1. (Re)définir la famille américaine, (re)penser les familles noires
p. 195-206
Texte intégral
1Les observateurs de la famille afro-américaine se sont penchés sur des périodes historiques différentes : l’esclavage et l’immédiat après-guerre de Sécession, la migration depuis le tournant du xxe siècle jusqu’aux aux années 1970, la période contemporaine. Selon les écoles intellectuelles et les périodes, ils ont choisi des thèmes précis : la comparaison avec les familles blanches ; l’adaptation à la ville et au monde ouvrier ; la ghettoïsation ; la pauvreté. Les méthodes utilisées ont été différentes aussi : les enquêtes de terrain, l’utilisation des statistiques, l’examen d’archives historiques, les fouilles archéologiques, l’historiographie. Les experts sont venus d’horizons variés : la sociologie et l’anthropologie, l’histoire ; ils ont été également politologues, politiciens et journalistes. L’intérêt pour les familles afro-américaines ne s’est pas démenti depuis la fin du xixe siècle. Le débat a été très fécond ; il n’a pas toujours été sans défauts toutefois. Nous avons vu que la comparaison avec les familles blanches était souvent problématique puisqu’elle postulait l’existence d’une norme blanche nucléaire idéalisée à l’aune de laquelle tout autre type familial était infériorisé. L’analyse a aussi longtemps souffert de procédés d’attaque ou de défense qui éludaient la richesse et la complexité des schémas familiaux noirs et évitaient sciemment certains points qui ne cadraient pas avec les conclusions du chercheur, du journaliste ou du politologue. Eminemment politisées, les familles noires sont devenues elles-mêmes des objets politiques : elles ont été centrales dans les questions politiques sur la définition de la famille, la pauvreté, la sexualité, l’aide sociale. Les débats ont été souvent passionnés, toujours passionnants.
2Alors que de nombreux livres, essais et articles furent publiés sur les familles noires à certaines périodes (les années 1930 ; des années 1960 aux années 1990), il semble qu’elles fassent désormais moins l’objet de travaux spécifiques, sauf en ce qui concerne l’esclavage. On écrit à leur propos et on parle toujours d’elles, mais de façon indirecte en ce qui concerne la période contemporaine : examens des schémas résidentiels et des changements économiques dans les villes américaines, études de la pauvreté, des ghettos, de la famille ou du mariage en général. Des biais divers les rendent alors très présentes : analyse des foyers monoparentaux, du chômage des hommes noirs, des réformes du système d’aide sociale, de la violence et de la prison par exemple. Les familles noires restent donc un objet d’étude privilégié, même quand leur analyse est concomitante à la focalisation sur un autre thème.
3Des approches diverses, tant aux niveaux méthodologique que théorique, continuent de s’affronter, les études pléthoriques parues depuis une centaine d’années, et tout particulièrement depuis quarante ans environ, étant de qualité inégale. Elles n’ont en effet pas répondu à toutes les questions sur cette institution afro-américaine et sa théorisation pose toujours certains problèmes. Nous les aborderons dans cette dernière partie qui se veut une ouverture vers l’avenir et sur les possibilités de recherches futures plutôt qu’un dénouement.
4Longtemps, on a opposé famille blanche et famille noire. Les deux étaient perçues comme des blocs nécessairement distincts, souvent immuables, et les observateurs ne tenaient pas toujours bien compte des évolutions dans le temps ou dans l’espace et des variations au sein de chacune d’entre elles. On a ensuite insisté sur les spécificités culturelles afro-américaines et démontré l’existence de familles élargies, de réseaux complexes d’entraides intrafamiliales et même intracommunautaires puisque qu’un Noir était assimilé à un membre d’une communauté aux attributs quasi familiaux (on peut penser ici aux qualificatifs « brother » et « sister » souvent utilisés par les Noirs pour s’interpeller, même en dehors de toute relation de parenté consanguine). Enfin, certains chercheurs ont noté les différences selon la classe sociale et le lieu de résidence.
5Ces disparités montrent qu’il n’est pas simple de saisir ce qu’est une famille en général et la famille noire en particulier. Cette difficulté même est parlante et révèle qu’elles résistent à la mise en mots trop circonscrits, à la classification. Leur définition est fluctuante au fil du temps et dans l’espace considéré. Les experts sont d’accord pour constater que deux processus sociaux fondamentaux sont à l’œuvre au sein des familles : l’approvisionnement (la reproduction des conditions d’existence pour se nourrir, se loger, se soigner, s’éduquer) et l’identification (c’est en grande partie dans la famille que l’identité d’un individu se structure). Les façons dont ces fonctions centrales de la famille se matérialisent n’ont cessé de se transformer. La famille est aussi fortement marquée par l’État qui en définit la forme et les règles de conduite par les lois sur le mariage, le divorce et la parentalité et qui cherche ainsi notamment à maintenir la cohésion sociale. Parallèlement, la structure des familles est de plus en plus changeante au fil de (dé)compositions et recompositions diverses. Les individus ont également une certaine marge pour interpréter les lois, les adapter, les ignorer. Un degré de tolérance vis-à-vis de comportements divers est aussi présent dans la société américaine même si celui-ci n’est pas toujours traduit par des changements institutionnels et législatifs (voir Cott, 2000). Les pratiques et schémas familiaux aux États-Unis varient même si la famille nucléaire reste majoritairement l’idéal à atteindre dans les lois et dans le discours politique ou même culturel. Toute analyse de la famille aujourd’hui doit tenir compte de cette variété. Il ne faut pas essentialiser le concept de « famille » et il est plus correct de parler des familles au pluriel. Ceci est vrai pour toutes les familles aux États-Unis, y compris celles du groupe afro-américain.
6L’une des difficultés dans l’analyse a été de déterminer la part de traits culturels spécifiques aux familles noires. Les familles élargies, l’entraide au sein de réseaux de parenté plus ou moins larges, une plus grande acceptation des naissances hors mariage, des cohabitations ou bien encore le soin des enfants par divers adultes ont été souvent décrits comme relevant d’une culture afro-américaine particulière. Pour certains, les caractéristiques trouveraient leur origine dans les cultures africaines ou dans l’esclavage, pour d’autres elles seraient induites par des conditions socioéconomiques défavorables, par le racisme et les restrictions imposées aux Noirs dans la nation américaine. Pour d’autres enfin – les politiciens et experts conservateurs sont ici plus nombreux – elles proviendraient de déficiences et d’inadaptations inhérentes au groupe afro-américain. Il est difficile de prouver certaines de ces assertions, particulièrement en ce qui concerne les liens avec des spécificités africaines sur lesquelles des spécialistes se penchent encore. D’autres découlent d’un parti-pris politique ou scientifique certain de la part des observateurs et ont évolué selon les méthodes et les postulats dominants à telle ou telle époque. Plutôt que de chercher à privilégier une explication par rapport à une autre, il semble plus intéressant de voir la complexité dans la définition et dans l’origine des pratiques familiales des Noirs aux États-Unis et de confronter, comparer, ajouter ou soustraire les informations au fur et à mesure qu’elles sont explicitées. Ainsi, on a pu écrire que les esclaves avaient sans doute développé une plus grande tolérance vis-à-vis des enfants illégitimes et permettaient à des personnes diverses d’assurer l’éducation des plus jeunes en raison de l’interdiction des mariages légaux et de la non reconnaissance d’unions qui pouvaient être détruites à tout moment selon les désirs et les besoins des maîtres. Ceci n’empêche pas de considérer que ces traits peuvent avoir aussi des échos dans certaines ethnies africaines et auraient alors été transportés vers le Nouveau Monde où ils auraient pu être conservés parfois, même sous une forme atténuée, transformée. De même, voir l’entraide dans une parentèle élargie, faite de membres consanguins ou non, peut en effet découler de conditions économiques défavorables – mieux partager des ressources limitées paraît plus logique – mais peut également s’inscrire dans une histoire de racisme et d’exploitation qui a entraîné une certaine solidarité au sein du groupe noir. Afin de défendre un point de vue précis dans un cadre conceptuel donné, les experts ont eu parfois trop tendance à « simplifier » l’analyse en ne retenant que certains paramètres qui, souvent, les arrangeaient, il faut bien le dire.
7Les familles noires sont multiples et quand bien même certains schémas y seraient plus prégnants selon les époques (foyers monoparentaux, familles élargies, couples à répétition, enfants nés hors mariage), il ne faut pas oublier qu’on retrouve ceux-ci également dans d’autres groupes ethnoraciaux. Les catégories utilisées par les statisticiens ou par les chercheurs ne correspondent pas toujours à la réalité et aux perceptions que les individus se font de leur famille et il faudrait donc les reconsidérer ou les affiner. Une famille monoparentale, classifiée ainsi car une mère élève apparemment seule ses enfants, n’indique pas nécessairement les aides apportées par le père ou un autre parent et ne prend pas en compte le fait que cette situation est peut-être temporaire. Roger Chartier qui examinait la crise de l’intelligibilité historienne remarquait que :
Les critères et les découpages classiques qui ont longtemps fondé l’histoire sociale (par exemple le classement socioprofessionnel ou la position dans les rapports de production) ont perdu leur force d’évidence. Les historiens ont pris conscience que les catégories qu’ils maniaient avaient elles-mêmes une histoire, et que l’histoire sociale était nécessairement l’histoire des raisons et des usages de celles-ci. D’autre part, les hiérarchisations habituelles, fondées sur une conception figée et univoque de l’activité professionnelle ou des intérêts sociaux, ont paru rendre compte bien mal de la labilité des relations et des trajectoires que définissent les identités (Chartier, 1998 : 11).
8On pourrait faire des remarques similaires à propos des critères pour classer et définir les familles. Les catégories établies par l’État et utilisées par exemple dans les recensements sont fondées le plus souvent sur des hypothèses et des présupposés1.
9Dans un essai sur la construction administrative, juridique, économique, scientifique et religieuse de la famille, Généalogie de la morale familiale, paru en 2003, Rémi Lenoir écrit que « ce qui est en jeu dans les discussions publiques sur la famille est moins l’ordre familial lui-même que les aménagements à y apporter pour qu’il se maintienne et que l’ordre social qui lui est associé soit préservé. Car c’est bien de l’ordre social qu’il est question, et des structures qui l’instituent et le consacrent » (Lenoir 2003, 16). Les discussions sur les familles noires ont souvent été menées dans cette logique et même celles qui prenaient le contre-pied des précédentes pour « défendre » cette institution afro-américaine ne remettaient pas forcément en cause les postulats de départ. Ainsi, au lieu de s’interroger sans cesse sur la réalité de la famille noire et sur ses formes, il faut plutôt l’envisager comme faisant partie de ces institutions « qui sont autant produites par les structures sociales que reproductrices de ces structures, au moyen notamment du travail collectif de socialisation qu’elles opèrent » (ibid., 35). Penser les familles c’est donc « penser l’État » puisque comme l’indique Lenoir, « les catégories instituées par l’État, tant dans les choses que dans les esprits, sont d’une telle force qu’elles sont considérées naturelles » même si, avec les bouleversements dans les schémas familiaux ces dernières décennies (divorce, cohabitation, familles éclatées, recomposées, etc.), « la définition de la famille ne s’impose plus avec l’évidence qu’elle avait » (Lenoir, 2003 : 483-84). En reprenant les catégories élaborées par l’État et les structures sociales sans les interroger, les chercheurs et autres analystes de la famille reproduisent à leur tour clichés et définitions qui envisagent les relations familiales selon des idées préconçues.
10Bourdieu notait par exemple les différences entre ce qu’il nommait « la parenté officielle » et « la parenté usuelle dont les frontières et les définitions sont aussi nombreuses que les utilisateurs et les occasions de les utiliser » (Bourdieu, 1972 : 78). Il rappelait ainsi les possibilités variées d’interpréter et de « vivre » les familles et dénonçait les simplifications abstraites opérées par les experts et l’illusoire pouvoir déterminant des catégorisations, des systèmes formels et formalisés dans les discours officiels en politique et en recherche2.
11En tant que postulats déterminés socialement et culturellement, la masculinité et la féminité, comprises ici comme identités masculine et féminine, ont également nettement influencé la vision des hommes et des femmes noirs dans la société comme dans la recherche3. La maternité et la paternité – soit ici la qualité de mère et de père – font aussi partie des notions qui sont fortement construites par l’État et dont les définitions officielles sont largement reprises en recherche et par les citoyens eux-mêmes. L’évolution de la vision des mères est indéniable. Spécialiste de cette question en France, Yvonne Knibiehler remarque fort justement qu’« il n’y a pas de “nature féminine” éternelle et universelle, que la maternité, en particulier, n’est pas hors du temps, qu’elle a une histoire » (Knibiehler, 2007 : 227). On ne peut ici examiner l’histoire complète de la maternité aux États-Unis, mais il semble pertinent d’en examiner quelques moments-clé.
12En 1980, dans une étude fondatrice, l’historienne Linda Kerber avait avancé la notion d’une « maternité républicaine » pour expliquer la fonction des Américaines lors de la fondation des États-Unis. On ne leur avait pas accordé ou reconnu de rôle public pendant la guerre d’Indépendance et elles avaient forgé leur propre contribution patriotique à la création de la nation américaine. Elles devaient garantir le salut de la jeune république en élevant les futurs citoyens : leurs fils devaient apprendre à endosser la liberté et à assumer un rôle public, leurs filles à s’occuper de la sphère privée (Kerber, 1980). Ces attributions étaient associées aux femmes blanches et les Noires ne pouvaient y prétendre puisqu’elles faisaient partie d’un groupe qui avait été écarté de la citoyenneté aux États-Unis. Dans les États esclavagistes, on ne tenait pas compte du rôle des femmes noires qui participaient pourtant très étroitement à l’éducation des enfants blancs.
13Dans la seconde moitié du xixe siècle, on vit apparaître un « culte de la domesticité » qui enjoignait aux femmes d’être les gardiennes du foyer. Elles devaient assurer le bien-être de leur mari et de leurs enfants à une époque où la société américaine s’industrialisait et où les hommes investissaient davantage la sphère publique par leur travail. Les rôles féminins étaient à nouveau circonscrits au foyer conjugal et les sphères privée et publique semblaient complètement cloisonnées, voire opposées. Ce concept était adapté aux bourgeoises blanches et les autres Américaines étaient peu prises en compte. Pourtant, en effet, un nombre grandissant de femmes avaient des emplois hors de chez elles dans les manufactures et les usines. Une forte proportion de Noires travaillaient aussi comme domestiques (bonnes, cuisinières, femmes de ménage et blanchisseuses) et permettaient ainsi aux Blanches qui les employaient de remplir leur rôle de mères au foyer et de citoyennes. Avec ce discours, on ne s’interrogeait pas sur les désirs et obligations des plus pauvres. Une « bonne mère » était avant tout celle qui correspondait au modèle domestique dominant.
14Par la suite, dans les années 1950, on donna en exemple la mère au foyer – à nouveau blanche – des banlieues aisées. Toute une idéologie fut élaborée pour définir les mères les plus performantes. On y mettait en avant ces femmes qui tenaient leur maison avec soin, participaient activement à l’éducation des enfants, ôtaient tout souci à leur mari occupé à gagner un salaire suffisant pour permettre d’acheter les nouveaux produits de consommation (appareils ménagers, postes de télévision, voitures). Le modèle de la mère américaine était une consommatrice privilégiée fréquemment opposée dans les discours politiques, et en pleine Guerre froide, à la travailleuse soviétique obligée de travailler et de vivre dans un système collectivisé. La publicité et les médias en général renforçaient cette image d’une femme dont l’un des rôles principaux était de pousser sa famille à consommer et à participer ainsi à la croissance économique des États-Unis. Les Noires, qui n’avaient cessé de travailler pour contribuer à la survie de leur famille, ne pouvaient pas cadrer avec cet idéal. Nous avons vu combien ces disparités entre Blanches et Noires, même fortement généralisées4, avaient conduit à la notion d’un « matriarcat » dans les familles afro-américaines.
15Les observateurs ont largement montré depuis que ces modèles maternels étaient le plus souvent idéalisés et que peu de femmes y correspondaient vraiment. Malgré tout, ils furent particulièrement prégnants dans la culture populaire, dans les débats politiques et dans l’imaginaire américain. On ne peut donc les négliger. Les mères idéales se situaient dans ces définitions et les autres étaient par conséquent défaillantes ou déficientes. Ces modèles impliquent la centralité du foyer dans la définition des rôles sociaux féminins. La famille y était essentiellement nucléaire et les femmes y accomplissaient un travail domestique non rémunéré parfaitement défini et sexué qui les rattachait au foyer en tant qu’épouses et mères. Cette mise en scène culturelle doit aussi être vue en termes de rapports sociaux de sexe « qui séparent et hiérarchisent systématiquement les groupes des hommes et des femmes » (Pfefferkorn, 2007 : 269).
16Une notion sous-jacente aux époques examinées ci-dessus est que les mères ont pour charge de former les futurs citoyens de la nation. On décrit alors des attitudes maternelles qui définissent de bonnes mères et, par extension, celles qui, au contraire, évoquent de mauvaises mères (Feldstein, 2000 : 2). Comme le note Feldstein dans son étude sur les mères américaines entre 1930 et 1965, « il est crucial de voir les maternités blanches et noires comme reliées entre elles » (ibid., 3). Elle montre ainsi que, dans toute étude sur les rôles maternels, on doit non seulement considérer les questions de genre mais aussi de race. Les mères noires ont en effet très fréquemment été décrites en termes négatifs ou perçues comme étant à l’opposé des mères blanches. On doit aussi voir les rapports de classe puisque « le plus souvent, les femmes noires (à la fois avant et après l’esclavage) et les ouvrières pauvres (dont beaucoup étaient des immigrantes) étaient tout simplement exclues des présupposés dominants sur les “bonnes mères” et des louanges sur la maternité en vertu de leur race et de leur classe » (ibid., 5). Les définitions des termes « maternel » et « paternel » étaient fondées avant tout sur les femmes et les hommes des couches aisées et du groupe dominant blanc. Le discours sur la famille noire qui a prêté si longtemps attention à des mères et à des pères « à problèmes » s’inscrit nécessairement dans cette problématique. Puisqu’on définit les femmes comme celles qui élèvent les enfants dans le foyer, on décrit les hommes comme ceux qui sont hors du foyer et qui doivent prioritairement assurer les besoins de leur épouse et de leurs enfants. La femme est associée au domaine privé et l’homme à une sphère publique. Ici encore, on doit revoir la construction de ces catégories qui ont le plus fréquemment créé artificiellement des espaces antagonistes ou, pour le moins, très différents.
17En effet, séparer le privé et le public en lieux féminins et masculins élude tout un pan des connaissances sur la famille et sur les rapports sociaux de sexe. Les hommes ont toujours eu un rôle au sein du foyer tout comme les femmes ont été impliquées dans la vie économique (comme productrices d’un travail chez elles ou à l’extérieur, comme consommatrices notamment). Les hommes et les femmes participent aux fonctions d’approvisionnement et d’identification dont nous parlions plus haut. Les clivages entre privé et public apparaissent donc peu probants et ne sont pas vraiment opératoires dans l’analyse des rapports de sexe et de la famille. Il existe aussi « un pouvoir masculin au sein de l’espace domestique » reconnaissable lorsque l’on parle « de la division sexuelle du travail domestique », travail qui reste encore inégalitaire et à l’avantage des hommes (Pfefferkorn, 2007 : 328). On doit mieux s’attacher aux interactions entre « privé » et « public » et continuer à questionner – comme on le fait surtout depuis les années 1960 – les attributions de « rôles » spécifiques et complémentaires aux hommes et aux femmes si longtemps présentes dans la définition des familles aux États-Unis, car elles reposent sur des a priori naturalistes5 :
La famille nucléaire parsonienne reposait en effet sur la complémentarité d’un rôle instrumental dévolu à l’homme et d’un rôle expressif revenant à la femme. Le premier était censé assurer le lien avec la société globale et pourvoir par son activité professionnelle à l’entretien des membres de la famille. La seconde était chargée d’assurer par son travail domestique et sa présence permanente le fonctionnement quotidien de la famille et la socialisation des enfants (Pfefferkorn 2007, 239).
18De par la présence constante des Noires sur le marché du travail et les attributs spécifiquement « masculins » souvent interdits ou rendus difficiles pour les hommes afro-américains, la famille noire ne pouvait fonctionner selon ces préceptes et montrait ainsi les limites de ces diktats insatisfaisants sur ce que devait être l’institution familiale. Ils laissaient de côté les injonctions de classe comme le rejet de toutes les différences et ignoraient la marge, parfois limitée il est vrai, des individus pour s’approprier ces « rôles » ou pour les rejeter.
19L’anthropologue Zimmermann note la tendance aux États-Unis à opposer la nature et la loi dans les relations de parenté, à dissocier les parents « par le sang » des parents « selon la loi » (du mariage, du remariage) qui avait été théorisée par le très influent David Schneider (1968), lequel réduisait la parenté à sa seule dimension culturelle (Zimmermann, 1993 : 182-185). Cette approche dédaignait les liens de parenté « fictifs » décrits par les analystes de la famille afro-américaine. David Schneider écrivait par exemple en 1968 que « la “famille” est un élément culturel qui englobe un mari et une épouse qui sont la mère et le père de leur(s) enfant(s). Un couple marié sans enfant ne forme pas tout à fait une famille de même qu’une femme mariée et ses enfants sans un mari, ou bien un homme marié et ses enfants sans une épouse n’en forment pas une non plus » (Schneider, 1968 : 33). Même si Schneider revint sur ses généralisations dans la conclusion à une édition ultérieure du même ouvrage, en 1980, le modèle nucléaire classique domina longtemps le débat sur la famille noire et il fut défini exclusivement en fonction des usages des couches aisées blanches6. Parallèlement, il semblait parfaitement adapté au système économique ; il était désormais « renvoyé au domaine du privé et de l’affectif » (Segalen, 1991 : Introduction, 13).
20Si nous insistons sur ce type de définitions, c’est que leur usage démontre la prédominance durable de certains concepts présupposant une opposition nette entre domaines public et privé et définissant étroitement ce qu’est – et ce que doit être – une famille aux États-Unis. Il établit aussi l’ignorance ou le déni de la complexité sociale et ethno-raciale dans les comportements familiaux au sein de la nation. Fort heureusement, les études depuis les années 1960 et 1970 ont prêté davantage attention à la variété dans les schémas familiaux américains et notamment sous l’influence de regards sociologiques et historiques divers apportés par les études sur l’immigration et l’ethnicité, sur les pauvres ou sur les femmes et le genre. Cette diversité est admise aujourd’hui par la plupart des chercheurs même si elle n’est pas toujours traduite dans la loi ou dans les discours politiques.
21En 1985, Rémi Lenoir écrivait fort à propos que « le but d’une recherche qui se donne “la famille” comme objet devrait moins consister à en saisir “les caractéristiques” qu’à en analyser le processus selon lequel ces dernières sont constituées » (Lenoir, 1985 : 70). La question de la (re)définition de la famille est un chantier en cours dont les acteurs (sociologues, historiens et autres spécialistes de sciences sociales, mais aussi autres « experts » divers : journalistes, essayistes, politiciens) n’ont pas fini de débattre. Le discours fictionnel et artistique pourrait également apporter des éclairages intéressants sur les us et coutumes des familles aux États-Unis. Dans sa diversité et dans les interprétations qu’on lui prête, il reflète aussi une certaine vision des pratiques familiales. On pourrait finalement adopter la définition de la famille exprimée par Bruno Décoret : « une famille est composée de personnes qui se considèrent comme faisant partie de la même famille » (Décoret, 1998 : 22). Celle-ci permet une plus grande flexibilité dans l’interprétation des liens entre les divers membres d’une unité familiale plus ou moins large, avec l’État et en relation avec les rapports sociaux de classe, de genre et de race.
Notes de bas de page
1 La définition d’une famille a changé dans les formulaires de recensement de la population envoyés à chaque foyer américain. Le Bureau du Recensement tient en partie compte des évolutions dans les pratiques familiales. Le seul foyer nucléaire n’est plus le modèle unique et la définition d’une famille tend à s’y confondre avec celle d’un foyer résidentiel. Un formulaire général est envoyé tous les dix ans, mais il existe aussi des formulaires intermédiaires demandant indications et précisions sur des points donnés (le logement, l’emploi, l’éducation, etc.). Ainsi un formulaire intitulé The American Community Survey (U.S. Department of Commerce. U.S. Census Bureau. Form ACS-1 [2000]) demandait aux personnes interrogées d’identifier leur relation au signataire principal. Pour un même foyer, on pouvait ainsi choisir les catégories suivantes : mari ou femme, fils ou fille, frère ou sœur, père ou mère, petit-fils ou petite-fille, parent par mariage, autre parent. Ces termes indiquaient donc des relations par filiation ou par mariage mais on pouvait aussi cocher les termes suivants : locataire, co-locataire, partenaire, enfant en nourrice, ou autre « non parent ». On voit bien que les choix sont larges et démontrent une certaine reconnaissance de liens dans une famille élargie comprenant des personnes consanguines ou non. Parallèlement, le formulaire général de 2000 (ibid., Form D-2) indiquait en première page que l’on ne pouvait inclure dans les membres du foyer les enfants étudiants habitant dans un autre endroit, les personnes résidant dans une prison, une maison de retraite ou un hôpital psychiatrique, les militaires en garnison et les personnes qui résidaient principalement ailleurs. La « famille » est donc ici réduite à ceux qui partagent un même foyer et les résultats de ces enquêtes ne peuvent tenir compte de nombreuses pratiques, formes d’entraide et liens affectifs au-delà d’un même lieu géographique. L’analyse des données reste forcément limitée, sauf en ce qui concerne l’évolution des catégories utilisées au fil des recensements.
2 Voir aussi l’article de Alban Bensa concernant le travail de Bourdieu sur la parenté (Bensa, 2003).
3 Après les études sur le genre, celles sur la « masculinité » ont mobilisé nombre de chercheurs américains qui tentent d’examiner la construction d’une identité masculine. Voir par exemple Rotundo (1993). Les éditions californiennes Sage publient une revue Men and Masculinity consacrée à cette question.
4 On sait aujourd’hui que la grande majorité des Américaines n’a jamais pu – ou même voulu – suivre ces diktats sur la féminité et la maternité qui étaient le plus souvent construits dans le discours politique et véhiculés par les entreprises à coups de publicité pour vendre tel ou tel produit. Voir par exemple à ce sujet les études de Coontz (1992), de Meyerowitz (1994), Tyler May (2000) et Stewart (2001).
5 Ici encore, on doit noter que ces définitions et catégorisations ne sont pas réservées aux États-Unis et qu’elles se retrouvent à des degrés divers dans de nombreux pays occidentaux comme on y trouve également des débats récurrents sur ce qu’on entend par le masculin et le féminin.
6 Il est intéressant de remarquer que, dans la définition d’une famille donnée par Schneider en 1968, on sous-entend nécessairement des adultes mariés car même les famille « incomplètes » comprennent un époux ou une épouse et non pas, par exemple, un parent hors des liens du mariage. Dans la conclusion à la réédition de 1980, Schneider écrit que « la famille et le système de parenté aux États-Unis sont traités [dans l’édition de 1968] par référence à la classe moyenne blanche urbanisée » et il reconnaît avoir négligé la multiplicité des pratiques et des schémas familiaux en fonction de l’appartenance de classe ou de l’origine ethnique (Schneider, 1980 : 13). Sur l’analyse de Schneider et de la parenté en général, aux États-Unis notamment, voir aussi Collard (2000).
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