Chapitre II. Droits de l’homme et idéal d’humanité
p. 383-413
Texte intégral
Jean Jaurès (1859-1914)
1Né la même année que Bergson dont il fut le condisciple en philosophie à l’École normale supérieure, et assassiné à la veille de la Première Guerre mondiale pour ses positions pacifistes, alors qu’il était devenu l’orateur socialiste et l’homme politique que l’on sait, Jean Jaurès ne se laisse pas résumer en quelques formules. On peut le situer aussi bien dans le contexte philosophique de son époque, à travers ses thèses surtout (comme s’y est essayé notamment André Robinet), que, bien sûr, dans l’histoire politique, à travers les débats qui animent le socialisme de la troisième République, l’Affaire Dreyfus où son rôle fut déterminant (ses articles recueillis dans les célèbres Preuves ayant pris le relai du J’accuse de Zola), les revendications sociales qu’il défendit dans son action, ou encore par son œuvre écrite d’historien (notamment de la Révolution française, mais aussi de la guerre de 1870), ou d’orateur.
2Le texte qu’on lira ici, qui date de 1901, s’inscrit sans doute au carrefour de ces diverses dimensions, qui sont aussi celles du débat sur les « droits de l’homme » au début de ce siècle. Il s’agit pour Jaurès de prendre position dans le débat qui divise les théoriciens du socialisme sur la place à donner aux droits de l’homme, soupçonnés comme « droits bourgeois ». Suscité par l’Affaire Dreyfus, ce débat entraîne une remise en question de l’histoire de la Révolution ainsi que de ses soubassements philosophiques, dont Jaurès cherche l’unité dans une réflexion, certes rapide, mais indicative des enjeux en cause, sur « la vie » et « l’individu », en tant que tels. L’étude d’un tel texte demanderait à être poursuivie sur ces différents plans à la fois. Notons qu’il fut publié avec d’autres Études socialistes dans une livraison des Cahiers de la quinzaine de Péguy, avec une préface de ce dernier.
3La bibliographie consacrée à Jaurès est extrêmement vaste. Pour l’analyse de son œuvre philosophique, on se reportera aux deux livres d’André Robinet, Jaurès (Coll. « Philosophes de tous les temps », Seghers), et Métaphysique et politique chez Bergson, Jaurès et Péguy, éd. Seghers ; on trouvera une biographie et des indications bibliographiques, dans Max Gallo : Le Grand Jaurès, Fayard.
4Divers recueils de textes sont disponibles. Parmi les rééditions récentes on peut signaler celle de L’Armée nouvelle, J.N. Jeanneney (éd.), L’Imprimerie nationale.
5Fayard a entrepris l’édition des œuvres complètes de Jaurès, 2 tomes sont déjà parus en 2006 et 2007.
Le socialisme et la vie 7 septembre 1901
6La domination d’une classe est un attentat à l’humanité. Le socialisme, qui abolira toute primauté de classe et toute classe est donc une restitution de l’humanité. Dès lors c’est pour tous un devoir de justice d’être socialistes. Qu’on n’objecte pas, comme le font quelques socialistes et quelques positivistes, qu’il est puéril et vain d’invoquer la justice, que c’est une idée toute métaphysique et ployable en tous sens, et qu’en cette pourpre banale toutes les tyrannies se sont taillé un manteau. Non, dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu’en tout homme, en tout individu l’humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. Or, il n’y a vraiment humanité que là où il y a indépendance, volonté active, libre et joyeuse adaptation de l’individu à l’ensemble. Là où des hommes sont sous la dépendance et à la merci d’autres hommes, là où les volontés ne coopèrent pas librement à l’œuvre sociale, là où l’individu est soumis à la loi de l’ensemble par la force et par l’habitude, et non point par la seule raison, l’humanité est basse et mutilée.
7C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accompliraI.
8Je sais bien que dans la Déclaration des Droits de l’Homme la bourgeoisie révolutionnaire a glissé un sens oligarchique, un esprit de classe. Je sais bien qu’elle a tenté d’y consacrer à jamais la forme bourgeoise de la propriété, et que même dans l’ordre politique elle a commencé par refuser le droit de suffrage à des millions de pauvres, devenus des citoyens passifs. Mais je sais aussi que d’emblée les démocrates se sont servis du droit de l’homme, de tous les hommes, pour demander et conquérir le droit de suffrage pour tous. Je sais que d’emblée les prolétaires se sont appuyés sur les Droits de l’Homme pour soutenir même leurs revendications économiques. Je sais que la classe ouvrière, quoiqu’elle n’eût encore en 1789 qu’une existence rudimentaire, n’a pas tardé à appliquer, à élargir les Droits de l’Homme dans un sens prolétarien. Elle a proclamé, dès 1792, que la propriété de la vie était la première de toutes les propriétés, et que la loi de cette propriété souveraine devait s’imposer à toutes les autres.
9Or, agrandissez, enhardissez le sens du mot vie. Comprenez-y non seulement la subsistance, mais toute la vie, tout le développement des facultés humaines, et c’est le communisme même que le prolétariat greffe sur la Déclaration des Droits de l’Homme. Ainsi d’emblée le droit humain proclamé par la Révolution avait un sens plus profond et plus vaste que celui que lui donnait la bourgeoisie révolutionnaire. Celle-ci, de son droit encore oligarchique et étriqué, ne suffisait pas à remplir toute l’étendue du droit humain ; le lit du fleuve était plus vaste que le fleuve, et il faudra un flot nouveau, le grand flot prolétarien et humain, pour que l’idée de justice enfin soit remplie.
10C’est le socialisme seul qui donnera à la Déclaration des Droits de l’Homme tout son sens et qui réalisera tout le droit humain. Le droit révolutionnaire bourgeois a affranchi la personnalité humaine de bien des entraves ; mais en obligeant les générations nouvelles à payer une redevance au capital accumulé par les générations antérieures, et en laissant à une minorité le privilège de percevoir cette redevance, il frappe d’une sorte d’hypothèque au profit du passé et au profit d’une classe toute personnalité humaine.
11Nous prétendons, nous, au contraire, que les moyens de production et de richesse accumulés par l’humanité doivent être à la disposition de toutes les activités humaines et les affranchir. Selon nous, tout homme a dès maintenant un droit sur les moyens de développement qu’a créés l’humanité. Ce n’est donc pas une personne humaine, toute débile et toute nue, exposée à toutes les oppressions et à toutes les exploitations, qui vient au monde. C’est une personne investie d’un droit, et qui peut revendiquer, pour son entier développement, le libre usage des moyens de travail accumulés par l’effort humain. Tout individu humain a droit à l’entière croissance. Il a donc le droit d’exiger de l’humanité tout ce qui peut seconder son effort. Il a le droit de travailler, de produire, de créer, sans qu’aucune catégorie d’hommes soumette son travail à une usure et à un joug. Et comme la communauté ne peut assurer le droit de l’individu qu’en mettant à sa disposition les moyens de produire, il faut que la communauté elle-même soit investie, sur ces moyens de produire, d’un droit souverain de propriété.
12Marx et Engels, dans le Manifeste communiste, ont marqué magnifiquement le respect de la vie, qui est l’essence même du communisme :
13« Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’augmenter le travail accumulé dans le capital. Dans la société communiste, le travail accumulé ne sera qu’un moyen d’élargir, d’enrichir, de stimuler la vie des travailleurs.
14Dans la société bourgeoise, le passé règne sur le présent. Dans la société communiste, le présent régnera sur le passéII. »
15La Déclaration des Droits de l’Homme avait été aussi une affirmation de la vie, un appel à la vie. C’étaient les droits de l’homme vivant que proclamait la Révolution. Elle ne reconnaissait pas à l’humanité passée le droit de lier l’humanité présente. Elle ne reconnaissait pas aux services passés des rois et des nobles le droit de peser sur l’humanité présente et vivante et d’en arrêter l’essor. Au contraire l’humanité vivante saisissait pour le tourner à son usage tout ce que le passé avait légué de forces vives. L’unité française préparée par la royauté devenait, contre la royauté même, l’instrument décisif de révolution. De même les grandes forces de production accumulées par la bourgeoisie deviendront, contre le privilège capitaliste, l’instrument décisif de libération humaine.
16La vie n’abolit point le passé : elle se le soumet. La Révolution n’est pas une rupture, c’est une conquête. Et quand le prolétariat aura fait cette conquête, quand le communisme aura été institué, tout l’effort humain accumulé pendant des siècles formera comme une nature bienveillante et riche, accueillant dès leur naissance toutes les personnes humaines, et leur assurant l’entier développement.
17[...]
18Or, en même temps que grandissent les forces réelles, substantielles, du socialisme, les moyens techniques de réalisation socialiste se précisent aussi. C’est la nation qui se constitue de plus en plus dans son unité et dans sa souveraineté et qui est obligée d’assumer de plus en plus des fonctions économiques, prélude grossier de la propriété sociale. Ce sont les grandes communes urbaines et industrielles où par les questions d’hygiène, de logement, d’éclairage, d’enseignement, d’alimentation, la démocratie entrera de plus en plus dans le vif du problème de la propriété et dans l’administration de domaines collectifs. Ce sont les coopératives de tout ordre, coopératives de consommation et coopératives de production, qui se multiplient. Ce sont les organisations syndicales et professionnelles qui s’étendent, s’assouplissent, se diversifient : syndicats, fédérations de syndicats, bourses du travail, fédérations de métiers, fédérations d’industrie.
19Et ainsi, il est certain dès maintenant que ce n’est point par la pesante monotonie d’une bureaucratie centrale que sera remplacé le privilège capitaliste. Mais la nation, investie du droit social et souverain de propriété, aura des organes sans nombre, communes, coopératives, syndicats, qui donneront à la propriété sociale le mouvement le plus souple et le plus libre, qui l’harmoniseront avec la mobilité et la variété infinie des forces individuelles. Il y a donc une préparation technique du socialisme comme il y a une préparation intellectuelle et sociale. Ceux-là sont des enfants qui, s’enfiévrant de l’œuvre déjà accomplie, croient qu’il leur suffirait maintenant d’un décret, d’un Fiat lux prolétarien pour faire surgir d’emblée le monde socialiste. Mais ceux-là sont des insensés qui ne voient pas l’irrésistible force d’évolution qui condamne la primauté de la bourgeoisie et le régime des classes.
20Ce sera la honte intellectuelle du parti radical de n’avoir répondu à l’immense problème qui nous presse tous que par une équivoque formule électorale : « Maintien de la propriété individuelle ». La formule pourra sans doute servir quelque temps à exciter contre le socialisme les ignorances, les frayeurs et les égoïsmes. Mais elle tuera le parti qui est réduit à en faire usage.
21Ou elle ne signifie rien, ou elle exprime le conservatisme social le plus étroit. Elle ne pourra tenir longtemps ni devant la science, ni devant la démocratie.
Charles Péguy (1873-1914)
22Des débats dont elle fut partie prenante à ceux qu’elle a elle-même suscités, l’œuvre de Charles Péguy n’a jamais été tenue pour « indifférente ». L’œuvre poétique et les méditations philosophiques (publiées ou restées inédites à la mort de Péguy dans les premiers combats de la Première Guerre mondiale), elles-mêmes, sont prises dans ce double contexte. Celui d’abord des débats politiques (autour du socialisme, de l’Affaire Dreyfus, puis de toutes les questions soulevées après 1900par les Cahiers de la quinzaine que publiait Péguy), philosophiques (autour du bergsonisme, de l’histoire et de la sociologie), religieux, de son temps ; celui de leur interprétation rétrospective et controversée ensuite, dans lequel nous n’entrerons pas ici.
23Les deux textes qu’on lira plus loin témoignent de la complexité de la pensée de Péguy. Le premier, écrit pendant l’Affaire Dreyfus, et publié dans la Revue blanche, avant la création des Cahiers de la quinzaine, est bien proche du texte de Jaurès qui précède, et donne aux droits de l’homme, et à leur protection la même signification universelle ; le second, en revanche, rattaché lui aussi à l’Affaire Dreyfus, puisqu’il se trouve au cœur du texte consacré par Péguy à l’un de ses grands acteurs, et qui en porte le nom, Bernard Lazare, débouche pourtant sur une critique du droit, et en particulier des droits de l’homme, en partie, semble-t-il, avec les arguments mêmes qui se trouvaient critiqués dans le premier extrait. La conciliation entre le « jugement juridique » et le « jugement historique », entre la revendication de justice et la philosophie de l’histoire, si particulière, et qu’on ne peut réduire à un historicisme simpliste, de Péguy, resterait à trouver, à travers une lecture de son œuvre attentive à sa dimension polémique aussi bien qu’à sa portée métaphysique, aux « événements » aussi bien qu’aux « ordres » de vérité où ils s’inscrivent. Les enjeux, comme on voit, n’en sont pas minces.
24Sur Péguy, on lira entre autres : Roger Dadoun, Eros de Péguy, PUF, 1988 ; Alain Finkielkraut, Péguy le mécontemporain, Gallimard, 1992 ; Daniel Halévy, Péguy et les Cahiers de la quinzaine, Grasset.
25Les œuvres en prose de Péguy font l’objet d’une remarquable réédition dans la Bibliothèque de la Pléiade, R. Burac (éd.), Gallimard.
La crise du parti socialiste et l’affaire Dreyfus
I
26L’affaire Dreyfus, qui a pris une telle place dans l’histoire du monde, qui aura, dans l’histoire de l’humanité, au moins la valeur morale d’une guerre et sans doute la valeur morale d’une révolution même, a déterminé parmi les socialistes français, une crise intérieure très grave, à conséquences lointaines.
27Il ne devait pas en être ainsi, car, pour tout homme sincère, les principes, les idées, les sentiments et les intérêts socialistes dictaient si exactement leur conduite aux socialistes français qu’il ne devait pas se produire entre eux-mêmes le plus léger dissentiment. Or il y a eu menace de scission. Comment cela s’est-il fait ? Nous le comprendrons mieux si nous commençons par étudier l’attitude des dissidents.
28Puisqu’un certain nombre de ceux qui sont traditionnellement classés parmi les socialistes ont, comme les gouvernements bourgeois, un double langage, un langage officiel et un langage officieux, sans compter leur pensée vraie, nous leur ferons l’honneur de les traiter comme un gouvernement bourgeois, c’est-à-dire que nous chercherons leur pensée surtout dans les documents officieux, présumant qu’elle y est moins déguisée.
29À cet égard, l’article que M. Paul Lafargue avait publié dans Le Socialiste et que La Petite République avait bénévolement reproduit en partie dans son numéro du mardi 11 juillet est devenu soudain une précieuse référence. Relisons-le :
30« Les dreyfusards bourgeois qui nous ont tant embêtés avec leur Justice imprescriptible, s’imaginent que, Picquart et Dreyfus proclamés innocents et réintégrés dans leur grade, la Justice en marche s’assoira pour se reposer de ses fatigues. L’affaire de ces deux fils de la bourgeoisie terminée, ce sera au contraire le moment de commencer à dégager les conséquences sociales des multiples et divers événements qu’elle a engendrés.
31Les socialistes ont été stupéfiés de voir des bourgeois, coupables d’injustices sans nombre contre les ouvriers, s’indigner si chaleureusement d’une injustice contre un des leurs ; la République est compromise et la France déshonorée, si on ne la répare pas, clamaient-ils. Je suis un de ceux qui ont admiré les professeurs et les hommes de science et de cabinet qui se sont jetés à corps perdu dans la bagarre, sacrifiant leur repos, risquant leur situation et bravant les injures et les coups : c’est la première fois que, depuis la Révolution, l’élite intellectuelle de la bourgeoisie donnait un spectacle aussi réconfortant : les socialistes en ont l’âme réjouie pour l’honneur de l’humanité.
32Nous avons des comptes à vous demander, messieurs les dreyfusards, qui croient que, pour avoir des Droits d’homme et de citoyen, il faut être capitaliste, et qui ne consentez à mettre en ébullition votre bile justiciarde que pour des officiers dorés sur toutes les coutures et ornés de plumes d’autruche.
33Les socialistes n’ont pas mis obstacle à votre campagne dreyfusarde, plusieurs d’entre eux vous ont prêté le concours de leur talent et de leur activité ; c’est cette neutralité et ce concours qui vous ont permis de gagner les ouvriers, que vous n’eussiez jamais pu passionner pour une injustice faite à l’un des vôtres, eux qui pour pain quotidien ont l’injustice et l’exploitation.
34... Nous réclamons que vous complétiez l’œuvre de vos pères de 1789, que vous abolissiez les conseils de guerre, qui sont des tribunaux d’État, et que vous enleviez du code militaire les monstruosités qui sont en complète contradiction avec votre propre légalité. Si vous ne prêtez pas votre concours aux socialistes pour obtenir ces réformes, vous serez des pitres, plus éhontés que les patriotards et les militaristes, et vous porterez la responsabilité du sang ouvrier et paysan que continuent à verser les conseils de guerre. »
35Comme les meilleurs passages du Tartuffe, un tel morceau se passe de commentaires. Mais il nous donne des indications précieuses. Et tout d’abord il éclaire singulièrement le manifeste adressé presque aussitôt après « à la France ouvrière et socialiste ».
36[...]
37On peut dire que si l’affaire Dreyfus n’avait pas éclaté le socialisme français pouvait continuer à traîner une existence invertébrée. Un assez grand nombre d’hommes, qui avaient et qui ont sur la vie des idées à peu près opposées, auraient continué à voisiner ensemble sous la commodité des mêmes formules. Mais l’affaire Dreyfus mit les hommes de toutes les formules, et même ceux qui n’avaient aucune formule, en face d’une réalité critique.
38Nous avons connu peu à peu que l’affaire Dreyfus était capitale, ou du moins qu’elle devenait capitale. Non pas que M. Alfred Dreyfus, capitaine d’artillerie breveté de l’École de guerre et attaché comme stagiaire à l’État-Major général de l’armée, nous intéressât comme tel ; non pas que M. Alfred Dreyfus nous intéressât comme bourgeois : ceux qui se sont imaginés cela n’a pas été clairvoyant, et ceux qui ont fait semblant de le croire sont, répétons-le bien, des tartuffes. Non seulement il ne s’agit pas de ces raisons fausses, mais il ne s’agit pas même encore des raisons vraies pour lesquelles nous nous sommes passionnés, pour lesquelles le monde entier s’est passionné. Il ne s’agit pas encore de savoir pourquoi l’affaire Dreyfus est devenue ainsi universelle. Avant de chercher les causes des faits, on doit constater exactement les faits eux-mêmes. Constatons, et nous prions que l’on constate loyalement avec nous que l’affaire Dreyfus est vraiment une affaire universelle.
39Assurément elle n’est pas totalement, absolument universelle : notre société bourgeoise est si fragmentaire, si partagée en affaires diverses, privées et publiques, si tiraillée entre des compétitions diverses, qu’aucune affaire n’y peut être absolument universelle, préoccuper absolument tous les hommes de notre civilisation. Et puis il y a l’ignorance. Il est bien évident que des foules entières dans le monde et que des individus, d’ailleurs assez peu nombreux, en France, ignorent jusqu’au nom de Dreyfus. Reste à savoir si ces foules et ces individus n’ignorent pas à peu près tout le reste et ne connaissent pas mal et incomplètement leurs propres affaires. Autant que la société bourgeoise permet à l’humanité d’être une, l’affaire Dreyfus est devenue l’affaire de l’humanité. Tous les hommes cultivés ou simplement renseignés de tous les pays civilisés y ont pris part ; quelques-uns sans doute l’ont suivie par curiosité ; la plupart y ont mis leur pensée, leurs sentiments, leurs vœux. En ce sens l’affaire Dreyfus a singulièrement contribué à la future unité de la race humaine. Comme cette unité de la race humaine, comme cette universelle solidarité ne sera jamais réalisée que dans la cité socialiste, l’affaire Dreyfus a, de ce chef, singulièrement contribué à préparer la naissance et la vie de la cité socialiste. L’unité dont elle a donné comme un exemple anticipé n’est pas en effet de ces unités un tant soit peu artificielles et stériles que l’on proclame officiellement dans les conférences des souverains ou dans les congrès internationaux : c’est une unité improvisée, spontanée, vivante, agissante.
40[...]
II
41[...]
42C’est ici la malchance inouïe des autoritaires, des chefs, de Vaillant, de Lafargue et de Guesde. C’est ici la débâcle de leurs prétextes. Les chefs n’ont pas voulu que le socialisme français défendît les droits de l’homme et du citoyen, parce que l’homme était un bourgeois, défendu par des bourgeois, parce que le citoyen était un citoyen bourgeois, un citoyen de la bourgeoisie française, parce que les droits de l’homme et du citoyen ont été proclamés par une révolution bourgeoise : il ne fallait pas se mêler aux bourgeois courageux, aux bourgeois justes, aux bourgeois humains ; les chefs n’ont pas voulu que le socialisme français défendît les droits de la personne humaine, parce que la personne était celle d’un bourgeois ; ils n’ont pas voulu que leur socialisme défendît même les droits de la raison humaine, parce que des bourgeois les défendaient. Aussi qu’est-il arrivé ? Ce qui devait arriver. Pour n’avoir pas défendu les droits de l’homme, les chefs, qui se croyaient socialistes, ont défendu les bourgeois qui violaient ces droits ; pour n’avoir pas défendu les droits du citoyen bourgeois, ils ont défendu les bourgeois qui violaient ces droits ; pour n’avoir pas voulu participer à la défense de la raison, de la justice, prétendues bourgeoise, ils ont pris leur part de la folie bourgeoise, de la tartufferie bourgeoise, du crime bourgeois.
43Car leur prétendue neutralité est fausse, comme toute prétendue neutralité dans l’action universelle. Toute la philosophie de l’action humaine repose, qu’on le veuille ou non, sur ce principe évident que, quand deux hommes ou deux partis sont aux prises, le tiers qui prétend rester neutre favorise en réalité celui des deux adversaires qui réussira. Or, en tout temps et en tout lieu, il y a au moins, pour qui savent un peu voir, deux hommes ou deux partis aux prises : c’est même pour cela que le monde où nous vivons est une société bourgeoise et n’est pas encore la cité socialiste, c’est parce qu’il y a partout concurrence, compétition, rivalité, antagonisme. Si M. Guesde et M. Vaillant et le troisième, au lieu de siéger et de circuler parmi leurs courtisans, faisaient une propagande socialiste sérieuse et utile, c’est-à-dire s’ils s’efforçaient de rendre socialistes ceux de leurs contemporains qui ne le sont pas encore, ils s’apercevraient aisément que cet argument de l’impossible neutralité est sans aucun doute celui auquel on est forcé d’avoir le plus souvent recours. Combien de bourgeois nous disent : « Vous avez raison. L’organisation sociale même est injuste et mauvaise. Mais je n’en suis pas cause et par conséquent je n’en suis pas responsable. Je n’ai pas d’usine, je n’ai pas d’ouvriers, je vis petitement, je n’opprime personne. » Et combien d’ouvriers nous disent : « Vous avez raison, mais moi je gagne assez pour moi, je n’ai pas d’enfants, je vis tranquillement. Que ceux qui sont plus malheureux que moi se révoltent, se mettent en grève, c’est bien, ils ont raison, mais moi, pourquoi me révolter ? » Je le demande à M. Guesde : Qu’y a-t-il à répondre à cela, sinon que la neutralité est impossible, que ne pas aider ceux qui ont raison, c’est en réalité aider ceux qui ont tort, que ne pas aider les travailleurs opprimés et volés à préparer la révolution sociale, c’est en réalité aider les parasites et les oisifs à consolider la société bourgeoise, reconnue mauvaise. Que répondre à tous ces hommes, qui sont bons à convertir, sinon que dans tout conflit, et en particulier dans le conflit social de tous les jours, la responsabilité s’étend aux spectateurs.
44(La Revue blanche, n° 149 du 15 août 1899 « Notes politiques et sociales »)
Bernard Lazare
45Nul n’est censé ignorer la loi ; sophisme et duplicité de la société juridique ; sophisme et duplicité de la société bourgeoise ; nul, ignorant et non instruit par la société juridique, n’est censé ignorer la loi ; il n’y a pas de loi qui mette en état de ne pas ignorer la loi ; nul, misérable et non nourri par la société bourgeoise, n’est censé ignorer la loi bourgeoise ; il n’y a pas de loi bourgeoise qui mette le misérable en état de n’ignorer pas la loi bourgeoise ; ici est le sophisme et la duplicité de la société bourgeoise et de la société juridique ; si la loi se mouvait dans les régions difficiles, exactes, souples, de la philosophie et de la pensée, dans les exactes régions de la morale, comme la philosophie et la pensée, comme la morale ne sont pas communes socialement, si la loi se mouvait dans ces régions difficiles et rares, nul ne serait tenu de ne pas ignorer la loi ; mais la loi ne se meut pas dans ces régions exactes, courbes, souples et vivantes ; elle se meut dans les régions raidies, grossières, inexactes, sommaires et précaires qu’elle s’est faites et qui lui sont propres ; et par un double artifice, par une double convention, par une double fiction, premièrement les formations grossières de la loi sont censées être conformes aux formations mouvantes de la réalité, deuxièmement nul n’est censé ignorer la loi.
46Premièrement les formations grossières de la loi sont censées conformes aux formations mouvantes de la réalité vivante, aux informations de la matière pensante, aux événements conscients, inconscients, subconscients ; or elles n’en sont que des imitations, et non pas des imitations suivantes et modelées, comme les imitations d’art, mais des imitations raides, approchées, rebelles, et grossièrement approchées ; les lignes brisées des garanties juridiques peuvent imiter les courbes des garanties morales, des garanties historiques, des garanties supra-juridiques ; mais elles ne peuvent les imiter, autant qu’il est permis d’user de ces comparaisons, qu’ainsi que la tapisserie en canevas peut imiter le dessin courbe qui lui sert de modèle ou directement la nature, courbe ; elle a beau imiter la nature ou le dessin première imitation de la nature ; elle n’en est pas moins, comme la mosaïque, un système de lignes brisées composées de lignes droites, non un système de courbes, et rien ne peut faire qu’un système de lignes brisées devienne un système de lignes courbes, rien que des accroissements mathématiques, géométriques, des mutations, des abaissements à la limite supérieure ou à l’infini, des sommations, des annulations, des intégrations, toutes opérations imaginaires et non pas réelles, qui ne consistent pas à faire que réellement des systèmes réels de lignes brisées devienne par une opération réelle des systèmes réels de lignes courbes, mais opérations imaginaires qui ne consistent qu’en substitutions imaginaires de certains systèmes de lignes courbes à certains systèmes, correspondants, de lignes brisées : ainsi le système juridique, et en particulier la garantie juridique étant le résultat d’un arrangement social, est d’autant sommaire et grossière qu’elle est certaine et limitée, déterminée ; aussi n’est-ce que par une fiction, par une première fiction, que le système des formations juridiques est censé conforme au système des formations réelles ; cette fiction est universellement admise pour les raisons juridiques sociales que nous avons commencé d’analyser ; mais elle n’en est pas moins ce qu’elle est, une fiction, une convention ; et c’est par une opération toute imaginaire que l’on passe du système juridique au système réel, par une substitution toute imaginaire ; il n’y a pas d’opération réelle par laquelle on fasse que réellement le système juridique réel devienne le système réel, mais il y a en réalité, après commune entente, substitution imaginaire d’un certain système juridique à un autre certain système réel correspondant ou défini correspondant. Il faut bien que le système juridique et en particulier il faut bien que la garantie juridique soit taillée carrée pour que les juristes aient pu en taire une construction sociale solide, sérieuse ; il faut enfin qu’elle convienne à tout le monde, qu’elle s’ajuste, autant qu’elle s’ajuste, à n’importe qui, au citoyen moyen, au justiciable ordinaire, puisque tout le monde peut, sans passer d’examen, devenir inculpé, puisque aussi tout le monde peut, moyennant un examen social, grossier, devenir juge instructeur, et magistrat délibérant ; il faut que la garantie juridique, ainsi instituée, convienne à tout le monde inculpé, il faut qu’en face elle convienne à tout le monde instructeur ; un arrangement omnibus est nécessairement grossier ; la garantie juridique est un vêtement tout fait ; la société nous habille de garanties dans ses codes comme elle nous habille d’uniformes dans ses magasins régimentaires ; il y a, par l’uniforme, beaucoup plus de militaire qu’on ne le croit dans le juridique ; il y en a beaucoup plus encore dans le judiciaire ; les conseils de guerre et les conseils maritimes ressemblent aux autres cours et tribunaux, aux cours et tribunaux civils, ou plutôt les cours et tribunaux civils ressemblent aux cours et tribunaux militaires, en ce sens que les cours et tribunaux civils participent d’une injustice exercée et maintenue par les tribunaux militaires, et non pas en ce sens que les cours et tribunaux militaires participeraient d’une justice exercée et maintenue par les cours et tribunaux civils, donc les cours et tribunaux civils ressemblent aux cours et tribunaux militaires beaucoup plus que nous ne l’avons pensé pendant tout le temps que nous avons souffert surtout des cours et tribunaux militaires ; les deux justices ne sont pas si différentes qu’on l’a dit de part et d’autre, d’une part, militaire, par maladresse, d’autre part triomphalement ; et l’opposition du militaire au juridique et au judiciaire, qui pendant l’affaire était profonde, était beaucoup plus accidentelle, et beaucoup moins essentielle, qu’on ne l’a généralement pensé. Enfin le jugement juridique, tout le système juridique, et en particulier la garantie juridique ne peut s’adresser qu’à des individus sociaux, et non pas à des personnes morales, à des personnes réelles, historiques, animées, vivantes, encore moins à des personnages ; le système juridique est littéralement un système métrique ; l’anthropométrie et les mensurations récemment instituées ne forment nullement une annexe au système judiciaire, annexe de police, de surveillance, de reconstitution, de clichés, de fiches, de boîtes ; elles en sont partie intégrante au contraire ; elles représentent fort exactement, fort éminemment, plus éminemment que toute autre partie, tout le système, judiciaire, juridique ; tout le judiciaire et tout le juridique ne sont qu’anthropométries et que mensurations, arbitraires et grossières, d’autant plus nettes et d’autant plus affirmatives ; le système juridique, la garantie juridique ne peut s’adresser qu’à des individus sociaux, à des individus moyens, à des individus ordinaires, à des individus unités ; le système juridique est un système arithmétique ; le principe que tous les citoyens sont égaux devant la loi n’est pas tant un principe de justice – nous avons dans un précédent cahier commencé à distinguer de l’idée de justice, qui est première, fondamentale, morale, universelle, obligatoire, l’imagination grossière d’égalité, qui n’en est le plus souvent qu’une contrefaçon vile, et nous essaierons de démontrer, quelque jour que nous en aurons le temps, que le principe que tous les citoyens sont égaux devant la loi n’est pas tant un principe de justice – qu’une règle de comptabilité ; c’est une règle de comptabilité sociale, grossière, sommaire, commode, facile, inexacte, établie surtout pour faciliter le calcul des sanctions ; c’est une règle instituée non pas autant pour assurer dans l’humanité l’administration de la justice que pour faciliter dans la société la répartition du doit et de l’avoir ; affirmer que tous les citoyens sont égaux devant la loi, comme l’affirme la Déclaration bourgeoise des droits de l’homme et du citoyen, ce n’est pas autant, nous le verrons, ce n’est pas autant affirmer un principe de justice humaine et d’harmonie, un de ces grands principes universels et profonds, troublants et révolutionnaires, qui font époque dans l’histoire de l’humanité, que poser une définition préalable de comptabilité ; et de quelle comptabilité ; s’il se fût agi d’introduire dans l’histoire de l’humanité une exacte comptabilité des intérêts politiques et surtout des intérêts économiques, il pouvait y avoir là toute une origine révolutionnaire, mais il s’agissait au contraire d’imaginer une comptabilité inexacte et raide ; c’était au fond conclure un arrangement éminemment conservateur ; ce qui fit la grandeur et la beauté, ce qui fit l’étendue, ce qui fit la profondeur et ce qui fit le trouble de la Révolution française ne fut pas ce règlement bourgeois et court d’égalité comptable ; ce fut la grande expansion populaire de liberté, ce fut la grande pénétration populaire de fraternité ; nous reviendrons quelque jour sur le sens historique de la célèbre déclaration ; nous reviendrons aussi longuement que nous le pourrons sur le singulier usage que depuis cent vingt ans et plus – en comptant les années de la préparation –, sur le singulier usage qu’en a fait le gouvernement de la bourgeoisie ; affirmer que tous les citoyens sont égaux devant la loi, autrement dit, autrement affirmé, autrement senti, vécu, autrement travaillé sans doute cela pouvait provenir d’un principe de justice ou même cela pouvait devenir un principe de justice, pourvu que la proposition égalitaire fût bien entendue, intelligemment, et qu’elle fût approfondie ; mais dans la réalité de l’histoire, employé comme il fut employé, dit comme il fut dit, étant donné tout ce que nous connaissons de l’esprit bourgeois et du gouvernement bourgeois, étant donné le singulier usage qu’en ont fait tous les gouvernements bourgeois issus de la Révolution, affirmer que tous les citoyens seraient égaux devant la loi, c’était affirmer surtout que dans la comptabilité juridique tous les citoyens, vaillent que vaillent, vaudraient autant l’un que l’autre, seraient autant l’un que l’autre, que l’on ne ferait pas de différence, officiellement, que tous les citoyens seraient des unités juridiques sociales, des éléments juridiques sociaux identiques, égaux ; c’était affirmer que tous les citoyens compteraient pour un, que tous les citoyens désormais compteraient chacun pour un également, seraient égaux entre eux comme le sont par définition les unités arithmétiques ; puisque la plupart des définitions mathématiques, particulièrement arithmétiques, sinon toutes, recouvrent des conventions et des postulats, ce n’était pas seulement définir des unités juridiques, c’était demander que l’on convînt qu’il y aurait de ces unités juridiques, c’était demander droit de cité pour l’invention juridique unitaire, pour la fiction, pour l’imagination sociale égalitaire ; c’était préparer des calculs arithmétiques faciles et faux ; c’était substituer aux souples calculs moraux, sentimentaux, aux calculs historiques, difficiles et justes, exacts et pénibles, contestables et difficilement acceptés, des calculs arithmétiques simples ou d’un ordre simple, commodes et inexacts, injustes, grossiers, sommaires, sociaux, juridiques, difficilement contestables, populaires, politiques, parlementaires, universellement acceptés ; c’était substituer par une substitution arbitraire et d’autant populaire aux personnes réelles et aux personnages vivants des individus unités fabriqués arbitraire et d’autant populaire aux personnes réelles et aux personnages vivants des individus unités fabriqués arbitrairement, obtenus par une opération arbitraire de moyennes, et par des réductions arbitraires au même dénominateur unité, c’était substituer une arithmétique homogène d’unités discontinues égales à une historique hétérogène ou homogène d’éléments continus ou discontinus variés ou égaux ; car ce n’était pas affirmer seulement que tous les citoyens comptent pour un, c’était affirmer aussi que tous les actes juridiques de forme identique, chacun à son degré, vaudraient et compteraient pour un, seraient un ; c’était par un ensemble de réductions et de définitions arbitraires substituer aux mouvements vivants des personnes animées, des personnages vivants, les éléments unitaires juridiques d’une arithmétique sociale commode, inerte, inexacte, rapide, sommaire, où les additions et les soustractions d’actes et d’hommes se poursuivent aussi commodément, réussissent aussi juste que s’il ne s’agissait pas de véritables actes et de véritables hommes ; – notons les deux emplois du mot juste, si profondément différents : premier sens une opération juste, c’est-à-dire exacte ; deuxième sens une opération qui tombe juste, c’est-à-dire qui donne en résultats des chiffres ronds ; le premier sens est le sens des savants ; le deuxième sens est le sens populaire, le deuxième sens est en un certain sens un sens primaire ; les deux sens, comme on le voit, sont profondément différents ; aussi longtemps que les données des problèmes sont demandées à la réalité, sauf de très rares exceptions les résultats se poursuivent et se cherchent de décimales en décimales et, justement pour être exacts, les résultats ne tombent pas juste ; et c’est au contraire quand les données empruntées ou non à la réalité, sont elles-mêmes imaginaires, feintes ou arrangées, qu’il y a des chances que les opérations tombent juste ; ainsi dans le premier sens le moraliste, l’historien, le philosophe, l’artiste, le savant, l’homme d’action font des opérations justes ; et dans le deuxième sens le juriste, comme le militaire, comme le parlementaire, comme un gouvernement, comme le politique, fait des opérations qui tombent juste ; ou du moins ils se proposent de faire, ils prétendent faire des opérations qui tombent juste ; et c’est à cette prétendue justesse qu’ils demandent le prétexte pour couvrir leurs manquements à la justice ; – un tour bien joué, somme toute, c’était un bon tour social, et nous n’avons pas à examiner aujourd’hui s’il était ou s’il n’était pas socialement indispensable de jouer ce tour ; nous n’avons pas même à examiner aujourd’hui s’il était, socialement, mauvais ou bon de jouer ce tour ; il suffit que dans la réalité de l’histoire ce fut une substitution arbitraire bien opérée, un remplacement militaire, une supposition d’ordre, un ordre juridique supposé à un ordre de réalité, à l’ordre de la réalité ; on pouvait en ce faisant obéir à une inéluctable nécessité sociale ; on pouvait opérer une inévitable substitution ; une substitution bonne ou mauvaise ; il n’y avait pas lieu de s’en vanter ; somme toute il n’y avait pas lieu de crier victoire ; il n’y avait pas de quoi triompher, comme ont triomphé les jacobins bourgeois, comme triomphent aujourd’hui les gouvernements politiques parlementaires bourgeois ; ce n’est que par une audacieuse falsification, par une abstraction scolaire, sincère ou non, inintelligente ou astucieuse, politique ou naïve, ce n’est que par la plus audacieuse des usurpations que l’on a pu présenter au monde cette opération comme instituant un principe de vie, comme faisant époque dans l’histoire de l’humanité ; car ce que l’on faisait, ce n’était pas introduire dans l’histoire de l’homme et du monde un principe nouveau de vie et d’action comme le principe d’un peuple élu, comme le principe de la cité antique et dans le monde moderne comme les principes chrétiens, ou comme le principe socialiste ; ce n’était dans la réalité que ceci : constituer de toutes pièces, de toutes fausses pièces, de toutes unités arbitraires, un système arithmétique portatif ; ce qui était grave, ce n’était pas seulement de faire cette opération ; ce fut surtout de la présenter au monde pour ce qu’elle n’était pas, pour une opération révolutionnaire et profonde ; et s’adressant à des individus sociaux évidemment ou arbitrairement discontinus, et à des actes sociaux arbitrairement discontinués, le système juridique lui-même est essentiellement et de toutes parts discontinu ; et c’est ici une raison encore pour quoi il est discontinu.
Thomas Garrigue Masaryk (1850-1937)
47Avant de devenir le premier président de la Tchécoslovaquie, qu’il a contribué à fonder au lendemain de la Première Guerre mondiale, Masaryk mena une longue carrière universitaire et une vaste activité d’intellectuel. Son œuvre comprend une réflexion de philosophie générale (dont la Logique concrète, inspirée d’Auguste Comte, de 1885), une esthétique (dont un livre sur Dostoïevski), une réflexion sociologique et politique (dont un livre sur le suicide, et La question sociale, œuvre en deux tomes de 1898, qui est une étude sur les fondements et la crise du marxisme), enfin une méditation approfondie sur les problèmes nationaux, et notamment tchèques (dont La Question tchèque, de 1895, L’Idée de la nation tchèque selon Palacky, de 1898, mais aussi les conférences sur L’Idéal d’humanité, prononcées devant un vaste public en 1901, et dont on trouvera ici la première, dans la traduction française de 1930, par P. Molnareva, Rivière). Connu aussi dès avant la guerre pour son engagement dans de nombreuses causes (qui le feront nommer le Zola tchèque) et pour son autorité universitaire, il mène une activité intense pendant la Première Guerre mondiale, qu’il passe en exil, avant de devenir chef d’État.
48On ne saurait résumer ici les différents aspects de l’œuvre de Masaryk (on pourra se reporter au livre cité plus bas). Au carrefour de multiples questions, elle ne se laisse pas facilement séparer non plus de son contexte historique. Dans le texte qu’on lira plus loin, on verra comment Masaryk reprend dans la notion d’« idéal » à la fois une philosophie de l’histoire, un principe d’action, et un enjeu social et national, pour donner à la notion d’humanité sa portée propre, pluridimensionnelle, le tout d’ailleurs dans un style très simple et « populaire ». C’est plus pourtant par les positions prises autour de la notion d’humanité (notamment autour de la nation), que par la rhétorique qui en fait un idéal, que ce texte prend son intérêt.
49Sur Masaryk, on lira notamment : Jan Patockà, La Crise du sens, tome I, Comte, Husserl, Masaryk, Ousia, 1985, tome II, Masaryk et l’action ; Vladimir Peskà et Antoine Marès, Thomas Garrigue Masaryk, européen et humaniste, Edi et Institut d’études slaves, 1991.
L’idéal d’humanité
Introduction
50Substance de l’idéal moderne d’humanité. – Développement de cet idéal depuis la Réforme et la Renaissance. – L’idéal du naturel et de la nature. – La religion de l’humanité. – L’idéal d’humanité diffère selon les époques et les nations : Anglais, Français, Allemands. – Les Slaves : Russes, Polonais, Tchèques. – L’humanité et la nationalité. – L’humanité, le culte de l’humanité et le socialisme. – L’humanité et l’internationalisme. – Le cosmopolitisme (libéralisme).
51L’homme moderne a pour devise magique le mot humanité, dans lequel il exprime toutes ses aspirations nationales, comme en témoigne la parole de Kollàr : « Quand tu profères le mot Slave, que toujours l’on y entende l’homme ».
52Ce nouvel idéal moral et social prend place à côté de l’idéal chrétien à partir de la Renaissance et de la Réforme ; il devient en peu de temps antichrétien et suprachrétien : l’homme – l’idée d’humanité, l’humanitarisme.
53Cet idéal se développe peu à peu. La Réforme affranchit en partie la raison, crée une morale non ascétique, fait naître l’économie et l’application au travail. En même temps, l’énergie de l’Ancien Testament s’inculque à l’homme par la diffusion de la lecture et spécialement de celle de l’Ancien et du Nouveau Testaments. Le mouvement est secondé par la Renaissance et l’humanisme, qui adoptent les idéals de l’antiquité, notamment celui des vertus politiques romaines et la conception esthétique qu’avaient les anciens de l’univers et de la vie. D’autre part, une science et une philosophie nouvelles se créent, affranchissant la raison de l’autorité ecclésiastique. Le grand État, tout d’abord absolutiste, prend de fait une importance prépondérante ; il se subordonne l’Église, en ce sens qu’il place les vertus civiques au même rang que les vertus chrétiennes, et souvent même au-dessus. Le droit romain s’introduit dans les conceptions et l’organisation sociale modernes. L’État devient, avec le temps, de plus en plus démocratique et populaire, jusqu’à proclamer au xviiie siècle les droits de l’homme et du citoyen (révolutions américaine et française). Ces droits de l’homme donnent successivement naissance aux droits de la nationalité et de la langue, aux droits sociaux et économiques – droit au travail, au minimum nécessaire à l’existence – et enfin aux droits de la femme et de l’enfant (droit familial moderne).
54C’est ainsi que se développe l’idée d’humanité et qu’elle s’incorpore à la vie sociale moderne.
55Un caractère essentiel de cet idéal d’humanité est qu’il est regardé comme naturel. On cherche, en effet, les bases d’une religion et d’une théologie naturelles, d’une morale et d’un droit naturels, d’un état naturel (originel) de la société et de l’État ; la philosophie enfin se fonde sur une raison naturelle (le bon sens, le sens commun) et l’art imite de plus en plus la nature. L’idéal d’humanité est, en un mot, l’idéal naturel, idéal nouveau qui s’oppose à l’idéal ancien, légué par l’histoire.
56[...]
57Nous concevons aujourd’hui l’idée d’humanité et de nationalité dans un sens démocratique, social.
58Le peuple est, pour nous, autre chose que la nation ; le culte du peuple est devenu notre devise, l’idéal vers lequel tendent nos aspirations. Le socialisme, d’une façon générale, est, tout autant que la nationalité, une expression de l’idée d’humanité. Avant de parler du socialisme dans un chapitre à part, nous dirons encore quelques mots d’un autre élément de cette idée.
59Je songe ici à l’internationalisme et au cosmopolitisme. L’idée d’humanité implique que toutes les nations sont autorisées dans une égale mesure à tendre à l’humanité. De là est née l’idée d’une organisation mondiale embrassant l’humanité entière. Les nécessités pratiques nous conduisent peu à peu à cette organisation. Aujourd’hui déjà les sciences et les arts, l’activité économique, le capital et les travailleurs sont organisés d’une manière internationale.
60Le cosmopolitisme, comme l’idée de nationalité, s’est développé parallèlement à l’idée d’humanité. Cependant il y a cosmopolitisme et cosmopolitisme. Pour l’Anglais, le Français et l’Allemand, ce mot signifie en réalité l’hégémonie de l’Angleterre, de la France ou de l’Allemagne. Pour les nations plus petites, il en est autrement. Mais les unes pas plus que les autres ne peuvent demeurer à l’écart de l’organisation internationale. Chez nous, le cosmopolitisme slave – comme Havlíček l’a très justement nommé – a été prêché en même temps que l’idée de nationalité. L’histoire nous enseigne qu’une centralisation exagérée, sur une petite comme sur une grande échelle, est néfaste ; l’autonomie doit être accordée aux unités naturelles : économiques, intellectuelles et même nationales. Aujourd’hui, l’ancien cosmopolitisme, tel qu’il a été formulé par le libéralisme, a fait place à un mouvement plus légitime pour une libre organisation internationale, où entreraient toutes les nations civilisées en gardant leur autonomie. Ainsi l’idée de nationalité repousse au second plan l’idée d’État.
Hermann Cohen (1842-1918)
61Hermann Cohen, après avoir suivi une éducation juive, fut nommé professeur de philosophie à Marbourg, à l’âge de trente et un ans. Fondateur de ce qui devint ensuite « l’École de Marbourg », en compagnie notamment de Paul Natorp, son enseignement, fondé sur le renouvellement systématique de la lecture de Kant, a, comme le note Alexis Philonenko « véritablement dominé la pensée allemande, de 1871 à 1913 ». Professeur de Ernst Cassirer, qui prolongea son néo-kantisme dans sa propre philosophie, mais aussi de Martin Heidegger et de Franz Rosenzweig, on ne saurait en effet négliger son influence. En même temps que ses ouvrages sur Kant, (La Théorie kantienne de l’expérience, de 1889, La Fondation kantienne de l’éthique, La Fondation kantienne de l’esthétique), Hermann Cohen élabora son propre système de philosophie, dont L’Éthique de la volonté pure (1904), d’où est tiré le texte suivant, est la deuxième partie (entre la Logique de la connaissance pure, de 1902, et L’Esthétique du sentiment pur, de 1912), ainsi que des écrits sur le judaïsme, une philosophie de la religion (seul de ses livres – récemment – traduit en français), un écrit important sur le calcul infinitésimal, et des écrits pédagogiques et politiques où s’élabore ce qu’il appelait le « socialisme éthique ».
62Le texte qui suit témoigne des dimensions multiples de cette œuvre. Hermann Cohen situe ici les droits de l’homme dans les grandes catégories affectives et morales de son éthique (entre l’honneur et la justice), qui lui permettent de tenir pour ainsi dire une position intermédiaire entre un kantisme strict, et une philosophie de l’État inspirée de Hegel (comme l’a bien vu A. Philonenko), elle-même au cœur des débats de son temps (chez Meinecke, théoricien de la « raison d’État », dont Rosenzweig fut aussi l’élève, et chez ce dernier, notamment). Cohen est aussi mené à mettre en place (fût-ce d’une manière parfois elliptique), on le verra, les différents sens et enjeux de l’idée d’humanité.
63On pourra lire notamment : Henri Dussort, L’École de Marbourg, PUF, 1962 ; Alexis Philonenko, L’École de Marbourg, Vrin, 1989 ; Alice Steriad, L’Interprétation de la doctrine de Kant par l’École de Marbourg, Giard et Brière, 1913 ; Jules Vuillemin, L’Héritage kantien et la révolution copernicienne, Fichte, Cohen, Heidegger, PUF, 1954 ; Sylvain Zac, La Philosophie religieuse d’Hermann Cohen (avant-propos de Paul Ricœur), Vrin, 1984.
64Les œuvres de Hermann Cohen sont en cours de réédition à Zürich ; en français on pourra lire : La Religion dans les limites de la philosophie, éd. du Cerf, 1989 ; La Théorie kantienne de l’expérience, éd. du Cerf, 2001.
Éthique de la volonté pure
65Moral, moralité, etc. traduisent toujours, sauf exception expressément signalée, sittlich, Sittlichkeit, etc. Par ailleurs, il ne nous a pas été possible de rendre la distinction établie entre Humanität, Menschheit et Menschlichkeit autrement que par les termes respectifs d’humanité, d’Humanité (avec capitale) et de qualités humaines.
66La pensée du droit naturel repose sur la pensée originaire [Urgedanken] de la Grèce ancienne des lois non écrites (ἅγραφοι νομοι). Comme de bonne heure on a procédé aussi à la fixation par écrit des lois fondamentales, on a cependant senti le besoin de dégager de tout ce qui est écrit une forme originaire de la légalité, pour faire de cette forme le fondement de toute légalité. Il faut accorder que cette pensée est en connexion avec la religion grecque ; toutefois ce n’est pas la religion du culte, mais celle de la moralité, laquelle en ces temps primitifs coopère avec les intuitions sur l’État et le droit.
67Bientôt ce motif propre à la moralité grecque eut à faire preuve d’une utilité pratique immédiate. La sophistique survint, et elle fit du Nomos, qui chez Pindare était le nom du roi, le tyran de la convention et de la mode. La loi non écrite représenta alors le fondement éternel de la nature et de la vérité. Il n’est nullement à l’honneur d’Euripide de ne point avoir eu de sympathie pour les lois non écrites.
68À partir de Socrate, la philosophie suivit son propre chemin : déterminer avec plus d’exactitude ce sens originaire de la moralité grecque. Or plus se délabraient l’esprit classique de la philosophie, plus on se cramponnait à la formule magique de la nature, formule dans laquelle s’énonçait alors l’opposition au décret de l’arbitraire et de la convention. Ainsi, dans la stoa, la nature devint-elle un terme désignant l’originaire, l’éternel, le véridique. Et la stoa devint la philosophie de la jurisprudence romaine.
69La politique romaine s’allia au droit romain pour prêter au concept de nature la signification d’un fondement de toute validité et force de droit. Plus le droit civil romain s’étendit aux alliés [Bundesgenossen], plus le droit romain, droit civil par excellence (jus civile), dut devenir droit des gens (jus gentium).Et ce droit des gens devint une nouvelle impulsion à pourvoir, en même temps qu’à l’élargissement du droit, à son approfondissement. C’est ainsi que le droit des gens donna naissance au droit naturel ; et c’est ainsi que celui-ci s’est maintenu dans tous ses changements.
70Au Moyen Âge, il est vrai, une ambiguïté grave vit le jour en lui : il fut égalé au droit divin (jus divinum). Cependant ce droit naturel divin n’était aucunement pensé comme loi non écrite ; mais il avait pour code fixe la Bible selon l’ancienne et la nouvelle alliance. Et face à ce droit divin, le droit humain, le droit des États [staatliche Recht], fut estampillé comme non-nature. Pendant tout ce temps, le véritable droit naturel restait en sommeil.
71La Renaissance fit aussi en cette matière s’élever à nouveau l’esprit grec. Était en jeu avant tout l’émancipation de la tutelle du droit divin biblique. C’était le sens de la devise du droit naturel chez Hugo Grotius et ses prédécesseurs, encore que lui-même ne dédaignât nullement le droit vétéro-testamentaire comme source historique. En tant que telle cependant elle ne devait plus désormais valoir pour nature, ni posséder une autorité en tant que nature de la raison. La raison est émancipée du point de vue médiéval selon lequel la Bible contient le fondement dernier et la garantie la plus profonde de toute vérité humaine.
72Voilà le sens éthique élevé dont le droit naturel est le champion. Et c’est ainsi qu’il a insufflé à toute l’époque moderne et contemporaine [die ganze neue und neueste Zeit] son esprit qui donna des ailes à toute réforme et révolution. En cet esprit, Kant a trouvé le signe de la révolution française comme évolution de l’esprit jusnaturaliste. Et ainsi, chez Fichte, le droit naturel est resté en connexion avec la doctrine des mœurs.
73C’est à partir de cette liaison, qui s’est accomplie particulièrement chez Hugo entre le droit naturel et la philosophie kantienne, que s’est dès lors développée l’école historique du droit, laquelle, en elle-même et pour elle-même [an und für sich], n’est aucunement par là une contradiction, ou ne forme même pas seulement quelque chose de contraire au point de vue jusnaturaliste. Si l’on ne borne pas la science du droit à une technique d’interprétation des lois existantes ; si l’on reconnaît aussi en elle la science de la législation, on ne pourra jamais renier l’esprit qui a trouvé une expression dans la parole ancienne du droit naturel. Il n’est point possible d’imaginer [ausdenken], de se rappeler [zurückdenken] jusqu’à ses fondements derniers un droit naturel qui renie la connexion avec l’éthique. Le droit du droit est le droit naturel ou l’éthique du droit.
74[...]
75Or ce qui importe, c’est que la justice devient vertu du droit, comme vertu de l’État, afin que l’État devienne État de justice. C’est un sujet de haine accablant qui pourrait peser sur notre éthique, que le fait qu’elle oriente la conscience de soi vers l’État ; alors que cependant l’État empirique correspond si peu à cet idéal, que la raillerie lui parle si souvent et avec tant d’insistance. Pourtant l’éthique doit, selon la logique de sa tendance, comme involontairement, mettre le cap sur lui ; lui rendre hommage ; quitte à ce que les mots semblent pompeux. L’État empirique est volontiers l’État des états et des classes dominantes ; il n’est pas État de droit. Si l’État de puissance peut devenir État de droit, c’est seulement par là qu’il forme le droit, conformément à l’idée de l’État, non point dans l’intérêt des états et des classes. Ceux-ci sont les communautés relatives. Et les idéaux médiévaux desquels ils se parent dévoilent cet amour de soi [Selbstsucht] cuirassé.
76L’État de justice a en revanche comme but propre la conscience de soi morale. Toute la puissance à laquelle il tend est soumise à ce but. La lutte pour la vie [Kampf ums Dasein] devient une compétition dont la conscience de soi n’est pas l’enjeu mais le sujet [nicht um, sondern für das Selbstbewusstsein]. Or la conscience de soi de l’État est la conscience de soi de tous ses membres. La formation de l’esprit est, conformément à la véracité, la première condition de la conscience de soi morale. La restriction de la propriété s’ajoute comme seconde condition. Jusqu’à un certain point l’expérience historique a déjà instruit l’esprit libre de préjugé. L’abolition de la propriété n’a en revanche de fondation ni historique ni logique. La durée pendant laquelle j’ai une libre disposition de l’emploi d’une chose ne change rien à cette mienne propriété sur elle. La propriété devient ainsi indifférente, un adiaphoron pour la conscience. Le problème disparaît avec l’intérêt.
77L’affect de l’honneur dans le concept d’égalité fait ainsi ses preuves par rapport à la justice. Le droit de la justice devient droit de l’homme dans l’État. Le droit de l’homme dans l’État est le droit naturel du droit et de l’État [Naturrecht des Rechtes und des Staates]. Sans l’État, point de droit de l’homme. Mais sans droit de l’homme, point non plus de droit de l’État. Sans le droit de l’homme dans l’État, règnent dans l’État le droit de la puissance, le droit des classes. L’État est alors une ombre d’État. Et son destin, à court ou à long terme, est de décliner, d’être vaincu ou de se dissoudre soi-même. La justice est seule le fondement de l’État. Elle ne peut être remplacée par aucune autre vertu, encore moins par un autre affect. Toutes les vertus culminent en elle ; toutes se disposent pour elle. La véracité et la vaillance s’unissent en elle. Et la modestie et la fidélité l’épaulent, afin de réaliser la conscience de soi de la personne éthique dans l’État et par l’État. La justice devient la vertu de l’idéal éthique.
78L’idéal est l’essence de l’éternité. La justice devient ainsi vertu de l’éternité. Son essence est éternelle ; toute vertu est éternelle. Sans justice cependant, toute vertu est dénuée de valeur. Comme vertu de l’idéal elle s’élève aussi au-dessus de toute skepsis et toute inertie de l’opportunisme conservateur pour qui, dans son usage du monde, la croyance en un nouveau monde est une illusion idéologique.
79La justice est la vertu de l’homme, en tant qu’homme non de l’autre, mais du nouveau monde. Le double concept de l’homme, comme individu et comme totalité, s’accomplit par elle. L’amour porte en lui l’apparence que le soi devrait arriver à la dissolution de soi afin de devenir libre [ledig] de la torture de l’amour de soi [Selbstsucht]. La justice présente la totalité comme la fin en soi de l’homme.
80[...]
81[L’humanité] fait connaître la contradiction interne aux configurations les plus sublimes de la moralité, à la religion et à la patrie ; elle découvre en eux-mêmes la brillante apparence, le mirage [Blendwerk] lorsqu’ils contreviennent au concept fondamental d’Humanité. L’État lui aussi est ébranlé lorsqu’il usurpe la souveraineté sur l’humanité. L’humanité est l’instance de contrôle de toutes les vertus, le centre de toutes les vertus ; et par là aussi la plus haute instance de tous les produits, de tous les idéaux de la moralité.
82Il n’est pas sans importance de considérer la différence entre humanité et Humanité. L’idée d’Humanité est identique à l’idée de moralité. Elle est identique au concept, à la loi de la conscience de soi morale. Mais la moralité n’est pas identique à la vertu. La vertu montre le chemin vers la moralité. L’humanité rend claire la fécondité de cette différence, et cela dans la différence des concepts d’État et d’Humanité.
83Dans la loi de la conscience de soi morale, il existe un rapport propre entre ces deux concepts. Le concept conducteur est l’État ; il présente exactement en son concept de la personne juridique la personne morale [moralische]. Mais bien que pour cette raison l’Humanité ne puisse être pensée de façon éthique que sous le concept conducteur d’État, sous le droit international des États confédérés [Bundesstaaten], d’autre part cependant l’Humanité est le concept plus large, le concept englobant. De cette différence de contenu et d’étendue du concept éthique fondamental naissent des collisions. C’est à celles-ci, que l’humanité doit remédier. Les qualités humaines doivent aider à mettre aussi dans l’État l’Humanité à l’honneur.
84Nous connaissons la différence de l’État et du peuple. L’élément naturel du peuple grève, pour cette raison, facilement le patriotisme des taches, du poison de la vanité nationale, qui dégénère en jalousie et haine. Ce naturalisme, qui est caractérisé à présent par le terme de nationalisme, est le pire ennemi de toutes les forces sociales et spirituelles, de la droiture et de la vivacité desquelles dépend le progrès des États. L’humanité seule rend majeur l’État ; l’élève au-dessus de cet atavisme des instincts raciaux ; l’oriente vers l’Humanité, vers la moralité.
85À l’intérieur de la vie de l’État, l’humanité se rend également efficiente. Déjà la modestie ne reste pas sans mission à cet égard ; mais sa discrétion ne suffit pas. L’humanité seule peut prévenir avec plus de vigueur de la présomption et de l’orgueil à l’égard des opposants politiques plus faibles, et non moins du rabaissement, de la mise en suspicion et de l’humiliation faites à l’adversaire politique fort. Or la volonté de l’État ne peut jamais arriver à l’expression que par des majorités. L’humanité se fait, contre cette nécessité, l’avocate des minorités. Et elle guide avec la force du sentiment humain ; elle renonce à toute la perspicacité du jugement politique, à toute la profondeur de la sagesse politique ; elle méprise la prétendue raison d’État aux fins supérieures, qui seraient au-dessus du droit et de la loi. Elle ne pense pas à l’avenir, sur lequel l’esprit [Witz] humaine porte des jugements tranchés ; son cœur bat pour le présent. Et elle ne compte ni les voix, ni les têtes. Seul l’homme suscite sa sympathie [Mitgefühl], qui est plus que de la pitié [Mitleid].
Notes de bas de page
I Jaurès a supprimé ici l’alinéa suivant : « La justice que nous invoquons n’est pas une idée vaine, hypocritement détournée par les diverses classes vers leurs propres fins égoïstes. Elle est la vivante affirmation d’humanité par laquelle tout individu donne l’essor à ses facultés les plus hautes, la liberté et la raison. » (Note de l’éditeur, éd. Rieder.)
II Je me sers pour la citation du Manifeste communiste, de l’excellente traduction nouvelle que vient d’en faire paraître Charles Andler à la Société nouvelle de librairie et d’édition. (Note de Jaurès.)
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Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007