3. La migration : un processus dynamique
p. 99-108
Texte intégral
1Les analyses précédentes étaient surtout le fait de sociologues. Les historiens spécialisés en histoire urbaine leur reprochèrent plus tard d'avoir négligé la migration en tant que processus actif évoluant dans le temps et l'espace et d'avoir parfois effacé trop rapidement les liens entre les Noirs urbanisés et les communautés rurales dont ils provenaient. Pour ces derniers, ils n'avaient pas suffisamment analysé le développement et l'évolution des classes sociales et notamment de la classe ouvrière et avaient également trop peu reconnu le rôle actif des migrants dans leurs quartiers d'accueil et leurs efforts pour s'approprier une culture urbaine. Leur réévaluation de la migration a été depuis corroborée par les conclusions d'analystes d'horizons variés.
2La période de migration et le temps de résidence en zone urbaine sont désormais pris en compte. Par exemple, l'utilisation d'études statistiques permet de contraster les migrants les plus récents par rapport aux Noirs installés depuis plus longtemps. Les études précédentes offraient un modèle d'assimilation lié au lieu de résidence dans la ville, les migrants installés dans les quartiers les moins désirables rencontrant plus de difficultés, y compris au niveau des pratiques familiales. Dans une enquête sur les schémas résidentiels dans les ghettos du Nord, Tolnay et ses coauteurs estiment qu'il faut aussi considérer la durée d'installation en ville. Ils démontrent que les migrants récemment arrivés semblent bien se débrouiller en termes d'emploi et d'éducation et qu'ils résident dans des quartiers où se trouvent un plus grand nombre de foyers stables. Ils investissent des quartiers nouvellement ouverts aux Noirs et utilisent au mieux leurs ressources dans un effort pour améliorer leur sort par rapport à celui qu'ils connaissaient dans le Sud. Ces avantages sont temporaires dans la plupart des cas et, par exemple, leurs quartiers, encore mixtes, deviennent rapidement des lieux ségrégués (Tolnay et al., 2000). Ces études abordent encore parfois la famille sous l'angle dominant des foyers nucléaires, mais elles ont l'avantage de complexifier le débat et de montrer que certaines conclusions sur les schémas familiaux ou résidentiels doivent être tirées avec précaution
3Depuis les années 1990, les chercheurs ont également élargi leurs choix d'investigation : les analyses avaient porté principalement sur des lieux emblématiques tels New York et Chicago ou même Detroit. Ils s'intéressèrent alors au phénomène migratoire dans d'autres villes du Middle West ou même du Nord-Ouest et également dans les centres urbains du Sud – première destination de nombreux anciens esclaves – largement négligés par les chercheurs jusque-là1. Ils ont ainsi démontré la diversité des expériences en fonction du lieu d'arrivée. Les emplois accessibles aux Noirs variaient selon l'industrie principale et le type d'emplois dans une ville donnée ; la taille des quartiers noirs et leur degré d'ancienneté de même que la proportion de migrants influençaient aussi l'accueil des nouveaux arrivants et leur insertion sociale et professionnelle. Des expériences régionales expliquent ainsi des différences dans les relations entre groupes ethniques et entre classes sociales. Les études récentes insistent aussi sur le fait que de nombreux migrants arrivés dans les villes du Nord avaient déjà une expérience de la vie urbaine : beaucoup arrivaient de villes sudistes, première destination souvent choisie par les migrants. Ils y avaient passé des périodes plus ou moins longues et y avaient acquis une expérience, variable il est vrai, de la recherche d'emploi et de logement, du travail ouvrier, de la vie culturelle en zone urbaine. Ainsi, de nombreux migrants ne provenaient pas directement des zones rurales. Ces prises en compte permettent d'affiner le débat. On note également des divergences entre villes du Sud et du Nord : une résistance plus forte à l'intégration des lieux publics dans le Sud, une violence accrue au fil des ans dans le Nord et, plus tard, une désindustrialisation marquée dans le Nord également. Ces faits affectaient différemment les migrants même si l'on peut bien sûr repérer des points communs dans le processus de migration en général : la prolétarisation des migrants, la ségrégation résidentielle institutionnalisée au Sud comme au Nord, une participation plus forte des Noirs à la vie politique et, à partir des années 1970, l'installation croissante dans les banlieues des Noirs les moins pauvres (voir Trotter, Lewis & Hunter, 2004 : Introduction, 9).
4Le choix spécifique d'une ville par les migrants avait ainsi des incidences flagrantes et les liens avec les sites de départ en étaient aussi transformés. Les historiens s'attachèrent à montrer la persistance des échanges entre Sud et Nord, ce que les études des sociologues n'avaient pu ou voulu démontrer. Trotter, spécialiste d'histoire urbaine, remarque ainsi que les spécialistes des relations raciales « échouèrent à apprécier le rôle positif de la famille noire et des réseaux communautaires dans la migration et l'installation des Noirs dans les villes » (Trotter, 1991b : 12). Une étude sur les femmes qui migrèrent vers Cincinnati entre 1900 et 1950 illustre bien ceci (Bunch-Lyons, 2002). Les migrants installés dans cette ville frontière entre Sud et Nord pouvaient en effet assez aisément retourner dans leur région d'origine pour des visites plus ou moins fréquentes puisque le voyage ne revenait pas trop cher et pouvait se faire rapidement. Ceci eut forcément un impact sur les relations familiales au-delà du seul foyer urbain et les liens étaient sans doute moins distendus avec ceux qui étaient restés au pays, et notamment les enfants. L'auteure note que cette relation en continu pouvait aussi encourager une nouvelle migration : « soit parce que celle-ci était planifiée au moment du départ initial d'un individu ou d'un groupe, ou plus tard en fonction des récits positifs reçus du Nord » (idem : 10).
5En dépit de distances variables entre les lieux de départ et d'origine, les analyses de ces dernières années tendent en fait à montrer la durabilité des échanges entre les deux régions. Dans Call to Home (1996), qui inclut de nombreux entretiens avec des individus ayant fait le choix de retourner dans le Sud, Carol Stack note la permanence de certains liens interrégionaux depuis le début de la migration. Ces liens incitèrent un nombre croissant d'anciens migrants – et parfois de leurs enfants – à retourner vers les lieux de leur enfance ou de celle de leurs parents, ou même simplement sans attache précise dans un Sud qui représentait non seulement une occasion de fuir les problèmes rencontrés dans les villes du Nord et la Côte Ouest (criminalité, chômage et précarité croissants), mais aussi de se réapproprier un passé familial et communautaire et une histoire spécifique, au moment même où le Sud semblait offrir de meilleures ouvertures professionnelles et des villes aux relations raciales apparemment plus paisibles (Stack, 1996). Ces retours établissent que de nombreux migrants avaient gardé le contact avec leurs parents dans le Sud, par le biais de lettres et d'appels téléphoniques, de visites dans un sens ou dans l'autre et de séjours pouvant durer de quelques semaines à plusieurs mois. L'analyse des schémas et structures familiales dans les zones de migration ne montrait pas toujours l'existence de ces relations. Stack décrit le cas des enfants qui sont aujourd'hui encore envoyés dans le Sud pour les protéger d'un système scolaire souvent inférieur en qualité (programmes et encadrement peu efficaces, sites dégradés, moyens limités) ou de relations jugées problématiques, dans un gang par exemple. Elle écrit également sur les Noirs repartis vers le Sud pour s'occuper de parents âgés qui n'ont pas la possibilité physique ou les moyens financiers de se prendre en charge. La famille étendue joue ici un rôle crucial. Il ne faudrait pas bien sûr idéaliser ces retours qui entraînent une césure difficile pour certains avec le quartier et la ville de départ et une (ré) adaptation parfois malaisée dans le Sud : « le déracinement est l'un des nombreux coûts de la migration. [...] Les efforts pour maintenir amours et amitiés et les simples relations de voisinage doivent repartir de zéro. Il est un prix à payer dans le lieu d'origine de même que dans la nouvelle ville au bout du chemin » (Stack, 1996 : 197). Malgré tout, l'entraide au sein des réseaux familiaux qui reliaient les zones rurales du Sud avec les centres industriels du Nord est indéniable et c'est précisément parce que les migrants avaient gardé le contact avec famille et amis dans le Sud que ces retours furent si nombreux et subsistent encore. Les historiens décrivent la famille noire comme une structure composite où des aides diverses prévalent ; ils rejoignent ici les analyses sur le ghetto qui insistent sur un réseau de parenté complexe se démarquant du seul foyer nucléaire restreint comme nous le verrons ci-dessous.
6La mémoire du Sud semble donc bien inscrite dans les comportements des Noirs urbanisés. Des travaux publiés ces dernières années sur cette mémoire individuelle, familiale ou collective offrent d'ailleurs des pistes pour comprendre le phénomène migratoire dans son ensemble. Earl Lewis note que les migrants partaient bien d'un endroit fixe mais que celui-ci était toujours « transportable » et que nombreux étaient ceux qui « quittaient un endroit pour le recréer immédiatement dans leur nouveau site de résidence. [...] même ceux qui méprisaient leur lieu de naissance revendiquaient leur allégeance à ce lieu » (E. Lewis, 1995a : 351). Le Sud était un fond mémoriel commun aux migrants, un foyer (home) qu'ils avaient laissé derrière eux mais qui les marquait encore. Parallèlement, dans la ville d'arrivée, la maison, le quartier, la communauté noire devenaient un nouveau foyer sans que la mémoire du Sud soit complètement effacée. On pense ici bien sûr aux photos, aux objets et aux histoires individuelles et familiales que l'on raconte et que l'on partage avec les autres membres de la famille, et notamment avec les enfants. Il faudrait aussi tenir compte des habitudes culinaires que l'on transpose dans les lieux d'accueil, même si, au fil du temps, la cuisine « du Sud » prend une autre forme plus composite qui intègre aussi les recettes des nouveaux voisins et tient compte de la disponibilité ou non de certains ingrédients dans les grands centres urbains du Nord et de l'Ouest. Quand c'était possible, certains travaillaient un lopin de terre et récoltaient fruits et légumes qui leur permettaient de cuisiner comme « là-bas » (voir E. Lewis, 1991). Ces pratiques ne rendaient pas toujours l'installation en ville plus simple et ne permettaient pas nécessairement de faire face aux problèmes de recherche d'emploi2 ou de logements décents, mais ils offraient aux migrants un confort moral qui facilitait certainement l'adaptation à un nouveau lieu de résidence. On pourrait mettre sur un même plan d'autres aspects culturels qui fonctionnaient aussi comme des déclics mémoriels et servaient à entretenir la mémoire du Sud. Hine remarque fort justement à ce propos que ces spécificités préservaient la culture sudiste et, qu'à leur tour, elles transformaient les villes d'arrivée : « la résilience de ce transfert culturel [était] reflétée dans les préférences et les préparations culinaires, le recours aux remèdes et superstitions populaires, les pratiques religieuses, le langage, les jeux, les structures familiales et les réseaux sociaux de même que dans la musique, et particulièrement le blues » (Hine, 1991 : 134). Ces usages, souvent pratiqués et partagés en famille, favorisaient la négociation entre ruralité et urbanité. Ils permettaient aux Noirs de se rappeler et de reconstruire leur passé en une mémoire collective au sens où l'entendait Maurice Halbwachs (Halbwachs, 1994 [1925]). Dans un travail sur la mémoire familiale, la sociologue Anne Muxel note ainsi que « la mémoire tisse un fil continu entre les différents lieux » où ont vécu les familles (Muxel, 1996 : 60). Cette fonction mémorielle n'est pas réservée aux migrants noirs et se retrouve en cas d'exode rural ou dans l'expérience immigrante, mais, une fois encore, elle prend une importance significative pour un groupe dont la culture et l'histoire furent si longtemps dépréciées, voire niées. Il serait vain de considérer les migrants comme des êtres neufs sans mémoire.
7Des souvenirs semblables – des habitudes, des moments heureux, des difficultés tant personnelles que collectives – forgeaient bien une mémoire collective3 tout comme la mémoire de l'esclavage avait été une « contre-référence : les Noirs partaient vers la ville parce qu'elle signifiait la liberté » (Goings & Mohl, 1995 : 355). La mémoire collective, un sens du passé, aident le migrant « à naviguer dans un monde limité par la ségrégation, la discrimination et le racisme ». Cette mémoire peut être réaffirmée, réinterprétée par des fêtes et célébrations et des rites publics. De leur côté, les individus utilisent le passé « pour comprendre et localiser leur vie dans leur foyer, le quartier et la communauté ». La famille est alors l'un des « filtres » pour négocier entre passé et présent, comme le sont aussi la religion, la classe, la race, le genre (ibid. : 288-89). Ainsi que le remarque Anne Muxel : « l'histoire de la famille s'inscrit dans une traversée d'espaces. [...] Les lieux, même perdus, restent par le souvenir » (Muxel, 1996 : 60). Ceci est bien sûr valable pour toutes les familles mais cette présence du passé est d'autant plus prégnante dans le cas des migrants. Certaines personnes sont des passeurs et des gardiens privilégiés de la mémoire familiale et collective et se chargent de la perpétuer. Elles aident alors aussi à maintenir les rapports affectifs distendus par l'éloignement géographique. Les femmes jouent ici un rôle important et souvent central à la préservation des souvenirs et des liens familiaux et communautaires (voir Ebron, 1998 ; Le Dantec-Lowry, 2000). Chaque famille semble avoir ainsi une ou plusieurs personnes qui racontent le passé aux autres membres comme il existe parfois des passeurs de mémoire dans une rue, un quartier, un voisinage. Les personnes âgées sont ici toutes désignées et elles tirent souvent une fierté certaine de ce rôle mémoriel.
8Les historiens qui publièrent dans les années 1990 avaient eux-mêmes été influencés par les conclusions sur les choix et les tactiques délibérés des Noirs – souvent décrits en termes d'agency – qui prirent de l'ampleur dès la fin des années 1960. Ils s'efforcèrent de décrire des migrants non seulement poussés par une situation économique et sociale souvent catastrophique dans le Sud. Ils montrèrent aussi des voyageurs qui choisissaient délibérément l'exil parce qu'ils pouvaient enfin prendre leur destinée en main. La migration n'était pas seulement une réaction à des conditions adverses ; elle était aussi une actionmûrement réfléchie et organisée. Partir demande audace et courage. En 1977, dans une étude fondatrice sur les migrants qui quittaient le métayage sudiste pour s'installer dans le Kansas, principalement dans des fermes cette fois-ci, Nell Painter avait déjà noté que « cet exode était la preuve que les Noirs n'admettaient pas en silence l'ordre politique et économique du Sud » (Painter, 1977 : 260). Ils « s'exprimaient » avec leurs pieds !
9Les historiennes, pour leur part, s'intéressèrent particulièrement aux migrantes et montrèrent qu'elles participèrent activement aux décisions en faveur de l'exil. Elles n'étaient pas seulement des épouses et des filles qui suivaient un mari ou un père ; elles choisirent parfois de partir seules, indépendamment de leurs familles : il s'agissait de trouver des emplois mieux rémunérés et également de quitter une situation d'exploitation sexuelle. Elles étaient en effet en butte au harcèlement de la part d'hommes blancs dans une société sudiste qui opposait encore la pureté des Blanches au stéréotype de la tentatrice noire. Les auteures n'oublient pas toutefois que les Noirs eux-mêmes participaient parfois à leur exploitation sexuelle. Celle-ci ne cessa pas forcément dans le Nord, mais la migration offrait à ces femmes l'occasion de refuser une situation quasi-inchangeable dans le Sud puisqu'une victime noire n'y avait pratiquement aucun recours légal et juridique contre un Blanc (voir Giddings, 1984 ; Jones, 1986) et n'obtenait qu'un soutien limité en cas de harcèlement par son mari ou compagnon, comme d'ailleurs les femmes de toutes conditions sociales et de toutes origines ethniques à cette époque. Longtemps, la migration avait été présentée comme une affaire d'hommes. Ils étaient décrits comme les premiers à partir et ce sont eux qui entamaient le processus migratoire. Les historiennes montrent que cette image ne recouvre pas la réalité dans son ensemble. Les femmes firent partie des chaînes migratoires et en furent des maillons actifs et nombreux. Dans un ouvrage sur l'histoire des femmes noires, Hine et Thompson expliquent les incidences de cette migration féminine sur les familles. Celles qui partaient seules étaient souvent rattachées au Sud par « des obligations familiales qui encourageaient de nombreuses femmes noires à retourner dans le Sud pour des visites périodiques » (Hine & Thompson, 1998 : 219). En effet, de nombreuses migrantes étaient des mères célibataires, divorcées ou veuves qui voulaient un emploi mieux rémunéré dans le Nord pour pouvoir subvenir aux besoins de leurs enfants restés dans le Sud avec des grands-parents ou d'autres membres de la famille élargie. Il était souvent plus aisé de trouver un emploi quand on n'avait pas à s'inquiéter de faire garder ses enfants. De nombreuses Noires trouvèrent des places de domestiques et beaucoup parmi elles devaient loger seules chez leur employeur. Elles devinrent – pour un temps du moins et jusqu'à ce que leur situation leur permette de faire venir leur progéniture – mères à distance et elles s'intégrèrent alors peut-être moins vite ou moins bien à la vie dans les villes du Nord. La migration pouvait causer peine et soucis en raison de l'éloignement des enfants. Pourtant, nombreuses furent celles qui partirent car après tout « la diversité économique, réelle ou imaginée, qui avait attiré les Noirs dans le Middle West urbanisé offrait aussi la possibilité de pouvoir construire des vies socialement utiles et indépendantes au-delà des limites familiales » (ibid. : 221). Une analyse de la migration tenant compte du genre permet d'examiner aussi les incidences sur la structure familiale : de nombreuses Noires qui choisissaient de partir laissaient, pour un temps du moins, des enfants derrière elle. Elle rejoignaient parfois un mari ou un compagnon, mais pouvaient aussi refaire leur vie sexuelle et maritale dans le Nord. On peut s'interroger sur la recomposition, la reconstruction des familles dans un lieu nouveau, étranger (la ville n'était pas familière à tous les migrants)4.
10Diverses stratégies furent utilisées par les migrantes une fois installées en ville. Quand elles le pouvaient, elles quittaient les postes de domestiques pour devenir blanchisseuses car elles avaient alors la possibilité de travailler directement depuis chez elles. Hunter note ainsi que les options de travail ouvertes aux femmes noires étaient limitées principalement aux emplois dans les familles blanches mais que, dans ce contexte, « le nettoyage du linge était un choix optimal pour une Noire qui voulait avoir sa propre vie » (Hunter, 1997 : 57 ; voir aussi Thornton Dill, 1994). Dans ces emplois, les Noires furent exposées à la culture urbaine et aux habitudes des Blancs de la classe moyenne. Elles reproduisaient parfois certains de ces traits (concernant la décoration, l'art de la table, les règles de politesse, l'habillement entre autres) et les transmettaient à leurs enfants, servant alors de passeurs entre deux cultures, deux groupes sociaux et ethniques différents5. Elles furent ainsi des messagères – au sens où l'entend Michel Serres – qui mettaient des mondes différents en communication (voir Serres, 1991). Cette fonction de passeur était primordiale pour informer les familles des migrants et leur faciliter l'installation dans un monde différent. Les domestiques apprenaient aussi à négocier avec leurs patronnes blanches en des confrontations successives pour obtenir de meilleures conditions de travail et des horaires plus satisfaisants, le plus souvent pour pouvoir mieux contribuer aux dépenses du foyer et passer davantage de temps avec leur famille (voir Clark-Lewis, 1994 ; Thornton Dill, 1994).
11Les migrants furent aussi assez nombreux à prendre des locataires dont le loyer s'ajoutait au revenu familial. Certains géraient ainsi des foyers pour travailleurs ou pour de nouveaux arrivants isolés ; d'autres se contentaient d'un ou deux locataires qui partageaient alors le quotidien de leurs propriétaires6. Beaucoup de ces locataires étaient des jeunes femmes seules qui aidaient à garder les enfants et participaient aux tâches ménagères (voir Hunter, 2005). Ainsi quitter le Sud, s'installer dans les villes du Nord et négocier emplois et famille permirent aux Noires aussi de prendre leur destinée en main.
12Ces conclusions plus récentes des spécialistes de la migration afro-américaine visent à faire repenser la migration. Les migrants sont un groupe diversifié ayant des raisons différentes de quitter le Sud et des stratégies variables pour appréhender la ville. La migration n'est plus uniforme ; elle n'est pas non plus unidirectionnelle. Elle doit être comprise dans toute sa diversité.
Notes de bas de page
1 Il est impossible de donner ici une liste de toutes les études parues ces dernières années sur la migration noire dans des villes spécifiques. On peut citer à titre d'exemple les travaux de Joe Trotter sur le prolétariat noir de Milwaukee dans le Middle West (Trotter, 1985), de Earl Lewis sur la migration dans une ville du Sud, Norfolk en Virginie (Lewis, 1991), et de Quintard Taylor sur une ville du Nord Ouest, Seattle (Taylor, 1994).
2 Certains migrants surent toutefois utiliser leur capacité à cuisiner pour démarrer des petits commerces ambulants grâce auxquels ils vendaient des recettes typiques du Sud (on pense ici bien sûr à la rencontre entre le protagoniste de Invisible Man de Ralph Ellison (1952) avec un marchand ambulant dont les ignames tout chauds entraînent réminiscence et conscience d'une identité sudiste). D'autres réussirent à s'installer comme traiteurs ou restaurateurs ou à trouver des places de cuisinier. Le Sud, culinaire cette fois, permettait alors directement la survie économique (voir Hunter, 1997 ; Thornton Dill, 1995).
3 Il est intéressant de remarquer ici que l'anglais possède un vocable qui, au singulier, se traduit par « mémoire » (memory) et par « souvenir » quand il est au pluriel (memories).
4 Nancy Green pose des questions similaires à propos des immigrantes. Voir l'entretien qu'elle a accordé à la revue Diversité en juin 2007.
5 Les bonnes noires occupaient ainsi une position unique de par leurs allées et venues entre des résidences privées différentes et entre deux quartiers où vivaient des groupes de plus en plus ségrégués les uns par rapport aux autres. Peu d'hommes noirs travaillaient à l'intérieur même des maisons blanches : les domestiques masculins diminuèrent grandement après la Première Guerre mondiale et leur travail consista alors surtout en des travaux extérieurs (jardinage, entretien et réparations diverses). Les Noires eurent ainsi accès au domaine intime de leurs employeurs.
6 Ces locataires faisaient parfois partie intégrante du foyer de leurs propriétaires et devenaient alors membres actifs – pour un temps du moins – d'un réseau de parenté élargi. Certains étaient qualifiés d'oncle ou de tante par les enfants, acquérant ainsi une légitimité dans la famille. Ils pouvaient prendre certains repas en famille, participer au travail de la maison ou à certaines activités (aller aux mêmes services religieux, partager les loisirs comme la danse ou les séances de cinéma).
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