rapporte les affrontements entre escrimeurs, lutteurs, boxeurs... qui prennent la forme du duel. Les journaux de la bourgeoisie (Le Journal et Le Matin) donnent leur préférence à l’escrime ; les journaux davantage populaires (Le Petit Journal et Le Petit Parisien) et les quotidiens sportifs semblent préférer la lutte. Tous donnent à celle-ci un léger avantage sur la boxe et, dans ce genre, avantagent naturellement la boxe « française » sur la boxe « anglaise ». Toutefois le langage narratif opère une distribution plus simple : celle entre le sport noble, mondain, l’escrime, et les sports populaires, aussi bien la lutte que les deux boxes (la boxe française pouvant disposer des images des « mathurins », matelots français).
47Nous voici spectateurs d’un « assaut » d’escrime (L’Auto, 30 janvier 1902). De l’assistance « très brillante » au style du jeu, les traits gardent une parenté culturelle, signalant, sans doute, une appartenance de classe : « assaut admirablement conduit », « beaucoup de science », « réponse du tac au tac »... « Pini se trouve en face de Rouleau. Très bel assaut, très académique et très savant (...) ; vers la fin, Rouleau attaquant et ne touchant pas, Pini parait, rispostait et touchait. La belle à Pini par un très beau coup d’attaque ». Portons-nous à Lyon pour un critérium de lutte (L’Auto, 17 janvier 1901) : « Phili le Boucher tombe Vernet. A la première reprise, Raoul tente une ceinture. Le coup est bien paré par son rival. Vernet amène Raoul au tapis, il place une ceinture avant, puis par une prise de tête en-dessous, il essaie de le tomber. Raoul résiste, il se relève en souplesse, reprend le dessus. Encore quelques passes et la reprise est sifflée (...). A la troisième réponse, Vernet retourne au tapis. Raoul le travaille sérieusement ; il exécute une ceinture en souplesse, mais Vernet se reçoit par un pont. Raoul redouble d’efforts et finit par tomber son rival ».
48La comparaison de ces deux passages – représentatifs parmi tant d’autres similaires – permet de constater que le texte sur l’escrime se réfugie dans l’académisme et esquive la technicité, tandis que celui sur la lutte fait prestement le va-et-vient entre les locutions familières et les locutions techniques. La lutte rejoint à cet égard le cyclisme. Comme dans les spectacles de mélodrame ou de mimodrame du xixe siècle, un public pouvait être à la fois populaire et averti des procédés de l’action ; certains sports se placent en notre époque parmi les premières manifestations de ce qui tend à devenir la communication de masse.
49Dans la mouvance de la lutte – et dans l’éventuelle préparation à celle-ci – avec les poids et haltères, nous découvrons un genre savoureux, truculent : le portrait physique de l’athlète (que le journal intitule : « biographie »). Ainsi ce « gaillard peu ordinaire », « le terrible Mathurin Cardi né à Antibes en 1878 » (L’Auto, 22 avril 1902). Commencent les mensurations : « 140 cm de tour d’épaules, 124 cm de tour de poitrine, 44 de biceps, 43 de mollet, 34 1/2 d’avant-bras, 23 de tour de poignet... Il pèse 100 kg tout nu ». Vient ensuite l’énumération des exploits prometteurs : « Une force naturelle peu commune. Qu’on en juge : 30 kg à bras tendu, correctement fait, une barre de 100 kg épaulée à deux mains et dévissée d’une main à partir de l’épaule, 100 kg de développé à deux mains (...). Et pour finir le brave matelot tente un bras tendu avec 50 kg. Il y arrive même à peu près, grâce à une torsion du bras à l’extérieur, ce qui entache quelque peu la correction du mouvement. Quand cet homme aura quelques mois d’entraînement, il sera certainement à la hauteur des plus forts professionnels ». Pareil texte – signé « Victrix » – atteste à quel point une puissante corporéité du style peut aller de pair avec la concision technique.
* * *
Autres sports
50L’espace journalistique se réduit et les textes perdent en connotations pour la plupart des autres sports.
51La TAUROMACHIE se prête à une excursion du côté du vocabulaire hispanique, mais, pour le reste, entre dans les lieux communs de la narration ou de la qualification : « aficion », « paseo », « quadrilles », truffent les textes... « Les bichos ont été excellents, pleins de bravoure et d’ardeur, très durs au fer ; ils ont reçu trente-huit piques et éventré onze chevaux. Les banderilleros ont été excellents. La cavalerie fut passable ; Clano s’est fait remarquer par ses belles piques. Les deux matadores sont toujours de fins toreros brillants et énergiques. Ils ont exécuté plusieurs quites audacieux ». Le redoublement de technicité obéit ici à une motivation exotique et porte sans doute la marque du chroniqueur spécialisé. La jonction de traits narratifs et de traits qualificatifs brise le texte en énoncés ponctuels et appréciatifs tout à la fois. C’est précisément ce que nous allons rencontrer dans la plupart des sports présentés comme mineurs.
52Le LAWN-TENNIS, encore peu acclimaté en France, et la PELOTE BASQUE, discipline provinciale particulière, n’offrent guère de prises à des notations techniques. Aussi trouvons-nous des résumés narratifs de lutte et des traits qualificatifs polyvalents et rotatifs : « Le grand match a dépassé toutes les espérances » ; « lutte de géants » ; « les points étaient disputés avec une âpreté extraordinaire », etc... (L’Auto, 22 avril 1902).
53Le CROSS COUNTRY connaît pour sa part la narration ponctuelle et les qualifications rotatives, stéréotypées que nous venons de rencontrer. S’y ajoute, comme pour toutes les épreuves à espace naturel (cyclisme, alpinisme), le rôle dramaturgique des éléments, du paysage : « Pour son début en cross, Flechter réussissait un coup de maître, battant facilement avec sept minutes de handicap 127 coureurs et accomplissant les 12 km 200 d’un parcours des plus accidentés dans le temps excellent de 48 mn 30 s (...). Aucune réclamation. Aucun accident sérieux. La piste comportait des passages très durs fort peu goûtés d’un grand nombre de jeunes gens habitués à courir le cross-country dans les allées du parc de Saint-Cloud » (L’Auto, 6 janvier 1902).
* * *
54On a relevé, en cours d’analyse, des traits se rapportant au hippisme et aux courses d’automobiles. Nos journaux font une très large place au premier et tendent à élargir celle de l’auto. Toutefois, la taxinomie est ici révélatrice : le plus souvent hippisme (ou tout bonnement « courses ») et automobile se juxtaposent à la rubrique sports. Plus rarement, celle-ci englobe les courses hippiques ou automobiles. Nous avons noté par ailleurs que le langage du hippisme se trouve bien en place et bien équipé – anglicismes compris – pour précéder celui du sport proprement dit, pour lui fournir les premiers modèles d’expression. En outre, il couvre le domaine des paris qui déborde celui de l’exercice sportif. Quant au langage de l’automobile, il déborde du côté de l’industrie et de la technologie. Lorsque nous soustrayons les textes extra-sportifs pour retenir seulement la narration des épreuves et l’énumération des résultats, nous retrouvons, ni plus ni moins, les stéréotypes rotatifs valant également pour les disciplines sportives.
55L’AÉRONAUTIQUE, par contre, ressortit alors nettement à la désignation de sport et donne lieu à un beau dosage de dramaturgie et de description ponctuelle. « Le record allemand de distance (en ballon) vient d’être porté à 1200 km par la remarquable ascension que viennent d’exécuter deux membres de l’Institut météorologique de Berlin (...). La vitesse moyenne obtenue est de 50 km à l’heure. Le record du monde de la distance est toujours la propriété de nos sympathiques aéronautes français, Monsieur le Comte de La Vaulx et le Comte Castillon de Saint-Victor, promoteurs de la traversée de la Méditerranée en ballon. On se souvient que le titre de recordman du monde est dû à leur mémorable ascension d’octobre 1900 où, partis de Vincennes, ils atterrirent aux environs de Kiew : leur voyage compte 1922 km en 33 heures 43 ». (L’Auto, 18 janvier 1901). Le style s’est ennobli – à l’instar du nom des champions –, mais le texte obéit bien aux canons de la littérature sportive. Si le fair-play commande de saluer le bel exploit étranger – allemand de surcroît – le patriotisme ramène bien vite aux solidarités nationales.
56En 1880-1914, les principales caractéristiques du vocabulaire sportif, telles qu’on peut les retrouver aujourd’hui, se mettent donc en place, notamment le jeu rhétorique des métaphores et le pathos dramatisant. Les anglicismes s’infiltrent et se répandent de plus en plus : titres de sociétés, noms des jeux ou disciplines, etc., surtout grâce au support de la presse sportive ; mais leur rôle connotatif de standing culturel semble aussi important, et même plus, que celui, fonctionnel, de désignation technique. Entre le parler noble aux références gréco-latines et le parler populaire du type « joyeuse pédale », anglicismes et technicité créent la voie moyenne et normative qui s’impose progressivement.
57La narration sportive connaît diverses formes : développée ou hachée-résumée, et divers régimes : noble ou roturier, épique, mélodramatique, descriptif... Mais les éléments de fond persistent : les rapports entre l’espace et le temps, l’action et la chance (ou la « guigne »), la distribution des rôles entre dirigeants, concurrents, arbitre, entre la tribune des personnalités et le chœur populaire...
58Le vocabulaire sportif à travers ses formes dramatisantes et ses procédures d’appréciation/dépréciation va supporter une éthique et une idéologie où se font contrepoint : l’esthétique du spectacle, du « style » et l’efficacité de l’engagement ; la gratuité du jeu et l’intérêt de la lutte ; le volontarisme et la mise en valeur du corps ; la prouesse individuelle et la solidarité d’équipe ; la supra-nationalité « sportive » et le nationalisme. Au terme de notre synchronie, les jeux sont faits pour la suite du siècle.
Bibliographie
Coubertin, P. de, Une bataille de vingt-et-un ans, la bataille de l’éducation physique, Paris, Librairie de l’Éducation physique, 1909 ; 220 p.
Dumazedier, J., Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Le Seuil, 1962 ; 319 p.
Gillet, B., Histoire du Sport, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, 1957 ; 128 p.
Gritti, J., Du Sport à la Une, Paris, Armand Colin, coll. U. Prisme, 1975 ; 224 p.
Ledre, Ch., Histoire de la Presse, Paris, Fayard, 1958 ; 414 p.
Le Flochmoan, J., La Genèse des sports, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot, 1953 ; 191 p.
Seidler, E., Le Sport et la Presse, Paris, Armand Colin, coll. Le Kiosque, 1964 ; 271 p.
Notes de bas de page
1 Primitivement sous le titre d’Auto-Vélo. A la suite d’un procès avec son devancier concurrent, le journal devait s’intituler L’Auto (à partir de 1903).
2 Le ski nordique ou le ski alpin ne figurent pas dans la presse quotidienne ou la presse sportive. Plusieurs armées européennes avaient alors équipé certaines troupes (pays Scandinaves, Allemagne, Autriche, Italie, Suisse) et le ministre français de la Guerre avait fondé une école normale de ski en 1904. Mais il faut attendre 1924 pour que le ski nordique (le mot est d’origine norvégienne) soit inscrit aux Jeux olympiques, et 1936 pour que le soit également le ski alpin. Si la presse sportive avant 1914 révère l’institution militaire, elle ne retient sous le nom de sport que des pratiques institutionalisées dans la vie civile autant que dans l’armée.
3 Du moins en France. En Grande-Bretagne, le premier, Sporting Life, date de 1838.
4 Sport est une forme apocopée de to disport, verbe transitif (« divertir ») provenant lui-même du vieux français desport (« amusement », « plaisanterie »). La locution anglaise to take in sport traduisait littéralement le français médiéval : prendre en desport (« en plaisanterie »).
5 Dans Bürger (salons), 1861 à 1868, t. II, p. 364.
6 Journal des débats, 14 mars 1877.
7 Ed. Hetzel, 1892. Pierre Laurie est le pseudonyme de Pascal Grousset. Son ouvrage décrit le comportement d’un jeune collégien français mis en pension en Angleterre par un père ingénieur de Suez. Le collégien doit notamment affronter, outre les éventuelles sanctions corporelles, les épreuves de lutte ou de boxe par quoi se règlent les comptes entre camarades. Naturellement, après une phase d’infériorité, il finit par s’imposer en vainqueur grâce à une supériorité d’adresse dans ces luttes sportives.
8 « Le match des six omniumnistes est à l’eau pour le moment » (l’Auto-Vélo, 9 juillet 1901).
9 C’est en France qu’ont lieu en 1868 et 1869 les premières courses de vélo, avec, il est vrai, un vainqueur britannique : James Moore.
10 La forme organisationnelle -souple, sélective, cooptative- qu’est le club britannique a dû également jouer son rôle, exercer son influence contextuelle en regard d’une tradition française sociétaire, mutualiste, davantage idéologique.
11 « Voilà qui est entendu » (15 juillet 1901).
12 7 mai 1901.
13 Termes soulignés par nous.
14 Le chroniqueur sportif du Petit Journal signe « recordman ».
15 Oui fait -comme sport- retour sur le continent grâce au hippisme ; de l’ancien français parformer « accomplir un exploit ».
16 « Une gentille et mignonne cyclowoman » (Le Matin, 9 juillet 1900).
17 « Expression inventée et répandue par les cyclistes [...], se dépenser, se prodiguer » (14 octobre 1901).
18 Surnom donné aux lutteurs de poids (15 octobre 1901).
19 Ibid.
20 9 juillet 1900.
21 L’Auto-Vélo, 19 septembre 1901.
22 Ibid., 29 avril 1901. Ou encore : « Jacquelin imperator » (7 mai 1901).
23 Ibid., 4 mars 1901.
24 Ibid., 9 mai 1901.
25 11 décembre 1900, souligné par nous. On aura remarqué comment un résultat nul peut être néanmoins interprété comme victoire morale. Un tel procédé aura la vie dure.
26 Le Petit Journal, 5 juillet 1900.
27 Ibid., 17 mai 1901.
28 Ibid., 16mai 1901.
29 Ibid., 9 octobre 1901.
30 L’Auto-Vélo, 31 mars 1902.
31 Le Petit Journal, 15 juillet 1900.
32 Le Vélo (en rétrospective), le 2 juillet 1964. Devant rendre compte d’une course qui assurait le triomphe de son concurrent, L’Auto, le journal résume sèchement : « Le grand favori Aucouturier fut contraint d’abandonner. Dès lors Garin, débarrassé de son plus dangereux rival, ne fut jamais inquiété. »
33 Ce choeur exprime tour à tour les enthousiasmes et les déceptions, les marques de soutien et celles d’hostilité, les angoisses et les soulagements... La presse sportive fait également état de la présence protocolaire de hautes personnalités comme ce « ministre de la marine et ce représentant du président de la République lors d’un concours de natation à Neuilly » (L’Auto, 8 juillet 1902). Dans le rythme du récit, on peut déceler un certain jeu d’équilibre entre le calme protocolaire et la spontanéité chorale.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007