3. Race, classe, genre et au-delà...
p. 221-232
Texte intégral
La race et la classe
1Alors que, pendant longtemps, de nombreux observateurs examinaient le système de parenté afro-américain en fonction de la dimension uniquement ou prioritairement raciale, on a progressivement accordé davantage de place aux dimensions de classe, puis de genre. Du Bois et Frazier avaient apporté beaucoup aux discussions en s’interrogeant sur les divergences dans les pratiques familiales entre les migrants récents, souvent plus pauvres, et la bourgeoisie noire dans les villes américaines. Ils prenaient également comme étalon le modèle nucléaire traditionnellement associé à la classe moyenne blanche. Le débat s’est depuis affiné en interrogeant non seulement les divergences entre familles pauvres et plus aisées mais également entre familles de niveau social comparable dans plusieurs groupes ethnoraciaux, même si, nous l’avons dit, ce type d’études reste insuffisant.
2Il semble admis pour quasiment tous les experts aujourd’hui qu’il faille prendre en considération le triptyque race/classe/genre. Les familles noires ne peuvent être comprises qu’en considérant le poids des préjugés et des représentations sur la population noire dans son ensemble au long d’une histoire propre à ce groupe défini par la couleur de peau de ses membres, l’esclavage, la ségrégation légale et, depuis les années 1960, une oscillation entre efforts institutionnels pour favoriser l’intégration économique et persistance de préjugés et d’ostracisme, si visibles dans l’hyperghetto. La dimension raciale perdure et doit nécessairement faire partie du regard sociologique ou historien.
3La notion de classe sociale permet de mieux comprendre les écarts et les antagonismes entre une population appauvrie ou, du moins, plus démunie de richesses sociales et une population plus riche qui possède davantage de ressources, de pouvoir et de prestige1. On ne peut faire l’économie de cette notion de classe même si, comme le note Paul Bouffartique, les conflits de classe semblent « de plus en plus revêtir les habits d’une “lutte de classes sans classes”, du moins au sens des classes d’antan, qui résultaient d’un stade historiquement donné de la dynamique du capitalisme et des affrontements et compromis sociaux » (Bouffartigue, 2004 : Introduction 9). Le sociologue poursuit en remarquant que, hormis la « communauté relative de situation et de destin », les deux autres dimensions de l’existence d’une classe, « sentiment d’appartenance à un même monde et constitution comme sujet politique » se sont délitées dans le monde ouvrier (ibid. 12). Cette croyance en un effritement de l’idée de classes, nous l’avons déjà dit, est d’autant plus vraie aux États-Unis où l’on insiste sans cesse sur les possibilités pour tout un chacun de progresser sur l’échelle sociale et où domine souvent la notion d’une société composée uniquement d’une « classe moyenne » – même subdivisée –, d’une société précisément « sans classes ». La perspective américaine dominante est celle d’une société dans laquelle la hiérarchisation et les oppositions ne mettent en jeu que des individus. On a affaire à une « conflictualité sociale » réduite à « la concurrence entre les individus pour l’accès aux différentes positions (aux différents échelons) de la hiérarchie sociale. Pas de lutte de classes opposant des groupements réels macrosociologiques, mais une intense et constante lutte des places opposant les individus » (Bihr & Pfefferkorn, 2004 : 44). Toutefois, accepter sans discuter cet individualisme où chacun est avant tout préoccupé par ses intérêts particuliers néglige une grande part de la réalité aux États-Unis. On peut y observer des caractéristiques qui permettent de parler encore de classes sociales au pluriel, des classes qui se distinguent les unes des autres car « leurs membres individuels partagent des conditions sociales d’existence identiques, proches ou du moins similaires » et également « une culture commune » (manières de vivre, d’agir et de penser, valeurs communes et relations sociales entre eux), et, enfin, ils constituent « un acteur collectif capable de s’organiser » (ibid. : 39-40)2.
4Il faut davantage s’intéresser sans doute aux articulations entre classe et race à propos de l’analyse des familles noires. Ainsi, les familles noires se reconnaissent comme telles car leurs membres appartiennent à un groupe racial défini par sa couleur de peau et une histoire spécifique dans la société américaine, mais ils sont aussi divisés selon des caractéristiques de classe qui peuvent mettre à mal la solidarité intrafamiliale et intracommunautaire, d’autant plus que les Noirs sont désormais répartis dans des lieux différents selon leur appartenance de classe. Il existe donc des disparités très grandes entre les pauvres cloîtrés dans l’hyperghetto et les Noirs résidant dans des banlieues huppées, qui cumulent des avantages certains (au niveau du lieu de résidence, de l’accès à des écoles de qualité et à l’emploi par exemple). Ces personnes diffèrent grandement en termes d’« appropriation de l’avoir (de la richesse sociale), du pouvoir et du savoir (des ressources culturelles) » (ibid. : 52). Enfin, leurs styles de vie sont également dissemblables, notamment en termes de choix et de pratiques de consommation. Ceux-là « renvoient en définitive à des différences d’habitus » selon Pierre Bourdieu (ibid. : 48). Si l’on considère que cet habitus s’observe dans « les postures du corps, les façons de parler, le style de vie, les jugements politiques, moraux ou esthétiques », façonnés par la position dans l’espace social (Offenstadt, 2006 : 49), on voit bien les disparités entre classes sociales au sein même du groupe noir. Alors qu’on met régulièrement en avant l’idée que les conflits de classes ne sont plus problématiques, on doit cependant admettre que le contexte récent aux États-Unis – précarisation du salariat, mondialisation et changements dans l’économie malgré un taux de chômage encore assez bas, du moins avant la crise récente, mais très différencié selon les groupes et les endroits considérés – affecte la nature des conflits. Dans certaines conditions et dans des lieux précis, les travailleurs font « l’expérience de l’exploitation, de la précarité et de la souffrance au travail » quand d’autres n’y ont même plus accès. Ces tiraillements entre classes ont également « des aspects identitaires » (Leydet & Pourtois, 2005 : 77), d’où le lien entre problèmes sociaux et raciaux. Les Noirs ont connu l’exclusion à partir de fondements sociaux et raciaux et ont aussi vécu « l’expérience morale du mépris » dans « des situations de domination » qui conduisent à un manque de reconnaissance et à des images négatives de soi (ibid. : 83-85). Nous l’avons vu, le modèle familial en vigueur est un modèle nucléaire idéalisé associé aux familles blanches aisées et les Noirs entendent sans cesse des critiques sur leurs propres pratiques familiales. Ceci a nécessairement des répercussions sur leur vision d’eux-mêmes.
Le genre
5Outre l’aspect social, l’ajout du concept de genre pour examiner l’histoire afro-américaine a également beaucoup enrichi le débat. Son intérêt est indéniable pour comprendre les familles en esclavage, pour offrir une vision plus cohérente et complète de la migration des Noirs hors du Sud vers les villes du Nord et de l’Ouest, pour mieux appréhender les questions autour de la maternité et de la paternité dans les quartiers pauvres. À chaque période étudiée (l’esclavage, la migration, les années 1950 ou 1960 et les décennies suivantes), pour tout problème abordé (la description de la famille noire, dont ses pratiques et son fonctionnement, la maternité, les foyers monoparentaux, les mères célibataires et la pauvreté, etc.) les historiennes et autres auteures ont efficacement montré que toute analyse des familles noires devait aussi tenir compte des questions de genre. Il s’agissait d’abord pour les chercheuses de donner une voix à ces femmes noires que les observateurs avaient longtemps ignorées et négligées. Il ne suffisait plus d’entendre les paroles des hommes noirs ; il fallait aussi écouter et dire celles de leurs mères, sœurs, filles, épouses et compagnes et établir qu’elles avaient, elles aussi, eu leur lot de souffrances et d’abus variés et qu’elles avaient également su présenter courage, initiative et persévérance.
6Les observatrices des femmes afro-américaines ont non seulement décrit l’exploitation dans une société raciste qui considérait tous les Noirs comme des êtres inférieurs ; elles ont aussi dénoncé celle de tous les hommes, Noirs compris, envers les Afro-Américaines, déconstruisant ainsi les visions idéalisées d’un groupe noir nécessairement solidaire. Elles ont su expliquer les contributions des femmes noires à la migration et à la survie dans les villes industrielles, aux luttes diverses au long de l’histoire américaine, que ce soit dans le mouvement abolitionniste, dans celui en faveur des droits civiques, dans les syndicats et dans des organisations politiques et associatives variées. Elles ont fait admettre ce que l’historienne française Michelle Perrot énonce, à savoir que « les sociétés n’auraient jamais pu vivre, se reproduire et se développer sans le travail domestique des femmes » qui, pourtant, fut si longtemps invisible (Perrot, 2006 : 145). Les femmes sont ainsi devenues « actrices de l’histoire ». Ces observatrices ont également remis en cause certaines conclusions sur leur rôle dans les familles, notamment à propos d’un soi-disant « matriarcat » si présent dans la recherche à partir des années 1960. Elles ont explicité leurs fonctions dans les réseaux de parenté élargis et les problèmes auxquels elles devaient faire face dans les foyers monoparentaux. Elles ont également su confronter leurs expériences à celles des femmes blanches dans l’étude des rapports sociaux – des relations entre maîtresses et esclaves, domestiques et patronnes, pauvres et bourgeoises. L’analyse des liens entre genre, race et classe, bien amorcée, continue de se développer.
7Malgré tout, l’articulation entre ces trois notions n’est pas toujours bien prise en compte. Il est vrai qu’elle n’est pas aisée et n’est peut-être même pas prouvée comme le notait Céline Bessière en 2003 dans un article historiographique concernant les études sur le Sud et principalement ici sur les femmes du Sud, le tout pour une période donnée, autour de la guerre de Sécession. Elle y remarque que lorsque l’on s’attache à examiner les dominations de classe et de genre, on a tendance à « subsumer l’un des types de domination à l’autre » et elle propose plutôt de penser « l’articulation entre des inégalités de genre, de race et de classe en termes de configurations historiques concrètes de relations de pouvoir » (Bessière, 2003 : 3). Faisant appel à Derrida et Foucault, elle redit combien les concepts de genre, de classe et de race « ne sont pas des entités fixes, naturelles mais avant tout des constructions sociales et historiques, arbitraires et instables, des outils de polarisation de la domination et du pouvoir dans la société ». Le pouvoir n’est pas « une opposition binaire et globale entre dominants et dominés » et l’on peut « envisager une pluralité de régimes de pouvoir non nécessairement convergents » (idem). Elle observe l’évolution du travail historien sur ces questions et note la difficulté d’étudier les différents modes de domination puisque, par exemple pendant la période esclavagiste, les Blanches, épouses des planteurs, étaient membres de la classe et du groupe racial dominants mais étaient en position de subordination en tant que femmes. De même, si les femmes noires et blanches étaient bien réunies dans la plantation, elles vivaient néanmoins dans des mondes séparés et antagonistes. Ainsi, pour Bessière, « seule une analyse en termes de configurations qui accepte la complexité, les tensions et les contradictions entre différents types de régime de pouvoir peut rendre compte de ce type de situation sociale » (ibid. : 8).
8Récemment, le sociologue Roland Pfefferkorn a milité pour que l’on revienne à la notion française de « rapports sociaux de sexe » plutôt qu’à celle de « genre », importée des États-Unis et de la Grande Bretagne. Il ne réfute pas les avancées théoriques apportées par les discussions sur le genre, mais estime que ce concept a parfois évacué la dimension de conflits sociaux. Pour lui, penser en termes de rapports sociaux de sexe permet « de placer au centre des préoccupations l’articulation entre rapports de classe et rapports de sexe » (Pfefferkorn, 2007 : 269). De son côté, Alain Touraine admet que l’on puisse considérer les trois formes de domination (genre, classe, race) comme interdépendantes, mais pour lui :
Les femmes ne sont pas dominées par les hommes comme les salariés par leurs employeurs ou par le marché. Elles ont été créées comme une catégorie inférieure et dépendante par le type de modernisation qui a choisi de concentrer toutes les ressources entre les mains d’une élite dirigeante pour accroître au maximum la capacité de décision et de conquête. Il s’agit de la construction d’une culture plutôt que de rapports sociaux inscrits à l’intérieur d’une culture, par exemple ceux qui sont issus de l’industrialisation (Touraine, 2006 : 150).
9Toujours est-il que l’analyse en termes de construction sociale – et culturelle donc – des femmes s’est révélée fructueuse et souvent convaincante, même si les chercheurs ne sont pas toujours d’accord sur les définitions à employer et les discussions parfois vives. L’utilisation de la notion de genre, avec ses déclinaisons théoriques et sémantiques, a permis de « réintroduire les femmes là où les hommes représentaient le sujet, là où l’on confondait sans vergogne l’être humain avec l’être de sexe masculin ». Cette démarche, amorcée dans les années 1970 est toujours en cours (Laufer et al., 2003 : 10).
Le lieu
10Ceci nous amène à ajouter une notion à celles de race, classe et genre : celle de lieu3. La recherche elle-même réfléchit parfois selon des lignes géographiques précises comme dans les études sur le Sud ou d’autres régions des États-Unis, en histoire urbaine, en histoire rurale. En termes d’histoire afro-américaine, ces études ont été importantes. La recherche sur le Sud a permis notamment une meilleure appréhension des rapports entre Blancs et Noirs, entre classes sociales, entre hommes et femmes. L’histoire et la sociologie urbaines ont largement affiné le débat sur la migration, sur les ghettos. Les zones rurales ont été hélas quelque peu délaissées.
11L’histoire possède aussi ses propres lieux : les archives et documents sont des lieux sociaux, comme le rappelle Michel de Certeau : « Envisager l’histoire comme une opération, ce sera tenter [...] de la comprendre comme le rapport entre une place (un recrutement, un milieu, un métier), des procédures d’analyse (une discipline) et la construction d’un texte (une littérature) » (de Certeau, 1975 : 64)4. Ces lieux sont changeants en fonction des époques, des problématiques et paradigmes nouveaux ; ils sont parfois mis de côté ou bien au contraire (re)découverts et permettent parfois la « déconstruction » de certains espaces dominants : l’univers masculin ou essentiellement blanc, l’espace familial uniquement nucléaire par exemple (voir Blum, 1997).
12Lorsque nous nous sommes interrogée sur la pauvreté et sur les ghettos, nous avons noté l’importance des lieux. Les familles ne se (dé)construisent pas nécessairement de la même façon ou pour les mêmes raisons dans le ghetto ou dans les banlieues aisées et les problèmes qu’elles rencontrent sont aussi très différents. Certains lieux semblent ouverts, comme les banlieues qui, depuis les lois anti-discriminatoires, accueillent un nombre grandissant de Noirs des classes moyennes. Il faut être prudent ici toutefois puisque certains Afro-Américains trouvent parfois porte close s’ils souhaitent s’installer dans un quartier riche habité par des Blancs, ou ont aussi parfois tendance à préférer des voisins de leur propre groupe racial. Même s’il est désormais interdit de refuser l’achat ou la location d’un logement à une personne selon des critères ethnoraciaux, des pratiques discriminatoires subsistent plus ou moins ouvertement : annoncer qu’un appartement est déjà loué ou vendu ; imposer la construction de maisons à des prix très élevés dans un lotissement neuf afin d’éliminer les occupants potentiels les moins riches et s’assurer ainsi que la grande majorité des acheteurs seront blancs, par exemple. D’autres endroits sont à l’inverse des espaces d’enfermement et d’isolement, symbolisés par leur expression extrême, l’hyperghetto. On y retrouve les habituelles composantes ethnoraciales et sociales. Loïc Wacquant décrit d’ailleurs l’hyperghetto comme « un univers ethniquement et socialementhomogène » (Wacquant, 2006 : 9).
13Nous avons évoqué les passages d’un lieu à un autre. On peut se pencher davantage aussi sur les éventuels médiateurs, passeurs entre deux mondes différents, car les familles sont dispersées sur des lieux divers, parfois opposés. Dans le cas des quartiers pauvres, ces médiateurs peuvent être les travailleurs sociaux. Souvent, ils interviennent directement en cas de problèmes familiaux – et sont d’ailleurs les rares personnes à venir de l’extérieur, outre les représentants des forces de l’ordre – et ils véhiculent toujours une certaine image de ce que doivent être une famille et sa configuration, les rôles des pères et mères, l’éducation des enfants, etc. Travaillant dans le cadre de lois spécifiques variables, ils apportent également leurs propres critères et préjugés de classe et de race. Divers espaces peuvent ainsi être mis en correspondance. Ils sont plus ou moins perméables et les familles jouent un rôle primordial dans ces échanges, même si ces derniers ont sans doute diminué de nos jours en raison d’appartenances sociales divergentes.
14Les espaces ne sont pas seulement réels. Ils peuvent aussi être fantasmés, espérés. La famille est un de ces espaces. Des raisons complexes conduisent à des schémas familiaux considérés comme « problématiques » dans les quartiers pauvres : divorces et séparations, recompositions, taux élevés de foyers monoparentaux, etc. Mais la prégnance d’un modèle nucléaire idéal dans les discours politiques, médiatiques et même encore parfois institutionnels, incite aussi à « rêver » cette norme familiale. Les injonctions sont très fortes, notamment dans les films et programmes télévisés et les images publicitairessi courants dans tout foyer américain par le biais de la télévision. De nombreux programmes montrent des familles « à problèmes », particulièrement dans les feuilletons appréciés du public féminin (les fameux soap operas), mais l’idéal sous-jacent reste bien le mariage et un foyer nucléaire auxquels aspirent encore et toujours les divers protagonistes. De surcroît, la société de consommation a abondamment recours à ce modèle pour vendre toujours plus de produits fabriqués par l’industrie dans une société que Serge Lipovetsky qualifie de « société d’hyperconsommation », où domine la « recherche des bonheurs privés » (Lipovetsky, 2006 : 38-39). La publicité occupe ici une place non négligeable et produit un « discours imaginaire du commerce », pour reprendre l’expression de Michel de Certeau (1996 [1987] : 37), discours qui forge attentes et aspirations diverses. On peut s’interroger sur les disparités entre le modèle présenté comme garant du bonheur et la réalité de nombreuses familles américaines. De même, les représentations constantes des Noirs en termes négatifs marqués de violences et de pathologies diverses renforcent sans doute l’idée que certains schémas sont « logiquement » l’apanage de populations précises.
15Certains lieux sont ainsi plus visibles. Il est clair que le ghetto reste un espace de haute visibilité dans l’imaginaire américain. Paradoxalement, il est aussi aisé de l’oublier. Les quartiers urbains sont organisés de telle manière aux États-Unis – on passe d’un quartier ethnique à un autre, d’un endroit aisé à un lieu appauvri de façon parfois brutale – que l’on peut résider des années dans une ville sans même mettre un pied dans le ghetto. Les autoroutes construites depuis la fin des années 1950 ont également créé des artères qui ne permettent pas d’en traverser certaines parties sauf si on cherche précisément à s’y rendre. Parallèlement, les aires étendues de certains ghettos les rendent paradoxalement très présents. Karen Gibson note d’ailleurs que « les Noirs pauvres habitent des espaces à plus forte concentration de population » tandis que « les Blancs pauvres sont plus dispersés et donc moins visibles » (Gibson, 2004 : 189). Les impératifs raciaux sur les choix de résidence continuent à circonscrire les Afro-Américains dans certains lieux donnés. Les problèmes y sont fréquemment exacerbés. Alors que le foyer familial est souvent pensé comme un lieu protégé « d’où la pression du corps social sur le corps individuel [et sur la famille ajouterons-nous] est écartée » (de Certeau, 1994 : 207), il en va différemment dans les quartiers en déshérence où les violences, les bruits, les incursions diverses du monde extérieur envahissent l’espace familial et le perturbent.
16Il est également des lieux connotés et réservés non seulement aux Noirs, comme le ghetto, puis l’hyperghetto, mais aussi aux femmes. La famille est un de ces lieux associés à ces dernières et l’on retrouve ici les différenciations entre domaines privé et public qui doivent être réexaminées puisque, comme nous l’avons dit, ces espaces sont souvent cloisonnés de façon artificielle. Les territoires dits féminins ne rendent pas compte des interactions entre les sexes ni des fonctions que les femmes et les hommes y acceptent, comme on y ignore fréquemment les intrusions des institutions ou des entreprises de production, pourtant associées uniquement à un espace public. Il faudrait parler de « mondes interconnectés » (E. Lewis, 1995 : 779) auxquels on devrait ajouter une dimension temporelle, car ils évoluent dans le temps.
Les générations
17Le temps est aussi à l’œuvre quand on envisage l’aspect générationnel, un aspect également marqué par des lieux précis. Si l’on considère que « les rapports parents/enfants et le processus de socialisation intergénérationnelle » sont un « enjeu central des transformations de la famille » (Godard, 1992 : 7), on doit repenser la famille et examiner non seulement les liens entre parents et enfants mais entre les diverses générations. On pourra alors examiner les différentes manières de percevoir la famille, de concevoir les solidarités intrafamiliales, d’appréhender les divers lieux familiaux et leur évolution dans le temps et dans l’espace. On analysera la fonction et la place des grands-parents, qui avaient un rôle limité pendant l’esclavage, puisque dépendant du bon vouloir des planteurs. Ils pouvaient toutefois participer à l’éducation des enfants grâce à un réseau d’entraide étendu parfois à des membres non consanguins. Plus tard, les grands-parents gardaient les enfants des migrants qui ne pouvaient pas les emmener avec eux, pour un temps au moins. Ils continuent aujourd’hui à accueillir leurs petits-enfants, notamment ceux des quartiers plus pauvres que leurs parents essaient d’éloigner des problèmes récurrents qu’ils y rencontrent, nous l’avons vu. Les mères célibataires peuvent être aidées par les grands-mères pour la garde des enfants, une assistance financière et d’autres services divers. L’entraide intergénérationnelle est cependant limitée, dépendant non seulement des revenus internes à la famille mais aussi des programmes d’assistance mis en place par l’État. Dans de nombreuses familles noires, la transmission intergénérationnelle d’un patrimoine reste encore limitée, voire inexistante, car les revenus et les biens sont trop minimes et la survie économique bien trop aléatoire. L’étude des générations peut aider à mieux comprendre l’articulation des différents liens intra- et intercommunautaires et des rapports de classe, de sexe et de race.
La mémoire
18Utiliser un biais générationnel permet aussi de s’intéresser à la mémoire : la mémoire familiale et communautaire, celle des lieux aussi. Pour Halbwachs, « la mémoire familiale conserve le souvenir non seulement des rapports de parenté qui unissent ses membres, mais aussi des événements et des personnes qui ont marqué dans son histoire » (Halbwachs, 1994 [1925] : 168). Les plus âgés jouent un rôle primordial dans la transmission mémorielle liée à une famille en particulier. Ils reconstruisent le passé, le déforment sans doute mais lui assurent une pérennité grâce aux chroniques familiales. La mémoire peut être communautaire car dépeindre les familles, c’est aussi les englober dans un cadre plus large, celui d’un voisinage, d’une région, d’une population précise (voir Coenen-Huther, 1994 : 135). On pourra alors s’interroger également sur la notion de continuité familiale qui peut s’interrompre quand les générations plus âgées ne veulent pas se souvenir ou raconter et cherchent à oublier les traumatismes liés à l’esclavage, au racisme, à l’ostracisme. Ici encore, on fera le lien avec les questions de genre (les hommes transmettent-ils la mémoire familiale comme les femmes ?) et de classe (des groupes sociaux différents transmettent-ils les souvenirs de la même manière ? Racontent-ils les mêmes choses ?).
19Lieux, mémoire, générations : les problématiques autour de ces concepts sont liées. Le lieu peut être perçu comme « le point d’ancrage d’une expérience familiale collective permettant de situer la famille dans l’espace et dans le temps. La succession des lieux peut rendre compte du parcours biologique et sociologique de la famille, révéler l’origine, la promotion comme la régression d’une destinée sociale, individuelle et collective » (Muxel, 1996 : 47). Narrer le Sud, la migration, l’installation en ville et dans le travail industriel, le ghetto, ou bien encore les années de révolte dévoile en effet le destin des familles noires aux États-Unis. Le groupe afro-américain, qui possède ainsi des repères mémoriels similaires, s’est forgé ainsi une conscience identitaire et une mémoire qui sont aussi collectives (voir Candau, 1998).
Notes de bas de page
1 On peut d’ailleurs comprendre ces antagonismes de classe dans un sens général, en termes de conflits « dans lesquels les intérêts de groupes socio-économiques distincts et identifiables [...] s’opposent directement ». Voir Leydet & Pourtois (2005).
2 Sur ce dernier point, des réserves sont à émettre dans le cas des populations confinées dans l’hyperghetto. Elles sont caractérisée par une « faible densité organisationnelle » (Wacquant, 2006 : 9).
3 Nous pensons ici notamment au mot anglais « place » qui peut se traduite à la fois par « lieu » et « espace ». Nous utiliserons les deux indifféremment pour des questions de commodité. Il faudrait également considérer la notion de « territoire »
4 Aux États-Unis, on doit aussi considérer les bourses et les financements accordés aux chercheurs par des fondations et organismes divers. Ces derniers tendent à privilégier certains sujets selon les époques. Bien sûr, les choix théoriques, politiques et même militants des chercheurs influent aussi sur les thèmes de recherche.
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