2. Familles noires / modèle blanc
p. 89-98
Texte intégral
1Le premier modèle d’analyse utilisé pour examiner la migration des Noirs portait notamment sur les raisons qui poussaient à la mobilité et à la migration des Noirs vers les centres urbains. La migration y était présentée comme un élément majeur des changements dans les relations entre Noirs et Blancs et l’analyse se faisait en termes de contacts entre deux groupes raciaux distincts. Très tôt, Du Bois s’était penché sur cette question dans son étude sur Philadelphie : The Philadelphia Negro. A Social Study, parue en 1899. Il y étudiait la population noire précisément à une époque où elle augmentait de façon spectaculaire avec l’afflux de migrants en provenance des anciens États esclavagistes et il s’intéressait à une grande variété de facteurs : répartition de cette population dans l’espace urbain, conditions socioéconomiques, éducation, institutions, stratégies politiques. Du Bois fondait ici la sociologie noire urbaine et se positionnait en tant que réformateur : il pensait qu’une analyse systématique illustrée de faits précis et de statistiques permettrait la mise en place de politiques visant à améliorer le sort des Noirs et les relations entre populations noires et blanches. Il s’inscrivait alors dans le mouvement de réforme inspiré des idées progressistes. Il s’agissait pour les sociologues mais aussi pour les travailleurs sociaux de recueillir des données qui devraient alors permettre de proposer des solutions aux problèmes sociaux associés à la pauvreté, à la criminalité, à la maladie et également au racisme dans le cas des Noirs (voir Chapoulie, 2001 : 51-54 ; Trotter, 1995 : 438).
2Du Bois reconnaissait l’ampleur des problèmes structurels liés à la discrimination, problèmes qui perpétuaient le chômage et les difficultés économiques des Noirs urbanisés dans le temps. Il notait fort justement qu’entre Noirs et immigrants sévissait une concurrence très vive pour un nombre d’emplois restreints et peu rémunérateurs. Ce faisant, Du Bois offrait un panorama de la vie des Noirs à Philadelphie qui restait largement négatif. Pour lui, les migrants ruraux en provenance du Sud n’avaient pas les compétences nécessaires pour s’adapter à la ville et y adoptaient notamment des pratiques familiales défaillantes (voir Trotter, 1991b : 2-3). Les difficultés économiques (emplois peu rémunérés, loyers élevés, logements trop peu nombreux, entre autres) étaient nécessairement liées à de mauvais choix familiaux. Dans son étude de Philadelphie, Du Bois voit trois causes principales à ces problèmes : l’expérience négative de l’esclavage, la migration vers les villes et un environnement physique et social difficile. La famille se trouve donc au cœur du débat sur les problèmes des Noirs en situation urbaine. Il remarque que « le taux de femmes mariées est faible tandis que le grand nombre de veuves et de femmes séparées indique une destruction répandue et précoce de la vie familiale ». Il ajoute que « le nombre de femmes abandonnées [...] est incroyablement élevé. Les causes de ces abandons tiennent d’une part à des mœurs relâchées et d’autre part à la difficulté de subvenir aux besoins de la famille » (Du Bois, 1899 : 66-67). Il constate qu’il y a cohabitation et de nombreux remaniements de couples. Les problèmes structuraux ne peuvent donc à eux seuls expliquer les difficultés rencontrées par la population africaine-américaine.
3Du Bois note toutefois des différences au sein des quartiers noirs et classe les habitants en quatre groupes : les criminels, les pauvres, les travailleurs et les riches (ibid. : 317). Les plus aisés ont aussi les familles les plus stables et les plus proches de la norme nucléaire avec un homme qui nourrit sa famille et une femme au foyer ; les plus déstabilisés étant les criminels comprenant les auteurs de délits variés, les prostituées et les fainéants qu’il réunit sous l’appellation du « dixième submergé » (ibid. : 311) en opposition au « dixième talentueux », dont la mission était, pour lui, d’élever le groupe dans son ensemble. Il compare ces personnes aux travailleurs « respectables » (idem). Il s’agit bien d’un point de vue moral. La population noire et ses schémas familiaux sont implicitement comparés au modèle en vigueur dans les couches aisées et il en ressort une présence élevée de comportements « pathologiques ». Du Bois porte un jugement de classe sur les personnes qu’il analyse et « privilégie le caractère sacré des foyers nucléaires » (Hunter, 2004 : 91). D’une part, il croit en la capacité des Noirs à s’améliorer par l’exemple et la méritocratie et dénonce ainsi les notions courantes sur l’infériorité naturelle et inéluctable des Noirs. D’autre part, il assume un point de vue moralisateur et, pour lui, « améliorer le foyer, protéger la famille nucléaire, et encourager les mariages légaux et monogames était inextricablement lié au progrès racial autant que l’était la défense de droits civiques » (idem). Comme les réformateurs de son époque, il pense qu’il est nécessaire d’apprendre aux plus pauvres à se comporter comme les gens des couches les plus aisées. Les problèmes inhérents à la culture noire qui expliquent les difficultés de tous ordres rencontrées dans les quartiers investis par les migrants ne relèvent plus du biologique. Du Bois montre toutefois un « essentialisme [...] socioculturel », selon l’expression de Saint-Arnaud, qui le porte à juger les habitants noirs de Philadelphie selon une échelle de valeurs préétablie en fonction d’un étalon de classe (Saint-Arnaud, 2003 : 259).
4On remarque chez Du Bois des traits qui ont durablement marqué l’approche des sciences sociales sur les Noirs et notamment un parti pris contre tout schéma familial plus ou moins éloigné de la norme nucléaire. Si de nombreux analystes ont fait ce constat, ils n’ont pas toujours insisté suffisamment sur le poids de cette norme dans la société à partir de la deuxième moitié du xixe siècle. Elle était imposée par les systèmes légal et éducatif, par l’église qui défendait le patriarcat dans la plupart des cas, et par les réformateurs1. Les sociologues de la famille ont noté également les liens entre l’émergence puis la croissance des sociétés industrielles et l’insistance sur le modèle nucléaire qui fut décrit de plus en plus comme nécessaire au bon fonctionnement du capitalisme (voir Goode, 1963). Toute variation par rapport à ce modèle était perçue comme négative et objet potentiel, voire obligatoire, de réforme. Longtemps les chercheurs, et parmi eux, les sociologues noirs, eux-mêmes membres de familles moins désavantagées, ont examiné les plus pauvres au travers de ce filtre social et culturel.
5Si les thèses de Du Bois se démarquaient des approches racistes et « biologisantes » et s’il décrivait clairement le poids de structures urbaines sur les familles des migrants, il ne s’écartait pas des vues normatives sur la famille. Il ne pouvait donc apprécier à leur juste valeur la diversité des familles parmi les ouvriers, employés et chômeurs sur lesquelles il enquêtait et voir les pratiques mises en place par cette population dans leur perception et leur pratique du travail et de la ville. L’opposition le plus souvent artificielle entre public – réservé aux hommes et à la production industrielle – et privé – représenté par le foyer géré par les femmes – laissait peu de marge, par exemple, pour comprendre un espace comme la rue du quartier noir où public et privé étaient souvent mêlés. Le paradigme public/privé conduisait le sociologue noir – comme de nombreux analystes de son époque – à strictement cloisonner les divers espaces de vie et de travail dans la population noire urbaine. Par exemple, Du Bois reconnaissait la nécessité du travail domestique pour de nombreuses femmes noires qui avaient peu accès à d’autres types d’emploi ; il y voyait aussi un moyen pour ces femmes d’assimiler certaines des valeurs de la société blanche, mais il déplorait tout autant son impact sur les familles afro-américaines, les mères étant alors séparées de leurs enfants et de leur foyer surtout si elles passaient la nuit chez leur employeur. Il ignorait ici encore les limites floues entre privé et public : par son lieu de travail, la domestique noire n’investissait-elle pas le domaine « privé » des Blancs par exemple ?
6Dans l’analyse des relations raciales et en comparant donc nécessairement les groupes noirs et blancs, les chercheurs abordaient plus favorablement les valeurs des Blancs et des couches favorisées. Par là-même, ils niaient la variété des comportements et des expériences au sein de cette population blanche qu’on opposait artificiellement aux habitants noirs. Les parallèles entre les pratiques familiales des Noirs pauvres et des Blancs pauvres étaient ainsi négligés et, de même, les apports culturels des immigrants d’origines de plus en plus variées à la fin du xixe siècle étaient sous-estimés au profit d’une culture blanche hégémonique qui ne représentait le plus souvent que le groupe WASP dominant. Pour toutes ces raisons, la « destruction » des familles noires et leurs dysfonctionnements prirent une grande ampleur.
7Malgré des variations dans les analyses après la parution du Philadelphia Negro de Du Bois (voir Trotter 1991b ; Saint-Arnaud, 2003), l’approche sur la désorganisation de la famille noire perdura et Frazier en fut l’un des représentants les plus éminents.
8Frazier se consacra tout particulièrement à la famille afro-américaine à Chicago d’abord, puis dans l’ensemble des États-Unis (Frazier, 1932a & 1939). Cette institution centrale de la communauté noire lui semblait un bon thème de recherche pour mener à bien son combat en faveur de l’égalité raciale. Il utilisa les méthodes apprises auprès de Park et au sein de l’Ecole de Chicago pour y étudier le ghetto et il mêla adroitement l’étude de statistiques variées et de la répartition territoriale de la population noire avec l’analyse de documents personnels et des études de cas basées sur de courtes autobiographies. Il se servit des chiffres des recensements officiels et y ajouta une catégorisation des métiers qui lui était personnelle. Dans ses écrits, Frazier note que les Noirs habitant le plus près du centre – en général des migrants plus récents – ont les pratiques les plus déstructurées, tandis que les familles plus excentrées se sont graduellement réorganisées et affichent une meilleure réussite économique et professionnelle. La progression vers une vie familiale plus stable, perçue comme un processus de « civilisation », lui semble donc possible et cette amélioration est fortement liée au statut social (voir Saint-Arnaud, 2003 : 357-360). Frazier s’attache donc largement à l’étude de la différenciation sociale, notant que la classe des entrepreneurs noirs a des comportements et des opinions politiques qui les rapprochent de leurs homologues blancs et que ce groupe cherche à se démarquer des nouveaux arrivants aux caractéristiques condamnables et peu respectables même si, comme Frazier le remarque, la discrimination et la ségrégation ne leur permettent pas une véritable intégration. Il conçoit donc avec justesse une population noire différenciée dont les pratiques varient comme le font celles des autres populations en fonction de l’adaptation au mode de vie urbain. La migration vers les villes fragilise la famille noire qui avait atteint une certaine stabilité après l’émancipation. Après une période d’adaptation, les migrants devraient réussir à éradiquer certains traits déstructurants similaires à ceux décrits plus tôt par Du Bois, à savoir, notamment, des indices élevés de couples séparés, de mères isolées et de délinquance juvénile2. Contrairement aux monographies de l’époque, Frazier ajoute une dimension historique, puisqu’il analyse l’évolution de la famille jusqu’à la migration : l’histoire des Noirs pendant l’esclavage explique donc en grande partie la culture familiale des migrants urbanisés (voir Chapoulie, 2001 : 337-347). Il insiste sur la situation précise dans laquelle s’inscrivent les comportements des migrants : les contacts entre groupes raciaux sont déterminés par des contextes sociaux précis et fluctuants dans le temps.
9Frazier note par exemple que, parmi ceux qui quittèrent le Sud, on trouvait des hommes et des femmes esseulés qui se coupaient de leurs familles et de leurs amis, et donc, des habitudes du monde rural. Arrivés en ville, ils adoptaient des stratégies individualistes pour survivre à un nouvel environnement, mais aussi dans leurs rapports avec les autres ; « en conséquence, certains parmi ces hommes subvenaient à leurs besoins en exploitant les femmes » (Frazier, 1973 [1939] : 220). L’environnement urbain contribue ainsi à la destruction des couples et des familles et transforme certains hommes en « déserteurs » : « Malgré leurs intentions souvent sincères de rejoindre leurs familles [...], la ville avec ses centres d’intérêts variés se révéla fatale pour les liens familiaux. Même dans les cas de migrations de familles entières, [...] les liens familiaux, forts dans les communautés rurales, n’ont pas souvent pu résister aux forces de désintégration de la ville » (ibid. : 245). Il attribue également l’incidence élevée d’enfants « illégitimes » à la désorganisation sociale (ibid. : 265 ; Frazier, 1932a : 183) et à l’urbanisation qui détruit les contrôles sociaux limitant les naissances hors mariage et les divorces (il pense ici à l’église, au voisinage, à la censure familiale). Ces caractéristiques, décrites en termes de « destruction », « déstabilisation », « désorganisation », « démoralisation » et autres vocables négatifs, sont surtout l’apanage des quartiers pauvres et sont moins présentes dans les couches plus aisées de la population noire comme dans ce qu’il qualifie de « prolétariat noir ». Les travailleurs « les plus compétents et les plus civilisés reflètent la discipline et l’influence de leurs contacts avec les Blancs cultivés » (Frazier, 1973 [1939] : idem, 337). Ainsi, Frazier attribue un rôle fort et autoritaire aux femmes noires qui ont dû contribuer aux ressources de la famille mais, lorsque le mari gagne suffisamment, l’épouse peut rester à la maison et l’autorité féminine diminue tandis que celle de l’homme augmente (idem : 344). « De plus, quand l’isolement du travailleur noir cède progressivement, ses idéaux et ses schémas familiaux se rapprochent de ceux de la grande masse des travailleurs de l’industrie » (idem : 355).
10L’arrivée continue de migrants contribue à entretenir une certaine « désorganisation » des schémas familiaux noirs mais « au fur et à mesure que les Noirs ont acquis une éducation et se sont intégrés dans la vie économique de nos villes, la vie familiale s’est stabilisée dans la classe moyenne » (Frazier, 1957 [1949] : 636). Dans son étude plus générale sur les Noirs aux États-Unis, The Negro in the United States parue en 1949, Frazier conclut sur une note optimiste : « Malgré le statut inférieur des Noirs aujourd’hui, des changements profonds dans la relation des Noirs à la société américaine ont eu lieu ; ils indiquent leur intégration croissante à la vie américaine. Il est peu probable que ces gains seront un jour perdus » (idem. : 705).
11Pourtant, les progrès et l’« acculturation » aux valeurs blanches dominantes se voient surtout au niveau économique et éducatif mais sont moins notoires dès lors qu’on s’intéresse à la religion et à la famille. Il s’agit alors de réexaminer l’évolution des contacts entre groupes divers dans la nation tels qu’ils avaient été élaborés par Park car le cycle de relations entre les races n’est pas aussi logique et systématique que celui-ci l’avait décrit pour toutes les populations (voir supra). La notion d’un processus « civilisateur » perdure toutefois et le progrès se traduit par un rapprochement avec les valeurs des catégories moyennes et supérieures du groupe blanc.
12Frazier avait posé le problème de l’examen d’un « groupe minoritaire » dans la société américaine. Ses conclusions furent ensuite réévaluées en 1945 par le biais de l’anthropologie au travers de l’étude de Cayton, un sociologue formé par Park, et Drake, un anthropologue, intitulée Black Metropolis. A Study of Negro Life in a Northern City. Ils appliquent au sud de Chicago le modèle des relations raciales développé par Park et déjà utilisé par Frazier, mais ils ajoutent également une description minutieuse de la culture noire dans une étude de terrain – avec observation participante – d’un lieu baptisé « Bronzeville ». Ils adoptent la notion de la discrimination, une démarcation fondée sur la couleur de peau, « color line », et dont le ghetto est la manifestation la plus évidente. Les attitudes des Blancs conduisent au confinement des Afro-Américains dans une « ceinture noire » qui paraît inscrite dans la durée. Parallèlement, de nombreux Noirs semblent cantonnés dans des emplois spécifiques peu qualifiés et mal rémunérés (blanchisserie et travail domestique pour les femmes, emplois de porteurs pour la compagnie ferroviaire Pullman ou dans les hôtels pour les hommes par exemple). Ils s’intéressent davantage que leurs prédécesseurs à certains aspects de la vie à « Bronzeville » comme « les pratiques institutionnelles, les décisions politiques, plus généralement les expressions multiples de l’agir politique dans un espace collectif ghettoïsé » (Saint-Arnaud, 2003 : 287). Les auteurs voient également les changements en fonction de périodes données (la dépression économique des années 1930, le New Deal, la Seconde Guerre mondiale).
13Drake et Cayton décrivent une cité noire divisée en classes sociales, les couches supérieures se comportant comme leurs homologues blancs et faisant preuve de « stabilité familiale » (Drake & Cayton, 1945 : 662) tout en montrant une solidarité avec leurs « frères de race » et une fraction inférieure complexe dont les éléments les plus pauvres forment « un large groupe de familles désunies et désorganisées » (ibid. : 600). La vie des Noirs plus aisés s’organise autour du foyer et on y accentue « une vie familiale ordonnée et disciplinée » (ibid. : 531). Les familles des plus pauvres sont « détruites ou fragmentées » et peuvent inclure des familles « traditionnelles avec mari, épouse et enfants », « un couple sans enfants avec des parents divers qu’ils hébergent », ou bien « des frères et sœurs » ; elles sont structurées en « sociétés d’entraide [...] cimentées par les besoins économiques » (ibid. : 581-81). Elles sont définies en fonction du travail masculin ou de son absence, les hommes étant présents ou non selon les emplois qu’ils trouvent et les salaires afférents. Puisque les femmes trouvent plus facilement des emplois, elles ont acquis la responsabilité du foyer : « la femme est devenue la figure dominante » de la famille (ibid. : 583). Différents modèles cohabitent donc et sont adaptés à un environnement contraignant et, comme pour Frazier, il existe un lien entre pratiques familiales et conditions socioéconomiques. Parallèlement, pour Drake et Cayton, l’émergence d’une petite classe plus aisée laisse espérer un progrès global pour le groupe noir mais les limites et les codes imposés par les Blancs affectent profondément les rapports entre Noirs et Blancs. Malgré des différences par rapport aux études précédentes, Drake et Cayton se placent toujours dans un schéma de relations raciales. Parallèlement, ils développent le ghetto comme objet d’étude et montrent que ce dernier est emblématique de cette « color line » qui séparait implacablement Noirs et Blancs.
14Les travaux de Du Bois et Frazier avaient permis d’appréhender l’histoire des Noirs hors des schémas racistes primaires, bien que leurs auteurs eussent fait preuve parfois de préjugés de classe à l’encontre des Noirs plus défavorisés et qu’ils n’aient pas totalement renouvelé la recherche sur ce groupe, encore entachée d’idées préconçues. L’ouvrage influent de Gunnar Myrdal (An American Dilemma : The Negro Problem and Modern Democracy, 1944), économiste suédois sollicité par la prestigieuse Carnegie Corporation3, offrit aussi une occasion de dépasser la mise en relation binaire entre un groupe blanc dominant et une population noire dominée moins à même de survivre efficacement dans la société américaine. Les conclusions de Myrdal amorçaient une remise en cause de la théorie parkienne sur les relations entre les races. Il avait été choisi comme observateur extérieur, théoriquement impartial, et pouvant ainsi offrir un regard neuf. Son travail amena les chercheurs américains à mieux se positionner scientifiquement et conduisit à un débat sur la représentation d’une identité noire qui perdura jusqu’aux années 1960.
15Selon Myrdal, la discrimination raciale était en contradiction avec les valeurs fondamentales américaines sur la démocratie et l’égalité. Dans American Dilemma, il ne voit plus les Noirs aux États-Unis en termes universels de contacts et de conflits entre races et cultures, comme Park le faisait. Il oppose plutôt le credo démocratique américain à la persistance de la discrimination envers les Noirs. Pour lui, des changements volontaires dans la législation permettraient d’améliorer le sort de ces derniers et il montre beaucoup de confiance dans l’action politique pour transformer les relations entre groupes différents. La question raciale devient en même temps un problème moral. Myrdal ne rejette pas le modèle assimilationniste et ne se démarque pas en ceci de ses prédécesseurs ; il pense en effet qu’il serait bénéfique pour les Noirs « de s’assimiler à la culture américaine, d’acquérir les traits tenus en estime par les Blancs dominants » (Myrdal, 1944 : 929). La discrimination et la ségrégation ont empêché les Noirs d’avoir les mêmes avantages que les Blancs et leur culture est ainsi devenue « un développement déformé, une condition pathologique de la culture américaine globale » (ibid. : 928). On reconnaît ici les termes utilisés par Frazier. Néanmoins, Myrdal voit des traits culturels noirs qui « tendent à réduire les effets de désorganisation » présents dans ce groupe. Il remarque un taux moindre d’adultes isolés que chez les Blancs, une acceptation plus forte des liens de couple hors mariage ou de la cohabitation et des enfants illégitimes moins stigmatisés (ibid. : 934). Toutefois, il note aussi que ces pratiques sont déstabilisées par la migration ce qui conduit à une « démoralisation » de certains individus (idem). La culture noire n’est pas dépréciée mais elle reste moins performante que le modèle blanc hégémonique.
16L’analyse en termes de contacts et de conflits entre Blancs et Noirs se diversifia depuis le travail de Du Bois en passant par les enquêtes menées sous l’influence parkienne, jusqu’aux études prenant pour objet le ghetto ou celles qui dénonçaient les discriminations envers les Noirs. Malgré des nuances indéniables quant aux origines historiques ou aux causes contemporaines des divergences entre familles noires et blanches, ces conceptions se rejoignaient cependant sur une vision somme toute « pathologique » des pratiques familiales des migrants, et particulièrement des plus pauvres, et semblaient accepter comme norme un modèle nucléaire blanc dominant en grande partie créé et entretenu par les chercheurs eux-mêmes.
Notes de bas de page
1 Par exemple, les femmes impliquées dans le mouvement réformateur écrivirent de nombreux manuels d’instruction aux travaux ménagers et créèrent des groupes d’aide aux populations défavorisées, notamment les immigrés et les Noirs. Elles y imposèrent des règles strictes sur l’hygiène, l’alimentation ou l’éducation donnée aux enfants qui reflétaient les valeurs de leur propre groupe social, même quand elles s’en détachaient de par leurs activités politiques ! La famille restait avant tout composée d’un homme apporteur prioritaire des ressources et d’une femme gardienne du foyer chargée de l’éducation de leurs enfants. Pour elles, les mondes masculins et féminins étaient séparés nettement puisque l’homme s’investissait dans la sphère publique tandis que son épouse gérait le domaine du privé (voir Tonkovich, 2002 ; Le Dantec-Lowry, 2008).
2 Les quartiers eux-mêmes devenaient en effet un objet d’analyse privilégié pour les sociologues de l’Ecole de Chicago. Ses caractéristiques, et non plus les seuls comportements individuels, permettaient « d’expliquer le caractère criminogène de certains lieux », comme le note Sophie Body-Gendrot (2002). Dans son analyse du ghetto, quartier où s’installaient les migrants, Frazier ne se démarque donc pas ici de l’Ecole de Chicago.
3 Pour une genèse de l’étude de Myrdal et de son recrutement par la Carnegie Corporation pour faire une étude « objective et impartiale » des Noirs aux États-Unis, voir Saint-Arnaud, 2003 : 144-51.
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