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4. De lieu en lieu : ghettos, hyperghettos, banlieues

p. 173-191


Texte intégral

1Depuis une dizaine d’années, pour répondre aux nombreuses critiques à l’encontre du concept d’underclass et afin de tenter de trouver des réponses plus satisfaisantes à la question de l’extrême pauvreté dans les ghettos américains, les chercheurs ont réexaminé les familles noires et les conditions dans lesquelles elles vivent.

2L’underclass est souvent décrite en termes d’extrême pauvreté. Les comportements seraient délictuels parce que des choix familiaux défaillants causeraient des difficultés rencontrées dans les ghettos. Souvent, les analystes comparent la situation présente avec celle du « ghetto d’avant » qui restreignait les choix résidentiels des Noirs mais permettait un échantillon de classes et donc de comportements diversifiés dans un même lieu. Wilson avait déjà noté l’apport moral et bienfaisant des bourgeois noirs – commerçants, professions libérales et intellectuelles ou artistiques – qui offraient non seulement des emplois mais aussi des exemples à suivre aux habitants plus pauvres. Une idée qui prévaut dans de nombreux écrits est celle d’un « âge d’or » auquel la fuite des classes aisées a mis fin en laissant les couches les plus pauvres isolées dans les quartiers urbains destructeurs. Certains auteurs démentent cependant l’idée d’un ghetto acceptable ou même recommandable. Stern rappelle que « au moins en ce qui concerne les revenus et l’emploi, il n’y eut jamais un “âge d’or” du ghetto ; il fut toujours dominé par le chômage et la pauvreté » (Stern, 1993 : 252). On ne peut nier que la ségrégation très forte qui forçait tous les Noirs à se loger dans des quartiers bien délimités jusque dans les années 1970 impliquait une variété certaine parmi les résidents en termes de moyens financiers et de professions. Les plus riches ont souvent été décrits comme plus proches des valeurs de la société dominante en termes de pratiques familiales depuis Du Bois et Frazier. S’identifier à ces valeurs les rapprochait d’un idéal très puissant dans la société américaine et les démarquait également des plus pauvres aux comportements perçus comme trop divergents et condamnables. On peut penser ici à l’approche marxiste qui définit une « classe sociale en soi » liée à la position occupée par les personnes dans les rapports sociaux de production économique et à la distinction qu’elle opère avec une « classe pour soi » quand la « classe sociale en soi » a une conscience d’elle-même et agit historiquement en tant que telle. Nous l’avons vu précédemment, de nombreux auteurs décrivent la persistance de caractéristiques spécifiques à la culture noire, tels que les réseaux d’entraide au sein de familles élargies. Mais il est difficile de faire la part de ce qui est dû à un ostracisme envers le groupe noir dans son ensemble, à un poids historique certain ou à des préférences nettes pour tout le groupe. Parallèlement, on ne peut entièrement négliger la notion d’une « classe pour soi » de Noirs plus aisés qui choisissent sciemment certains comportements qu’ils identifient à leur classe spécifique et qui rejettent alors des pratiques associées pour eux à des classes inférieures. Même si, dans la réalité, on retrouve des foyers éclatés, des mères célibataires, séparées ou divorcées et des cas de violences familiales aussi dans les familles aux revenus confortables, beaucoup persistent à assimiler les « familles à problèmes » avec la population miséreuse des quartiers pauvres. Dans un schéma similaire, on devrait également s’interroger sur l’identification des plus pauvres à des pratiques perçues comme découlant naturellement d’un statut social donné, pratiques que les discours politiques et médiatiques répètent sans cesse comme étant celles des Noirs des ghettos. L’identification familiale découle aussi d’une identification sociale. Celle-ci n’est pas statique et par identification, il faut ici comprendre un processus en construction, constamment déconstruit et reconstruit en fonction de la réalité sociale et des représentations qu’on lui prête, qu’on lui impose.

3Trop peu d’études, et c’est bien dommage, s’attachent à comprendre vraiment les réactions des habitants du ghetto vis-à-vis de situations délétères et face aux stéréotypes dont les médias, le discours politique et, encore trop souvent, la recherche les affublent. Dans une étude sur les violences urbaines, les sociologues français Pialoux et Beaud (2003) affirment que la « personnalité sociale » d’un individu découle de l’univers mental de son groupe social d’appartenance élaboré en un long processus dans un contexte particulier et au travers de pratiques spécifiques. Pour eux, on pourrait alors parler de « personnalité sociale humiliée » chez les personnes pauvres et ostracisées en raison de leur couleur de peau ou de leur origine nationale. Cette personnalité aurait alors des incidences sur les rapports d’un individu à l’emploi et au travail comme le démontre la sociologue du travail Eliane Le Dantec dans une enquête sur des jeunes issus de l’immigration maghrébine en France. Elle note que ces jeunes sont en butte à un « déni-dénigrement » que le travail permet de rectifier en permettant un recouvrement d’humanité, perçu tout particulièrement chez les jeunes hommes. En devenant travailleur, le jeune peut « se délester de l’encombrant et douloureux habit d’immigré ». Quelles que soient les expériences du travail, elles aident « à retrouver le statut de sujet ». Elle remarque que les jeunes interrogés sont prêts à accepter un emploi déqualifié et ses contraintes « pour échapper au statut de “salariables non-salariés” et aux minima sociaux » (Le Dantec, 2008). À l’inverse, l’absence d’emploi contribue à construire cette « personnalité sociale humiliée » et celle-ci a certainement à son tour des incidences sur les pratiques familiales. L’isolement des Noirs dans les ghettos appauvris et leur accès limité, voire nul parfois, à l’emploi, les rend particulièrement sensibles à une image très négative d’eux-mêmes qui rejaillit sans doute sur leurs rapports avec les autres, famille comprise. Sans tomber dans l’analyse psychologisante, il serait intéressant de déterminer plus finement la part de cette auto-perception défavorable dans le rapport à l’emploi et au travail et également dans les schémas familiaux. Une réserve de travailleurs, salariables mais non salariés, pour reprendre l’expression de Le Dantec, existe bien ainsi au cœur des villes américaines et se retrouve tout particulièrement dans les quartiers noirs pauvres où l’on constate « l’exclusion durable voire définitive du salariat d’une partie de la classe ouvrière et la croissance corrélative de l’économie informelle » (Wacquant, 2005 : 32). L’exclusion est palpable quand on voit les logements délabrés, le nombre croissants de sans-abri, les clients toujours plus nombreux des soupes populaires ou bien encore les malades. Elle est aussi moins visible mais tout de même réelle dans les perceptions que les pauvres ont d’eux-mêmes.

4Il ne faudrait pas non plus glorifier l’ancien ghetto ou bien surinvestir l’influence des bourgeois sur leurs congénères miséreux. Les chercheurs montrent davantage aujourd’hui l’évolution des quartiers noirs vers des lieux de pauvreté accrue où les règles sont bouleversées. Une tendance néfaste reste celle qui consiste à parler de « quartiers noirs » indifférenciés. En effet, les zones à forte population noire sont en fait diversifiées. Dans la plupart des villes américaines, les aires de pauvreté profonde cohabitent avec celles où résident des ouvriers et petits employés et l’on trouve encore des quartiers plus riches aux vieilles maisons bourgeoises où habitent des commerçants, enseignants et autres catégories à revenus plus élevés, même si ces résidents ont le plus souvent déménagé vers les banlieues aisées. Ceux qui restent, et travaillent ou même habitent encore des quartiers plus pauvres, y ont souvent des intérêts financiers (un commerce par exemple). Les banlieues ne sont pas uniformément riches non plus et il existe aujourd’hui des aires périurbaines appauvries qui « mordent » parfois sur les aires plus aisées. Parallèlement, les banlieues ne sont pas toujours ethniquement intégrées et de nombreux quartiers aisés sont divisés racialement, les Noirs se retrouvant par défaut ou parfois par choix dans des quartiers « ségrégués »8. De même, la pauvreté peut aussi affecter la périphérie des villes et pas seulement leur centre. Opposer sans cesse villes pauvres et banlieues riches ne reflète plus entièrement la réalité, surtout si l’on considère les pérégrinations de nombreuses familles américaines qui se déplacent au gré des changements économiques et du marché immobilier ou bien encore de la qualité des services dans certains quartiers9. Il faudrait tenir compte ici aussi des politiques en matière de rénovation urbaine depuis les années 1960. Des efforts ont été alors entrepris pour améliorer l’habitat dans des villes qui avaient été massivement abandonnées par les couches aisées parties s’installer dans les zones périurbaines alors que, dans la décennie suivante, la délocalisation des emplois causait la désertification économique des centres urbains. Les villes américaines virent la proportion d’habitants plus pauvres fortement augmenter et durent alors faire face à de graves crises budgétaires et financières, accroissant la pénurie ou l’indigence des services gérés par les municipalités, depuis la collecte des ordures ménagères et les services de secours jusqu’aux écoles et aux transports en commun. Les quartiers, affaiblis par ces bouleversements structurels et habités par une forte proportion de foyers économiquement fragilisés, se trouvèrent en position de faiblesse accrue10. La construction de logements subventionnés à bas prix eut également des incidences notoires. Elle fut largement insuffisante, tandis que les offres étaient le plus souvent localisées dans des endroits où résidait déjà une large proportion de pauvres et dans des quartiers à forte population ethnique : il en résulte une concentration accrue de Noirs appauvris dans un même lieu accablé de problèmes : chômage et précarité, proportion non négligeable de bénéficiaires de l’aide sociale, montée de la violence. Les coupes budgétaires depuis les années 1980 ont fortement réduit l’aide fédérale pour la construction et l’entretien de ces appartements. Ils sont désormais presque entièrement sous la responsabilité de municipalités qui n’ont pas nécessairement les moyens de les entretenir ou qui négligent ces zones peu intéressantes en termes économiques ou politiques. Des logements de ce type émaillent les villes américaines et frappent par leur délabrement : bâtiments entiers aux vitres brisées ou obstruées de planches, ascenseurs en panne et jamais réparés, ampoules grillées non remplacées, rares espaces verts où ne poussent plus que des mauvaises herbes, jeux pour enfants inexistants ou cassés. Les choix architecturaux furent également souvent désastreux : des matériaux de piètre qualité et rarement sélectionnés pour leur aspect esthétique agréable, couleurs ternes, immeubles hauts et resserrés qui obstruent la lumière11. Il est clair que ces quartiers ont été délibérément mis à l’écart et souvent laissés à l’abandon depuis. Résider dans ces endroits où l’on ne trouve pratiquement plus de travail a forcément des incidences sur le quotidien des habitants à tous les niveaux. On n’y habite pas par choix. Ils sont désormais peuplés d’une population plus homogène que par le passé avec un fort taux de personnes pauvres et précarisées. À l’autre bout de l’échelle sociale, on trouve les quartiers chics, le plus souvent en zone périurbaine, dans lesquels s’« enferment » les riches entourés de gardes, de grilles et autres mesures de protection12. Entre ces deux extrêmes, on doit admettre une certaine diversité et la complexité des schémas résidentiels : dans un même quartier peuvent cohabiter des catégories sociales et ethnoraciales différentes. Les quartiers changent vite aux États-Unis et les flux de population sont constants. La configuration des résidents peut ainsi être plus ou moins mêlée : des pauvres avec des employés et des ouvriers et – dans les villes à forte immigration ou mixité ethnique – des gens d’origines variées. Si les quartiers noirs sont souvent encore définis en termes presque exclusivement ethnoraciaux dans les villes où l’immigration est faible, ce n’est pas le cas dans celles qui accueillent un fort taux d’immigrants. Là, on peut trouver des populations avoisinantes de diverses origines dans des quartiers limitrophes ou même dans une rue ou un immeuble à la frontière de deux zones ethniques. Hispaniques, Asiatiques, Noirs Américains peuvent se croiser plus ou moins régulièrement, nous y reviendrons.

5Il paraît essentiel d’appréhender la pauvreté urbaine en termes de complexité et de ne plus faire d’oppositions binaires entre Noirs et Blancs, riches et pauvres, familles nucléaires et foyers « déstructurés » car elles ne reflètent pas complètement la réalité des familles noires et des pauvres en général. Il reste sans doute beaucoup à faire pour mieux comprendre les relations entre rapports sociaux et raciaux. Depuis quelques années déjà, un travail est mené sur les classes moyennes noires et il permet d’une part d’éviter l’équation caricaturale entre négrité et pauvreté et, de l’autre, d’avoir une vision affinée des Afro-Américains dans leur ensemble. En 1987, le sociologue Bart Landry a publié une étude sur cette population dans The New Black Middle Class. Il s’y intéresse aux Noirs qui avaient tiré avantage des lois et des mesures anti-discriminatoires des années 1960 et avaient pu accéder, pour la première fois souvent, à des diplômes universitaires et des emplois mieux payés. L’auteur montre les disparités au sein de ce groupe dans lequel seuls les plus aisés ont accès aux symboles de la richesse (voitures et vêtements de luxe, maisons spacieuses). L’installation dans les banlieues accompagne souvent cette mobilité sociale, mais dans une bien moindre mesure que pour les Blancs au statut comparable. Il rappelle que « quand les Noirs s’installent en plus grand nombre dans les banlieues proches, beaucoup de Blancs s’éloignent dans les franges périurbaines plus lointaines » (Landry, 1987 : 180). Les Noirs déménagent alors dans des quartiers délaissés par les Blancs ou dans d’anciennes banlieues auparavant déjà occupées par des Noirs (ibid., 181). On ne peut donc pas parler de la fin d’une ségrégation à base raciale. Dans une étude sur Detroit, Karen Gibsen notait de plus la persistance de la discrimination à l’embauche, y compris pour les moins pauvres : « Les Afro-Américains de la classe moyenne qui résident dans des quartiers où les emplois sont disponibles et qui ont des diplômes et de l’expérience professionnelle doivent toujours faire face à des blocages sur le marché du travail » (Gibson, 2004 : 187). Leur position reste donc potentiellement instable et ils ne peuvent pas toujours aller au-delà d’un certain niveau économique. De plus, Landry note la « vulnérabilité » des familles de ce groupe qui ont acquis leur statut encore récemment et qui peuvent régresser à chaque coup dur : une crise financière ou immobilière, un décès ou une maladie dans la famille. Les Noirs ont ainsi peu de capital et sont parfois amenés à vendre un logement pour rembourser des dettes ou faire face à des imprévus. Leur position dans la classe moyenne est globalement plus fragile que celle des Blancs (Landry, 1987 : 205) et repose surtout sur les efforts entrepris par l’État pour mieux insérer les Noirs dans la société depuis une quarantaine d’années et sur les pressions exercées sur les entreprises pour qu’elles appliquent les mesures en faveur des minorités. Une étude récente montre en outre que les Noirs, comme les Hispaniques d’ailleurs, ont fait des progrès en divers domaines dans les années 1990 mais ont régressé depuis 2000. Ainsi en 2007, les taux de chômage étaient officiellement de 4,1 % pour les Blancs, de 5,6 % pour les Hispaniques mais encore de 8,3 % pour les Noirs. En 2006, 8,2 % des Blancs étaient considérés comme pauvres ; les pourcentages étaient de 20,6 % pour les Hispaniques et de 24,2 % pour les Afro-Américains. Un dernier indicateur montre bien les différences économiques entre ces divers groupes : en 2006 75,8 % des Blancs étaient propriétaires de leur logement pour seulement 49,7 % des Hispaniques et 47,9 % des Noirs. Les différences ethno-raciales sont encore extrêmement pertinentes à tous les niveaux (Logan & Westrich, 2008)13.

6En même temps, il n’existe pas de réelles politiques locales concernant les plans d’aménagement du territoire et la répartition des populations dans les zones urbaines. Dans une étude sur les schémas résidentiels dans les banlieues américaines, Dennis Keating note que de nombreuses pratiques discriminatoires persistent en dépit des lois passées depuis 1968, des procès récurrents et des efforts des écoles publiques pour mieux diversifier les populations14. Par conséquent, « seules quelques communes de banlieues ont ouvertement et volontairement inclus l’intégration raciale dans leurs politiques municipales sur le logement et les quartiers » (Keating, 1994 : 15).

7Poursuivant sur les familles noires aisées, Landry note également que davantage de femmes noires ont atteint un statut plus élevé par rapport aux femmes blanches mais aussi aux hommes noirs. On les trouve en grand nombre à des postes d’infirmières, d’enseignantes ou de travailleurs sociaux, autrement dit dans les emplois traditionnellement « féminins » qui furent ouverts aux Noirs à la suite des revendications des années 1960 (ibid. : 202). Dans un livre ultérieur sur les épouses noires au travail, Black Working Wives (2000), Landry montre que les femmes noires ont toujours plus travaillé – souvent par nécessité – à l’extérieur et ne se sont pas conformées, tout au long de l’histoire de ce groupe aux États-Unis, au modèle imposé de la femme au foyer. Le statut des couches noires aisées dépend grandement du travail féminin et celui-ci acquiert un rôle souvent opposé au modèle dominant longtemps véhiculé par les médias et en politique, même si un grand nombre de familles américaines, toutes ethnies confondues, n’y correspondent pas. Pour Landry, de façon schématique peut-être, les femmes noires ont été ici des pionnières (Landry, 2000 : 17). Le travail féminin contribue indéniablement à l’avancement social, particulièrement pour les Afro-Américains encore frappés de racisme à l’emploi. Il est parfois indispensable pour maintenir un certain niveau socioéconomique. On comprend alors d’autant mieux que l’effondrement du marché du travail dans le ghetto contribue à empêcher les familles noires de sortir de la pauvreté.

8Il s’agit alors de redéfinir ce qu’on entend par « ghetto ». Le ghetto a évolué en effet et ne peut plus être vu de manière monolithique. Sa dimension raciale est indéniable puisque comme le rappelle le sociologue Loïc Wacquant « la fermeture sociale et la relégation spatiale dans la Ceinture noire15 s’opèrent prioritairement sur la base de l’appartenance raciale, modulée par la position de classe après la rupture des années 1960 » (Wacquant, 2006 : 8-9). Pour distinguer les nouveaux quartiers de pauvreté exacerbée des ghettos plus anciens et socialement hétérogènes, Wacquant utilise l’expression d’« hyper-ghetto » qu’il qualifie ainsi : « un univers ethniquement et socialement homogène caractérisé par une faible densité organisationnelle et une moindre pénétration de l’État dans ses composantes sociales et, partant, par une très forte insécurité physique et sociale » (ibid. : 9). Si nous avons bien abordé le désengagement progressif de l’État et la perte d’emplois depuis le début des années 1970, nous n’avons que peu mentionné les problèmes de violence et de criminalité en tous genres. Dans ces zones, les activités criminelles ont en effet bien souvent remplacé le travail puisque celui-ci est quasi inexistant ou bien peu rémunéré et intéressant, alors même que les écoles en faillite n’assurent plus le minimum éducatif requis pour obtenir un diplôme de fin d’études et, par-là, une chance d’obtenir un meilleur emploi. Le trafic de drogue qui touche une clientèle massive et qui dépasse largement le cadre de ces quartiers16 remplace bien souvent toute autre activité en l’absence d’une quelconque source légale et régulière de revenus. Les résidents sont affectés largement par les problèmes liés aux drogués et aux malades du Sida, aux victimes des luttes entre gangs rivaux pour contrôler une partie du marché et aux prisonniers enfermés loin de chez eux pour des peines parfois très longues17 et destructrices. De nombreuses familles noires de l’hyperghetto sont ainsi privées d’hommes et, par conséquent, de soutien affectif et financier. Les représentants du système répressif en la personne des policiers jouent ici un rôle important et ils sont parfois les seuls signes visibles d’une présence étatique en dehors des travailleurs sociaux. Un nombre croissant de femmes, noires surtout, fait aujourd’hui partie de la population carcérale et, ici encore, les conséquences sur les familles sont lourdes : enfants élevés loin de leur(s) parent(s), revenus diminués puisque le travail en prison est limité et très peu rémunéré, réinsertion souvent difficile (non seulement au niveau de la recherche d’emploi mais souvent aussi en termes de réajustement familial et affectif après une séparation plus ou moins longue). Les familles noires, si nombreuses à compter un membre ou même plusieurs dans les prisons américaines, essayent bien sûr de faire face à ces absences parfois répétées qui changent nécessairement les rôles, les responsabilités de chacun. La sociologue Megan Comfort qui a enquêté récemment auprès de femmes de prisonniers offre d’ailleurs ici une thèse intéressante. Selon elle, si la prison a bien des conséquences négatives nombreuses et puissantes, admises par tous les chercheurs, elle offre aussi paradoxalement un moyen à ces femmes de mieux gérer les problèmes de pauvreté, de chômage et de déstabilisation interpersonnelle. La prison peut ainsi être « une instance de protection face à des hommes marginalisés ou difficiles à gérer au quotidien » (Comfort, 2007 : 25). Femmes et hommes acquièrent des rôles sexués renouvelés : « mère nourricière ou assistante sociale » pour les femmes qui s’occupent d’un prisonnier et travaillent sans relâche pour leur famille, celui de « repenti » pour les hommes qui, dans leurs lettres ou appels téléphoniques montrent leur « attachement aux valeurs du mariage, de la famille, du travail et de la vie tempérante » (ibid. : 23 & 35). En écrivant ceci, Comfort ne diminue en rien les effets destructeurs de l’incarcération ; elle montre au contraire que « ces femmes stagnent dans la “communauté carcérale” » (ibid. : 47). On pourrait ajouter que des familles entières se trouvent dans cette situation et font partie par personne interposée de cet univers de la prison.

9Écrire sur le ghetto requiert donc des précisions sur l’époque et l’endroit précis considérés. Il ne doit pas refléter les mythes, encore fréquemment présents dans les écrits savants ou médiatiques, sur un lieu étrange peuplé de marginaux asociaux qui, finalement, sont peu connus et souvent peu étudiés de près. Comme le remarque Wacquant, les gens qui y habitent « sont des gens ordinaires qui essaient de construire leur vie et d’améliorer leur sort tant bien que mal dans les circonstances exceptionnellement oppressantes qui leur sont imposées ». Le ghetto ne peut être appréhendé en termes de « désorganisation sociale » car il est « simplement organisé différemment » en réponse à des problèmes très graves (Wacquant, 2006 : 55-56).

10La réflexion des historiens sur la notion d’« espace », de « lieu » (place) peut apporter des problématiques intéressantes. Earl Lewis considère l’évolution de ce concept pour les Afro-Américains, à partir d’un lieu imaginé en Afrique qui « reliait une population créolisée diversifiée à un foyer ancestral que peu avaient vu ou verraient et qui, en fin de compte, n’avait jamais existé » à une redéfinition lors de la migration au début du xxe siècle dans une relation dialectique entre Nord et Sud (Lewis, 1995a : 348-49). On pourrait ajouter une troisième étape avec un lieu d’enfermement dans les ghettos – enfermement exacerbé et dénué d’espoir dans le cas de l’hyperghetto – comparés aux banlieues où les Noirs aisés aspirent à s’installer. L’idée d’un lieu, d’un foyer (home) demande une meilleure évaluation dans le cas des zones urbaines. Le ghetto est varié, nous l’avons vu, et s’il est lieu de confinement, de dénuement ou de désespoir, il est aussi celui où vivent des familles, où se créent des liens affectifs et amoureux, où existent parfois des manifestations culturelles et artistiques (on pense ici au rap, aux graffitis, aux séances de slam). Ses résidents l’appréhendent de diverses façons que les sociologues et les anthropologues ont examinées, mais qui méritent encore recherche et réflexion : le site précis, son inscription dans une ville et une région spécifiques, l’âge des habitants, leur statut familial et économique ont des incidences sur la perception du quartier.

11Les historiens de la migration s’étaient attachés à examiner les liens entre les migrants et ceux qui étaient restés dans le Sud. On devrait aussi s’interroger davantage sur les relations entre les Noirs pauvres des ghettos et leur parentèle installée dans des quartiers plus riches en banlieue. De même que les migrants envoyaient parfois, et envoient encore, leurs enfants dans le Sud où les écoles sont meilleures et la violence peut-être moins exacerbée, certains résidents des ghettos envoient les leurs dans leur famille vivant dans des quartiers moins défavorisés pour des raisons similaires. L’entraide au sein des réseaux de parenté fonctionne aussi lorsqu’un enfant adulte vivant en banlieue aide un parent âgé du ghetto à payer son loyer ou à entretenir son logement ; quand une tante donne les vêtements de ses enfants à ceux de sa sœur qui n’a pas les moyens de leur en acheter ; lorsqu’un oncle s’investit pour aider un neveu ou une nièce dans son travail scolaire, la recherche d’un stage ou d’un emploi. Certains ont quitté les ghettos récemment et ont encore des liens resserrés avec ceux qu’ils ont laissés derrière eux. En même temps, les enfants élevés dans des quartiers aisés et dans des écoles décentes n’ont peut-être plus grand chose en commun avec leurs cousins ayant grandi dans l’hyperghetto. L’entre-soi social peut primer sur les relations familiales. Les relations futures entre les résidents des banlieues aisées et ceux des quartiers pauvres seront sans doute moins fortes et l’entraide s’en ressentira18. On ne peut toutefois négliger le rôle des familles au-delà des frontières d’un quartier. Malgré tout, ces aides, essentielles pour la survie de certains, ne peuvent à elles seules répondre aux problèmes graves dans les zones miséreuses. Il est alors nécessaire de s’interroger sur les manquements et carences au niveau des politiques municipales et des États qui laissent à l’abandon des pans entiers de leurs territoires. Les difficultés liées à la pauvreté ne peuvent être résolues entièrement par des solutions privées même si des habitants du ghetto s’investissent non seulement dans l’entraide familiale mais aussi dans des associations et groupes divers afin d’améliorer leur quotidien. Le mouvement associatif est fort aux États-Unis et se retrouve aussi dans les aires appauvries. Les politiques urbaines depuis une quarantaine d’années ont d’ailleurs encouragé les initiatives privées locales, pour compléter les politiques municipales dans les années 1960 et au début des années 1970, puis pour se substituer au désengagement de l’État à partir des années 198019. Ainsi furent créées des associations de quartier aux fonctions diverses : embellissement, création de marqueurs identitaires pour définir une zone précise (bannières, grilles, barrières), mise en route d’un service de recyclage communautaire, parfois même création de crèches ou de centres de loisirs. Les résultats pratiques sont souvent limités en raison des moyens financiers réduits ou de l’érosion des bonnes volontés au fil du temps ; les incidences sur le bien-être des personnes concernées sont plus probantes au moins pour un temps20. Ces associations sont malgré tout peu nombreuses dans les zones les plus pauvres. Il existe tout de même des organisations politiques dans la continuité de la politisation des Noirs dans les villes depuis les années 1930 (voir Biondi, 2003). Elles tentent d’infléchir les politiques municipales et se battent pour obtenir de meilleurs services et logements dans leurs quartiers mais aussi contre la ségrégation ou pour une meilleure intégration de groupes divers. Dans un essai ethnographique intitulé Black Corona, Steven Gregory montre ainsi l’investissement militant, interethnique parfois, des résidents dans un quartier du Comté de Queens à New York qui leur permet « de contester la pratique de l’exclusion raciale et, en même temps, de redéfinir les sens multiples et changeants des notions de race, classe et communauté » (Gregory, 1998 : 12). Dans une étude récente, Kurashige (2008) analyse de son côté les combats à Los Angeles des Noirs et des immigrants japonais au fil du xxe siècle pour remodeler la ville dans des démarches qui les opposèrent souvent mais où ils surent aussi coopérer. Ces efforts montrent la capacité des résidents à résister et à confronter les problèmes tout comme la jonction parfois des intérêts individuels et collectifs ; pour eux, on peut dire, en paraphrasant Earl Lewis, que le foyer (home) est à la fois la famille et la communauté noire (1995a : 352). Néanmoins, ici encore, ils ne peuvent à eux seuls résoudre les difficultés que rencontrent les individus et les familles. Celles-ci sont réelles et aujourd’hui encore la pauvreté affecte prioritairement les Noirs.

12La pauvreté des familles afro-américaines a des origines complexes qui tiennent compte des facteurs de classe, de race et de genre mais aussi des lieux considérés. Le discours politique depuis les années soixante s’est surtout focalisé sur les habitants des ghettos sans tenir vraiment compte de la variété des expériences dans ces quartiers ni de l’existence de graves problèmes économiques dans certaines zones rurales. Certains États ont également plus de pauvres que d’autres. La pauvreté est deux fois plus élevée dans les centres-villes que dans les banlieues, trois fois plus importante dans les États les moins riches. Parallèlement, les Afro-Américains et les Hispaniques ont des taux de pauvreté qui restent largement supérieurs à ceux des Blancs non Hispaniques et des Asiatiques. En 2004, 24,7 % des Noirs (soit 9 millions de personnes) et 21,9 % des Hispaniques (9,1 millions) se trouvaient sous le seuil de pauvreté ; ils étaient 8,6 % pour les Blancs non Hispaniques et 9,8 % pour les Asiatiques ; soit 16,9 millions et 1,2 million respectivement21. Il faut aussi tenir compte de l’âge des personnes affectées par la misère et de leur statut familial. Ainsi, les enfants pauvres sont proportionnellement plus nombreux parmi les Noirs : 33,3 % sont pauvres (3,7 millions) contre 28,6 % pour les Hispaniques (4,0 millions), 9,9 % pour les Blancs (4,2 millions). Ces taux sont particulièrement élevés dans les foyers monoparentaux dirigés par des femmes seules. Les enfants y ont cinq dois plus de chances d’être pauvres que s’ils font partie d’une famille avec un couple marié22. On voit bien que les Noirs sont encore les Américains les plus affectés par la pauvreté même si les taux sont élevés pour d’autres groupes également et notamment les Hispaniques. La prépondérance de la pauvreté chez les Afro-Américains est déjà mentionnée par certains, mais doit être toujours mieux cernée pour comprendre la persistance des différences ethnoraciales. On doit s’attacher à comprendre aussi la « mise en invisibilité » de la pauvreté en général aux États-Unis. Elle avait été dénoncée par Michael Harrington en 1962, mais reste une préoccupation des gouvernements récents dont les réformes du système d’aide sociale tendent à diluer la pauvreté alors même que la richesse croissante d’une petite minorité est elle-même tue. Montrer les Noirs des ghettos comme le symbole d’une pauvreté persistante et finalement difficile à supprimer permet aussi de ne pas s’interroger sur les causes ou les mécanismes de la misère et les solutions radicales nécessaires à son éradication. Il est parfois plus facile de blâmer les choix et les comportements d’un groupe en particulier, surtout s’il est isolé dans un espace clairement identifiable.

13Les hommes et les jeunes mères ont particulièrement focalisé l’attention des chercheurs et experts sociaux divers. Une attention bien moindre a été prêtée aux enfants. Et pourtant, la pauvreté chez ces derniers a des incidences sur la vie entière. Un suivi médical inexistant ou sporadique aura souvent des conséquences sur la santé future, une éducation familiale et scolaire entachée de difficultés de tous ordres offrira moins de possibilités économiques et professionnelles, un environnement insalubre ou violent bouleversera également le devenir de ces enfants23. La pauvreté des plus âgés est aussi importante même si un grand nombre d’entre eux se trouvent dans une position fragile juste au-dessus du seuil officiel de pauvreté. Les enquêtes et les recherches sur les personnes âgées sont néanmoins insuffisantes.

14Si les maris et compagnons et les pères « déficients » ont longtemps été au centre des préoccupations, c’est souvent parce que la prémisse de départ était l’autorité et le pouvoir économique dominant de l’homme dans une famille de type patriarcal. L’histoire du mariage aux États-Unis montre la domination de cet archétype. Les Noires, travailleuses par excellence ne pouvaient correspondre au modèle dominant de la femme au foyer et furent, elles aussi, sujet d’opprobre. Les jeunes mères adolescentes, de leur côté, représentaient des femmes au foyer « inachevées » et laissaient entendre une sexualité hors normes et hors institutions. Nous avons suggéré qu’il ne fallait pas seulement examiner les corrélations entre le modèle nucléaire et les variantes familiales dans le groupe noir mais que l’on devait aussi analyser les influences du premier sur les aspirations des Afro-Américains. Wilson (1978) avait montré les incidences du travail féminin et du chômage masculin sur les couples et le mariage puisque les femmes avaient parfois plus aisément accès à l’emploi24, mais ne trouvaient pas alors de maris ou de compagnons « compatibles » avec leur niveau social et éducatif réel ou potentiel. On devrait aussi prendre en compte le chômage masculin et l’emploi féminin dans la perception des rôles au sein des familles. Dans les quartiers pauvres, et tout particulièrement dans l’hyperghetto, certains enfants grandissent avec des pères constamment sans emploi et parfois ils n’ont connu aussi que des oncles et des grands-pères chômeurs. Ceci va à l’encontre des images et des représentations de la famille « idéale » dans les médias. En revanche, d’autres expressions de la culture populaire dans ces zones – certaines formes de rap par exemple – mettent en avant des hommes machistes et l’exploitation, sexuelle notamment, des femmes y est courante. La confrontation de deux modèles différents a nécessairement des incidences sur la perception des rôles masculins et féminins par les enfants et conduit à une réévaluation de la famille (concernant les responsabilités de chacun, la sexualisation des enfants entre autres).

15Le mariage et la famille sont inscrits dans des définitions institutionnelles et politiques prédominantes. Comme le rappelle Nancy Cott dans un essai sur l’histoire du mariage aux États-Unis, « depuis la création des États-Unis et ce jusqu’à aujourd’hui, des a priori sur l’importance du mariage et sur la forme qu’il doit avoir ont été profondément implantées dans les politiques publiques [...]. Les autorités politiques supposaient la prédominance de la monogamie fondée sur un modèle chrétien – et c’est ce qui s’est passé, non seulement en raison d’une foi chrétienne largement répandue et de pratiques sociales, mais aussi par rapport à des lois positives ou répressives et des choix politiques par les gouvernements » (Cott, 2000 : 2). L’examen de comportements privés ne peut faire abstraction des décisions publiques. La définition du mariage par les autorités a participé à l’élaboration des rapports sociaux de sexes et de races. Cott rappelle que les esclaves n’avaient pas accès au mariage légal et que « cette privation était l’un des points qui les rendait “racialement” différents ». De même, après l’esclavage, les lois sur le mariage « construisaient la différence raciale et punissaient (ou dans certains cas, refusaient tout simplement de légitimer) “le mélange des races” » (ibid. : 4). Les mariages interraciaux étaient en effet toujours interdits dans seize États jusqu’en 196725. Il était clair, au regard des lois, que seuls certains arrangements familiaux et certaines pratiques sexuelles étaient acceptés. Les mariages monogames, et surtout intraraciaux, ont donc eu la préférence politique et institutionnelle et ce modèle était perçu « comme une norme morale unificatrice » (ibid. : 5). Les familles mononucléaires, éclatées ou étendues, ne pouvaient alors qu’être à la marge ou estimées déficientes malgré une plus grande tolérance des foyers non nucléaires depuis les années 196026. Le mariage et la famille relèvent à la fois du public et du privé et nous ne pouvons négliger les interactions entre les deux domaines.

16La pauvreté est souvent au cœur des débats politiques depuis les années 1930 et a fait l’objet d’analyses aussi diverses que nombreuses de la part des experts sociaux. Les Noirs ont pris de plus en plus de place dans ces discussions, à tel point d’ailleurs qu’ils sont devenus le symbole du pauvre aux États-Unis, comme nous l’avons vu. Les familles noires se sont souvent trouvées au centre des problématiques. Au fil du temps et selon le statut de l’expert, son appartenance raciale, sociale et ses tendances politiques, on a eu longtemps affaire à une position, souvent passionnelle, d’attaque ou de défense du système de parenté afro-américain finalement peu productive et fréquemment tautologique. Les productions récentes permettent de mieux comprendre la complexité des causes de la pauvreté et de leurs conséquences sur le quotidien, les perceptions et les changements pour les familles. Beaucoup reste à faire. Il faut peut-être davantage chercher à voir comment se « fabrique » un pauvre, à saisir la « mise en spectacle » de la misère dans des buts variés (politiques, scientifiques, médiatiques). À propos de l’écriture de l’histoire sur les populations appauvries, Arlette Farge parle de « la défiguration du pauvre », de « la volonté de ne rien en savoir » (Farge, 2005 : 187). Il faut aussi, c’est vrai, écouter les pauvres afin d’éviter de les voir comme une masse indistincte. Peut-être devons-nous aussi revoir les catégories utilisées pour parler d’eux et des familles également.

17Pour ce faire, il faut s’interroger sur les notions et les concepts utilisés pour décrire les pauvres et les Noirs et pour les appréhender dans des contextes socioéconomiques et scientifiques clairement identifiés. On ne peut négliger non plus la notion de « pouvoir symbolique » élaborée par Bourdieu qui montre combien les rapports sociaux sont médiatisés par le langage. Ceux qui savent utiliser, manier les mots peuvent fabriquer un monde en le nommant, en l’énonçant, mais celui-peut-être ci ne correspond pas nécessairement à la réalité ou aux représentations que s’en font les acteurs qu’ils observent (Bourdieu, 1972 ; Noiriel, 2003 : 156). Leur position « de surplomb » les empêche parfois de « voir » la pauvreté telle qu’elle peut être vécue par les Noirs. Les recherches « sur le terrain » sont ici précieuses comme le sont l’examen de sources et des archives variées tenant également compte des dires des pauvres eux-mêmes.

Notes de bas de page

8 De par leurs revenus, certains Afro-Américains ont désormais accès à des zones résidentielles très cossues où l’on cultive l’entre-soi social, les familles choisissant délibérément des résidences où cohabitent les mêmes catégories, y compris ethnoraciales parfois.

9 L’attraction de la banlieue tient à des facteurs divers : on cherche des quartiers plus paisibles où les logements sont plus récents, souvent plus spacieux et de meilleure qualité et on recherche également de meilleures prestations et notamment des écoles mieux dotées en matériel et en enseignants et aux résultats supérieurs. Sur les origines de la fuite vers les banlieues après la Deuxième Guerre mondiale, consulter le classique Crabgrass Frontier de Kenneth Jackson (1985).

10 Sur les politiques en matière d’urbanisme et leur manque de cohérence voir The Geography of Nowhere de Howard Kunsler (1993). Sur la crise des municipalités, consulter par exemple The Fiscal Crisis of American Cities de Alcaly & Mermelstein (1976).

11 Ces quartiers délabrés existent pour partie dans les zones urbaines d’autres pays riches et notamment en France et ils doivent aussi souvent faire face à des crises budgétaires et sociales, mais l’état de ces zones aux États-Unis a atteint des niveaux rarement constatés ailleurs, montrant bien le peu de volonté politique pour entretenir et améliorer des logements pour les plus pauvres et le désengagement de l’État, tant au niveau fédéral qu’à celui des États ou des municipalités. Pour une analyse comparative, voir Wacquant (2006). On peut lire également Haghigat (1994).

12 Nous faisons ici référence aux gated communities qui ont fleuri autour des villes américaines depuis une vingtaine d’années et dont les résidents ont le plus souvent des revenus plus que confortables et recherchent l’uniformité et l’exclusion sociales et fréquemment ethniques. Voir Privatopia de E. McKenzie (1994).

13 Ces chiffres, tirés de recensements récents et de statistiques officielles, doivent être considérés avec précaution. Par exemple, les taux de chômage sont en général en dessous de la réalité puisque les temps partiels subis et les personnes qui ont cessé de demander du travail pour des raisons variées (découragement, offres limitées selon le lieu de résidence ou le niveau de compétence...) ne sont pas prises en compte. Il faudrait aussi voir les variations selon le lieu considéré et l’âge des chômeurs. Ainsi, le taux de chômage des jeunes Noirs dans les ghettos est bien supérieur. Malgré tout, ces chiffres indiquent la persistance des inégalités en fonction de l’appartenance ethnoraciale et montrent bien que les Noirs sont les plus touchés par la pauvreté et le chômage en dépit des mesures passées depuis les années 1960 pour les aider à rattraper les autres Américains en termes socioéconomiques. La crise récente depuis 2009 n’a fait que renforcer ces disparités.

14 Une loi contre la ségrégation résidentielle fut passée en 1968 et amendée à nouveau en 1988 ; elle visait à interdire les pratiques qui, dans la réalité, interdisaient à certains habitants d’acheter ou de louer un logement dans le quartier de leur choix (en termes de prêts bancaires ou d’offres par les agences immobilières par exemple). Concernant les écoles, des mesures furent tentées au niveau fédéral pour mieux intégrer les enfants noirs dans le système mais sans résultat probant et au milieu de controverses et résistances intenses. Sur la ségrégation à l’école voir Montagutelli (2000) et surtout le chapitre 10.

15 Wacquant fait ici référence aux quartiers noirs de Chicago, surnommés the Black Belt et utilise alors cette métaphore pour parler des zones noires urbaines en général.

16 L’anthropologue John Brown Childs notait par exemple dans un article de Z Magazine que « le quartier urbain pauvre est utilisé comme supermarché par de puissants grossistes de la drogue et par les riches consommateurs des banlieues » (Brown Childs, 1991 : 84). Il est clair que ce marché ne profite pas qu’aux quelques revendeurs du ghetto, tandis que les conséquences néfastes affectent les habitants de ce dernier directement et prioritairement.

17 Le président Reagan avait amorcé une guerre contre la drogue, continuée par Bush père, qui conduisit en prison un nombre incroyable de personnes, y compris pour des délits mineurs et, ce, à titre d’exemple. Voir par exemple Les prisons de la misère de Wacquant (1999).

18 Un sondage fait en 2007 indiquait que les Afro-Américains voyaient un gouffre grandissant entre les valeurs de la classe moyenne et celles des pauvres. Il était noté que « presque quatre personnes sur dix disent que, en raison de la diversité au sein de leur groupe, les Noirs ne peuvent plus être perçus comme une seule race ». Il faudrait s’interroger sur cette utilisation du mot « race » ; néanmoins, les différences intraethniques ici affirmées renforcent la notion de divergences à base sociale dans le groupe noir. (Pew Resarch Center, 2007 : 2).

19 Sur l’évolution des initiatives privées en rapport avec les politiques locales, voir Claude Jacquier (1992).

20 On peut consulter le témoignage sur une association de ce type créée dans un quartier pauvre de Boston in Streets of Hope de Peter Medoff & Holly Sklar (1994).

21 Chiffres tirés de “Poverty in the United States : 2004”, un rapport élaboré par Le Congressional Research Service pour le Congrès américain et remis à jour le 19 septembre 2005 (http://www.crsdocuments.com). Le seuil officiel de pauvreté est établi par le Bureau du Recensement. Il est calculé en fonction d’estimations concernant la somme d’argent nécessaire à un individu ou à une famille sur une année pour des biens et services minimums et il est réajusté annuellement en fonction des prix à la consommation. En 2004 par exemple, ce seuil officiel était de $19.307 pour une famille de quatre personnes. Il faut rappeler ici les incertitudes liées aux statistiques et les enjeux sur la définition d’un seuil de pauvreté qui fait l’objet de débats récurrents. Les taux de pauvreté varient selon les définitions et les paramètres choisis au départ. Voir ici les conclusions de Romain Huret (2008), et en particulier le chapitre 8.

22 Ces chiffres viennent également du rapport mentionné ci-dessus.

23 Voir une étude du gouvernement américain publiée en avril 2007 qui examine les conséquences de la pauvreté en termes de santé, éducation et participation au marché du travail. On y note également une exposition plus grande à la pollution dans les quartiers pauvres des villes. Les conclusions font également état d’un lien direct entre l’accès aux soins médicaux et les taux de mortalité infantile, et également entre la pauvreté et les activités criminelles (GAO, 2007).

24 Les raisons en sont multiples : plus grand accès aux emplois de services et de fonctionnaires, stigmatisation peut-être moins grande des Noires par rapport aux hommes noirs pour certaines professions et notamment dans les services aux personnes (par exemple les emplois en lien direct avec une clientèle variée), meilleure réussite scolaire des filles. Il faudrait ici examiner aussi les problématiques de l’éducation familiale des filles en ce qui concerne le travail scolaire.

25 Quarante États en tout avaient eu des lois contre les unions mixtes. On peut lire ici l’article de Brent Staples écrit à l’occasion du décès de Mildred Loving, une Noire, dont l’union avec Richard Loving, un Blanc, causa leur arrestation et leur bannissement de l’État de Virginie où ils résidaient mais entraîna aussi la suppression des restrictions contre les mariages interraciaux par la Cour Suprême en 1967 (Loving v. Virginia) (B. Staples, 2008).

26 Les États-Unis n’ont pas l’exclusivité du paradigme nucléaire dans les politiques sur le mariage et la famille mais le poids des traditions et de la religion les a conduits à une plus grande restriction des choix possibles en ce qui concerne les familles au niveau institutionnel. Il n’y existe pas vraiment d’équivalent courant du Pacs français par exemple même si dans le débat politique et électoral récent on s’interroge sur l’adoption par des homosexuels ou sur leur mariage (en 2000 le Vermont reconnaissait l’existence légale d’une « union civile de personnes du même sexe » ; en juin 2008, la Californie approuvait les mariages entre homosexuels mais elle les rejeta lors des élections de novembre 2008). Voir Coontz (2005) pour une histoire comparative du mariage.

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