5. Nouvelles approches : histoire des femmes, histoire locale
p. 67-77
Texte intégral
1Les historiens de l’esclavage avaient appréhendé la famille noire d’abord de façon pathologique puis, par un effet de balancier, en termes positifs et de résistance. Ces visions opposées semblaient parfois exagérées dans un sens ou dans l’autre. Depuis les années 1980, les historiens ont approché cette période par des biais plus spécifiques qui apportent beaucoup au débat : de l’histoire des femmes en esclavage à des analyses s’intéressant à des régions bien spécifiques ou à une comparaison entre zones géographiques différentes. Les sources utilisées sont également diversifiées, impliquent davantage la recherche de témoignages produits par les Noirs eux-mêmes et se sont élargies pour inclure des documents jusque-là souvent ignorés par beaucoup d’analystes, dont les productions folkloriques et littéraires7.
2En parallèle avec le développement des études sur les Noirs dans les universités américaines, on peut noter la création des départements d’études sur les femmes puis sur le genre dans les campus américains (Women’s Studies et Gender Studies). Il faut mentionner ici l’impulsion du mouvement féministe dans les années 1960 et 1970. Il s’agissait de faire sortir les femmes de leur invisibilité puisqu’elles étaient rarement au centre des récits historiques, ou alors seulement quand elles étaient des personnages publics, ce qui éliminait d’office la très grande majorité d’entre elles dont les vies, les paroles mais aussi les problèmes et les revendications avaient été le plus souvent tus, voire délibérément oblitérés8. De nombreux travaux furent alors consacrés – par des femmes surtout – aux Noires. Ces personnes réagissaient aussi au rapport Moynihan qui avait mis en avant la responsabilité de la femme noire dans les problèmes économiques et sociaux rencontrés par leurs familles et par la population noire en général. Elles refusaient la notion d’un « matriarcat noir » néfaste qui plaçait la femme au centre du débat mais dans une construction exagérée et qu’elles voulaient prouver erronée. Elles récusaient même certaines conclusions des historiens car, dans leur analyse, ils n’avaient pas retenu l’exploitation des Noires non seulement en tant qu’esclaves mais également en tant que femmes. Angela Davis admirait ainsi le travail de Gutman qui niait la thèse sur le « matriarcat » défendue par Moynihan, mais elle ajoutait : « Son livre aurait été bien plus marquant s’il avait concrètement exploré le rôle pluridimensionnel des femmes dans la famille et parmi les esclaves » (Davis, 1983 : 4). Les historiennes s’attachaient à démontrer que les dimensions raciales et sexuelles sont liées et doivent impérativement faire partie de l’analyse de l’esclavage.
3Ces spécialistes reprirent parfois les arguments de leurs prédécesseurs sur la viabilité des familles noires pendant l’esclavage. Certaines insistèrent sur l’omniprésence des foyers nucléaires (Jones, 1986 : 32) ou sur l’importance des liens familiaux des esclaves en termes « d’éthique sociétale, de mœurs africaines ou de résistance » (Giddings, 1984 : 43) mais leur apport à l’écriture de l’histoire réside plutôt dans leur analyse des rôles féminins et des contraintes ou marges de manœuvre dont les esclaves disposaient en tant que femmes. Paula Giddings explique par exemple que les femmes utilisaient parfois des contraceptifs ou des abortifs, refusant ainsi « d’accomplir leur rôle le plus essentiel, la reproduction des esclaves » (Giddings, 1984 : 46). Elle nous informe également que si les esclaves avaient une certaine autorité dans leur foyer, c’était là une attribution traditionnelle pour toutes les femmes, et pas seulement pour les Noires (ibid. : 58). De son côté, Jacqueline Jones nous rappelle que les hommes et femmes asservis partageaient parfois des devoirs (dans leur foyer et pour assurer la survie du groupe noir) qui étaient rarement équilibrés parmi les Blancs, mais qu’en raison de leur servitude, ils « étaient néanmoins réduits à un état d’impuissance qui rendait pratiquement vide de sens le concept d’égalité tel qu’il est appliqué aux relations maritales » (Jones, 1986 : 42). Elle ajoute qu’en esclavage : « les hommes et les femmes noirs étaient égaux en ce sens qu’aucun d’entre eux n’avait de pouvoir économique sur l’autre » (ibid. : 14). Ces historiennes expliquent donc les relations entre les sexes en termes de quasi-égalité ou d’exploitation, mais démontrent surtout qu’elles ne peuvent se comprendre sans tenir compte de motivations racistes de la part des Blancs : les arguments de genre et de race sont bien intimement mêlés.
4Les esclaves avaient leurs propres démarches mais n’étaient pas indépendants des valeurs sociétales qu’ils acceptaient en partie au moins. Une relation complexe existait entre les désirs familiaux des esclaves et les impositions d’une société – y compris le système religieux – qui privilégiait d’abord la famille patriarcale. Après l’abolition de l’esclavage, de nombreuses familles noires tentèrent de s’établir en foyers « traditionnels » dans lesquels l’homme devait apporter les ressources et où la femme aurait la possibilité de rester au foyer mais, en dépit de ces aspirations, l’extrême misère de la majorité des anciens esclaves les conduisit à dépendre du travail du plus grand nombre, y compris les femmes et souvent les enfants (Giddings, 1984 : 63). Il faut considérer également la relation dialectique entre les espérances noires après l’émancipation et celles des Blancs. Dès que cela fut possible, de nombreux affranchis s’empressèrent de légaliser des unions conjugales qui n’avaient pas eu de valeur juridique pendant l’esclavage. À la fin de la guerre de Sécession, le gouvernement fédéral mit en place un Bureau des Affranchis (Freedmen’s Bureau) qui devait assister les Noirs pour trouver emplois et logements mais qui réglait également certaines démarches et enregistrait par exemple des mariages noirs. On voit ici à la fois le désir de nombreux Noirs de pérenniser des unions contractées pendant les années d’asservissement – et peut-être alors un besoin de se conformer aux schémas en vigueur sur le mariage et la famille – et la volonté de leurs interlocuteurs blancs (professeurs et pasteurs du Nord par exemple) de formaliser des relations souvent considérées immorales sans cette légalisation (voir Hine, 1990 : 84-117 & Sterling, 1984). La femme en tant que construction culturelle et sociale se trouvait au cœur de ces considérations. Elle pouvait aspirer à un comportement plus proche des valeurs de son temps, mais s’en trouvait souvent empêchée par sa position en tant que Noire. Parlant des femmes noires dans les années après leur émancipation, Leith Mullings écrit à ce propos : « dans leur lutte pour préserver [leur] famille, les femmes afro-américaines tentèrent de se conformer aux attentes sur le genre mais sans les protections du patriarcat privé, tout en étant exploitées par le patriarcat public » (Mullings, 1994 : 271).
5Il faut ici apprécier également la position de la femme blanche dans la société sudiste. Il existait une définition complexe de la féminité imposée aux épouses des planteurs dont étaient le plus souvent exclues les esclaves considérées avant tout comme des travailleuses et non pas comme des mères en charge de leur foyer. Cette identité des femmes noires résultait à la fois de leur exploitation économique et sociale mais également de l’imaginaire culturel sur les femmes en général. Dès la première moitié du xixe siècle apparut le « culte de la vraie féminité » (The Cult of True Womanhood), d’abord dans le Nord capitaliste en pleine expansion manufacturière puis industrielle. Alors que l’économie s’y élaborait de plus en plus en dehors du foyer dans une sphère occupée par les hommes, on insistait sur le rôle fondamental des femmes comme mères et gardiennes du foyer garantissant le bonheur familial. Cette mise en scène autour de sphères différentes qui tenait peu compte de la réalité, et notamment du travail croissant des femmes dans les manufactures et usines, fut réinterprétée dans le Sud encore essentiellement agricole après la guerre de Sécession. La femme blanche y occupa elle aussi une place centrale dans le foyer où elle préservait sa famille des vicissitudes d’une société en pleine transformation. Donner cette image de la femme blanche était toutefois en contradiction avec son rôle historique de femme de planteur. Les esclaves furent alors inclus parmi ceux qu’elles protégeaient – dans une famille élargie – et on inventa également une femme noire différente de la réalité. Rétroactivement, on mit en avant les servantes, « mamas » fidèles et heureuses de travailler dans la maison du planteur, en totale opposition avec leur image inversée, la tentatrice, qui pouvait éloigner le maître de ses devoirs par sa sensualité exacerbée (voir Gray White, 1985 & Jewell : 1993)9.
6bell hooks10, militante féministe, rappelle que « tandis que les hommes blancs idéalisaient la féminité blanche, ils agressaient sexuellement et brutalisaient les femmes noires » (hooks, 1981 : 32). Repenser l’esclavage en termes de relations aussi entre les sexes et non plus seulement entre les races permet de mieux appréhender les interactions parmi les esclaves et aussi celles des Noirs avec les Blancs. Dans cette démarche, certaines chercheuses s’intéressèrent alors aux rapports entre les femmes de ces deux groupes, exploitées de façons différentes mais toutes dans une situation de dépendance au sein d’une société définie autour du pouvoir masculin blanc. Elizabeth Fox-Genovese montre, parfois, une complicité entre une maîtresse et ses domestiques (dont une majorité de femmes). Toutefois, elle rappelle que les Blanches étaient « soumises à l’autorité masculine, à laquelle elles consentaient peut-être, sans réelle liberté de choix, mais elles vivaient – et le savaient – comme des membres privilégiés d’une classe dirigeante » (Fox-Genovese, 1988 : 145). Certaines auteures analysent l’esclavage en termes de classe, ce qui leur permet de dépasser les discussions sur la mise en place d’un « matriarcat » – et donc de familles d’esclaves déstabilisées – ou sur le rôle fort des hommes noirs dans des familles alors plus performantes car plus conformes au modèle blanc patriarcal. Claire Robertson estime qu’une approche sociale offre une vision de l’esclavage plus proche de la réalité et rappelle que « quand les classes dominantes pensent que les familles des classes inférieures seront peut-être des obstacles à leur domination complète, elles n’auront aucun scrupule à les détruire, en commençant d’abord par enlever les hommes du foyer » (Robertson, 1996 : 15). Elle évoque aussi les taux élevés de mortalité infantile et y voit le peu d’intérêt pour le bien-être des esclaves de la part de maîtres qui pensaient d’abord à l’exploitation économique et notamment au profit dérivé du labeur des femmes (ibid. : 27).
7L’étude de l’esclavage comporte donc les trois dimensions essentielles et indissociables de race, genre et classe11, sur lesquelles les spécialistes de l’histoire des femmes – et ce surtout depuis la fin des années 1980 – insistent pour toute approche de l’histoire africaine-américaine dans son ensemble. Elles complexifient la vision de l’esclavage et permettent souvent de sortir de l’alternative simpliste entre un système totalement destructeur et un autre dans lequel les esclaves pouvaient inévitablement préserver leurs familles. Evelyn Higginbothan souligne fort à propos l’importance des concepts de genre et de classe afin d’éviter une approche essentiellement « raciale » non seulement de l’esclavage mais de toutes les périodes confondues et pour ne pas « dépeindre une “communauté” noire, une “expérience” noire monolithiques » (Higginbothan, 1992 : 256)12.
8Outre les spécialistes des femmes, ceux sur l’esclavage, et ce depuis la fin des années 1980 surtout, ont tenté de réviser à leur tour les conclusions précédentes et ont par exemple interrogé celles des « révisionnistes » tels Fogel et Engerman ou Gutman. Orlando Patterson (1982, 1998) remit ainsi en question ces analyses qui, pour lui, ont pris la famille nucléaire pour point de départ, ont négligé les différences régionales dans le système esclavagiste aux États-Unis et ont argué que l’homme noir pouvait parfois, dans la société esclavagiste, remplir les rôles de père et d’époux selon les critères en vigueur dans la société blanche. Dans son livre Rituals of Blood, Patterson insiste à propos de l’homme en esclavage : « le rôle du mari n’existait pas. [...] il ne pouvait pas offrir aux enfants qu’il avait engendrés (et que les tribunaux déclaraient explicitement comme n’étant pas les siens) ou à sa compagne sécurité, statut, nom, ou identité » (Patterson, 1998 : 32). L’esclavage n’accorde donc pas de statut familial aux Noirs et cause le démantèlement des foyers. Cette position extrême n’est pas nécessairement représentative mais elle amorçait un changement d’attitude en ce qui concerne l’esclavage, déjà apparu avec les études sur les femmes. Il ne s’agissait plus de démontrer que les familles noires avaient parfois adopté les normes familiales dominantes ou élaboré une culture différente dans les limites de l’asservissement. Ce courant apparut à une époque où les revendications noires – et notamment l’affirmation d’une culture africaine-américaine – étaient plus diffuses et davantage occultées dans les médias et en politique ; les démarches précédentes visant à soutenir l’existence d’une culture noire spécifique étaient donc moins prégnantes. Des études comparatistes sur les divers systèmes d’esclavage étaient publiées ; elles montraient la spécificité de l’asservissement aux États-Unis et renforçaient sans doute les conclusions sur ses pratiques délétères. Concernant les études sur la famille, l’idée d’un modèle nucléaire normatif et largement répandu était désormais fortement remise en cause dans la société en général. Il était prouvé que les familles blanches aussi étaient diversifiées et changeantes. De nombreux chercheurs s’efforçaient également de mettre en mots les résultats de recherches à partir de méthodes de plus en plus sophistiquées et grâce à une informatique perfectionnée portant sur des sources extrêmement variées13.
9Pour beaucoup désormais, plutôt que de rendre compte d’une expérience globalisante, il convient de s’intéresser au particulier, au local et les conclusions seront alors confrontées à d’autres. Des analyses plus spécialisées ont été ainsi publiées ; elles s’intéressent par exemple à une région bien délimitée. Ainsi, dans Life in Black and White. Family and Community in the Slave South (1996), Brenda Stevenson concentre ses recherches sur un comté de Virginie, celui de Loudoun, et analyse non seulement les rapports entre des planteurs blancs et leurs esclaves mais aussi les relations avec d’autres populations : les fermiers blancs qui ne possédaient pas ou peu d’esclaves, les Quakers abolitionnistes et les Noirs libres. Elle s’intéresse donc à une région frontalière avec le Nord, où la taille des fermes et des plantations comme les récoltes variaient beaucoup plus que dans le Sud profond (the Deep South). Le nombre d’esclaves était aussi très diversifié. Elle note par exemple qu’on trouvait davantage de femmes dans les plus petites exploitations, tandis que les hommes étaient plus nombreux dans les plantations de taille moyenne. Leur proportion s’équilibrait uniquement dans les très grandes propriétés. Ces paramètres avaient une incidence nette sur le mariage des esclaves : il existait ainsi un nombre conséquent d’unions “hors plantation” (abroad marriages), la femme résidant dans un lieu et l’homme dans un autre. Il était difficile dans ces conditions de maintenir une famille de type nucléaire ou patriarcal et c’est le plus souvent la femme qui élevait les enfants. En outre, et ce même dans les larges plantations plus équilibrées, la nature du travail en Virginie influait sur les rapports entre esclaves. En Virginie, les cultures du tabac ou des céréales ne requéraient pas une main d’œuvre aussi nombreuse que celles du riz ou du coton ailleurs ; les planteurs répartissaient donc leurs esclaves selon leurs besoins et les tâches requises à un moment précis et parfois même sur plusieurs sites, y compris quelquefois, pour les plus riches planteurs, dans des lieux aussi éloignés qu’un État du sud-ouest ou encore une île caribéenne. Les maîtres pouvaient également décider de vendre ou de louer des esclaves quand ils n’en avaient pas besoin. Il en résultait des effets très variables, dans l’espace et dans le temps, et une variété de modèles familiaux avec une forte proportion de mariages hors plantation, de femmes seules avec leurs enfants ou avec un père irrégulièrement présent, et d’hommes célibataires. L’entraide dans une parentèle étendue était importante et « les réseaux de parenté élargis étaient en général les plus nombreux, même en tenant compte de la présence de schémas familiaux et de structures maritales autres » (Stevenson, 1996 : 209). De plus, l’auteur remarque des rôles clairement différenciés par genre dans les familles blanches, quelles que soient leurs origines, et aussi parmi les Noirs non asservis, mais pas chez les esclaves, ceci pour plusieurs raisons :
Les maris ne fournissaient jamais entièrement ou principalement de soutien financier pour leurs femmes et leurs enfants. De plus, ces maris n’avaient pas de droits légaux sur leur famille et, par conséquent, ne pouvaient légitimement [...] leur offrir une protection contre les abus et l’exploitation. De même, le rôle de la mère, comparé aux conventions américaines normatives sur le genre, était largement compromis – elle n’avait jamais la possibilité d’accorder la priorité aux besoins de son mari et de ses enfants. Bien que les enfants aient fait partie de familles matrifocales, les activités les plus importantes d’une esclave étaient celles qu’elle faisait pour son propriétaire, non pour sa famille (ibid. : 325).
10Cette étude sur une région spécifique infirme les conclusions généralisées de Gutman sur la présence de nombreux foyers nucléaires avec parents et enfants et un homme aux fonctions de chef de famille dès que possible ; elle contredit aussi les conclusions des années précédentes sur des maîtres peu disposés à séparer les familles de leurs esclaves. En revanche, on retrouve la notion de modèles de parenté divers et celle d’entraide au sein des familles, souvent étendues.
11Dans The African-American Family in Slavery and Emancipation (2003), Wilma Dunaway, sociologue, s’intéresse à l’esclavage dans la région montagneuse des Appalaches peu étudiée jusque là, soit une bande centrale de la région esclavagiste, orientée du nord-est vers le sud-ouest, partant de la frontière avec le Nord et comprenant les zones est de la Virginie, des Carolines et de la Géorgie, ainsi qu’une petite partie nord de l’Alabama. Elle analyse notamment de petites plantations, et non plus les grandes exploitations du Sud profond, et aussi une région qui fut un site d’exportation d’esclaves vers d’autres États quand l’importation d’esclaves en provenance d’Afrique et des Caraïbes fut devenue illégale à partir de 1808. Comme le nombre d’esclaves était souvent réduit sur une même plantation, on constate aussi une propension à les louer à l’extérieur. Elle utilise les récits des anciens esclaves et des vétérans de la guerre de Sécession collectés dans les années 1920 et des données démographiques14. Elle insiste alors sur les menaces qui pesaient sur les familles des esclaves et sur leur peu de latitude par rapport aux pratiques des propriétaires. Elle se positionne à l’opposé de Gutman et d’autres qui soulignaient davantage la survie des familles, la présence de foyers nucléaires et des esclaves capables de résister. Cette étude, comme celle de Stevenson examinée plus haut, est représentative d’un « nouveau révisionnisme » qui cherche à démontrer la rudesse du système esclavagiste et à s’opposer aux « généralisations optimistes sur la famille des esclaves » (Dunaway, 2003 : 2).
12Dunaway donne de nombreux exemples qui démontrent le peu d’attention accordée aux familles, lesquelles pouvaient être disséminées par la vente ou la location. Elle démonte ainsi « les mythes culturels », à savoir une construction faite par les planteurs pour dissimuler leurs pratiques tyranniques. Les propriétaires montraient leur désir de ne pas séparer les familles des esclaves aux yeux des autres planteurs et des fermiers blancs – désir qu’ils proclamaient dans leur correspondance –, prouvant ainsi leur « décence » et leur « moralité » mais « pour maximiser la productivité et les profits dérivés du commerce des esclaves, la plupart des maîtres appalachiens vendaient, déplaçaient et délocalisaient les esclaves en réponse aux pressions économiques » (ibid. : 52). La sociologue prouve ainsi qu’il n’existait pas davantage de familles stables dans les petites plantations ; elle ajoute qu’il « était plus fréquent pour les esclaves dans les Appalaches d’être vendus que pour ceux des régions plus au sud » (ibid. : 55) et remarque qu’un plus grand nombre d’enfants de moins de 15 ans y étaient vendus (ibid. : 67). L’interférence des maîtres dans la composition des familles était ainsi particulièrement importante et déstabilisante. Elle remarque, comme Stevenson, des taux élevés de mortalité et de malnutrition infantiles (ibid. : 141-149). Elle note que, dans cette partie des Appalaches comme dans les plantations situées dans le nord de la région esclavagiste, les familles étaient d’autant plus fragilisées que les esclaves résidaient dans une petite plantation, dans une région d’où l’on exportait les Noirs vers d’autres parties du Sud esclavagiste et où on louait des esclaves loin de chez eux pour des périodes variables (ibid. : 272).
13Grâce à cette étude sur une région clairement délimitée, Dunaway conclut que les études précédentes, dont celle de Gutman, ont établi des généralisations abusives à partir de données sur les plantations du Sud profond dont les investissements économiques, la taille et l’inscription dans une agriculture intensive souvent axée sur la monoculture ne correspondaient pas à la région qu’elle étudie : « Le mythe des familles nucléaires stables chez les esclaves provient de l’analyse de conditions qui sont représentatives uniquement d’une petite minorité des esclaves aux États-Unis » (ibid. : 272). Elle s’oppose aussi à la description de familles noires stables après leur émancipation et très vite reconstituées en foyers nucléaires avec les deux parents et leurs enfants et des épouses qui ne travaillaient plus à l’extérieur (ibid. : 274). Dunaway ouvre des pistes intéressantes pour les recherches à venir et affirme par exemple qu’il est nécessaire de ne pas conditionner la stabilité familiale à la structure nucléaire et que l’accent mis sur la résistance des familles asservies ne doit pas se faire aux dépens d’une analyse des multiples forces et des rapports de violence qui conduisaient à la séparation des familles. On ne peut qu’approuver l’idée d’une approche plus équilibrée.
14Un dernier exemple permet d’appréhender la complexité de l’esclavage aux États-Unis. Il s’agit de l’étude de Franklin et Schweninger sur les divers actes de rébellion et de défiance de la part des esclaves, Runaway Slaves. Rebels on the Plantation (1999), étude qui se trouve à la confluence des problématiques de destruction et de résistance. Les auteurs acceptent la notion d’un système particulièrement cruel, mais ils décrivent en même temps les façons diverses et variées utilisées par les Noirs – dans le Sud esclavagiste tout entier – pour s’opposer à leurs maîtres : des rébellions ou révoltes organisées à la fuite et la désobéissance, l’insolence ou le sabotage. Le sort des familles se trouvait souvent au cœur de ces comportements et les séparations imminentes induisaient ces actes de défi : « la séparation des familles faisait partie intégrante de l’institution particulière du Sud. Les ventes, le commerce, les transferts, les enchères, la migration des propriétaires signifiaient qu’on enlevait les mères aux enfants, les femmes à leurs maris, les enfants aux parents, les pères à leurs fils et filles » (Franklin & Schweninger : 1999 : 51). Chercher à rejoindre un parent était alors l’une des causes principales des fuites d’esclaves. Oppression et résistance sont ici inextricablement imbriquées.
Notes de bas de page
7 Dans leur étude sur la genèse et l’évolution de l’histoire afro-américaine en tant que discipline jusqu’en 1980, Meier & Rudwick indiquent la diversité croissante des sources disponibles et ils notent le rôle des bibliothèques spécialisées qui enrichirent leurs collections sur les Noirs. Ils insistent également sur l’impact de l’analyse quantitative qui permet des traitements sur de grandes quantités de documents (Meier & Rudwick, 1986 : 231-235). On pouvait alors s’éloigner des limites imposées par les sources d’origine principalement blanches ou des témoignages de Noirs qui venaient surtout des couches moins pauvres et plus éduquées ou encore qui avaient été enregistrés par des interlocuteurs blancs. Ce fut le cas notamment, pendant le New Deal, des interviews du Federal Writers Project d’environ 2000 anciens esclaves collectées entre 1935 et 1943 sous l’égide du Works Progress Administration géré par le gouvernement fédéral ; les interviewers étaient pour la plupart des Blancs du Sud.
8 On peut consulter l’analyse du mouvement féministe aux États-Unis par Sara Evans qui explique notamment son impact sur les programmes universitaires et l’écriture de l’histoire (Evans 2003). Voir Nell Irvin Painter sur la démarche des spécialistes noirs, dont de nombreuses femmes, qui choisirent d’écrire sur l’histoire de leur groupe (Irvin Painter, 1997). Voir aussi Joyce Appleby sur l’introduction de l’histoire afro-américaine dans le récit historique aux États-Unis et ses conséquences (Appleby, 1994).
9 On ne peut négliger l’importance de ces constructions dans l’imaginaire sudiste et dans la société américaine dans son ensemble. Il n’y a qu’à penser aux productions littéraires ou cinématographiques – la mama protectrice de Scarlett O’Hara dans Autant en Emporte le vent en est un exemple frappant – et aussi à l’usage fait par la publicité des servantes noires qui ornèrent longtemps les flacons de sirop d’érable ou les boîtes de préparations pour gâteaux, anesthésiant de leur large sourire l’impact destructeur de l’esclavage dans la mémoire des Américains.
10 Cette chercheuse a choisi d’épeler ses nom et prénom sans majuscules.
11 Par classe, il faut entendre ici moins l’analyse en termes de lutte des classes selon Marx que des conflits dans lesquels des groupes socio-économiques distincts s’opposent même si certains auteurs se reconnaissent dans l’analyse marxiste comme E. Fox-Genovese par exemple.
12 Les études sur les femmes ont beaucoup bénéficié également de l’intérêt des historiens pour le Sud en tant qu’espace géographique et temporel avec une culture bien définie. Voir par exemple Clayton & Salmond, 2003 et Delfino & Gillepsie, 2002.
13 Il est impossible ici de citer toutes les études qui représentent ces changements ; on peut consulter les analyses de l’histoire de l’esclavage faites par Pap Ndiaye (1994 & 2005), Claude Fohlen (1998) ou George Fredrickson (2004). Sur la famille voir Stephanie Coontz (1992) et Elaine Tyler May (2003). Sur les transformations de la recherche historique, voir Jean Boutier & Dominique Julia (1995).
14 Dunaway défend ses choix de sources en indiquant que les récits récoltés sur cette région des Appalaches dans le cadre du Works Progress Administration n’avaient pas les défauts de nombre d’entre eux ailleurs ; ainsi, la plupart des interviewers étaient noirs et non pas blancs et ils étaient souvent encadrés par l’Université Fisk, une institution noire, et l’Atlanta Urban League, organisation noire également. Elle souligne les avoir confrontées aux archives publiques et avoir trouvé ainsi des parallèles nombreux qui confirmaient ses hypothèses.
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De l’esclave au président
Ce livre est cité par
- Marche, Guillaume. (2017) La militance LGBT aux États-Unis. DOI: 10.4000/books.pul.25647
- Cousseau, Vincent. (2018) Les liens familiaux des esclaves à Saint-Domingue au xviiie siècle. L’exemple des habitations Galliffet (1774-1775). Annales de démographie historique, n° 135. DOI: 10.3917/adh.135.0021
- Stefani, Anne. (2012) Nord et Sud dans la construction de l’identité noire américaine : réflexions sur le Mouvement pour les Droits Civiques. Caliban. DOI: 10.4000/caliban.447
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De l’esclave au président
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