Le vocabulaire des techniques
Deux témoins
p. 157-173
Texte intégral
1La période de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle a vu se développer de nombreuses techniques nouvelles. Non pas tant du fait de découvertes originales que par suite d’un déploiement très vaste des applications des nouvelles sources d’énergie et des nouveaux moyens de production mis en place au cours du xixe siècle. Le gaz, l’électricité, l’utilisation du charbon, la construction d’usines de fabrication massive et non plus artisanale, ont modifié les possibilités techniques. Sur un autre plan, l’ouverture d’esprit du public aux procédés nouveaux a favorisé l’évolution technique et la création de vocabulaires spécialisés qui ont rapidement pénétré le vocabulaire général.
2Le vocabulaire des techniques, pour autant que la technique en question soit reçue d’un vaste public, entre dans la langue commune. La limite est difficile à tracer. « L’appartenance d’un vocable à un domaine technique est acquise par le fait d’être utilisé dans une communication à thème et en situation technique. Cela suffit à lui conférer la qualité de terme technique »1. Mais au fur et à mesure que cette technique se popularise ou devient connue du grand nombre, son vocabulaire se « banalise » c’est-à-dire qu’il est compris et employé par un nombre croissant de locuteurs. C’est ainsi que la plupart des néologismes techniques (créations, emprunts, etc.) concernant les chemins de fer ou l’aviation par exemple, pour ne citer que ces moyens de transport, sont très rapidement passés dans le vocabulaire commun. Beaucoup de néologismes techniques d’une période ne sont plus, une ou deux décennies plus tard, ressentis comme tels. Et pourtant ce sont bien des vocabulaires de techniques par suite de leur appartenance à des domaines précis et de leur utilisation en situation de communication technique (entre interlocuteurs spécialistes ou profanes éclairés).
3La situation de communication et l’intercompréhensibilité sont un critère de délimitation des vocabulaires des techniques. Mais une autre manière de les circonscrire consiste à s’appuyer sur la dénomination et la définition de la technique particulière envisagée. B. Quemada écrit que « Les langues de spécialité restent caractérisées par le fait qu’elles s’attachent à désigner des réalités et des notions non pratiquées dans l’usage général et dont le particularisme s’accuse avec la division du travail et l’hyperspécialisation de la connaissance »2. Ceci est encore plus vrai actuellement qu’il y a un siècle, mais le début du xxe siècle peut être considéré comme le début et la mise en place de cette division et de cette hyperspécialisation. Le vocabulaire d’une technique qui intéresse une vaste population quasiment dès son apparition est situé aux frontières du spécialisé et du banalisé.
4Ce serait une gageure impossible à tenir que d’étudier le vocabulaire de toutes les techniques, même pour une période très ancienne. Il serait possible de parler des vocabulaires des techniques d’une façon générale et de les illustrer par des exemples tirés de techniques très diverses. Ce serait, nous semble-t-il, plus intéressant pour une étude de linguistique historique que pour une histoire de la langue. C’est pourquoi nous avons choisi une autre voie : celle qui consiste à rendre compte du vocabulaire de quelques techniques caractéristiques ou représentatives de la période envisagée. En l’occurrence, nous en présenterons deux : celui de l’aviation et celui du cinéma. Ces deux domaines ont donné lieu, pendant la période allant de 1880 à 1914, à un foisonnement de créations lexicales qui ont obtenu plus ou moins de succès au fur et à mesure que la technologie concernée s’est développée et qu’un public plus vaste a été touché. Ces créations ont été effectuées selon divers modes. Les études approfondies de Louis Guilbert sur la formation du vocabulaire de l’aviation3 et de Jean Giraud sur les origines du vocabulaire du cinéma4 nous apportent quantité d’informations sur cette évolution. C’est pourquoi nous avons choisi de privilégier ces deux domaines et de présenter ici l’état des deux vocabulaires à l’orée du xxe siècle.
Le vocabulaire du cinéma
5Le cinéma est une reproduction de mouvement, une communication par images animées, un transport d’information se déroulant dans le temps (et non pas d’information ponctuelle dans le temps comme l’est la photo).
6Avant de fixer son nom, cinéma, abréviation de cinématographe, ce moyen de communication en a porté de nombreux autres.
7Un jouet scientifique, lancé en 1825, le thaumatrope ou « prodige tournant » est suivi en 1832 par le phénakisticope et par le fantascope en 1833. La même année le daedalum (mot formé par la forme anglaise de dédale) voit le jour, invention d’un mathématicien. Le stéréo fantascope ou bioscope, en 1852, est encore un jouet, et le zootrope, en 1860, n’est qu’une variante du daedalum. En 1861, l’Américain Sellers introduit l’élément kiné ou ciné par la création du kinématoscope. Mais on verra encore naître le choreutoscope, le pandiscope, le phasmatrope, le praxinoscope (1877). Le chronophotographe sur plaque fixe (1822) puis sur plaque mobile (1890) est dû à Marcy qui lance ainsi la première famille de mots vraiment française. La chronophotographie est la méthode d’observation qui se propose « de déterminer avec exactitude les caractères d’un mouvement », le chronophotographe est l’appareil servant à enregistrer les images ainsi définies. Chronophotographier, c’est enregistrer au chronophotographe. Chronophotographiqne qualifie ce qui appartient à la chronophotographie : trajectoire, appareil, image, projecteur. Et le chronophotogramme est l’image obtenue par la chronophotographie5.
8Tous ces mots, formés par composition d’éléments, datent de la fin du xixe siècle et désignent divers objets, diverses techniques tentant de reproduire le mouvement sur un support permettant de le transporter. Du jouet on passe à des appareils plus compliqués. « L’époque des appareils précurseurs du cinéma est également celle où les techniques de certains véhicules, de la télégraphie sans fil, des rayons X, etc... sont dans l’enfance : et l’on dit automobile, vélocipède, radio-télégraphie, comme on va dire cinématographe, aéroplane oumétropolitain »6. En 1911, on pouvait lire : « Le cinématographe pourra être utilisé pendant les explorations des aéroplanes militaires. »7. Cette relation avec l’aviation, pour ce qui est de l’utilisation industrielle du cinéma n’est pas sans intérêt pour comprendre les applications de cette nouvelle technique envisagées à ses débuts. De même l’objectif militaire mentionné donne un exemple intéressant des forces qui font progresser la technique.
9Dans l’ensemble, le vocabulaire du cinéma s’est formé essentiellement tantôt par composition ou dérivation, tantôt par emprunt ou calque.
1) Composition et affixation
10Les mots composés désignent souvent un aspect de l’art cinématographique, en rapport avec un type de cinéma particulier. Exemples : ciné-comédie, ciné-drame et ciné-dramatique, ceux-ci avec présence ou non du trait d’union, ciné-journal ou journal-ciné, ciné-cible, ciné-théâtre ou théâtre-cinéma, radio-cinéma ou radio-cinématographie, ceux-ci avec possibilité d’inversion des deux éléments dans la composition et avec variantes abrégées dans certains cas.
11Les termes formés par préfixation sont extrêmement nombreux et subsistent souvent encore aujourd’hui. A défaut de survivre comme tels, certains termes désignent des techniques, qui, elles, subsistent encore. Exemple : micro-cinégraphie (avec ou sans trait d’union) ou micro-cinématographie, télé-cinéma, télé-cinématographe, télé-cinématographie, ce préfixe désignant « tout ce qui permet de faire quelque chose de loin, tous ces appareils à supprimer les distances qui sont devenus, aux yeux des hommes d’aujourd’hui, comme les symboles de la « libération par le Progrès » »8. Notons cependant que pour ce dernier, l’évolution des techniques nous fait maintenant rapporter le préfixe télé- à télévision comme moyen audio-visuel spécifique de l’après-guerre et non pas à sa signification étymologique de distance, curieux déplacement dû à l’envahissement des nouveaux appareils et à leur désignation abrégée limitée au préfixe ! De façon presque aussi étonnante, hyperproduction a existé dans le domaine du cinéma, mais il n’a jamais réussi à supplanter la superproduction, peut-être parce que le préfixe hyper-marque souvent un excès (cf. hypertendu, hypertrophier), et ce malgré le succès qu’il connaît dans le domaine commercial (cf. hypermarché). Parmi les préfixes d’origine grecque, néo- a connu un vif succcès ; néo-écraniste (écraniste signifiant réalisateur, cinéaste) est cité par J. Giraud pour la période considérée. Les préfixes d’origine latine ont également contribué à enrichir le vocabulaire du cinéma. Exemples : pré-cinématique, pro-ciné, semi-parlant.
12J. Giraud remarque que parmi les 39 formations préfixées qu’il a observées, quatre seulement sont des verbes : microcinématographier, superproductionner, superviser, supervisionner. En fait, seuls micro et super semblent fonctionner comme préverbes, les deux étant des préfixes dimensionnels.
13Les suffixes sont beaucoup plus nombreux d’après les études de J. Giraud : il en a dénombré 129 dont, chiffre étonnant, 59 ajoutés à ciné/ma/to/graphe. Ce sont, pour n’en citer que quelques uns : -(i)a, -able, -ade, -age, -ais, -aste, -ata (ital.), -(i)er, - erie, -esque, -eur et -euse, -eux, -ien, -ing (angl. -amér.), -ie, -ion(ner), -ique, -iser, - isme, -issimo (ital.), -iste, -ite, -ité, -ment, -or, -ule auxquels s’ajoutent les éléments suffisants de composition -gramme, -graphe (ie), -phile(ie), -phobe(ie), -plaste(ique),-scope(ie), -thèque, -urge(ie), etc. Les suffixes formant des dérivés de signification abstraite tels que vedettisme ou photogénéité sont beaucoup plus rares que les dérivations qui désignent des caractères concrets. Anticinématisme a existé, lié à une époque où le cinéma pouvait encore être mis en question. Cinématographiable et filmable ont vécu côte à côte jusqu’à ce que le plus bref des deux se généralise. Cinémateux, cinématographiceux contiennent une appréciation péjorative, de même que ciné-feuilletonesque, alors que chaplinesque et charlotesque ne sont pas du tout dépréciatifs, bien au contraire ! On a griffithien et, plus tardivement chaplinien (comme pour les Arts et la Littérature), chaplinade (comme dans les titres des grandes épopées). En effet, La Chaplinade est un poème publié par Ivan Goll en 1923 en l’honneur de Charles Chaplin, et, à propos de Harold Lloyd, Delluc écrit, en février 1919 : « Ce calamiteux garçon à la moustache chaplinesque est devenu un élégant jeune homme imberbe, muni de lunettes modernes, impeccable dans sa mise et dans sa tenue, et si mélancoliquement doux qu’on ne peut résister à ses excentricités inattendues »9. La cinémathèque a d’abord été en concurrence avec la cinéthèque, comme la filmothèque avec la filmathèque ; sur le modèle de photogénie, on a eu cinégénie et cinémagénie. Les suffixes savants -logue, -logie, -graphe et -sophe ont donné lieu à toute une série de formations, dont le type est encore très vivant aujourd’hui (cinélogue, cinélogie, filmographe, filmasophe). De même pour -phile -philie (cinéphile, qui a été précédé par cinémaphile). Des deux variantes -aste et -iste, la première s’est fixée pour cinéaste, terme devenu très courant.
14Les procédés de composition et de dérivation par préfixe et suffixe ont donc été extrêmement productifs au moment de la création du vocabulaire du cinéma. Les sources latines et grecques ont fourni la majeure partie des éléments, bien que l’apport d’éléments anglo-américains et italiens n’ait pas été négligeable.
2) Emprunts et calques
15Le développement des techniques cinématographiques est un phénomène concernant divers pays (Etats-Unis, Russie, Italie, Allemagne, en particulier), donc diverses langues. Celles-ci ont laissé des traces en français.
16L’anglo-américain est le plus gros fournisseur d’emprunts dans le vocabulaire du cinéma. J. Giraud répertorie 98 emprunts intégraux, auxquels il convient d’ajouter des emprunts de radicaux ou de terminaisons seulement, des calques et des traductions. Parmi les emprunts intégraux (voir liste en note10) peu ont survécu. Nous disons toujours caméra (avec un accent pour franciser), fan, flash back, gag et gagman, saloon, script-girl, spot, star, starlet (francisé ultérieurement en starlette), super-production, technicolor, travelling, western. Notons cependant qu’en 1973, le service du Langage de l’ORTF a publié un fascicule condamnant l’emploi de cameraman, fade out, flash back, rushes, script-girl, spot, à remplacer respectivement par cadreur, fermeture (en fondu), rétrospectif (pour le cinéma) et retour (en) arrière (pour la télévision), épreuves, scripte, projecteur ponctuel. A cette date, d’ailleurs, de nombreux autres termes (80 environ) ont été jugés incorrects et bannis de l’usage... au moins sur les antennes de l’ORTF et dans les génériques de films. Mais, de fait, ces mots sont implantés dans le langage des techniciens, et d’autres font même actuellement bel et bien partie du patrimoine français : star, gag, western ou caméra appartiennent au vocabulaire du cinéma banalisé11. On n’a même pas proposé de modifier travelling. D’autres emprunts que G. Giraud cite n’ont pas réellement survécu, par exemple : bathing beauty girl (correspondant à une mode), block-booking (une coutume), cow-girl (plutôt utilisé par dérision et avec le sentiment de l’emprunt, s’il est utilisé), extra-girl, extra-talent, filmdom, filmland, movies, moving picture reel, serial, set, talkie (qui réapparaît dans une autre composition talkie-walkie), etc. Par contre, au fur et à mesure de l’évolution technique, de nombreux autres emprunts sont entrés en français (cf. brochure de l’ORTF12).
17Est-il possible de distinguer entre emprunt à l’anglais et emprunt à l’américain ? Certaines techniques ont été inventées en Angleterre, certains termes se trouvent pour la première fois dans des revues françaises à propos de films britanniques, d’autres ont été employés en Grande-Bretagne au théâtre avant de passer au cinéma, mais cela permet-il d’affirmer que ce sont les mots anglais que nous avons eus ou que nous avons encore en français ? De fait, est-ce le lieu de création qui détermine l’origine d’un terme ou bien le lieu où il s’est développé, où il a été utilisé avec le plus grand succès et d’où il a été importé en même temps que son sémantisme et son référent ? Si nous privilégions la situation de communication dans l’étude des phénomènes linguistiques et en particulier pour l’étude des vocabulaires, il faudra tenir compte de la diffusion des termes avant tout, et de leur origine en second lieu seulement.
18Bien que la majorité des termes d’emprunt de ce domaine soient réputés anglo-américains (et c’est contre ceux-là en particulier que les services officiels luttent une cinquantaine d’années après leur introduction), certains proviennent d’autres langues appartenant à des pays où le cinéma s’est également fortement développé comme art et comme industrie.
19Le cinécalendrier, journal d’actualités cinématographiques édité en URSS, chronique bimensuelle, de même que la cinéchronique, son synonyme, la ciné-réclame, genre de film publicitaire ou de propagande, le ciné-oeil, d’abord nom propre désignant un groupe de cinéastes produisant des films documentaires et d’actualité, ensuite théorie issue de ce groupe, prônant la saisie de la vie hors studio, en décors naturels, sans acteurs professionnels (... ce que l’on a redécouvert quelques décennies plus tard et appelé cinéma-vérité !), tous ces termes sont venus de Russie. Ils ne se sont pas maintenus, mais ils ont eu leur heure de gloire, comme le cinéma russe l’a eue.
20L’italien a également fourni des emprunts : la diva et aussi le divo, et même le divisme : « Le divo et la diva sont des aimables personnes qui, pour avoir obtenu quelques succès auprès du public, ont cru posséder une exceptionnelle valeur artistique »13.
21Et dans ce même article on trouve : « Monsieur le Capital n’a pas trouvé des raisons pour modérer cette course au super-cachet, et le divisme a fini par réduire aux abois la plus puissante de nos industries. »14. Aujourd’hui diva est réservé à l’opéra, qui évoque toujours l’Italie et vedette ou star fonctionnent dans le domaine du cinéma. Cinétèque, supposé calqué sur cineteca, italien, a eu’une vie éphémère en français et s’est vu supplanté par cimémathèque et filmothèque, dont les significations se sont différenciées à une période postérieure. Un certain emploi de la suffixation peut aussi être considéré comme emprunté à l’italien : Charlotissimo en est un exemple, crée sur le modèle de fortissimo, bravissimo, etc.
3) Autres phénomènes : abrègements, modifications de genre ou de nombre, comme procédés créatifs.
22L’abrègement le plus remarquable est celui du mot désignant la technique même : de cinématographe, on passe à cinémato, puis à cinéma et enfin à ciné. On peut noter que plus personne ne songerait actuellement à utiliser les deux premiers mots, et que, entre les deux derniers, une répartition par niveau de langage s’est effectuée. De nombreuses abréviations se terminent par -o, finale du premier élément de la composition dans le mot composé. Exemples : micro, panchro, synchro, chrono, sur microphone, panchromatique, synchronisation, et... non pas chronomètre, mais chronographe ou chronoscope. C’est un procédé courant en français. Si l’abrègement a souvent lieu une fois qu’un mot est bien implanté (qu’il soit de création française par source gréco-latine ou qu’il soit d’emprunt) certains termes cependant sont empruntés directement sous leur forme réduite. C’est le cas, par exemple de fan (formé sur fanatique), arrivé tel quel.
23En général, les mots empruntés ont pris le genre correspondant soit à leur finale, soit à leur traduction. Ainsi double exposure est féminin à cause de -ure, director est masculin. On dit un flash-back et un close shot (plans), une projecting-room (salle) mais un cutting-room (laboratoire). Une starlet a d’abord été orthographié à l’anglaise avant la francisation du diminutif.
24Certains termes ont eu une forme masculine et une forme féminine au moment de leur création ou au début de leur diffusion, de même que certains ont hésité avant de se fixer comme masculin ou féminin. Ainsi vamp, forme abrégée de vampire, a pu au masculin désigner un rôle masculin et au féminin un rôle féminin. Un vamp n’a pas eu longue vie15 mais par contre la vamp, « femme fatale, qui allie un charme sexuel malsain à l’absence de scrupules et à la perversité » (définition donnée par J. Giraud) a connu un grand succès (aux deux sens du mot : comme vocable et comme personnage désigné !). Cet extrait de Cinémagazine donne un éclairage intéressant sur la valeur du mot : « Notre collaborateur a fait précéder le nom de Théda Bara par « vamp », car cette artiste tient dans ses productions les rôles de « femme vampire » ou, si vous préférez, de « femme fatale » »16.
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25D’après l’étude de J. Giraud, les familles de mots répondent à deux tendances morphologiques :
le déploiement :
exemples : chronocinématographie, cinématopanoramique, microscopique-cinématographique, superproductionner, post-synchronisation.
Les formations écraniser, scénariser, sonoriser, comme la diffusion de réaliser, synchroniser, visualiser ont été ancrées dans la mode, de même que le terme théâtraliser d’un domaine parfois considéré comme voisin.
l’abrègement :
exemples : micro-ciné (sur microcinématographie ou sur micro-cinégraphie), fan (sur fanatic), spot (sur spotlight)17.
L’abréviation ciné est attestée dès 1917 : « Cinéma est encore trop lourd. Les professionnels trouvent qu’il est fatigant de manier sans cesse ces trois syllabes et en ont sacrifié encore une. Léger et court vêtu, le ciné peut désormais faire son chemin dans le monde »18.
26De même film, effet, bout devraient être déterminés par des expansions adjectivales ou nominales pour être vraiment précis. Mais le domaine d’emploi étant connu, la situation d’interlocution et le contexte du discours suffisent. Les abréviations peuvent ainsi se fixer dans un vocabulaire technique.
27La création de ce nouveau vocabulaire a suscité, comme toujours en pareil cas, des polémiques. Ainsi, en 1918, un journaliste s’est-il élevé contre les termes metteur en scène, auteur-directeur, et même réalisateur qui, selon lui, ne signifiaient rien au cinéma. Des écrivains lancent alors cinéiste (Laglenne), cinématurge (Braca), cinémien (L. Daudet), cinéplaste (E. Faure), écraneur (un rédacteur de Cinémagazine), écraniste (Canudo), tourneur (Delluc), visualisateur (M. L’Herbier), cinéaste (Delluc), etc19. On peut remarquer que ce genre de débat, suivi d’études ou de propositions de mots nouveaux pour désigner une réalité nouvelle, existe toujours. Les domaines de polémique ont souvent changé, bien que le cinéma en soit encore un. L’esprit est le même : il faut créer et populariser un terme qui soit conforme aux modèles de création français, de préférence non ambigu et acceptable du plus grand nombre comme des techniciens. On peut ainsi noter que par exemple script-girl est daté par Jean Giraud de 1929 (« C’est une personne très utile (...) Et elle a trouvé un job comme script-girl. »20 ) ; il estime que la brièveté de l’emprunt en facilite l’adoption : « (...) « western », « script-girl » sont préférables à « film du Far-West » et à « secrétaire de tournage » ou « de réalisation ». »21. Or vers les années 1970, une commission de terminologie estimera que ce vocable « franglais » devra être banni de l’usage et remplacé par la scripte. Ce qui fut fait sur tous les génériques réalisés par la suite.
28Jean Giraud estime que vers 1916-1917, 275 expressions ont été créées. Le vocabulaire, d’après lui, reste homogène, les emprunts à l’anglais étant finalement peu importants, contrairement à l’impression qu’on pourrait avoir à première vue. A partir de 1906, ciné est très productif, et film également à partir de 1903, Le développement de l’industrie du cinéma, l’affirmation d’originalité de la création filmique, la recherche et la mise en oeuvre d’applications nouvelles se marquent par une prolifération de termes nouveaux qui, tous, subsistent aujourd’hui. A titre d’exemples, on peut indiquer : production (1906), diriger (1907), producteur, réaliser, studio, synchronisation (1903), vedette (1911), adapter, panoramiquer, Sixième Art (1912) suivi de Septième Art (1921), montage (1914), scénariste (1915)22.
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Le vocabulaire de l’aviation
29L’aviation est la possibilité pour l’homme de se déplacer dans l’air à l’aide d’une machine, en contrôlant sa trajectoire, et en transportant, éventuellement, une charge importante.
1) L’aérostation, la navigation aérienne et l’aéronautique
30Avant l’aviation proprement dite (déplacement autonome d’un plus lourd que l’air dans l’air), il y a eu l’aérostation, c’est-à-dire, avant l’avion, le ballon, plus léger que l’air. Entre 1860 et 1870, la querelle est vive entre les partisans du plus lourd que l’air et les partisans du plus léger que l’air. Querelle technique, certes, mais qui a des implications lexicales. On trouve le syntagme aérostation sans ballons sous la référence Navigation aérienne dans la revue Les Mondes23. Mais chez les partisans du plus lourd que l’air aérostation signifie impuissance à se diriger et La Landelle utilise, par opposition, aviation (1865). Il va même jusqu’à créer aérostagnation pour exprimer son mépris à l’égard de l’aérostat.
31En cette même période navigation aérienne s’oppose à navigation maritime ou navigation aquatique (Victor Hugo, 1864), et de même navigation dedans (dans l’air) et s’oppose à navigation dessus (sur l’eau)24. Le syntagme navigation aérienne appartient alors au vocabulaire de la physique (Dictionnaire de Raymond). Mais son statut se trouve modifié quand la réalisation technique du plus lourd que l’air est devenue crédible. On parle du « difficile et attrayant problème de la navigation aérienne », puis du « grand oeuvre de la future navigation aérienne », et aussi du « drapeau pacifique et civilisateur de la navigation aérienne »25. Divers syntagmes contenant des expansions plus ou moins positives ou négatives sont créés : navigation aérienne avec ballons/navigation aérienne sans ballons, navigation aérienne par les corps plus lourds que l’air, navigation aérienne par les graves, navigation aérienne artificielle.
32On trouve aussi locomotion dans l’air (1835), locomotion atmosphérique (1871) qui s’opposent à locomotion terrestre et locomotion maritime. Finalement, vers 1890, navigation aérienne et locomotion aérienne englobent les aires sémantiques de aviation et aérostation. Locomotion aérienne tendra à sortir de l’usage vers 1900 (cf. Congrès aéronautique de 1889-1900-1909). « Le Congrès propose que le mot Aéronautique soit entendu comme désignant dans toute sa généralité la science de la navigation aérienne ; l’Aérostation serait la branche de l’aéronautique qui concerne les appareils à sustentation statique appelés communément « plus légers que l’air », l’Aviation serait la branche de l’aéronautique qui concerne les appareils à sustentation dynamique, appelés communément « plus lourds que l’air » (IVe Congrès international d’Aéronautique, Nancy)26. Ces différenciations sont encore valables aujourd’hui.
2) L’avion
33La datation de ce mot pose un problème. Clément Ader dans l’ouvrage L’aviation militaire (1911) le date de 1875 : « Nous avons dit depuis longtemps, c’était peut-être en 1875, que la dénomination d’avion pour désigner les appareils aériens destinés à la guerre dérive du mot latin avis, oiseau (...) nous pensons qu’elle convient mieux que celle d’aéroplane donnée il y a quelque soixante ans, avec raison à cette époque, par les premiers pionniers de l’aviation aux appareils à surfaces planes pouvant se maintenir dans l’air en lui présentant une inclinaison appropriée par rapport à l’horizontale. »27. C’est une datation de créateur, mais non une datation liée à l’acte de communication. Si l’on se réfère au premier emploi public, c’est de 1890 qu’il faut dater avion, date officielle du brevet d’invention (19 avril 1890)28). Ajoutons qu’un appareil exposé dans l’atelier de Nadar en 1874 s’était vu nommer, par Ader lui-même d’ailleurs, « un grand oiseau mécanique », « notre machine volante », « l’embryon des futurs avions ».
3) L’hélicoptère
34Cet autre appareil plus lourd que l’air destiné à se déplacer dans l’air est mentionné comme tel dans le Supplément de 1878 au dictionnaire de Pierre Larousse : « appareil d’aviation composé de deux hélices tournant en sens inverse, mis en mouvement par un ressort. »29 On a eu l’hélicoptère à ressort, l’hélicoptère à vapeur, l’hélicoptère à air comprimé, l’hélicoptère éléctrique captif, l’hélicoptère à moteur explosif30. La force motrice est considérée comme le trait qualifiant essentiel pour la création du syntagme dénominatoire, bien que techniquement on puisse tenir le type d’hélices, donc le type de propulsion, comme le trait pertinent de l’hélicoptère par rapport à l’avion. L’engin nouveau a aussi été désigné à l’aide de noms d’hommes : l’hélicoptère Joseph (1863), l’hélicoptère de M. de Ponton d’Amécourt (Jules Verne, 1863) et l’hélicoptère de M. Forlanini, d’après les noms de l’inventeur ou du constructeur.
35Hélicoptère, comme terme générique, a été au catalogue de l’exposition aéronautique de Trocadéro en 1883, en parallèle avec aéroplanes et oiseaux mécaniques. Cette « trilogie », comme dit Louis Guilbert, sera constante pour se référer aux catégories d’appareils d’aviation, et le terme qui servira à les grouper sera : aéronefs.
4) Le vol
36Le vol mécanique, le vol artificiel, le vol industriel, le vol humain sont apparus dans les années 1864-1866, de même que le vol aérien (La Landelle, 1864) ou vol aérien mécanique (La Landelle, 1866) qui, sur le plan strictement logique, est un pléonasme, mais qui, de fait, a permis une opposition vol aérien/vol tout court, sans détermination, pour désigner le vol naturel de l’oiseau.
37De très nombreux syntagmes ont été formés sur vol. A titre d’exemples : volascensionnel vertical (La Landelle, 1861), vol ascendant spiral (Gouin, 1866), grand vol ascendant (Du Hauvel, 1879), vol horizontal direct (La Landelle, 1863), vol plané (Marcy, 1869), vol sans battements d’ailes (Liais, 1863), etc31. Le mythe de l’homme volant subsistant encore, on a aussi le vol direct de l’homme (L’Aéronaute, 1884), le vol érecteur, le vol dépresseur, le vol horizontal.
5) L’aviateur
38Le dérivé d’avion, aviateur, avec suffixe d’agent (sur le même modèle qu’aviation avec suffixe d’action), désigne, vers 1860, le « partisan du plus lourd que l’air ». « En 1884 La Landelle qui n’a jamais été qu’un brillant polémiste dit avec fierté « je suis aviateur » (...) en 1836, après sa mort, on lui rend hommage en tant que « doyen des aviateurs » », écrit Louis Guilbert, et il ajoute que les « aviateurs » sont les adversaires des partisans du ballon.
39L’ « homme qui vole » a été défini par La Landelle en 1863 : « Aéronaute, terme général, s’applique à l’aérostation aussi bien que l’aviateur ».32 Ces termes se réfèrent à une activité pratique, celle d’un homme libre de ses mouvements pour manœuvrer l’appareil, quelqu’il soit. Le volateur a coexisté quelque temps avec l’aviateur : « Des volateurs ou plutôt des aviateurs habiles » (Le Landelle, 1885)33. Pilote peut se lire dans le brevet de Penaud et Gauchot (1876) et correspond exactement à son emploi actuel.
40Notons qu’aviateur peut être utilisé comme adjectif : appareil aviateur, fonction aviatrice, puissance aviatrice, armée aviatrice, tactique aviatrice, etc. Ces emplois se sont développés tout à fait parallèlement à ceux du substantif. Cependant, en 1903, on peut lire une déclaration du commandant Renard : « Celui qui prend place à bord de ces appareils est un aviateur. Un aviateur est donc un homme et jamais un objet »34.
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41Tout processus de création technique s’accompagne d’un processus de création terminologique. Pour Louis Guilbert, cette création s’articule selon trois modalités : néologismes étymologiques, néologismes sémantiques ou d’emploi, néologismes morphologiques.
42Si l’on examine, par exemple, le champ morpho-sémantique de « aviation », on trouve un très grand nombre de néologismes dont voici quelques-uns :
néologismes étymologiques :
aviation, aviateur, avier, aviable, aviablement, ave, avical, avicule,
avion, avionnerie, avionneur,
aéromotion, aéromotive, aéromoteur,
aéronavigation, aéronaviguer, aéronavigable,
aérocarrosse, aéro-gondole, aéro-véhicule,
hélicoptère, gyroptère, iptéronef, mégalornis ;
néologismes sémantiques :
aéronaute, conducteur, mécanicien, pilote,
voler, vol, volateur,
aéronef, aéroplane, aéroscaphe, orthoptère, ptérophore ;
néologismes morphologiques et/ou syntagmatiques :
autolocomotion aérienne, automation aérienne,
oiseau mécanique.
43De nouvelles notions théoriques apparaissent, liées à la nouvelle forme de navigation aérienne qu’est l’aviation par rapport à l’aérostation. Les nouvelles notions, issues souvent de lois générales de la physique, se manifestent linguistiquement par l’emploi de signes nouveaux ou par un nouvel emploi de signes existant déjà. Par exemple des signes simples tels que sustentation, en concurrence d’ailleurs avec sustention, expriment pour l’aviation un concept nouveau par rapport à la physique de base. De même les signes complexes tels que angle aviateur, force aviatrice, énergie aviatrice, puissance aviatrice, travail aviateur, expriment des notions nouvelles grâce à l’élément pertinent qu’est l’expansion adjectivale (sur un terme de base qui appartient à la. physique élémentaire). La mécanique sert de base chaque fois qu’il est question de mouvement, vitesse, force, poussée, travail ; la géométrie fournit les bases de syntagmes : centre, surface, angle, plan ; et les sciences de manière générale contribuent à la construction de ce vocabulaire de spécialité par des termes comme effet ou agent. Issues d’un domaine différent, des lexies sont transférées, par la particularité et la pertinence de l’expansion, dans un domaine technique, appliqué, pratique, et nouveau.
44On peut observer des transferts d’autres techniques ou d’autres sciences à la technique de l’aviation. Le procédé est usuel et couramment employé, aujourd’hui aussi, lorsqu’une technique nouvelle est popularisée ou lorsqu’une nouvelle application technique est diffusée. Pour l’aviation, les principaux transferts de ce type proviennent du vocabulaire des sciences naturelles, du vocabulaire de la marine et du vocabulaire des transports en général.
a) Vocabulaire des sciences naturelles
45Curieusement, en 1866, on pouvait encore trouver cette définition de l’aviation : « Il faut entendre par aviation la science du vol chez les oiseaux principalement, mais aussi chez les cheiroptères, chez les insectes (...) »35 Par le procédé de la chronophotographie, des savants ont étudié la cinématique du vol pour élucider les caractéristiques de structure et de mouvement des ailes des oiseaux. Ader indique dans son brevet de 1890 le principe des « ailes genre chauve-souris » et l’appareil artificiel de Marey agite des « ailes membraneuses ». Les syntagmes ailes artificielles ou ailes mécaniques vont différencier les appareils nouveaux des animaux vivants.
46Le mot envergure, désignant la longueur totale des ailes d’un oiseau, désignera aussi celle des ailes d’un appareil. Le bec sera l’extrême avant qui porte le propulseur, le cou l’endroit où est placée la machine, l’épaule la grande charnière où s’articulent les ailes, le dos le dessus qui reçoit le condensateur et laisse passer la cheminée, etc.36.
47L’ornithologie et l’anatomie ont donc fourni une certaine part du vocabulaire de l’aviation.
b) Vocabulaire de la marine
48Le terme navigation a été utilisé dès que s’est fait sentir le besoin de désigner le déplacement de l’homme dans l’air, par analogie avec le déplacement sur l’eau.
49De plus, la marine a parfois fourni des modèles à la création terminologique : Marigny a proposé en 1864 aérigation pour navigation aérienne, et une série aérigateur (sur navigateur), aériguer (sur naviguer), aériau (sur vaisseau), aériautot (sur canot), aérins (sur marins), aérinots (sur matelots), aérousses (sur mousses), aériotille (sur flotille), aérine (sur marine)37. C’était imaginer le transport aérien et les hommes d’équipage sur le modèle du transport marin et de sa structure hiérarchique. Le procédé créatif est certes intéressant, mais il trahit une méconnaissance ou une prévision erronée des réalités techniques ; entre autres : différenciation moins grande que dans la marine des divers appareils selon leur taille (actuellement on utilise plutôt des noms de marque ou des sigles que des lexèmes différents), et nombre beaucoup plus réduit d’hommes à bord (sic) d’un avion que d’un navire.
c) Vocabulaire des transports en général
50Alors que véhicule est utilisé pour l’aéronautique dès le début du xixe siècle, circulation et circuler n’apparaissent dans ce vocabulaire qu’après 1850. Transport, route, voie sont passés par l’aérostation. Locomotion aérienne, service, communication, compagnie s’y intègrent également à cette période.
51Locomotion est en général déterminé par dans l’air ou par la voie des airs ou mécanique. Après le « transport par le moyen des machines aérostatiques », rapidement, le transport aérien s’est opposé aux chemins de fer. Circulation apparaît dans ce domaine vers 1860-1870 : la circulation des aéronefs s’oppose à la circulation des navires, et on a les variantes circulation aérienne et circulation atmosphérique. Parallèlement « circuler dans l’air » s’oppose à « naviguer sur la surface de l’océan ». Service au sens de « fonctionnement organisé » s’est appliqué d’abord aux transports terrestres et à la poste. Lorsque l’idée d’un système de transport urbain par ballons guidés sur un rail a été lancée, on a parlé de « Service de la Concorde au Bois de Boulogne » et de « service de transports aérostatiques ». Pendant le siège de Paris, on a eu le « service de la poste aérienne ». Enfin Jules Verne a l’idée d’une « Société nationale de communications interstellaires ». Mais c’est La Landelle qui a le mieux préparé l’avenir, ou qui l’a, du moins, le mieux entrevu lorsqu’il a émis l’idée de « grandes compagnies d’aviation » dont la « Compagnie aérienne du Midi ». Charvin allait dans le même sens, mais avec un terme qui n’a pas subsisté (certainement du fait de l’incompatibilité de sa signification propre, étymologique, avec les réalisations techniques de l’époque) : « Compagnie de transatmosphériques ». Compagnie d’aviation ou compagnie en abrégé si le contexte est éclairant, est le terme toujours employé. Malgré des variations sur les expansions, les lexèmes de base étaient déjà fixés à la fin du xixe siècle ou au début du xxe.
52De même route (route aérienne, faire route, stabilité de route) et voie (voie aérienne, comme voie ferrée) étaient déjà présents à l’époque étudiée. Chemins de l’air, sur le modèle de chemins de fer, n’a pas survécu, comme n’ont pas survécu char ailé, char aérien, chariot ailé, aéro-carrosse ou voiture volante qui, peut-être, avaient des connotations trop concrètes, étant donné les bases des lexies, pour se prêter à un transfert d’un domaine à un autre.
53Ni la locomotive aérienne, ni l’aéromotive, ni la locomobile n’ont eu de grand succès, vraisemblablement faute de correspondre à la réalité technique (une partie avec moteur à laquelle sont accrochées plusieurs parties de charge ou, avec les termes actuels, locomotive à laquelle sont accrochés les wagons, pour les chemins de fer par opposition à un seul appareil, avec moteur et contenu à transporter, pour l’aéronautique).
54Mécanicien aéronaute n’a pas eu davantage d’écho, la première partie de la lexie s’étant très nettement différenciée pour désigner strictement la personne qui entretient ou répare l’appareil, par opposition à celui qui le dirige en vol, le pilote. C’est une conséquence de la division et de la spécialisation du travail qui va de pair avec le développement de toute production technique. Pilote a survécu, mais en se spécialisant par opposition à mécanicien.
55Gare d’atterrissement, ni gare d’aviation, ni gare-terrasse n’ont été retenus. Et il convient de remarquer que l’aérogare actuelle ne se confond pas avec l’aéroport : (arrêt d’autobus ou d’autocars allant à l’aéroport / arrivée et départ des avions).
56Wagon aérien, wagon d’aluminium, wagon projectile ont eu également une courte vie.
57Chaque fois qu’une nouveauté technique apparaît, un grand nombre de néologismes (créations étymologiques, métaphoriques, syntagmatiques, emprunts, etc.) tentent de s’implanter. Lexies simples ou lexies complexes, leur succès ne semble pas dépendre de ce caractère. Au fur et à mesure que la technique en question et ses applications se développent, se précisent, s’affinent, un choix s’effectue dans le vocabulaire disponible, et une partie des termes seulement reste fixée. Il semble que les termes qui subsistent soient ceux qui décrivent ou évoquent le mieux la réalité extra-linguistique ou bien ceux qui jouissent d’un certain prestige.
* * *
Conclusions
58Dans la préface du tome VI de l’H.L.F., Ferdinand Brunot écrivait : « Les réalités de la vie et de la pensée d’une part, le mouvement du lexique de l’autre suivent une marche parallèle, mais ils ne la suivent pas à la même allure ni avec une concordance régulière et constante ».
59Le point de départ des créations lexicales techniques et scientifiques est toujours une réalité extra-linguistique : théorie nouvelle ou application originale, brevet d’invention ou exploit. La diffusion des mots nouveaux est liée à la diffusion de l’idée ou de l’objet qu’ils désignent, facilitée par la production massive de l’objet ou par la répétition du vocable dans un journal à fort impact. Surtout depuis 1880, la presse est devenue un moyen de diffusion ou de vulgarisation de l’information technique et scientifique, et en conséquence un catalyseur de la « banalisation » des vocabulaires spécifiques, ou tout au moins d’une partie de ces vocabulaires.
60« (Le lexique) s’articule sur la réalité sociale et sur son développement historique », écrit Louis Guilbert au début de son ouvrage sur le vocabulaire de l’aviation, et il ajoute plus loin : « Chaque activité technique doit pouvoir se définir sur le plan lexical par un vocabulaire particulier. »38
61Bernard Quemada va dans le même sens lorsqu’il écrit : « Pour les terminologies des techniques, (le trait distinctif) c’est d’abord une très grande variabilité. Elle est duc à une ouverture permanente sur les pratiques concrètes qui se traduit par les enrichissements les plus divers liés aux progrès constants des techniques, chaque innovation exigeant une dénomination. Mais cette variabilité tient aussi à une mobilité d’état fondée sur la nécessité, pour chaque groupe, de marquer sa spécificité dans la division du travail. »39 C’est pourquoi l’étude des créations de vocabulaire technique à la fin du xixe siècle et au début du xxe a toujours ici été guidée par la délimitation de l’activité technique concernée : aviation, cinéma.
62Sur le plan des signifiés et des signifiants, l’évolution n’est pas toujours concomitante. Louis Guilbert cite Penaud qui, en 1874 et en 1878, emploie le même terme aéroplane en référence à des contenus différents40. Les néologismes d’emploi se révèlent en fait plus nombreux que les néologismes de forme. Parfois on assiste à la coexistence de lexèmes synonymes. Ainsi, par exemple, La Landelle intitule son ouvrage : Navigation aérienne ou Aviation. Les signes apparaissent souvent plus tard que les concepts ou les choses. Ce fut le cas pour avion. Il convient donc de se garder, si l’on cherche à dater la première apparition d’un terme technique, de confondre l’apparition des signifiants ou des dénominations avec l’apparition des signifiés.
63La spécificité des vocabulaires des techniques peut être analysée sous l’angle de leur pénétration dans la langue commune (phénomène de banalisation), ou en fonction de données psycholinguistiques : notions d’objectivité, d’exactitude, par opposition aux notions d’esthétique ou d’euphonie, par exemple.
64Les néologismes de forme ne sont pas, d’après Louis Guilbert, les plus nombreux. Le procédé de la métaphore a été très productif (cf. aile, navire, appareil, etc.). Les emprunts à d’autres techniques ou à d’autres sciences ont été également très fréquents (cf. sciences naturelles, navigation maritime, transports terrestres, etc.). Les deux mécanismes de la différenciation sémantique que l’on peut nommer spécialisation et métaphorisation peuvent être considérés comme les deux mécanismes fondamentaux de la néologie technique à la fin du xixe siècle et au début du xxe41.
65Ces procédés de création impliquent que la monosémie des vocabulaires techniques, qu’on invoque souvent comme étant leur caractéristique première, est illusoire (du moins pour les techniques étudiées ici). Nombreux sont les termes techniques, et même les termes scientifiques qui, empruntés d’un domaine pour être transférés à un autre domaine, portent en eux, dans l’absolu (artificiel) de la langue, un polysémantisme. Encore une fois, c’est la considération de la situation de communication ou du domaine des réalités extra-linguistiques qui permet le choix entre les divers sémantismes possibles théoriquement.
66Les séries étymologiques se construisent en général très facilement à cette époque. Par exemple, on peut observer les séries : propulsion, propulseur, propulser, propulsif, propulsant, aviation, aviateur, avion, aviable, aviablement, avicelle, avicule42. Mais ces termes survivent plus ou moins longtemps une fois confrontés à la réalité de l’usage. La gamme des dérivés étymologiques conformes aux normes lexicales est ordinairement plus complète dans le lexique technique que dans le vocabulaire général au moment de l’apparition d’une nouvelle technique et de ses premières applications ; puis, au fur et à mesure que la technique en question est diffusée et popularisée, et que ses diverses branches ou sous-domaines se fixent, les séries de dérivés se fixent également, et voient en général diminuer leur nombre.
67Les bases des séries sont soit des radicaux français, soit des formes reprises aux langues anciennes, soit des mots d’emprunt plus ou moins adaptés, soit des noms propres, soit des bases déjà composées.
68Un autre trait caractéristique des vocabulaires des techniques est la création périphrastique, la composition de la forme linguistique semblant se mouler sur celle des choses désignées. Cela donne lieu à des unités lexicales complexes. Bernard Quemada parle de « périphrases dénοminatοires » : « A l’instar de la pseudo-définition logique, elle procède par intégration du concept à délimiter dans un ensemble notionnel plus vaste et déjà connu. Ainsi l’élément identificateur ou base, est suivi d’un spécificateur ou caractérisant, comme le définisseur générique est précisé par une suite plus ou moins riche de traits distinctifs, les marques spécifiques ou descriptives. (...). Le recours aux périphrases caractérise souvent une étape dénominative provisoire, proche de l’invention proprement dite (...) »43. Ces formes donnent lieu ensuite à divers types d’abrègements tels que réduction au premier lexème pour une lexie complexe, troncation pour une lexie composée, ou siglaison pour des lexies complexes particulièrement longues.
69Au xixe siècle il faut signaler aussi la part importante des dictionnaires d’inventions et de découvertes, dont certains visaient directement les travailleurs (cf. Manuels Roret). A la fin du siècle, ces ouvrages foisonnent littéralement, et ils se répartissent, par domaines techniques et par genres, selon qu’ils fournissent des étymologies, des commentaires proprement linguistiques, des informations encyclopédiques – celles-ci plus ou moins illustrées –, des équivalences (ou pseudo-équivalences du français avec d’autres langues). Dans le passé, les dictionnaires ont eu un rôle fixateur et normalisateur du langage. Pour les vocabulaires des techniques, au début de ce siècle, ils enregistrent les formes existant dans l’usage. Plus tard, au cours du xxe siècle, on verra se créer de véritables organismes officiels, parfois même ministériels, de normalisation des vocabulaires des techniques, ces organismes éditant leurs propres répertoires, ou constituant leurs propres fichiers documentaires.
Bibliographie
Bibliographie
– Un demi-siècle de civilisation française (1870-1915), Paris, 1915. Contient un chapitre
« Finance, Commerce, Transports, Economie, Politique » par R-G. Lévy et un chapitre « L’Automobile et l’Aéronautique » par Paul Painlevé, p. 247 à 267.
– Histoire Générale des Techniques, Paris, P.U.F., 1968, 3 volumes. Au tome III, intitulé « L’Expansion du Machinisme », la 3e partie : « Transports et Communications » contient plusieurs chapitres réalisés par M. Daumas et P. Gille dont « Les routes, les ponts et les véhicules routiers », « Rivières, canaux et ports », « Naissance du télégraphe ».
– Histoire des Techniques, dirigé par B. Gille, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1979. Contient entre autres une étude de B. Quemada : « Technique et Langage », p. 1146 à 1240.
Giraud, Y. (1958, 1-2), Le Lexique français du cinéma des origines à 1930, thèse, Paris, C.N.R.S. ; 263 p.
Guilbert, L. (1965, 1-2), La Formation du vocabulaire de l’aviation, thèse, Paris, Larousse ; 712 p.
Guilbert, L. (1975), La Créativité lexicale. Paris, Larousse, 285 p.
Les Vocabulaires techniques et scientifiques. L.F. n° 13, févr. 1973.
Notes de bas de page
1 B. Quemada, « Technique et Langage » in Histoire des Techniques : par B. Gille, Gallimard (La Pléiade), 1978, pp. 1148-1149.
2 Id. p. 1151-1152.
3 Louis Guilbert (1965, 1-2).
4 Jean Giraud (1958, 1-2).
5 J. Giraud (1958, 1-2), p. 19 à 22, et p. 23 pour le chronophotographe.
6 J. Giraud (1958, 1-2), p. 33.
7 J. Ducom, Le Cinématographe scientifique et industriel, 1911, p. 63, cité par J. Giraud (1958, 1-2), p. 226.
8 M. Galliot, Essai sur la langue de la réclame contemporaine, (Thèse), Privat, 1955, p. 287. cité par J. Giraud (1958, 1-2) p. 226.
9 Cité par J. Giraud (1958, 1-2) p. 61.
10 J. Giraud (1958, 1-2), p. 230.
Liste des emprunts intégraux* :
All-star-cast, apple-sauce, art-director.
Baby-spot-light, bathing beauty girl, bathing girl, bit, block-booking.
Camera, cameraman, cast, casting-department/director/office, central casting-office : close shot/up ; continuity/writer ; cow-girl, cut-back, cutter, cutting-room.
Director, dissolving views, double(-)exposure.
Extra-girl, extra-talent.
Fade out, fan, far-west, feature, film color, filmdom, filmland, flash/back.
Gag, gagman, girl, girl bathing beauty ( ?), general(-)manager.
Hollywood.
Kinemacolor.
Lead, leading lady/man/woman, long shot (or longshot).
Mist-photography, movies, moving pictures.
Out-focus.
Picture, preview, print, producer, projecting-room, publicity-man.
Reel, reeler, run, rushes.
Saloon, scenario-continuity-writer, screen-girl, screenland, script-girl, serial, set, shadowland, shot, showman, sparklet, spot, star, starlet, star-producer, stop-motion, story-picture, studio-manager, stunt, subtitler, sun arc, sunlight/ arc, superfeature, superfilm. super-production, superviser (subst.), supervisor.
Talkie, technicolor, travelling(-camera).
Vehicle, villain.
Western.
*N’y sont pas compris les emprunts douteux réaliser, vamp et des expressions déjà introduites dans le vocabulaire général du français (club, cow-boy, globe-trotter, palace, reporter, scénario, studio, test).
11 Remplacer une dénomination anglaise brève, bien frappée, par un groupe de mots français épais et gauche. C’est une entreprise en laquelle beaucoup ont cru mais qui semble bien vouée à l’échec.
12 Le bon usage du vocabulaire des métiers et des professions de l’audiovisuel, ORTF, 1973, 17 pages.
13 Cinéma, 30 sept. 1921, 14/2, cité par J. Giraud (1958, 1-2) p. 105.
14 J. Giraud (1958, 1-2).
15 Le vampire des films de terreur a été désigné par une abréviation : « Il y a peu de temps encore, les héros des films se classaient, comme ceux de la Comedia(sic) dell’Arte, par emplois définis : il y avait le « vamp », le vilain, l’ingénu et le jeune premier. » Cavalcanti, in Ciné-Miroir, 1925, p. 99, cité par J. Giraud (1958, 1-2) p. 204.
16 Cinémagazine, 9 sept. 1921, 29/1, cité par J. Giraud (1958, 1-2) p. 203.
17 Jean Giraud (1958, 1-2), p. 231-232, et voir aussi pour micro-ciné p. 142-143, pour fan p. 118, pour spot p. 185.
18 E. Vuillermoz, Le Temps, 20 juin 1917, 3/1, cité par J. Giraud, (1958, 1-2) p. 64.
19 J. Giaud (1958, 1-2) p. 233.
20 R. Guetta, Trop près des étoiles, 1929, p. 184-185, cité par J. Giraud (1958, 1-2) p. 181. Le texte de Guetta porte une note après « script-girl » : « (1) La jeune fille qui porte le manuscrit. »
21 J. Giraud (1958, 1-2) p. 235.
22 J. Giraud (1958, 1-2) p. 247-248.
23 Louis Guilbert (1965, 1-2) p. 39, sous I, 4, c.
24 L. Guilbert (1965, 1-2) p. 32, sous I, 2.
25 L. Guilbert (1965, 1-2) p. 33, même paragraphe.
26 IVe Congrès International d’Aéronautique, Nancy, p. 469-470, cité par L. Guilbert (1965, 1-2) p. 84-85, sous Ι, 3, F.
27 L. Guilbert (1965, 1-2), p. 126.
28 En 1910, le mot avion n’était certainement pas encore d’usage courant. En effet dans l’un des Poèmes retrouvés, L’Avion, rédigé en 1910 et publié après sa mort, G. Apollinaire écrit :
(...)
Quand il eut assemblé les membres de l’ascèse
Comme ils étaient sans nom dans la langue française
Ader devint poète et nomma l’avion
(...)
L’instrument à voler se nomme l’avion
(...)
Lorsque pour le nommer vint le grammairien
Forger un mot savant sans rien d’aérien
Où le sourd hiatus, l’âne qui l’accompagne
Font ensemble un mot long comme un mot d’Allemagne
(...)
Mais gardons-lui le nom suave d’avion
Car du magique mot les cinq lettres habiles
Eurent cette vertu d’ouvrir les ciels mobiles
29 L. Guilbert (1965, 1-2), p. 114.
30 L. Guilbert (1965, 1-2), p. 115.
31 L. Guilbert (1965, 1-2), p. 93-94.
32 Cité par Louis Guilbert (1965, 1-2) p. 85, sous I, 4. A, 1.
33 L. Guilbert (1965, 1-2), p. 86.
34 L. Guilbert (1965, 1-2), p. 87, sous I, 4. A, 2.
35 Cité par Louis Guilbert (1965, 1-2), p. 173.
36 L. Guilbert (1965, 1-2), p. 178.
37 Cité par Louis Guilbert (1965, 1-2), p. 179.
38 Louis Guilbert (1965, 1-2), p. 8-9.
39 Bernard Quemada, « Technique et Langage » in Histoire des Techniques, B. Gille éd., Gallimard (La Pléiade), 1978, p. 1153.
40 L. Guilbert (1965 1-2), p. 331.
41 B. Quemada, op. cip., p. 1162. La spécialisation est définie comme ce qui « permet à une unité lexicale d’acquérir de nouvelles acceptions lorsqu’elle réduit son aire d’emploi à un domaine délimite ».
42 D’après L. Guilbert (1965, 1-2), p. 338.
43 B. Quemada, op. cit. p. 1179-1180.
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