1. Des années 1930 aux années 1980 : vers une réduction de la protection sociale
p. 137-149
Texte intégral
1Dans les années 1980, la famille noire fut à nouveau un sujet fréquent d’étude et de nombreux livres, essais et articles furent publiés. Des questions particulières occupèrent chercheurs et commentateurs selon deux types de schémas explicatifs. L’un, culturaliste, avait pour objectif de démontrer l’existence et la prépondérance de comportements spécifiques à la population noire dans les quartiers pauvres des villes, qu’ils soient créés par une politique sociale spécifique ou par des caractéristiques propres aux Noirs américains. L’autre, structuraliste, tendait à expliquer certains traits récurrents chez ces personnes en examinant les bouleversements économiques et sociaux depuis la Deuxième Guerre mondiale. Certains sujets rencontrèrent un succès indéniable : les mères célibataires et les grossesses chez les adolescentes ; le chômage des jeunes hommes ; la criminalité chez les jeunes Noirs et la culture de la drogue ; la création et la perpétuation d’un groupe défavorisé – une underclass – isolé d’une classe moyenne noire en pleine expansion et de la société globale dans son ensemble. Chacune de ces approches aura ses défenseurs et ses détracteurs et nous aborderons ci-dessous certains des thèmes les plus étudiés.
2Comme dans les années 1960 et 1970 mentionnées dans la partie précédente, les études sur la pauvreté à partir des années quatre-vingt s’intéressèrent tout particulièrement aux comportements des familles et à la structure des foyers noirs dans les villes américaines. Il existe des différences toutefois (voir Jarrett, 1994). Auparavant, les analystes intéressés par une culture spécifique aux Afro-Américains examinaient les stratégies développées par les pauvres pour faire face à leur situation économique inférieure. Désormais, on note un intérêt marqué pour les foyers dirigés par des femmes et leur corrélation avec la politique de protection sociale aux États-Unis. Murray (1984) en est le représentant emblématique. De nombreux auteurs culturalistes étaient auparavant sociologues et anthropologues – nous avions mentionné notamment Hannerz (1969), Valentine (1968), Lewis (1961 ; 1966) et Stack (1974) – ; beaucoup sont maintenant journalistes comme Auletta (1982) et Lemann (1986). Leurs essais sont lus davantage et participent à répandre largement certaines conclusions sur la famille noire dans l’opinion américaine, quitte à offrir une vision parfois simpliste ou à renforcer certains stéréotypes concernant cette population. Malgré ces variations, on note que les structures familiales sont toujours au cœur de l’analyse. Enfin, les études des années 1980 semblent davantage reposer sur des données démographiques et moins qu’avant sur la recherche qualitative à base d’entretiens. Intéressons-nous d’abord au lien entre aide sociale et familles noires pauvres alors que les États-Unis avaient fait le choix, en 1968, du retour au conservatisme en politique avec l’élection de Nixon à la présidence.
3L’une des valeurs fondatrices de la nation américaine fut la croyance en une société égalitaire qui offrait à tous les mêmes chances de réussite et la possibilité de s’élever sur l’échelle sociale, même si la Constitution, en 1787, excluait une large part de la population en n’accordant pas ces droits aux Noirs, aux Indiens ou aux femmes. Pourtant, ces valeurs font partie intégrante de l’imaginaire américain et la grande majorité des habitants y croient et y adhèrent sans réserve. Les Puritains arrivés dans les colonies dès 1620 croyaient en la Prédestination et pensaient que Dieu récompenserait un comportement moral ; ils louaient ainsi un labeur assidu. Avec l’industrialisation rapide et fortement couronnée de succès de la deuxième moitié du xixe siècle, la notion du « self-made man » et les réussites des Carnegie, Rockefeller et autres millionnaires renforcèrent l’idée qu’à force de travail, tout un chacun pouvait réussir. L’éthique du travail perdurait. Dans ce contexte idéologique, il paraissait presque logique que la pauvreté fût considérée comme un vice au même titre que l’alcoolisme. Un pauvre était le plus souvent perçu comme un paresseux qui ne faisait pas les efforts nécessaires pour se sortir de son état inférieur. L’aide envers les personnes les moins favorisées n’était donc pas un objectif du gouvernement fédéral aux États-Unis même si, sous la pression des groupes réformateurs et alors que l’urbanisation galopante et l’immigration croissante concentraient des populations démunies dans certains quartiers, les municipalités mettaient en place des politiques en faveur des plus pauvres (destruction de logements insalubres, programmes de prévention des épidémies, par exemple). Ces dernières étaient le plus souvent insuffisantes et une grande partie des programmes destinés aux plus appauvris furent investis par les mouvements et organisations philanthropiques qui devinrent plus nombreux à la fin du xixe siècle.
4Parallèlement, le Darwinisme social confirmait l’idée que certains étaient naturellement mieux « adaptés » à réussir que d’autres, ces derniers devant être réformés pour apprendre à faire face aux aléas de la réalité quotidienne. Les réformateurs eux-mêmes – le plus souvent issus des couches aisées – pensaient qu’une manière efficace de combattre la pauvreté était d’enseigner aux plus nécessiteux à se comporter comme les plus riches : ainsi, les femmes de la bourgeoisie s’investirent-elles dans diverses organisations pour apprendre aux personnes en difficulté à organiser leur vie de famille, à suivre des règles spécifiques en manière d’alimentation, d’hygiène et de propreté suivant les critères en vigueur dans leur propre classe1. Des programmes spécifiques furent ainsi créés mais aucune politique globale d’assistance ne fut mise en place aux différents niveaux de gouvernement.
5C’est seulement pendant la Grande Dépression, dans les années 1930, période de crise majeure qui affecta tous les Américains plus ou moins fortement (un actif sur quatre se retrouvait au chômage), que les mentalités changèrent. Il devenait difficile d’accuser les pauvres de paresse quand tant d’Américains se retrouvaient sans travail. Il était désormais entendu que la pauvreté n’était pas due à des déficiences individuelles mais pouvait avoir des causes structurelles que le gouvernement fédéral était le mieux à même de corriger. De plus, faute de moyens, alors que les plus riches étaient aussi frappés par la crise, les organisations charitables fermèrent leurs portes ou diminuèrent fortement leurs investissements financiers (voir Thévenard, 2002 : 83). Ainsi, le New Deal du président Roosevelt amorça-t-il l’État-providence à l’américaine2 par une loi de 1935, le Social Security Act, en finançant des programmes d’assistance envers les indigents, les handicapés et les orphelins et en organisant un système d’assurance retraite. Les résultats furent sans doute moins efficaces que ce qui était souhaité et le gouvernement éluda toute question d’assurance maladie. Néanmoins, la loi de 1935 renversait un système jusque-là fondé sur la charité privée ou les collectivités locales. Les Américains acceptaient aussi la responsabilité du gouvernement fédéral en ce qui concerne la résolution des problèmes sociétaux et le soin des citoyens dans le besoin.
6Ce système perdura sans grands changements jusque dans les années 1960. La période suivant la Seconde Guerre mondiale était visiblement prospère et il semblait qu’un nombre de plus en plus élevé d’Américains en profitaient, notamment grâce aux programmes en faveur des anciens combattants qui, avec le G.I. Bill de 1944, eurent droit à des prêts avantageux pour acheter un nouveau logement, à des facilités pour aller à l’université et à une couverture médicale de base. Toutefois, le livre de Michael Harrington, The Other America, paru en 1962, montra que la pauvreté affectait encore une cinquantaine de millions d’Américains, dont de nombreux Noirs en zone rurale ou dans les ghettos urbains. De plus, le mouvement noir croissant étalait au grand jour les nombreuses difficultés rencontrées par cette population plus souvent et fort injustement frappée d’indigence en raison notamment des lois ségrégationnistes et des pratiques discriminatoires. C’est donc dans un climat de richesse apparente, et non plus de dépression économique comme sous le New Deal, que le président Johnson déclara en 1965 une Guerre contre la pauvreté déjà annoncée en 1964 dans un discours célébrant la « Grande Société » à venir : « La Grande Société repose sur l’abondance et la liberté pour tous. Elle demande la fin de la pauvreté et de l’injustice raciale ». L’« ère de l’opulence », pour reprendre le titre d’un ouvrage populaire de John Galbraith (1958 ; The Affluent Society pour le titre en anglais) devait permettre à tous de participer à la réussite économique du pays. Les nombreux programmes de Johnson furent acceptés et des aides diverses du gouvernement fédéral furent ainsi attribuées pour l’éducation, la rénovation urbaine et la construction de logements publics entre autres. Des paiements furent versés aux mères isolées avec des enfants mineurs à charge dont les revenus étaient inférieurs au seuil officiel de pauvreté (AFDC, Aid to Families with Dependent Children). De plus, un système de couverture médicale de base fut créé pour les personnes en dessous du seuil officiel de pauvreté (Medicaid) et pour celles de plus de 65 ans (Medicare)3. Les Américains acceptaient à nouveau le rôle prépondérant du gouvernement fédéral. La période était également marquée par l’optimisme et la foi en l’avenir et l’on pensait réellement que les problèmes sociétaux pouvaient être éradiqués sans trop de difficultés.
7Hélas, très vite la Guerre contre la pauvreté menée par le gouvernement démocrate de Johnson faiblit en raison notamment des dépenses nécessaires pour conduire une politique d’escalade du conflit au Viêt-Nam à partir de 1965 et certains dispositifs furent dès lors restreints ou simplement arrêtés. L’arrivée du républicain Nixon au pouvoir en 1969 ouvrit une période de conservatisme en politique. Les Américains avaient commencé à perdre bon nombre de leurs illusions et la guerre en Asie du Sud-Est y était pour beaucoup. Nixon avait notamment promis qu’il ramènerait « les garçons à la maison » et mettrait fin à un conflit désespérant. Il ne tint pas tout de suite ses promesses mais fut tout de même réélu et ce sans doute en raison de l’exaspération croissante d’un nombre de plus en plus grand d’Américains à l’encontre des divers mouvements de protestation qui agitaient la nation. Ceux-ci avaient été très visibles et actifs à travers tout le pays et eurent des incidences considérables. Ils étaient toutefois le fait d’une minorité de participants. Ceux que Nixon avait habilement qualifiés de « majorité silencieuse » commençaient à montrer des signes d’impatience vis à vis des groupes qui leur semblaient utiliser de plus en plus la violence dans leurs manifestations diverses (émeutes nombreuses dans les ghettos noirs dès 1964, radicalisation du mouvement noir depuis 1965 et des mouvements féministes et pour la paix à partir de 1968, violence policière lors de la convention du Parti démocrate à Chicago en 1968, attentats). Parmi les Blancs, et surtout les moins riches, les ouvriers et les ruraux, apparaissait le sentiment que ces groupes ne cessaient de demander plus et qu’eux-mêmes avaient été délaissés au profit des minorités ; pour beaucoup, le mouvement étudiant et la contre-culture (Hippies, Yippies et autres) représentaient avant tout les enfants gâtés des couches plus aisées de la population américaine. Dans ce climat, Nixon fut largement réélu pour un deuxième mandat en 1972 après une campagne encore axée sur le conservatisme, la morale et la confirmation d’un « retour à la normale », d’un « retour à la loi et l’ordre ».
8Nixon élabora une politique qui, paradoxalement, ne bouleversa pas entièrement la politique sociale dessinée par son prédécesseur. De nombreux programmes mis en place par Johnson furent conservés et le budget consacré aux problèmes sociaux fut en fait augmenté. Les résultats de la démarche du Démocrate puis du Républicain furent indéniables : ainsi, le taux de pauvreté fut assurément réduit puisqu’il passa de 22 % en 1962 à 11,1 % en 1973. Les progrès furent tout particulièrement frappants pour les personnes âgées (voir Kaspi et al., 2004 : 108). Les Noirs aussi tirèrent grand profit des lois et mesures anti-discriminatoires comme des aides sociales. En 1971, une famille noire ne gagnait que 61 % du revenu d’une famille blanche et beaucoup restait à faire, mais c’était un progrès par rapport à la décennie précédente quand ce pourcentage était de 48 % seulement (voir Chafe, 1999 : 438). Toutefois, Nixon définit ce qu’il appela un « nouveau fédéralisme » dont la logique de décentralisation est présente aujourd’hui encore. Depuis Roosevelt et Johnson, il semblait normal que le pouvoir fédéral fût fort et se consacrât à la protection des plus démunis ; la logique pour Nixon fut de déléguer ce pouvoir aux instances locales (États, comtés, municipalités). Aux problèmes nationaux, il fallait des solutions locales. Même si, dans la pratique, le gouvernement Nixon ne démantela pas nécessairement les programmes de la Guerre contre la pauvreté, il amorça une logique de désengagement fédéral qui fut largement renforcée avec l’élection de Reagan en 1980.
9Si nous avons pris soin de faire cette introduction sur la politique de protection sociale, c’est qu’elle eut des conséquences notoires pour les plus pauvres, dont une large proportion de Noirs et, par extension, sur la perception des gens qui dépendaient de l’aide sociale pour survivre. Plus fréquemment, de nécessiteux, les pauvres furent vus comme des « assistés » dans le discours politique et aussi savant. Les années 1960 et même 1970 avaient apporté un sentiment de compassion envers les pauvres et les minorités et un regard « politiquement correct » sur ceux-ci, regard qui devint plus critique par la suite. En même temps, il ne faut pas idéaliser l’État-providence élaboré par Johnson et continué, en partie, sous Nixon : Romain Huret rappelle dans un ouvrage récent sur les experts sociaux et la Guerre contre la pauvreté aux États-Unis entre 1945 et 1974 que « contrairement à la thèse répandue dans l’historiographie, il demeure un État-providence inachevé » ; ainsi, la question de la distribution des revenus n’y était pas abordée (Huret, 2008 : 201).
10La présidence de Nixon avait été en quelque sorte une période de transition allant d’un gouvernement fédéral fort et accepté comme tel vers un pouvoir décentralisé. Les deux mandats du Président Reagan entérinèrent cet état de fait. Les années 1980 virent l’émergence de fortunes – parfois rapidement – acquises en bourse, en informatique, dans les médias. Les jeunes yuppies millionnaires de Wall Street devinrent les nouveaux héros populaires. Dans cette « décennie du moi » (the Me Decade), il était presque de bon ton d’afficher sa réussite et de l’étaler aux yeux des autres par des symboles aisément reconnaissables (voitures, vêtements et bijoux de marque, logements luxueux). Les critiques de la société de consommation des deux décennies précédentes avaient perdu de leur pertinence et étaient désormais peu entendues.
11Reagan avait fondé sa première campagne présidentielle sur un retour à des valeurs dites traditionnelles au cœur desquelles se trouvait un slogan maintes fois répété sur les « valeurs familiales » représentées par une famille nucléaire idéalisée. Il remettait clairement en cause certains des principes défendus par le mouvement étudiant, les adeptes de la contre-culture et les féministes puis enfin les homosexuels qui avaient prôné la libre expression, la liberté sexuelle, le droit à disposer de son corps et qui avaient en effet beaucoup critiqué la famille nucléaire normative et l’enfermement, les rôles rigides qu’elle imposait aux hommes comme aux femmes. Parallèlement, les fondamentalistes chrétiens donnaient de la voix et percevaient dans ces mêmes mouvements les causes de la crise morale aux États-Unis. Pour eux, il fallait retrouver les valeurs fondamentales de la nation – travail, famille, patrie pourrait-on dire ! Reagan vit dans ces groupes ultraconservateurs des électeurs potentiels et axa son discours autour des mêmes notions. L’avortement devint central au débat électoral ; les taux élevés de divorces et ceux de mères célibataires de même que la sexualité précoce et hors mariage – et donc supposément dépravée – furent fustigés. Alors même que certaines de ces pratiques étaient devenues courantes et largement acceptées dans le quotidien de nombreux américains, elles devinrent malgré tout l’emblème de ce qui n’allait pas dans la société. Très vite, la famille noire se trouva au cœur du débat et l’on pointa du doigt la proportion particulièrement élevée des jeunes mères célibataires et le nombre de foyers noirs qui vivaient de l’aide sociale. Comme en écho aux propos de Moynihan, la famille afro-américaine et tout particulièrement les mères noires se trouvèrent en butte à des propos négatifs et accusateurs. Les pères eux-mêmes étaient absents ou indifférents. La famille noire, à nouveau perçue comme trop éloignée du modèle nucléaire, était en voie de destruction et coûtait fort cher aux caisses de l’État. En 1986, Sixty Minutes, le programme d’information très regardé sur la chaîne de télévision CBS présentait une enquête intitulée « The Vanishing Black Family » sur des familles noires dans le ghetto de Chicago ; on y montrait de jeunes mères sans expérience, des pères influencés par la culture de la rue et largement démissionnaires et des adultes démunis devant les grossesses précoces de leurs filles. On accusait à nouveau les familles noires de ne pas se trouver en conformité avec la famille américaine type, même si celle-ci était toujours largement inventée. Il fallait sans doute un bouc émissaire alors qu’un mariage sur deux finissait par un divorce et que les taux de grossesse chez les adolescentes était en augmentation dans la société américaine dans son ensemble. Un discours puritain sur la sexualité et la contraception reprenait vigueur.
12Parmi les programmes d’aide sociale mis en place ou élargis dans les années 1960 se trouvait l’assistance financière envers les mères de famille isolées, l’AFDC mentionné plus haut. Ce programme fut de plus en plus critiqué ; il était accusé de favoriser le choix de la maternité chez les jeunes femmes les plus fragiles économiquement. Elles auraient des enfants pour bénéficier des aides gouvernementales et recevoir des fonds sans effort. Divers auteurs s’emparèrent de ce débat. Parmi les conservateurs, le plus influent fut sans doute Charles Murray dont le livre Losing Ground paru en 1984 était un manifeste contre les mesures d’aides sociales mises en place depuis 1950 et qui, selon lui, avaient facilité l’apparition de traits néfastes et fait accepter le statut de mère célibataire, fait perdre le sens du devoir aux parents, et encouragé les femmes à profiter du système4. Murray reconnaît que les Afro-Américains étaient dans une situation particulièrement précaire mais, pour lui, ils étaient aussi en première ligne pour éluder tout choix responsable : « Les Noirs du ghetto vivent dans les communautés les plus isolées et dans les conditions les plus dramatiques et ont obtenu [du système d’aide sociale] la dispense la plus explicite de toute responsabilité » (Murray, 1984 : 189). Il attaque directement la politique des années 1960 en faveur des Noirs car elle remet en cause une notion de base inhérente à la nation américaine, à savoir des principes similaires appliqués équitablement à tous : « l’idée du traitement égalitaire requiert que nous obéissions tous aux mêmes règles, d’où l’impossibilité d’une politique accordant un traitement préférentiel à quiconque » et, donc, « la question de la race n’est pas une raison moralement acceptable pour traiter une personne différemment par rapport à une autre » (ibid. : 221 & 223). Il critique le système d’affirmative action mis en place à partir de 1965 et qui devait permettre une meilleure intégration des Noirs (puis en général des personnes issues de minorités, femmes comprises) dans les universités et dans le travail salarié. La préférence accordée aux dossiers des étudiants minoritaires et à leurs demandes d’emploi devait aider à combler le retard accumulé depuis des décennies et les disparités flagrantes entre Noirs et Blancs. En outre, Murray pense qu’il fallait supprimer les aides au niveau fédéral : elles encourageraient la paresse et la dépendance. Les individus seraient alors forcés de réintégrer le marché de l’emploi ou devraient compter à nouveau sur l’assistance de parents et amis, des services publics ou privés financés au niveau local uniquement (ibid. : 226). Pour lui, les programmes fédéraux ont aussi ébranlé la solidarité familiale. Les familles noires étaient fragilisées. Contrairement à Moynihan qui concluait aussi sur la destruction des familles mais souhaitait pousser Johnson vers une politique familiale forte, Murray pense que la solution est dans un gouvernement qui ne soit ni centralisé ni omniprésent. Il rejoint ici l’idéologie reaganienne du « moins de gouvernement ».
13Dans un contexte de remise en cause des années de protestation, l’ouvrage de Murray tombe à point et semble correspondre à une évolution de la vision de la place des Noirs dans la société. Ils auraient bénéficié de mesures extraordinaires qui devaient rester exceptionnelles et ils devaient désormais rentrer dans le rang au même titre que tous les autres citoyens de la nation. Il est intéressant de noter que ce discours se concentre sur la population noire alors que nombre de mesures et lois des années 1960 et 1970 avaient en fait bénéficié à de nombreux groupes défavorisés aux États-Unis. Un point semble particulièrement focaliser l’attention : le nombre élevé de mères célibataires dans la population noire. Ici Murray établit une corrélation nette entre le taux croissant de pauvreté et les familles composées d’une mère seule avec ses enfants : « Comment se fait-il que, malgré la croissance économique et les augmentations énormes des dépenses en faveur des pauvres, le nombre de pauvres a cessé de décroître aux débuts des années 1970 ? [...] Nous avons désormais une nouvelle explication : la prédominance croissante d’un certain type de famille : une mère jeune avec ses enfants mais pas de mari » (ibid. : 133). Ces familles noires, trop éloignées du schéma nucléaire traditionnel, ne fonctionneraient pas correctement et sont en augmentation. Le système de protection sociale encouragerait directement la formation des ces familles « tronquées » ; il doit donc être réformé et les aides plus difficiles à obtenir. Murray réitère ses attaques dans un article écrit en 1992 à la suite des violences dans le quartier pauvre et majoritairement noir de South-Central à Los Angeles après l’acquittement de policiers blancs pourtant filmés par un vidéaste amateur en train de frapper Rodney King, un jeune homme noir, lors d’un contrôle. Pour Murray, ces émeutes émanent de conditions qui sont largement le « produit des réformes [élaborées] voici un quart de siècle » (Murray, 1992 : 23). Ces dernières ont non seulement causé l’accroissement des grossesses hors mariage puisque les allocations permettent aux jeunes mères de subsister sans l’aide des pères mais expliquent également les taux de criminalité élevés chez les jeunes Noirs qui étaient davantage punis avant 1960. Murray est ici critique de Ronald Reagan qui n’aurait pas assez réformé le système d’aide sociale malgré des mesures visant à restreindre l’accès aux aides diverses et surtout aux allocations AFDC en 1981 avec l’Omnibus Budget Reconciliation Act et des incitations, trop faibles selon Murray, à trouver du travail. Les réformes des années 1960 ont ainsi produit une culture de dépendance et « les dynamiques sociales des quartiers noirs pauvres (inner city5) ont acquis une vie propre » (ibid. : 26). On retrouve une forme de « culture de la pauvreté » puisque certaines pratiques se perpétuent mais, cette fois, elle est devenue davantage une « culture de la dépendance ».
14Murray est longuement cité ici parce qu’il est emblématique d’un courant conservateur croissant depuis les années 1980 et que ses conclusions correspondaient à l’évolution des politiques sociales aux États-Unis. On pourrait aussi citer Lawrence Mead qui ne critique pas tant la générosité des politiques sociales que leur côté permissif et pense qu’en n’exigeant rien des pauvres en contrepartie des aides reçues – faire preuve d’une attitude « citoyenne » par exemple – on encourage dépendance et incompétence (Mead, 1986). Ces discours furent défendus par des législateurs au sein du gouvernement Reagan et leur influence perdura longtemps dans les milieux politiques conservateurs. Ainsi, Henry Hyde, membre de la Chambre des Représentants, écrivit en 1994 un manifeste au nom d’un mouvement pro famille qui attaquait la « Gauche américaine » des trois dernières décennies et déplorait « les dollars familiaux dirigés par le gouvernement vers les millions de personnes dont les revenus n’ont plus aucun lien avec le marché ». Il opposait le gouvernement à la famille, tous deux semblant « perchés aux deux bouts opposés d’une balançoire » et affirme « l’importance profonde du mariage ». Son texte faisait aussi référence aux dangers d’accepter sans réserve l’avortement et les unions homosexuelles (Hyde, 1994 : 30 & 33). La famille « traditionnelle » était l’emblème conservateur et était devenue objet politique ; la famille noire, elle, semblait avoir tous les défauts.
Notes de bas de page
1 Des études récentes en histoire des femmes montrent bien l’ambiguïté de ces bourgeoises impliquées dans les mouvements réformateurs. Elles expliquaient en partie la pauvreté chez les nouveaux immigrants ou parmi les migrants noirs par des habitudes quotidiennes trop éloignées de celles qu’elles redéfinissaient elles-mêmes pour leur propre groupe selon des méthodes d’efficacité inspirées des nouvelles techniques – comme le taylorisme – utilisées dans l’industrie. Voir ici par exemple Shapiro, 2001 ; Theophano, 2002 ; et l’introduction de Tonkovich, 2002, sur le guide domestique écrit par les réformistes Catherine Beecher et Harriet Beecher Stowe.
2 Comme le remarque fort justement Evelyne Thévenard dans son étude sur la protection sociale aux États-Unis, il faudrait distinguer la tradition européenne de l’État-providence de celle, étatsunienne, du Welfare State. L’expression française remonte au xixe siècle et aurait parfois eu des connotations négatives, tandis que la notion de Welfare State affirmait positivement le rôle de l’État dans la protection de tous les citoyens (Thévenard 2002, 8-9). Pour des questions pratiques, il nous arrivera quand même d’utiliser le terme État-providence pour faire référence au système de protection sociale aux États-Unis.
3 Pour un aperçu diachronique des divers programmes de protection sociale aux États-Unis, on peut consulter l’ouvrage d’Éveline Thévenard (2002) et également celui de Ruth Feldstein (2000) sur les dispositifs, jusqu’en 1965, qui avaient un rapport plus direct avec les mères américaines.
4 Le livre de Murray examinait la situation depuis 1950. Ses conclusions sur les abus des « assistés », surtout noirs, n’étaient pas pertinentes sur les programmes du New Deal qui visaient à aider une forte proportion de la population américaine et qui ne concernaient pas encore certains employés et notamment les domestiques et les ouvriers agricoles parmi lesquels se trouvaient un grand nombre de Noirs. Son but était autre également, il cherchait à démanteler tout particulièrement la politique élaborée par Johnson, président « liberal » (voir Thévenard, 2002 ; Jewell, 1988).
5 L’expression inner city fut couramment employée à partir des années quatre-vingt pour parler des quartiers noirs appauvris à l’intérieur des villes américaines. Il permettait d’éviter l’emploi du mot ghetto, si lourdement connoté, et il reflétait une évolution dans la configuration urbaine aux États-Unis : à partir des années soixante-dix, les lois contre la ségrégation de même que l’évolution des mentalités permirent aux Noirs plus aisés de quitter le ghetto qui perdait, en apparence, son sens d’exclusion sur une base raciale. Toutefois, inner city reste largement un euphémisme à connotation négative et est le plus souvent associé à un quartier noir.
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