1. De l’émancipation à la migration
p. 85-88
Texte intégral
1La fin de la guerre de Sécession engendra des bouleversements profonds pour le Sud et, bien sûr, tout particulièrement pour les anciens esclaves. La guerre fut longue et causa non seulement un grand nombre de morts, particulièrement dans les rangs sudistes, mais elle entraîna également la totale remise en cause de l’ancien système : l’esclavage fut aboli en 1865. L’émancipation des Noirs bouleversa un système économique encore presque essentiellement agricole qui perdait ainsi sa main d’œuvre principale et fit s’effondrer un ordre social fondé jusqu’alors sur l’exploitation des esclaves et le postulat de la supériorité des Blancs, propriétaires d’esclaves ou non, sur les Noirs, libres ou pas. Pendant la période dite de la Reconstruction (1865-1877), le contrôle des institutions sudistes et celui des affranchis fut mis en place par le gouvernement fédéral. Le gouvernement devait en principe s’assurer entre autres de la survie économique des anciens esclaves dans des conditions décentes, de la défense de leur statut de citoyens (garanti par le 14e amendement à la Constitution des États-Unis en 1868) et du droit de vote des hommes noirs (15e amendement de 18701). Cette période permit la création d’écoles pour les enfants des affranchis, l’accès à des postes de fonctionnaires pour certains Noirs et l’émergence d’une petite bourgeoisie noire. Très vite cependant, les sudistes blancs reprirent le pouvoir et le contrôle des institutions locales et ils mirent tout en œuvre pour rétablir la hiérarchie sociale d’avant-guerre. Ils mirent en place la ségrégation légale entérinée par la Cour Suprême en 1896 avec l’arrêt Plessy contre Ferguson et s’empressèrent de restreindre la liberté d’action et de mouvement des Noirs de même que le droit de vote des hommes noirs par des lois et mesures diverses (le système Jim Crow). Dans ces conditions, la très grande majorité des Noirs ne pouvaient échapper à la pauvreté. La violence envers eux était aussi omniprésente : les exactions du Ku Klux Klan (créé dès la fin de la guerre de Sécession), les lynchages et les sévices courants – très rarement condamnés ou punis – comptaient dans la décision de quitter le Sud.
2Dans la partie précédente, nous avons évoqué le système de share-cropping, ce métayage qui permettait aux anciens esclaves de cultiver un lopin de terre dont ils devaient payer le loyer en engageant une partie de leur récolte. Une majorité d’affranchis n’avaient d’autre expérience que celle du travail agricole et devaient donc louer des terres aux Blancs, souvent même à leur ancien propriétaire. Tout bouleversement dans les récoltes – intempéries (des crues sévères affectèrent le Sud au début du siècle par exemple), insectes (comme l’anthonome du cotonnier dans les années 1910) ou effondrement des prix – les poussait vers l’endettement et la dépendance (voir Tolnay, 1999). Ceux qui avaient des qualifications précises – les artisans et les domestiques – s’en sortaient mieux mais durent faire face aux crises économiques dans les années 1890 et, parfois, à la concurrence de travailleurs blancs. Beaucoup d’anciens esclaves étaient d’abord partis vers les villes du Sud où ils espéraient trouver des emplois salariés mais ceux-ci leur étaient souvent fermés et les salaires peu élevés. Au tournant du xxe siècle, les villes du Nord-Est et du Middle West étaient en plein essor industriel et recherchaient une main d’œuvre de plus en plus nombreuse. Les ouvriers provenaient surtout de l’exode rural ou de l’immigration, alors conséquente, mais pas toujours en nombre suffisant2 ; les industriels encouragèrent alors les anciens esclaves à venir dans les grands centres urbains du Nord et, plus tard, de la côte ouest. Dans ce contexte, des millions de Noirs quittèrent les anciens États esclavagistes, montrant ainsi leur protestation contre le système d’oppression sudiste et leur attirance également pour ce Nord qu’ils considéraient comme la « Terre promise » : une région où les emplois dans l’industrie assuraient de meilleurs revenus, où la ségrégation légale n’était pas ouvertement de mise, où le système éducatif était meilleur et le droit de vote mieux respecté en apparence (voir Wacquant, 2000). Ces mouvements de population massifs eurent des conséquences sur les familles et entraînèrent notamment des séparations plus ou moins longues. Souvent un membre de la famille partait en premier et cherchait travail et logement avant de faire venir les siens. Les premiers partants furent souvent d’abord des hommes seuls (généralement jeunes et sans charge de famille) et des femmes seules (qui espéraient des emplois de domestiques), puis des travailleurs masculins qui faisaient venir leur famille dans le Nord, y compris des parents âgés (Voir Johnson & Campbell, 1981). L’on retrouve ici un schéma parallèle à l’expérience immigrante avec des chaînes de migration incluant parents, amis et voisins dans un processus dynamique. Les réseaux de parenté se trouvaient au centre du mouvement de population grâce à l’aide apportée aux partants, l’assistance des migrants envers ceux qui restaient et les mouvements de va-et-vient entre les deux pôles par des visites mais aussi grâce aux courriers et parfois à des retours plus ou moins définitifs (voir Trotter, 1991a).
3Les premiers arrivants rejoignirent les enclaves noires des villes d’arrivée et le nombre conséquent des migrants qui suivirent grossit les populations de quartiers peu préparés ou peu enclins à recevoir un tel afflux de nouveaux habitants3. L’urbanisation des migrants s’accompagna ainsi de leur ghettoïsation. Les nouveaux résidents « négocièrent » leur inscription dans ces nouveaux lieux et les transformèrent. S’ensuivirent souvent des problèmes de logement, de santé accrus, une augmentation de la criminalité, et une démarcation de plus en plus franche entre quartiers blancs et noirs en même temps qu’une vie culturelle, religieuse et politique parfois intense. Le mouvement migratoire – passage du rural à l’urbain mais aussi du statut de paysan à celui d’ouvrier – vers les villes du Nord et de l’Ouest s’était accéléré dans les années 1910 et continua jusque dans les années 1970, période pendant laquelle il s’inversa, surtout pour le Nord-Est : deux fois plus de Noirs en partaient que n’y arrivaient du Sud (voir Stack, 1996). Le Sud avait alors amorcé des changements économiques plus favorables après la Deuxième Guerre mondiale, offrant ainsi davantage de chances aux Noirs de trouver du travail, tandis que, dans les années 1970, les villes du Nord devaient faire face à des crises économiques et financières sévères. Cette migration avait profondément changé la répartition de la population noire et celle des zones urbaines en général : en 1970, les Noirs étaient plus urbanisés que les Blancs, renversant ainsi les schémas du début de xxe siècle. Les Blancs quittaient les villes en masse depuis la fin des années 1940 pour s’installer dans les banlieues plus aisées, laissant les villes aux Noirs et aux groupes les plus pauvres. Les sociologues et historiens s’intéressèrent très vite à ces transformations et à leur incidence sur les Noirs et sur leurs familles.
Notes de bas de page
1 Les femmes américaines n’avaient pas encore le droit de vote et les Noires n’étaient donc pas concernées. Les Américaines acquirent le droit de vote grâce au dix-neuvième amendement à la Constitution en 1920.
2 Les restrictions sur l’immigration dès les années 1880 et surtout dans les années 1920 avec l’instauration de maxima et de quotas en fonction des origines nationales tout comme les flux décroissants en temps de crise ou de guerre (la Première Guerre mondiale par exemple) induirent une diminution du nombre d’ouvriers potentiels et incitèrent les industriels du Nord à se tourner vers la population noire. Les politiques anti-émigration en Europe (par exemple en Union Soviétique ou en Italie fasciste) contribuèrent aussi parfois à faire baisser les taux d’immigration aux États-Unis.
3 Il ne faut pas négliger ici le poids des rumeurs et images en provenance du Nord et les témoignages des migrants déjà installés qui offraient une vision souvent édulcorée des difficultés dans les grands centres industriels. En même temps, on doit tenir compte également des systèmes mis en place dans le Nord pour contrôler la population noire : ordonnances municipales et pratiques commerciales ou tactiques des agents immobiliers pour confiner les Noirs dans certaines parties des villes ou dans des districts électoraux bien précis ; refus des syndicats de les intégrer. Les diverses institutions politiques dans le Nord n’étaient pas exemptes de pratiques ségrégationnistes même si elles n’instauraient pas un régime fondé sur la « terreur » comme dans le Sud.
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