2. Mères célibataires, pères absents
p. 151-161
Texte intégral
1Dans les années 1980, les articles savants et surtout ceux émanant de la grande presse1 relatent à grands renforts de statistiques l’accroissement phénoménal du nombre de grossesses chez des mères célibataires ; on parle aussi beaucoup des très jeunes mères qui deviennent le symbole des déficiences dans le ghetto noir. Le taux élevé de ces mères (certaines n’ont que 12 ou 13 ans) est indéniable et il croissait rapidement en effet depuis les années 1970. Néanmoins, il est parfois difficile de faire la part des choses dans l’avalanche de chiffres publiés. Dans un article en 1992, Murray notait un taux de naissances hors mariage (qualifiées d’illégitimes) chez les Noires de 21,6 % en 1960, 37,6 % en 1970, 55,2 en 1980 et enfin de 65,7 % en 1989, soit une différence par rapport aux Blanches de 19,3 % en 1960, 31,9 % en 1970, 44,2 % en 1980 et 46,5 % en 1989 (Murray, 1992 : 27). On voit donc une augmentation très nette de ces grossesses et des différences importantes entre groupes raciaux. Ces chiffres confirment la thèse de Murray et des politiciens conservateurs selon laquelle des mesures de protection sociale élargies et généreuses encourageraient les femmes à avoir des enfants seules – pour recevoir des aides nombreuses. Les politiques de remise en cause amorcées par le Républicain conservateur Reagan ne seraient pas suffisantes pour démanteler cette dépendance. Ces chiffres ne disent pas toutefois qui sont ces mères exactement : sont-elles majoritairement issues des quartiers pauvres ou pas ? Vivent-elles en ville, en banlieue ou en zone rurale ? Dans des zones déstructurées économiquement et avec peu d’offres d’emploi ou dans des quartiers à faible taux de chômage ? De plus, une comparaison Noirs/Blancs élude toute une série de questions : en effet, qui inclut-on dans la population blanche ? Tous ceux qui ne sont pas noirs – et là aussi, il faudrait sans doute prendre en compte les facteurs économiques et résidentiels mais aussi les différences entre Noirs état-suniens et immigrés caribéens ou africains arrivés de fraîche date ? La population blanche comprend-elle indifféremment les femmes dans les banlieues aisées, les pauvres, les membres de groupes d’immigration comme les Hispaniques dont les comportements sont sans doute variés et suivent des critères classistes et culturels multiples ? Les chiffres ne mentionnent pas non plus l’âge des mères.
2Ces statistiques sont régulièrement réfutées. On peut citer le livre de Constance Williams sur les mères célibataires noires paru en 1991. L’auteure y remarque qu’« entre 1960 et 1980, les taux de grossesses, d’avortement, et de naissances chez les jeunes adolescentes [de moins de 15 ans] augmenta ». Elle constate donc elle aussi une augmentation générale du nombre de mères célibataires adolescentes et ajoute : « En dépit du taux relativement plus élevé de grossesses chez les adolescentes noires, il est important de noter que depuis 1970 les naissances hors mariage ont augmenté pour les adolescentes noires et blanches » (C. Williams, 1991 : 9). Ces chiffres ne nous donnent pas de précisions sur le statut socioéconomique des jeunes mères mais indiquent que le phénomène des mères adolescentes était globalement plus généralisé que ne l’affirmait Murray.
3Il existe ainsi un grand échantillon de statistiques qui abordent toutes ce problème par des biais divers, offrent des chiffres différents et ne nous donnent finalement pas une image très claire ou nuancée. Il ne s’agit pas bien sûr de dénigrer ou d’ignorer l’utilisation très utile des statistiques mais les spécialistes d’histoire culturelle Roux et Sinelli remarquent fort à propos que le calcul des probabilités « censé fonder la véracité des résultats statistiques » est « par construction réducteur ». Pour eux, « on aboutit à des moyennes commodes, parce que faciles à communiquer. Mais cette moyennisation généralisée laisse le lecteur très loin de la façon dont chaque individu [...] vit sa vie culturelle dans la réalité » (Roux & Sirinelli, 199 : 304). Ils parlaient ici des enquêtes sur les pratiques culturelles ; leurs conclusions sont toutefois pertinentes sur les données statistiques en général. Chaque auteur cherchant à prouver un point spécifique peut « tirer » les données à lui pour aller dans le sens de sa démonstration et « oublier » ainsi une partie de l’équation. Les chiffres sur les grossesses adolescentes ou sur les mères célibataires en perdent de leur pertinence.
4Malgré tout, on ne saurait ignorer complètement le nombre phénoménal de jeunes – voire très jeunes – mères célibataires aux États-Unis des années 1960 aux années 1980 et la forte proportion de ces mères dans le groupe afro-américain. Les leaders noirs eux-mêmes s’emparèrent de cette situation et confirmèrent sa gravité. Ainsi un article de Eleanor Holmes Norton, professeur de droit et ancienne directrice pour le Président Carter de l’Office of Equal Opportunity publiait un article dans le New York Times encourageant à « restaurer la famille noire traditionnelle » (Norton, 1985), acceptant de fait une vision familiale conservatrice. De son côté, Dorothy Height, alors présidente du Conseil national des femmes noires, demandait dans le magazine noir Ebony une mobilisation de tous les Afro-Américains pour faire face à la question des « enfants qui ont des enfants » qu’elle envisageait plutôt en termes de problèmes d’éducation et de chômage (Height, 1985). Elle notait, comme beaucoup d’autres, la pauvreté accrue de ces familles, une scolarité souvent interrompue trop tôt pour les jeunes mères et une détresse parfois grande chez ces mamans souvent peu préparées à s’occuper d’un bébé.
5Les conservateurs tels Murray mettaient en cause l’accroissement des aides sociales et une politique familiale trop laxiste. Leurs adversaires cherchent plutôt des causes dans les changements culturels, sociaux ou économiques. On retrouve chez certains une position réactive de défense comme après la publication du rapport Moynihan. Les auteurs estiment alors que le discours largement médiatisé sur les mères adolescentes offre à nouveau une image dégradante et pathologique de la famille noire. Certains auteurs, noirs le plus souvent, cherchent des explications dans une culture afro-américaine spécifique dans laquelle les schémas familiaux élargis encourageraient certaines pratiques qui, à leur tour, favoriseraient les liens mères / enfants, parfois au détriment des relations de couple. Il ne serait donc pas étonnant de trouver un plus grand nombre de mères célibataires dans le groupe noir. Les spécialistes de la famille noire avaient en effet déjà montré l’importance de réseaux de parenté où l’entraide assure la pérennité des liens et la survie économique et affective des membres ; ces conclusions sont rappelées. Certains y décrivent l’importance moindre accordée aux relations conjugales et amoureuses qui peuvent remettre en cause les liens consanguins. Dans certains cas, la famille élargie peut contribuer à la rupture du couple : « le fait qu’une femme et ses enfants puissent en général se tourner vers la famille étendue de la mère pour obtenir soutien financier et affectif permet plus facilement à l’homme de les quitter » (Martin & Martin, 1978 : 33). Les enfants nés hors mariage seraient mieux acceptés également : « l’enfant noir illégitime n’est pas condamné pour les conditions de sa naissance » (Staples, 1971 : 135). Certains avancent des raisons historiques puisque les Noirs auraient toujours connu – et en particulier pendant l’esclavage – des relations sexuelles et parentales non officialisées qui sont depuis considérées comme normales (Height, 1985). Parallèlement, on montre aussi le rôle des pères (soutien financier, visites, cadeaux, garde ponctuelle des enfants) même lorsqu’ils n’habitent pas avec la mère et leurs enfants (Shimkin et al., 1978). Le fait de devenir mère serait aussi un « rite de passage » qui montrerait aux yeux de la famille et de la communauté qu’une jeune fille est devenue une femme (Ladner, 1978).
6Ces essais variés écrits pour faire comprendre les comportements des jeunes adolescentes dans le cadre d’une culture spécifique sont assez inégaux hélas et peu d’études approfondies ont été publiées. Ils montrent quelquefois un optimisme exacerbé quant à l’implication des pères ou la capacité des mères célibataires à assurer décemment leur quotidien et celui de leurs enfants, surtout dans les quartiers pauvres2. Ils apparaissent parfois également comme des plaidoyers pour une culture afro-américaine qui reste insuffisamment explicitée ; il est quelquefois difficile d’identifier la marge entre des comportements identifiés comme noirs et des changements et choix de société au niveau national. Ainsi, depuis les années 1960, si les Américains ont mieux accepté qu’auparavant une activité sexuelle hors mariage ou adolescente, le puritanisme a souvent perduré, notamment par rapport à l’information sur la contraception et à son accessibilité pour les plus jeunes, ce qui expliquerait en partie au moins le taux plus élevé de mères adolescentes aux États-Unis que dans les autres pays riches3. Parmi les essais les plus intéressants, on trouve des ouvrages incluant des entretiens de mères célibataires qui offrent des pistes nombreuses pour comprendre pourquoi elles élèvent leurs enfants seules. Concernant les jeunes mères, on remarque entre autres le manque d’information sur la contraception, la sexualité précoce acceptée ou même encouragée, la valeur de la maternité aux yeux des pairs, l’immaturité affective (voir Ladner, 1978 ; C. Williams, 1991 ; Zucchino, 1997). Tout ceci n’empêche pas les conservateurs de continuer à fustiger les « failles » des familles noires ; celles-ci prenant une dimension politique certaine au moment où l’on insiste sur un retour aux valeurs traditionnelles. Les « reines de l’assistance » (Welfare Queens), ces femmes qui « profitent » du système, servent alors de bouc émissaire tout désigné.
7On trouve également des critiques sur la protection sociale américaine de la part de chercheurs noirs qualifiés parfois de néoconservateurs car leurs conclusions peuvent être en effet acceptées par les conservateurs (voir Staples & Johnson, 1993 : 39). Par exemple, Sue Jewell insiste sur le pouvoir destructeur des mesures prises depuis les années 1930 car elles ne tiennent pas compte de certains traits spécifiques à la famille noire. Elle donne l’exemple des Noirs âgés qui, grâce aux aides à la retraite et à la couverture médicale à partir de 1935, sont devenus plus indépendants et ce pour une période plus longue. En soi, ceci est louable mais elle note alors l’impact sur les familles élargies qui sont depuis en perte de vitesse (Jewell, 1988 : 24). Jewell critique les liberals4 qui ont mis ces politiques en place. Elle voit la mainmise, en quelque sorte, du gouvernement fédéral dans les affaires privées des Afro-Américains et le remplacement de l’entraide collective dans les familles noires élargies par des attitudes individualistes (ibid. : 27) : « les programmes sociaux financés par le gouvernement ont anéanti les réseaux d’entraide et diminué leur influence stabilisatrice » (ibid. : 45). L’image d’une famille noire étendue « traditionnelle » qui aurait existé avant les années 1930 semble ici idéalisée.
8Plutôt que de solliciter et de déchiffrer les indices d’une culture unique, d’autres analystes rappellent que les mères célibataires ne sont pas l’apanage du seul groupe noir et que, par exemple, « deux tiers des mères célibataires dans ce pays sont blanches et la majorité des allocataires ADFC ne sont pas noirs » (Geiger, 1995, 248). L’auteure ajoute à bon droit qu’il faut examiner tous les facteurs qui affectent les mères noires, et pas seulement l’aide sociale. Elle mentionne le chômage et également les politiques publiques de garde d’enfants, de logement, de santé et celles concernant les salaires féminins ou encore les congés maternité et parentaux (ibid. : 249). En effet, les mères célibataires aux revenus modestes ou insuffisants doivent faire face à des décisions souvent douloureuses et choisir entre un emploi et la garde de leurs enfants5. L’entraide au sein des réseaux de parenté fonctionne partiellement et de nombreuses grands-mères sont sollicitées comme nourrices. Elles sont moins disponibles quand les mères sont très jeunes, les grands-mères étant encore peu âgées, souvent salariées et parfois elles-mêmes mères de jeunes enfants. Il faudrait aussi tenir compte des mères célibataires qui habitent avec des parents pour profiter de l’aide financière et des services divers fournis par ceux-ci (Lino, 1995).
9Geiger note également que la politique de logements publics a été insuffisante et que le prix parfois élevé d’appartements en location explique en partie la pauvreté des mères avec des moyens limités. D’après elle, les financements de logements abordables par le gouvernement n’ont représenté au mieux « qu’une part minuscule – moins de 1,5 % – du budget fédéral total », un budget qui fut par exemple réduit de 68 % « durant les trois premières années du mandat présidentiel de Reagan ». Ainsi, alors que les mères pauvres avaient droit à utiliser les coupons et certificats donnés aux plus démunis pour se loger6, elles ne pouvaient le faire dans le temps qui leur était imparti pour trouver un appartement (ibid. : 251 & 253). De nombreux articles similaires reprennent ce type d’arguments et dénoncent le désengagement de l’État fédéral et les coupes budgétaires depuis Reagan. On y démontre clairement que le lien entre l’AFDC, pourtant mis au pilori par les conservateurs, et le taux de grossesses hors mariage ne représente qu’un aspect du problème. Différents chercheurs et également de nombreux travailleurs sociaux avaient critiqué les paradoxes inhérents à l’AFDC. Pour les conservateurs et toutes les personnes favorables à une réduction des aides publiques et disposées à faire confiance aux lois du marché, l’AFDC incitait les mères à rester célibataires pour pouvoir toucher les subsides de l’État. De nombreux chercheurs et les femmes elles-mêmes notaient cependant que l’AFDC encourageait les mères à rester seules puisque la présence d’un homme à la maison – découverte lors d’une visite surprise par un travailleur social par exemple – entraînait la fin des paiements, celui-ci devant « naturellement » assurer les besoins de sa famille. Dans un bilan sur les conséquences de l’AFDC publié en 1997, Steven Ruggles concluait que cette allocation n’avait sans doute eu que peu d’incidences sur le nombre de mères célibataires, contrairement à ce qui était fréquemment avancé. Néanmoins, il indiquait aussi que ce programme avait sans doute permis à des femmes de quitter des situations problématiques (une relation amoureuse peu satisfaisante ou un père jugé trop indifférent) pour en trouver de meilleures (un appartement pour elles et leurs enfants par exemple), transformant ainsi les schémas résidentiels de ces mères (Ruggles, 1997).
10Sur ces sujets, les analyses les plus poussées et les plus convaincantes sont celles qui répondent directement aux attaques de Murray et autres conservateurs à l’encontre du système d’aide sociale. Fox Piven et Cloward avaient déjà examiné la protection sociale aux États-Unis et ses incidences sur les pauvres. En 1971, ils montraient qu’un nombre non négligeable d’Américains démunis ne tiraient en fait aucun avantage des aides diverses disponibles pour plusieurs raisons : les règles de la protection sociale sont complexes et peu comprises par de nombreux pauvres ; il est difficile de se faire inscrire sur les listes adéquates en vue d’obtenir assistances et allocations diverses mais aisé d’en être rayé ; l’éthique du travail est si forte et la honte ressentie telle que certains ne veulent pas demander les aides auxquelles ils ont pourtant droit. Ils rappellent aussi que certaines populations, dont les Noirs, sont plus nombreuses à recevoir des aides publiques car elles sont aussi dans des situations qui ne leur offrent aucune autre solution : dans des emplois sans couverture médicale et sans système de retraite efficace, aux salaires si bas qu’ils ne permettent pas d’épargner en vue de problèmes éventuels ou en prévision de la vieillesse (Fox Piven & Cloward, 1971 : 192). Il est vrai que la couverture médicale pour les plus pauvres (Medicaid) – pourtant bien basique souvent – est une raison très forte aujourd’hui encore pour demander l’aide de l’État dans un pays où les soins médicaux sont si élevés. En 1982, Fox Piven et Cloward rappelaient que les coupes dans le système de protection sociale par le gouvernement Reagan visaient d’abord à redistribuer les revenus vers le haut et à accroître les profits du monde des affaires (Fox Piven & Cloward, 1982 : 9). Ces auteurs, représentatifs d’une sensibilité de gauche aux États-Unis, voulaient ainsi exposer au grand jour les raisons véritables des attaques nombreuses par « les privilégiés et les puissants » contre les programmes d’aide sociale car ils « se sont tant développés qu’ils empiètent sur les dynamiques du marché du travail et augmentent le pouvoir des travailleurs. » (ibid. : 39). Ils rappellent que les acquis sociaux des années 1960 étaient dus en partie au mouvement noir qui avait « politisé la question de la pauvreté » (ibid. : 118), ce qui n’était pas du goût de nombreuses personnes.
11Dans son ouvrage sur les mères américaines et les interactions entre genre et classe dans la définition de la maternité, Motherhood in Black and White, Ruth Feldstein souligne également combien les mesures passées en faveur de la protection sociale sont fondées sur une vision traditionnelle de la famille et des rôles maternels et paternels. Son étude porte tout particulièrement sur les années 1930-1965, mais certaines de ces conclusions sont également pertinentes à propos des années postérieures. Elle rappelle qu’un postulat de départ à ces mesures tenait les pères comme nécessairement « responsables » des besoins financiers de leur famille et les considérait alors « irresponsables » quand ils n’assuraient pas cette tâche. Par extension, la féminité était rattachée à la maison, au foyer conjugal. Ainsi, « pour promouvoir la vision d’une masculinité responsable et pour contenir les anxiétés par rapport au déclin des familles nucléaires organisées autour d’un homme salarié, le discours sur le système de protection sociale a discipliné les femmes » (Feldstein, 2000 : 67). Avec le rapport Moynihan, les Noires avaient été accusées d’être des matriarches ; elles étaient désormais des assistées qui rejetaient l’influence masculine puisqu’elles préféraient rester seules avec leurs enfants, offrant ainsi une image familiale déficiente qui aurait sans doute des conséquences négatives sur le développement des identités masculine et féminine et sur celui de leurs enfants. Les mères sont donc « diabolisées » par les conservateurs, et ce depuis les années quatre-vingt (ibid. : 169). Dans un ouvrage datant de 1993, Jewell note également l’influence des médias qui entretiennent des stéréotypes négatifs à propos des plus pauvres aux États-Unis, et notamment des femmes noires : « beaucoup dans notre société ont une image culturelle qui identifie tous les pauvres aux États-Unis à des Afro-Américains. L’image couramment acceptée des bénéficiaires des aides du gouvernement est celle d’une mère noire et de ses enfants » (Jewell, 1993 : 21). Il est indéniable que dans l’imaginaire américain les « assistés » sont avant tout des Noirs habitant les quartiers pauvres des centres-villes, quand bien même un grand nombre de pauvres aux États-Unis appartiennent à d’autres groupes et peuvent aussi habiter la campagne ou la banlieue. Les discours variés sur la protection sociale depuis le début des années 1980 ont largement contribué à renforcer ce truisme. Associer les pauvres à un groupe délimité permet sans doute également de ne pas aborder la question de la pauvreté en général ni celle de la répartition des revenus dans un pays où, depuis une trentaine d’années, l’écart entre les plus fortunés et les plus pauvres s’accroît sans cesse.
12La Guerre contre la pauvreté n’est plus exactement de mise et la notion d’un pauvre assisté et paresseux resurgit régulièrement. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que des remises en cause drastiques de certains acquis sociaux ont été faites par un président démocrate, Bill Clinton, qui avait déclaré vouloir « en finir avec la protection sociale telle que nous la connaissons » (to end welfare as we know it) – avec un Congrès à majorité républicaine à partir de 1994 et des démocrates qui prenaient leurs distances avec la politique sociale depuis le New Deal, il est vrai. Influencé en partie par le discours des conservateurs, désirant ne pas s’aliéner des électeurs prompts à accepter certains des stéréotypes sur les pauvres et cherchant à faire des économies budgétaires alors que beaucoup dénonçaient le poids fiscal des programmes sociaux, Clinton réforma le système en supprimant certains programmes et en en modifiant d’autres. En 1996, le PROWRA (Personal Responsibility and Work Opportunity Reconcialiation Act) éliminait notamment le programme d’AFDC qu’on estimait prompt à accroître le nombre de mères célibataires. À la place, on instaura le TANF (Temporary Assistance for Needy Families) qui vise clairement à réinsérer rapidement les récipiendaires dans le monde du travail. Les transformations voulues impliquent qu’une personne ne peut plus recevoir de prestations financières au-delà de cinq ans sur toute une vie ; elle doit chercher et accepter du travail après deux ans sous peine d’être rayée des programmes d’assistance. Le budget alloué pour les coupons alimentaires destinés aux plus pauvres (food stamps) qui permettent d’acheter des aliments et autres produits de première nécessité a été considérablement réduit. La gestion de l’assistance est massivement transférée du gouvernement fédéral vers les États, avec des disparités manifestes même si ces derniers doivent rester en conformité avec les directives fédérales. C’est une réforme extrêmement stricte qui satisfait majoritairement les conservateurs et démontre la faiblesse des partisans de mesures sociales. Elle réintroduit aussi une dimension punitive dans les règles et limites imposées aux pauvres7. On assiste ainsi à un renversement de la logique de l’assistance depuis les années 1930. En ce sens, les conservateurs comme Murray ont remporté une grande victoire, même s’ils n’ont pas obtenu tout ce qu’ils avaient demandé comme, par exemple, le transfert de la responsabilité de Medicaid vers les États ou une privatisation partielle de Medicare. La pauvreté est à nouveau fréquemment envisagée comme relevant de déficiences individuelles et moins de circonstances structurelles variables. Les mères noires ne sont pas affranchies de tout jugement critique.
13Le phénomène des mères adolescentes est bien moins présent dans le débat public aujourd’hui en tant que phénomène isolé ; il est davantage rattaché aux discussions sur une underclass urbaine, comme nous le verrons plus bas. Les statistiques font état d’une diminution nette depuis quelques années : en 2002, le taux de naissances chez les adolescentes avait ainsi décrû de 30 % depuis 1991 (le chiffre maximal). On enregistrait alors 61,8 naissances pour 1 000 femmes. Entre 1990 et 2002, le taux de grossesses chez les jeunes femmes de 15 à 19 ans avait baissé de 40 % pour les Noires et de 34 % pour les Blanches. Il avait d’abord légèrement augmenté pour les Hispaniques mais avait finalement diminué de 19 % au total pour la même période8. Manifestement, les rares campagnes d’information sur la contraception en direction des jeunes ont rencontré un certain succès. On peut quand même s’interroger sur le battage médiatique – particulièrement dans les années 1980 – autour de ce phénomène transitoire qui ne concernait pas que les jeunes Noires et décrivait le problème surtout en termes de fautes personnelles et de comportements hors norme.
14La famille noire ne fut toutefois pas exempte de jugements et on la retrouve au cœur des problématiques concernant l’« underclass » dans les quartiers noirs urbains.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple un article de Newsweek du 30 août 1993 (39-49) intitulé « Endangered Family » et qui annonce en sous-titre que « Pour de nombreux Afro-Américains, le mariage et la grossesse ne vont pas ensemble ».
2 On trouve une vision plus pessimiste dans l’enquête réalisée auprès de mères célibataires par le journaliste David Zucchino à Philadelphie (Myth of the Welfare Queen, 1997).
3 Dans les années 1980, pour tenter de freiner la montée des grossesses chez les adolescentes, des lycées situés dans les quartiers noirs de villes comme Chicago ou St Louis avaient organisé tout un système d’aides et de conseils destinés aux jeunes mères lycéennes et à leurs enfants (crèches, aménagement des horaires, cours de puériculture, information sur la contraception). L’idée était d’encourager les jeunes mères à poursuivre leur scolarité puisqu’un diplôme de fin d’études est nécessaire pour obtenir le moindre emploi stable et décemment rémunéré. Ces programmes, assez efficaces en apparence, ont été tout de suite en butte aux critiques : ils auraient encouragé la sexualité précoce en dédouanant les jeunes parents de toute responsabilité. On voit bien ici les contradictions courantes dans le discours sur la sexualité et la contraception aux États-Unis.
4 Nous avions déjà noté (Première partie, note 6, p. 66) l’utilisation de ce vocable aux États-Unis pour qualifier notamment les personnes favorables à l’intervention de l’État pour résoudre les problèmes sociétaux. Nous préférons ici le conserver en anglais puisque l’utilisation du terme français « libéral » prête à confusion en raison de son sens économique actuel. Certains auteurs utilisent le terme « progressistes », mais comme il y eut un courant politique progressiste bien défini au début du xxe siècle aux États-Unis, son utilisation pourrait prêter à confusion.
5 Dans les années 1960 et 1970, les féministes américaines avaient non seulement demandé que les femmes aient accès aux mêmes emplois que les hommes avec un salaire égal mais aussi que l’emploi féminin soit facilité par des services de garde d’enfants plus nombreux et plus efficaces. Elles demandèrent par exemple l’ouverture de crèches municipales. Elles ont été peu entendues à ce sujet et, en 1972, le Président Nixon avait opposé son veto à une loi qui aurait permis l’instauration d’un système de crèches au niveau national (voir Landry, 2000 : 172-73). Aujourd’hui encore, la garde des plus petits – alors que la plupart des écoles publiques n’acceptent les enfants qu’à partir de l’âge de 5 ans – pose problème pour de nombreux parents (voir Evans, 2003). Les congés maternité sont laissés aux bon vouloir des États ou des entreprises, même si un minimum national avait été instauré sous Clinton ; ils sont souvent bien plus courts que les congés en Europe par exemple.
6 Les loyers de certains logements (Section 8 housing) peuvent être partiellement pris en charge par des organismes publics qui payent une partie d’un loyer au prix fixé par le gouvernement fédéral et à hauteur de 30% des revenus de l’allocataire.
7 Pour une synthèse de l’évolution de la protection sociale en général et pour des explications claires et détaillées sur la réforme par le gouvernement Clinton, voir Eveline Thévenard 2002, et surtout le chapitre 2 dans la quatrième partie.
8 Ces chiffres proviennent d’un document intitulé US Teenage Pregnancy Statistics: National and State Trends by Race and Ethnicity publié par le Guttmacher Institute en septembre 2006 (source Internet consultée le 1er novembre 2007 : http://www.guttmacher.org/pubs/2006/09/12/USTPstats.pdf).
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