6. Pour affiner le débat
p. 129-135
Texte intégral
1Les études sur la migration depuis les années 1990 ne se focalisent pas uniquement sur la vie des migrants une fois qu’ils sont installés dans les villes industrielles ; elles examinent le phénomène migratoire comme un processus en construction qui doit tenir compte des dimensions de race, de classe et de genre1. Elles ont bouleversé la vision des migrants noirs en examinant non seulement les causes structurelles du mouvement vers les villes du Nord mais aussi les désirs et actions des individus, et en mettant en relief les transformations induites par la migration : passages du rural à l’urbain et du statut de métayer à celui d’ouvrier, ghettoïsation. Elles montrent aussi comment les individus et les familles s’approprient la ville selon des critères culturels et économiques variables tout en utilisant la mémoire du Sud pour concevoir et vivre leur urbanisation au mieux. La dimension de classe était présente dans les études des premiers sociologues noirs comme Frazier et Du Bois qui remarquaient les différences entre les Noirs appauvris et ceux plus aisés, mais leur analyse était fondée principalement sur une comparaison entre modèles familiaux noirs et blancs. Selon eux, la bourgeoisie noire se comportait davantage comme les Blancs, ce qu’ils voyaient comme un point positif. Dans les études plus récentes, la dimension de classe est moins comparatiste. Il s’agit plutôt d’étudier le développement d’une conscience prolétaire chez les migrants, ce qui permet parfois d’analyser les rapports au sein d’une classe ouvrière comprenant Noirs et Blancs. Cette démarche qui tiendrait compte des interactions entre deux populations longtemps perçues comme nécessairement antagonistes ou divergentes reste minoritaire toutefois. Rares aussi sont les études qui analysent les rapports entre divers groupes en situation urbaine au-delà du simple clivage Noirs/ Blancs. On peut toutefois noter des ouvrages récents comme celui de Scott Kurashige sur Los Angeles dans lequel l’auteur tient compte des relations complexes entre des populations diverses comprenant les Noirs et les Japonais Américains. Il étudie les transformations qu’elles produisent pour chacun des groupes et aussi pour la ville elle-même. L’historien examine « comment les Noirs et les Japonais luttèrent pour des logements, des emplois et une meilleure représentation politique à Los Angeles en tant que membres de groupes ethnoraciaux distincts » mais également comment ils « saisirent les occasions de coopérer » (Kurashige, 2008 : 3). Fort heureusement, le nombre d’études qui prennent en considération la variété ethnique et sociale des populations urbaines est désormais en augmentation2.
2Pour nous, noter les déficiences de l’analyse comparatiste entre les familles noires et blanches était surtout un moyen de dénoncer l’utilisation d’une norme blanche largement inventée ou, du moins, magnifiée, puisque les chercheurs faisaient référence à des comportements idéalisés chez une classe moyenne rarement explicitée et souvent éloignés des pratiques réelles. On ne peut pas, bien sûr, faire l’impasse sur la dichotomie Noirs / Blancs car elle a été au cœur des constructions politiques et culturelles tout au long de l’histoire de la nation américaine. En revanche, analyser la complexité des rapports entre populations diverses en ajoutant les immigrants à ce binôme ne peut qu’enrichir le débat sur les familles aux États-Unis. Dans une réflexion sur les immigrants, Nancy Green note que « déplacer l’axe trop souvent traité entre migrants/autochtones vers celui d’une étude intermigrants est un autre moyen de comprendre un multiculturalisme en marche » (Green, 2002 : 34). Il est souhaitable d’adopter une démarche similaire à propos des Noirs et de ne plus seulement confronter leurs pratiques familiales à celles des seuls Blancs3. L’approche essentiellement culturaliste est d’ailleurs insuffisante et, pour paraphraser une phrase de Nancy Green à propos des études sur les migrants, on peut énoncer que le seul concept de classe est insuffisant pour expliquer le vécu des Noirs, mais qu’on ne peut tout réduire au culturel. Le culturel ne peut se passer de l’économique (ibid. : 122).
3Les différences entre les premières études de Du Bois et Frazier et les recherches plus récentes peuvent s’apparenter à un conflit de méthodes et de perspectives entre sociologues et historiens, les premiers cherchant à se placer hors du temps et à privilégier l’analyse à un stade de développement donné, les seconds prêtant une attention plus soutenue à la causalité et à l’évolution des conjonctures dans le temps. Ces différences sont fondées jusqu’à un certain point sans doute ; néanmoins, la variété dans les approches et dans la spécialisation des auteurs efface parfois ces divergences, les historiens utilisant désormais souvent les techniques d’entretiens et d’enquêtes pratiquées par les sociologues tout en accordant une pertinence aux problématiques temporelles (voir Cadiou et al., 2005 : 242-243). Le développement de l’histoire orale aux États-Unis et la prééminence de l’histoire « vue d’en bas » depuis les années 1970 expliquent aussi cet intérêt pour les paroles des opprimés dont les voix furent longtemps tues et ignorées. Quand les entretiens ne sont pas contemporains, les historiens puisent alors dans les récits de vie, lettres privées et extraits de journaux produits par la population noire pour se rapprocher au mieux des voix de leurs objets d’analyse4. Certains sociologues n’hésitent pas non plus parfois à adopter une approche historicisante en se référant au développement temporel des groupes et institutions qu’ils examinent5. L’élargissement des sources en histoire pose bien sûr le problème de leur crédibilité : il est parfois difficile pour les chercheurs de trier les nombreuses archives individuelles et institutionnelles et de vérifier la crédibilité des lettres, (auto)biographies et autres récits (voir Patterson, 1998 : 187). Cependant, on ne peut dénigrer le travail du chercheur qui écrit l’histoire « à partir de ces dires, en les regroupant et en les restituant au lecteur, convertis par le langage historien, travaillés et ramenés par sa linéarité à l’état d’exposés bien construits » (Farge, 1997 : 69).
4Pour leur part, les études sur le ghetto présentées ci-dessus furent longtemps écrites en réaction aux analyses qui mettaient en relation les modèles familiaux blancs et noirs et aux conclusions de Moynihan6. Elles montraient déjà le lien entre politique et sciences sociales puisque le rapport Moynihan était un texte destiné au gouvernement et un manifeste en faveur de changements dans la politique familiale du président Johnson. Il fallait alors démontrer l’inexactitude des conclusions précédentes, quitte à perpétuer certains stéréotypes sur la population noire qui resta longtemps cantonnée aux seules familles pauvres dans le discours scientifique. Les stéréotypes précédents n’étaient pas informés ; ils étaient parfois simplement inversés.
5C’est seulement quand les analystes tentent de comprendre la complexité et la variété des schémas familiaux noirs qu’il est possible de sortir d’un enfermement entre problèmes et solutions, déviance et résistance, dépendance et agency. Se borner à comparer un modèle blanc nucléaire – le plus souvent construit ou inventé – avec une famille noire nécessairement différente perd alors de sa légitimité. L’approche essentiellement culturaliste qui consiste à voir des pratiques uniques à la culture noire permet peut-être de mieux cerner des habitudes créées par une histoire spécifique et par un racisme quotidien et institutionnalisé. Elle laisse trop peu de place toutefois au poids des valeurs dominantes – le plus souvent marquées par les préférences des classes blanches aisées – sur les choix de tous ceux qui composent la nation américaine. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de minimiser le racisme encore si frappant aux États-Unis mais, comme le rappelle Alan Dawley : « La question raciale n’est pas le seul dilemme en Amérique. L’inégalité prend des formes complexes et la classe sociale, le statut, la richesse, le genre et le pouvoir étatique font tous partie de l’équation » (Dawley, 2004 : 321). Parallèlement, la catégorisation en races différentes aux comportements parfois divergents permet à une société capitaliste « de réconcilier la contradiction entre des valeurs égalitaires et l’inégalité de classe » (ibid. : 323). Les études examinées jusqu’ici n’ont pas su, pour la plupart, clairement déterminer la part de ces différentes notions.
6Les études récentes sur le ghetto ou sur la famille noire n’ont pas toujours réussi à éviter elles non plus les problèmes rencontrés dans les années 1960 et 1970. Le « modèle blanc » subsiste comme référence privilégiée chez certains, comme persiste aussi la focalisation sur les plus pauvres. Dans un essai proposant un bilan des études passées et des perspectives pour l’avenir, les auteurs notaient que dans la recherche des années 1960 et 1970, « noir était opposé à blanc, sans creuser excessivement le processus d’acquisition des identités raciales ou des divisions interraciales » (Painter & Rampersad, 1997 : xi). À nouveau, une vision monolithique est critiquée. Les dichotomies Noirs /Blancs et riches/pauvres si prégnantes alors empêchaient de fouiller et décrire des populations hétérogènes et complexes comme le rappelait l’écrivain Ralph Ellison en 1967 en parlant de Harlem dans Harper’s Magazine :
Je ne nie pas que ces formules sociologiques soient fondées sur la réalité, mais je nie qu’elles définissent la complexité de Harlem. [...] Je n’y reconnais tout simplement pas Harlem. Et je n’y reconnais certainement pas les gens de Harlem que je connais. Ceci ne veut en aucun cas dire que je refuse d’admettre la rudesse de la vie là-bas, ou la difficulté, la pauvreté, le sordide, la saleté. Mais il existe autre chose à Harlem, quelque chose de subjectif, de délibéré et de complexement et irrésistiblement humain. C’est ce « quelque chose » qui remet en question les sociologues qui l’ignorent. [...] C’est ce quelque chose qui crée notre force, notre endurance et notre promesse (Ellison, 1967).
7En même temps, il faut veiller à ne pas idéaliser la migration puis l’installation et la vie dans les quartiers noirs ségrégués, à ne pas accentuer la liberté pour les migrants et leurs descendants de forger comme bon leur semble leur destinée. La complexité se trouve aussi dans des expériences variées et fluctuantes pour un individu ou un groupe. Dans un essai sur l’histoire afro-américaine, Holt rappelait déjà en 1997 qu’il fallait « admettre que – tout comme les Blancs – les Noirs ont fait leur propre histoire, mais qu’ils n’ont pas été libres de la faire exactement comme ils le désiraient » (Holt, 1997 : 330).
8Il est possible de conclure que les études sur la migration ont atteint une certaine maturité ; elles se sont transformées pour mieux prendre en compte la diversité des histoires et leur évolution de même que les interactions entre des groupes sociaux et ethniques divers. Elles montrent bien l’ampleur de cet événement qui est crucial de par le nombre de personnes concernées et par les transformations qui en résultèrent pour les migrants eux-mêmes comme pour la nation dans son ensemble. Ainsi, le Sud perdit une grande part de ses travailleurs et ceux qui restèrent luttèrent pour leur égalité et leur intégration. Les villes d’accueil connurent une ségrégation qui s’accrut et bientôt la fuite des classes moyennes – blanches d’abord, noires ensuite – vers les banlieues, puis une mobilisation politique également grandissante. La migration représente un événement historique aussi en ce qu’elle créa une « rupture d’intelligibilité » par rapport à la situation précédente, « une nouvelle temporalité qui altère les rapports au passé et à l’avenir » (Bensa & Fassin, 2002 : 8 & 11). De nombreux chercheurs aujourd’hui réussissent sa mise en mots. Ils remettent aussi en usage des catégories et un vocabulaire – la classe ouvrière par exemple – qui semblaient avoir disparu derrière le recours systématique à l’identitaire et au multiculturel7.
9Il reste sans doute des chantiers à explorer en ce qui concerne la migration. Certaines villes d’accueil n’ont pas encore été bien étudiées et notamment des villes de passage entre Nord et Sud, villes étapes parfois pour les migrants qui y prenaient leurs marques et s’acclimataient aux mondes de la ville et du travail industriel avant d’aller peut-être plus loin vers les grands centres de la migration comme New York ou Chicago (on pense à Saint Louis par exemple). Il serait intéressant aussi de mieux examiner ceux qui décidèrent de rester dans les anciens États esclavagistes8. Pourquoi ne furent-ils pas attirés par l’exil ? Quelle est la place des liens familiaux dans ces choix ? Beaucoup reste à faire aussi pour mettre en relation des populations diverses dans les villes au-delà des divisions géographiques par quartiers.
10On ne peut dire en revanche des études sur les descendants des migrants parues au terme des années 1970 qu’elles étaient abouties. Elles étaient encore largement enfermées dans des visions manichéennes ou simplistes du ghetto noir. Pourtant, on ne peut les négliger car certaines ont perturbé pour longtemps le débat sur les Noirs en situation urbaine en accentuant souvent les problèmes, même parfois quand elles cherchaient à déconstruire cette vision négative. Il en est le plus souvent résulté des « images figées de personnes en quelque sorte hors de l’histoire – unidimensionnelles, ne changeant jamais, toujours vouées à répéter sans cesse la même journée » (E. Lewis, 1995b : 781). Les travaux les mieux réussis étaient presque effacés par le récit dominant sur les pauvres du ghetto et leurs familles à problèmes, vision que les discours médiatiques et politiques s’empressèrent de répandre avec force dans les années 1980. D’où de nouvelles réponses de la part des chercheurs, comme nous allons maintenant le voir.
Notes de bas de page
1 Cette approche n’est pas spécifique à l’étude de la migration noire aux États-Unis ni même aux historiens américains. Ainsi dans une analyse récente de la théorie de la migration, Olof Stjernström note qu’il est « possible de combiner une méthode empirique avec une approche humaniste, qui accentue la compréhension et l’importance des acteurs individuels ». Il précise aussi, comme les historiens mentionnés ci-dessus, que « la relation entre le temps et l’espace n’est pas statique », que « le temps et l’espace interagissent continuellement » (Stjernström, 2004) La migration est ici aussi perçue comme un processus dynamique.
2 On peut consulter Race Rebels de Robin Kelley (1996) et Black Corona de Steven Gregory (1998) qui montrent de façon pertinente la complexité sociale du groupe noir et également ses rapports avec la classe ouvrière blanche. Voir aussi La couleur du pouvoir (2007) de Frédérick Douzet qui examine les rivalités de pouvoir entre minorités différentes à Oakland en Californie.
3 Il est évident que ces comparaisons ne sont possibles que dans des villes aux taux d’immigration conséquents. Dans certaines villes en revanche, la comparaison Noirs / Blancs s’impose en l’absence de populations immigrées. À Saint Louis dans le Missouri par exemple, la ville est encore fortement partagée entre populations noires et blanches et les immigrants d’origine hispanique ou asiatique sont peu nombreux. On peut toutefois examiner les relations interethniques dans des quartiers spécifiques. L’analyse comparatiste peut aussi prendre des dimensions autres : entre ville à majorité noire et banlieues blanches ou entre quartiers riches et pauvres notamment.
4 Pour un historique concis de la progression de l’histoire orale aux États-Unis, voir L’historien, l’archiviste et le magnétophone de Florence Descamps et notamment le chapitre deux. Pour un exemple des sources examinées par les historiens de la migration on peut consulter la compilation élaborée par Joe Trotter et Earl Lewis en 1996 dans African Americans in the Industrial Age.
5 Nous pensons par exemple au travail de Loïc Wacquant, sociologue de l’Université de Berkeley formé en partie en France et qui produit des enquêtes basées sur des entretiens et sur l’observation participante en même temps que des analyses historiques. Elles peuvent être publiées séparément mais parfois les deux méthodes sont mêlées de façon fort convaincante. Voir aussi l’ajout de sources historiques dans l’examen de la culture politique d’un quartier noir de New York par l’anthropologue Steven Gregory (1998). Consulter aussi La socio-histoire de Guibert & Jumel (2002).
6 En ce sens, le rapport Moynihan à bien “réorienté” l’histoire afro-américaine pour utiliser l’expression de Peter Novick (1998 : 483).
7 À propos du bannissement de certains mots du travail historien et de ses incidences sur l’écriture de l’histoire, voir les propos d’Arlette Farge qui note fort justement combien en leur absence « on se dépossède de toute une acuité du savoir » (Farge, 2005 : 145).
8 On peut citer ici le livre de Stewart Tolnay sur les familles rurales : The Bottom Rung. African American Family Life on Southern Farms paru en 1999. Un intérêt pour le Sud comme lieu d’investigation pour l’histoire ces dernières années a produit des études intéressantes mais elles ont plutôt traité des années d’esclavage ou de la lutte pour les droits civiques après la Deuxième Guerre mondiale et moins des Noirs pendant la période de migration vers les centres industriels.
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De l’esclave au président
Ce livre est cité par
- Marche, Guillaume. (2017) La militance LGBT aux États-Unis. DOI: 10.4000/books.pul.25647
- Cousseau, Vincent. (2018) Les liens familiaux des esclaves à Saint-Domingue au xviiie siècle. L’exemple des habitations Galliffet (1774-1775). Annales de démographie historique, n° 135. DOI: 10.3917/adh.135.0021
- Stefani, Anne. (2012) Nord et Sud dans la construction de l’identité noire américaine : réflexions sur le Mouvement pour les Droits Civiques. Caliban. DOI: 10.4000/caliban.447
- Mulot, Stéphanie. (2013) La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole. L'Homme. DOI: 10.4000/lhomme.24691
De l’esclave au président
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