6. Questions en suspens et perspectives
p. 79-82
Texte intégral
1Les ouvrages examinés ici, quoique différents de par leur objet d’étude ou leur thèse principale, permettent plusieurs conclusions et questionnements sur l’étude des familles noires en esclavage. Il semble que, désormais, il faille tenir compte de paramètres divers : les différences régionales et temporelles ; la relation dialectique entre le pouvoir des planteurs et la capacité de résistance des esclaves, y compris pour protéger leurs familles ou pour créer des spécificités culturelles par rapport aux dogmes imposés par la culture blanche dominante. Il faut cependant éviter de passer d’un excès à l’autre : la démonstration de la violence de l’esclavage et de son effet destructeur pour les familles noires doit-elle pour autant entièrement occulter les efforts par les Noirs pour survivre et pour créer une culture spécifique ? Il faut examiner de plus près peut-être le rapport de dépendance inhérent à l’esclavage et notamment le maillage complexe des échanges entre maîtres et esclaves : le rapport de domination par les Blancs laissait parfois un espace pour la négociation, qu’il serait intéressant d’analyser plus précisément, quel que soit le résultat de cette négociation. Il n’est sans doute pas aisé, il est vrai, de trouver dans les archives et sources diverses les inventions et les ruses des esclaves pour faire obstacle aux maîtres et biaiser au sein d’un système d’oppression censé les contenir et les restreindre, précisément car il était le plus souvent dans l’intérêt des Noirs de cacher et de taire ces pratiques.
2On peut noter positivement l’« individualisation » de l’esclavage qui permet de retrouver les voix des esclaves si souvent étouffées, et parmi elles aussi celles des femmes ou des enfants1. La question de la mémoire de l’esclavage demande une exploration plus complète, et ce, à propos des familles également : l’abolition de ce système en 1865 ne raya pas d’un trait de plume les blessures et douleurs engendrées par les séparations forcées, l’exploitation sexuelle des épouses et des mères, ou les mauvais traitements infligés aux enfants. Elle ne permit pas toujours aux Noirs émancipés de retrouver un enfant, un frère, une mère dont ils avaient été séparés : parfois, l’absence de documents administratifs ou notariés ou bien d’actes fiables, les ventes successives vers des lieux parfois éloignés et/ou inconnus des Noirs, ou les changements de nom (certains esclaves recevaient un nouveau nom dans leur plantation d’arrivée) rendaient les réunions de membres éparpillés difficiles. Si l’on considère que « la mémoire familiale est en premier lieu une histoire » (Muxel, 1996), alors elle fut difficile à conserver pour beaucoup parmi les anciens esclaves qui durent la recréer, la réinventer, la confronter à l’histoire officielle.
3Beaucoup d’historiens ont avancé l’idée du paternalisme des maîtres que les études récentes décrivant la cruauté de ces derniers et le peu de soins envers les esclaves semblent démentir. Il serait bon d’examiner à nouveau les facettes et motivations d’un paternalisme blanc qui pouvait comprendre condescendance et affection apparente d’un côté et comportements sadiques de l’autre (voir Fredrickson, 2000). L’histoire de l’esclavage s’enrichira aussi si elle évite la dichotomie entre, d’une part, la vision d’une barbarie annihilant tout chez les Noirs et, d’autre part, une approche visant à oblitérer cet aspect pour parler presque uniquement de résistance de la part d’acteurs noirs assez libres pour choisir certains modes de fonctionnement (agency2 en anglais). Les deux aspects étaient concomitants et liés, nous semble-t-il. Il serait de même utile d’analyser les esclaves en relation avec les autres groupes qui vivaient autour d’eux, et non pas seulement leurs maîtres. Des petits fermiers blancs qui n’avaient pas d’esclaves, des Noirs qui en possédaient, des communautés religieuses comme les Quakers – des abolitionnistes convaincus – et des populations indiennes (au sein desquelles se réfugièrent par exemple des esclaves en fuite) habitaient les mêmes régions. Il faudrait aussi tenir compte des rapports entre les Noirs, affranchis ou pas, et les autres groupes qui résidaient en ville et notamment les ouvriers et petits artisans blancs. On doit peut-être alors considérer les rapports fluctuants, irréguliers ou non, entre les diverses populations du Sud dans des « diasporas enchevêtrées » (voir E. Lewis, 1995b).
4Nous avons remarqué également l’avantage d’une inscription de l’esclavage aux États-Unis dans une dimension diasporique avec l’Afrique. Il faudrait davantage inclure les autres systèmes esclavagistes sur le continent américain et notamment dans les nations d’Amérique centrale et du Sud3. Les études régionales aussi apportent des informations qui permettent un panorama diversifié de l’esclavage et les ouvrages et articles récents offrent une vision plus complète grâce à la possibilité de faire des comparaisons et recoupements.
5Le débat sur l’esclavage et sur les pratiques familiales des esclaves a beaucoup changé depuis la fin du xixe siècle. De nombreuses études sont parues depuis les années 1970 sur un système qui passionne encore les historiens et le débat ne manquera pas d’évoluer. Les questions qui se posent à propos d’une vision plus globale vis-à-vis d’une étude de thèmes et localités particulières subsisteront sans doute : elles reflètent en cela un débat qui semble diviser les analystes, et pas seulement aux États-Unis. Certains chercheurs s’inscrivent davantage dans une démarche proche de la microstoria italienne puisqu’ils tiennent compte « des conduites personnelles et des destins familiaux [...] souvent dans les interstices de systèmes normatifs dont la cohérence n’existe pas » et tentent de « restituer les marges de jeu laissées aux acteurs par les formes de domination » (Boutier & Julia, 1995 : Introduction, 47). D’autres favorisent les approches nationales afin de placer l’esclavage dans une perspective qui englobe aussi les États non esclavagistes et les politiques du gouvernement fédéral, ainsi que les populations noires ailleurs que dans le Sud ; d’autres enfin privilégient l’histoire transnationale et comparatiste. Plutôt que d’exclure l’un ou l’autre de ces choix, il semble que l’histoire de l’esclavage ne puisse que gagner en profondeur et en richesse grâce à des approches diverses, des « jeux d’échelles » de l’une à l’autre, pour reprendre l’expression de Paul Ricœur (Ricœur, 2000).
Notes de bas de page
1 Outre les études s’intéressant aux femmes, des analyses tentent de donner forme aux témoignages sur l’enfance. Des pages sont consacrées aux taux alarmants de malnutrition et de mortalité infantiles et aux ventes d’enfants dans des ouvrages plus généraux (Dunaway, 2003 & Stevenson : 1996) mais certaines études se focalisent aussi sur les difficultés de l’enfance. Voir par exemple Wilma King (1995) qui insiste aussi sur la brutalité envers les jeunes esclaves ou Marie Jenkins Schwartz (2000) qui montre davantage le paternalisme des maîtres.
2 Cette notion d’“agency” est difficile à traduire en raison de la polysémie de ce terme qui comprend la capacité d’agir, le fait d’agir et également l’intention des acteurs. Voir les remarques de Cynthia Kraus, traductrice de Judith Butler, qui s’interroge sur les différents sens de ce vocable et les diverses traductions possibles (Kraus, 2005).
3 Certaines études allant dans ce sens sont déjà parues dont l’une dès 1946 par Franck Tannenbaum, Slave and Citizen : The Negro in the Americas. Voir aussi George Fredrickson (1982) et Orlando Patterson (1982).
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