Chapitre premier. Droits de l’homme, libertés publiques et solidarité sociale
p. 359-382
Texte intégral
Jules Simon (1814-1896)
1Jules Simon (comme Jules Barni1) fait partie de cette génération de philosophes formés autour de Victor Cousin, quand celui-ci menait la politique universitaire de la France, et qui, après s’en être éloignés pour développer leur propre philosophie morale et politique, soutinrent « l’idée républicaine » (pour reprendre le titre du livre de Claude Nicolet). Spécialiste de l’école d’Alexandrie, il s’engage dès 1847 dans le journalisme avec La liberté de penser, journal bientôt interdit, mais au titre prémonitoire, puisque ses livres nombreux de philosophie morale traiteront en priorité du double thème de la liberté d’opinion et de la liberté de conscience (titre de l’ouvrage d’où est tiré l’extrait qui suit). Jules Simon fut ministre de l’instruction et des cultes en 1876, puis brièvement président du Conseil, et l’une des figures du début de la troisième République.
2Son œuvre se caractérise ainsi par le souci d’établir les « libertés publiques », par une large confiance envers l’éducation et la vulgarisation, dont témoignent ses livres de morale « populaire » (tel Le devoir). Composé de conférences publiques, La liberté de conscience a aussi la particularité d’offrir à leur suite un recueil instructif des principaux textes de lois concernant le sujet et promulgués dans l’Europe du xxe siècle.
3Le texte que l’on pourra lire ici présente une défense argumentée de « la liberté de conscience », que, sans tenir pour exemplaire ni définitive, on pourrait au contraire retenir pour sa façon d’isoler dans l’ensemble des « droits de l’homme » un aspect particulier et de lui consacrer une argumentation spécifique. On aurait pu, dans le cas de chaque « droit liberté », mettre en place ainsi le débat spécifique qui l’entoure, et qui reste loin d’être périmé.
4Sur Jules Simon, outre les livres qui couvrent l’histoire de la troisième République, on consultera : Claude Nicolet, L’Idée Républicaine en France, Gallimard, 1982.
La liberté de conscience
5Messieurs, la liberté de conscience renferment et impliquent plusieurs libertés nécessaires à son existence et à son exercice. Le droit de penser n’est rien, sans ces autres droits qui le fortifient et le complètent. Pour bien voir comment tous ces droits s’enchaînent et se soutiennent, procédons par ordre : l’histoire nous a fourni tous les éléments de l’analyse. Le premier droit que je réclame, c’est celui de me former librement une croyance sur la nature de Dieu, sur mes devoirs, sur mon avenir ; c’est un droit tout intérieur, qui ne gouverne que les rapports de ma volonté et de ma conscience. C’est, si l’on veut, la liberté de conscience en elle-même ; c’en est le premier acte, l’indispensable fondement. Libre dans le secret de ma pensée, serai-je réduit à un culte muet ? Ne pourrai-je exprimer ce que je pense ? La foi est expansive et veut être manifestée au dehors. Je ne puis lui refuser son expression, sans la violenter, sans offenser Dieu, sans me rendre coupable d’ingratitude. Je ne puis surtout adorer un Dieu qui n’est pas le mien. Ainsi la liberté de croire n’est qu’un leurre sans la liberté de prier. Suffit-il de prier ? Cette expression solitaire de ma foi, de mon amour, de mon espérance suffit-elle aux besoins de mon cœur et à mes devoirs envers Dieu ? Oui, si l’homme est fait pour être seul ; non, s’il a des frères. Je suis né pour la société ; j’ai des devoirs envers elle comme envers Dieu ; ma croyance me commande également de prier et d’enseigner. Il faut que ma voix puisse se faire entendre, et qu’en marchant vers ma destinée, j’y entraîne avec moi, dans la mesure de mes forces, tous ceux qui voudront me suivre. Croire, prier, enseigner, voilà tout le culte. Mais quoi ? puis-je me croire libre dans ma foi, si l’on me permet de prier, et de prier publiquement, et d’enseigner ma doctrine, à la condition de perdre, en la confessant, mes droits d’homme et de citoyen ? n’y a-t-il d’autres moyens d’entraver le culte et l’apostolat que les bûchers ? suis-je libre à la seule condition de n’être ni tué, ni enfermé ? quand on me fait acheter le droit de prier au prix du sacrifice de tous mes autres droits, suis-je libre encore ? suis-je traité en homme ? Il faut évidemment, pour qu’il n’y ait pas d’attentat, que ma croyance ne me coûte rien ; qu’elle ne m’ôte ni un droit civil, ni un droit politique. Voilà, Messieurs, ce que comprend ce mot de liberté de conscience : il enferme tout à la fois le droit de penser, le droit de prier, le droit d’enseigner et le droit d’user de cette triple liberté sans souffrir aucune diminution dans sa dignité d’homme et de citoyen. Voilà les conditions de la liberté, et les degrés de la tyrannie. En Angleterre, le juif est libre dans sa croyance, dans son culte, dans ses écrits, dans sa vie civile ; mais il ne peut entrer au parlement, donc il n’est pas libre ; il n’a pas la liberté de conscience. En Bohême, le juif ne peut entrer à la synagogue, sans perdre à la fois tout droit politique et toute indépendance personnelle. En Russie, en Espagne il ne peut pas même prier ; il ne lui reste que le sanctuaire où la force ne pénètre pas, le sanctuaire impénétrable de la liberté d’un cœur.
6[...]
7Savez-vous, Messieurs, ce que c’est que cette liberté du dedans qu’on veut nous ravir ? C’est la matière du droit. Ôtez la liberté intérieure de nos opinions, de nos résolutions, vous ôtez le droit, vous le supprimez, vous lui enlevez sa raison d’être, vous en détruisez même la pensée. C’est parce que je suis libre d’agir, que je me sens obligé à l’action juste. En même temps que je sens se mouvoir en moi cette force vive qui donne le branle à toutes les forces du monde, qui peut résister à la matière et la dompter, je comprends qu’elle n’est pas livrée au hasard et au caprice, qu’elle a une loi, comme tout ce qui existe, une loi que ma volonté peut enfreindre, mais qu’elle enfreint à son dam, en consentant, par l’usage désordonné de sa force, à une diminution et à une dégradation de mon être. Être libre, sans une loi, c’est être abandonné. La vraie liberté, celle qui fait de l’homme une image de Dieu, c’est la liberté réglée, dominée, sanctifiée, réalisée par la loi morale. Voilà la vraie force, une force employée au bien ; voilà l’action véritable, une action juste. Tout ce que je fais en dehors n’est que fatigue perdue, le néant l’emporte, et il emporte en même temps comme une partie de moi-même ; au contraire, l’acte vertueux est solide, il subsiste, il est durable ; il entre dans le système général de l’être, il y concourt ; il a sa place dans les desseins de Dieu ; il ne peut plus se perdre, je ne puis plus le perdre. Il me profite encore et me grandit, même quand j’en ai perdu le souvenir. Il en est de même de la pensée et même du sentiment. Rien n’est vivant que ce qui est dans la règle. Qu’est-ce que la pensée vague, sans direction, reflétant comme dans un prisme tous les phénomènes du monde, accueillant la vérité et l’erreur, sans discernement, et se laissant couler au hasard, comme une source qui s’épanche ? Cette pensée est un rêve : il faut que la volonté discipline les idées sous la loi du vrai, il faut qu’elle les enchaîne dans un ordre juste, qu’elle discerne entre l’idée éphémère et l’idée solide, qu’elle s’attache à ce qui est éternel et rejette ce qui ne vaut rien : c’est à cette condition que l’esprit a conscience et possession de sa force, et qu’au lieu de dépendre de tout ce qui l’entoure, il arrive, en se dominant, à dominer tout le reste. La loi, ou, si l’on veut, le droit, est donc nécessaire à la personne humaine, à la liberté humaine pour la constituer ; et la liberté, à son tour, soit dans l’ordre de la pensée ou dans l’ordre de l’action, ne va pas sans le droit. Le droit et la liberté apparaissent ensemble dans la conscience humaine ; et tant s’en faut qu’on puisse me contester, au-dedans de moi, la possession du droit et la possession de la liberté, que, si je ne les retrouvais pas dans ce dernier sanctuaire, il ne me resterait qu’à envier le sort des brutes, et à me plaindre du Dieu qui m’a fait sensible et intelligent.
8Concluons, Messieurs, que la liberté de conscience prise en elle-même dans son fond, dans son essence, la liberté de penser, si vous aimez mieux ce nom, est une nécessité de notre condition, un droit inhérent à notre nature humaine ; qu’on ne peut nous l’arracher sans nous ôter tous droits et toute liberté, et même toute idée de droit. C’est une impiété que de nier en principe la liberté de penser, ou de la disputer à l’homme dans la pratique, en employant contre elle la ruse, le mensonge ou la terreur.
9[...]
10Le droit de penser, le droit de prier, le droit d’enseigner, constituent, Messieurs, toute la liberté de conscience. Si j’y ajoute encore le droit de jouir, malgré sa croyance, de tous les droits de l’homme et du citoyen, je ne le fais pas sans rougir pour mon siècle ; mais vous savez si j’y suis contraint. Vous savez si, à l’heure où je vous parle, il est des peuples où une croyance honnête d’ailleurs, sincère, et respectueuse pour les lois du pays, constitue une incapacité légale. En vérité, Messieurs, on a peine à le comprendre. Il faut faire effort pour se plier à cette pensée. D’où viennent à un citoyen ses droits de citoyen ? Est-ce un don gratuit que lui fait la constitution de son pays ? Ne tire-t-il pas son droit de son origine même, comme tous les enfants d’une même terre ? Ne l’apporte-t-il pas en naissant ? Par quelle justice divine ou humaine son peuple se tournerait-il contre lui pour lui refuser ses droits à la patrie commune, à l’égalité, à la liberté ? Quoi ! il faut des tribunaux, des jurys, des lois précises, un crime avéré pour mettre un méchant hors de la communauté ; et cet homme pieux sera chassé parce que sur un point de métaphysique, ou peut-être sur un point de discipline, il pense autrement que la majorité ? S’agit-il donc de compter les voix ? Est-ce ainsi que la vérité s’établit ? Mais la vérité, grand Dieu ! quand elle serait avec vous, vous donnerait-elle le monopole de la patrie, le monopole du droit ? Est-ce que l’erreur est un crime ? Est-ce qu’un homme religieux peut soutenir la pensée que Dieu autorise ces exclusions, ces anathèmes politiques ? Quelle contradiction, de voir une croyance s’établir ici en dominatrice, et proscrire toutes les autres, proscrite elle-même au-delà de la frontière, par une autre majorité ! Force, que me veux-tu ? Terreur, que me veux-tu ? Dans le monde de la pensée, il n’y a d’autre force que la persuasion, il n’y a d’autre arme que le raisonnement, il n’y a d’autre droit que le Droit, commun à tous et supérieur à tous. Ah ! nous sommes pleins d’indignation, quand on nous parle de la plaie de l’esclavage qui déshonore encore l’Amérique ! Grâce à Dieu, ce fléau a depuis longtemps disparu du milieu de nous ; mais ne nous vantons pas de connaître la justice tant qu’il y aura des races proscrites, tant que nous ne connaîtrons ni l’égalité du foyer domestique, ni l’égalité du forum ! Puisque nous parlons d’égalité et de liberté, sachons au moins émanciper les consciences ! ne nous reposons pas quand l’intolérance est au milieu de nous, ou quand elle s’agite sur nos frontières. Le xviiie siècle a proclamé la tolérance universelle ; que la gloire du xixe siècle soit de l’avoir pratiquée, de l’avoir mise dans les lois et dans les mœurs de tous les peuples !
Léon Duguit (1859-1928)
11Comme le note Guido Fasso, la philosophie du droit du juriste français Léon Duguit occupe une position singulière dans les débats qui renouvellent la discipline au tournant du siècle, sous la double influence de la sociologie et de la mise en place institutionnelle du droit social en tant que tel. Bien qu’il « se rattache au positivisme et à la sociologie, à Comte et à Durkheim [...], il est toutefois tellement éloigné du positivisme juridique formaliste qu’il a pu être accusé de jusnaturalisme2 ». Son « sociologisme » est en effet plutôt philosophique, et sa théorie de la « fonction sociale » telle qu’on la trouvera exprimée dans le texte qu’on lira ici, reprend ou reformule en effet certaines exigences caractéristiques du droit naturel. Par son œuvre, qui comprend des ouvrages tels que : L’État, le droit objectif et la loi positive (1901), et Le Droit social, le droit individuel et la transformation de l’État (1908), Duguit se rapproche également des œuvres des juristes Gierke (1841-1921, sur lequel on peut consulter le livre de Gurvitch), ou Hauriou (1856-1929, dont la théorie de « l’institution » reprend elle aussi des éléments « jusnaturalistes » pour les intégrer à une doctrine originale du droit social).
12Le texte qu’on lira plus loin, tiré de conférences destinées à un assez large public, et intitulées Les Transformations générales du droit privé depuis Napoléon, a le grand intérêt de retracer l’histoire de la « socialisation » des droits de l’homme au xixe siècle, et d’en proposer un bilan en cherchant à les remplacer (non sans des modifications explicites et implicites qu’on pourra chercher à relever), par la théorie de la « fonction sociale », qui vise à concilier les statuts juridiques de l’individu et de la société de manière interne.
13Outre les histoires de la philosophie du droit, on pourra consulter : Pierre Bouretz (éd.), La Philosophie du droit, Le Seuil, Coll. « Esprit », 1991 ; François Ewald,L’État-providence, op. cit. ; Georges Gurvitch, L’Idée du droit social, Sirey, 1932 (ouvrage difficile et touffu, mais fondamental) ; voir aussi de Gurvitch son livre sur La Philosophie du droit d’Otto Gierke ; et L’Expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, 1935 ; n° spécial des Archives de la philosophie du droit ; E. Pisier-Kouchner, Le Service public dans la théorie de l’État de Léon Duguit, Paris, 1972.
Transformation du droit privé
III
14Les caractères généraux de cette transformation profonde des conceptions juridiques peuvent, à mon sens, se résumer dans les deux propositions générales suivantes, dont les conférences subséquentes ne seront que le développement :
La Déclaration des droits de l’homme, le Code Napoléon et tous les codes modernes, qui procèdent plus ou moins de ces deux actes, reposent sur une conception purement individualiste du droit. Aujourd’hui s’élabore un système juridique fondé sur une conception essentiellement socialisteI.
Il est bien entendu que j’emploie ce mot parce que je n’en ai pas d’autre, qu’il n’implique dans ma pensée aucune adhésion à un parti socialiste quelconque, qu’il marque seulement l’opposition entre un système juridique fondé sur l’idée du droit subjectif de l’individu, et celui fondé sur l’idée d’une règle sociale s’imposant à l’individu.
Le système juridique de la Déclaration des droits de l’homme et du Code Napoléon reposait sur la conception métaphysique de droit subjectif. Le système juridique des peuples modernes tend à s’établir sur la constatation du fait de fonction sociale s’imposant aux individus et aux groupes. Le système juridique civiliste était d’ordre métaphysique ; le système nouveau qui s’élabore est d’ordre réaliste.
IV
15Je m’explique. Je dis d’abord que la notion fondamentale qui est à la base du système de 1789 et de 1804 et de toutes les législations positives qui s’en sont inspirées est celle de droit subjectif : le droit subjectif de l’État personnifiant la collectivité, le droit subjectif de l’individu. Je dis que cette notion est d’ordre purement métaphysique, ce qui est en contradiction certaine avec les tendances des sociétés modernes, et avec le réalisme, disons le mot, avec le positivisme de notre époque.
16Qu’est-ce donc qu’un droit subjectif ? Les controverses sans fin qui s’élèvent sur la vraie nature du droit subjectif sont la meilleure preuve de tout ce qu’a d’artificiel et de précaire cette conception. Je n’en finirais pas si je citais seulement les titres de tout ce qu’on a écrit en Allemagne, en France, en Italie, et aussi dans votre pays, sur la nature du droit subjectif. En définitive, toutes ces controverses aboutissent à cette définition : c’est le pouvoir qui appartient à une volonté de s’imposer comme telle à une ou plusieurs autres volontés, quand elle veut une chose qui n’est pas prohibée par la loi. Les Allemands, notamment le professeur Jellinek, disent : le droit subjectif est un pouvoir de vouloir, ou le pouvoir d’imposer aux autres le respect de son vouloirII.
17Prenez ce qu’on est convenu d’appeler des droits, ceux qui nous sont le plus familiers ; vous verrez aisément qu’ils se traduisent toujours en fait dans le pouvoir que j’ai d’imposer, même par la force, à d’autres individus ma propre volonté. La liberté est un droit : j’ai le pouvoir d’imposer à autrui le respect de la volonté que j’ai de développer librement mon activité physique, intellectuelle et morale. J’ai le droit de propriété : j’ai le pouvoir d’imposer à autrui le respect de ma volonté, d’user comme je l’entends de la chose que je détiens à titre de propriétaire. J’ai un droit de créance : j’ai le pouvoir d’imposer à mon débiteur le respect de la volonté que j’ai qu’il exécute la prestation.
18De telle façon que la notion de droit subjectif – et cela est essentiel à noter et à retenir – implique toujours deux volontés en présence : une volonté qui peut s’imposer à une autre volonté ; une volonté qui est supérieure à une autre volonté. Cela implique une hiérarchie des volontés, en quelque sorte une mesure des volontés, et une affirmation sur la nature et la force de la substance volonté.
19Or, cela est précisément au premier chef une affirmation d’ordre métaphysique. Nous pouvons bien constater les manifestations extérieures des volontés humaines. Mais quelle est la nature de la volonté humaine ? Quelle est sa force ? Une volonté peut-elle être en soi supérieure à une autre volonté ? Ce sont là autant de questions dont la solution est impossible en science positive.
20Par là même, la notion de droit subjectif se trouve totalement ruinée et j’ai raison de dire que c’est une notion d’ordre métaphysique qui ne peut être maintenue dans une époque de réalisme et de positivisme comme la nôtre.
21[...]
V
22À cette notion métaphysique de droit subjectif se rattachait une conception purement individualiste de la société et du droit objectif, c’est-à-dire du droit s’imposant comme règle de conduite aux individus et à la collectivité personnifiée, à l’État.
23Cet individualisme avait un lointain passé ; il était le produit d’une très longue évolution ; il prenait son origine dans la philosophie stoïcienne ; il avait trouvé sa formule juridique dans le droit romain classique : il était parvenu au xvie et au xviiie siècle à une formule complète et définitive qui peut ainsi se résumer.
24L’homme est par nature libre, indépendant, isolé, titulaire de droits individuels, inaliénables et imprescriptibles, de droits dits naturels, indissolublement attachés à sa qualité d’homme. Les sociétés se sont formées par le rapprochement volontaire et conscient des individus, qui se sont réunis dans le but d’assurer la protection de leurs droits individuels naturels. Sans doute, par l’effet de cette association, des restrictions sont apportées aux droits de chacun, mais seulement dans la mesure où cela est nécessaire pour assurer le libre exercice des droits de tous. La collectivité organisée, l’État, n’a d’autre but que de protéger et de sanctionner les droits individuels de chacun. La règle de droit, ou le droit objectif, a pour fondement le droit subjectif de l’individu. Elle impose à l’État l’obligation de protéger et de garantir les droits de l’individu ; elle lui interdit de faire aucunes lois, aucuns actes qui y portent atteinte. Elle impose à chacun l’obligation de respecter les droits des autres. La limite de l’activité de chacun a pour fondement et pour mesure la protection des droits de tous. On lit à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » À l’article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. » Et au titre Ier, § 3 de la constitution de 1791 : « Le pouvoir législatif ne pourra faire aucunes lois qui portent atteinte et mettent obstacle à l’exercice des droits naturels et civils... »
25Cette conception purement individualiste du droit était aussi artificielle que la conception métaphysique de droit subjectif. Comme celle-ci elle était un produit historique ; elle a eu sa valeur de fait à un moment donné ; mais elle ne pouvait subsister.
26D’abord elle était intimement liée à la notion de droit subjectif et si, comme je crois l’avoir démontré, celle-ci est une notion d’ordre métaphysique qui ne peut pas être maintenue dans nos sociétés modernes, toutes pénétrées de réalisme et de positivisme, la conception individuelle doit, elle aussi, disparaître.
27[...]
VI
28Mais en même temps s’élabore sur d’autres bases un nouveau système dans toutes les sociétés américaines et européennes, parvenues au même degré de culture et de civilisation ; un système dont la formation est plus ou moins avancée suivant les pays ; un système juridique qui, lentement, sous la pression des faits, vient remplacer l’ancien système ; et cela en dehors de l’intervention du législateur, malgré son silence, et, je pourrais dire, malgré même parfois son intervention en sens contraire.
29Il repose sur une conception exclusivement réaliste, qui élimine successivement la conception métaphysique de droit subjectif : c’est la notion de fonction sociale.
30L’homme n’a pas de droits ; la collectivité n’en a pas davantage. Mais tout individu a dans la société une certaine fonction à remplir, une certaine besogne à exécuter. Et cela est précisément le fondement de la règle de droit qui s’impose à tous, grands et petits, gouvernants et gouvernés.
31Cela est aussi proprement une conception d’ordre réaliste et socialiste, qui transforme profondément toutes les conceptions juridiques antérieures ; c’est ce que je me propose de montrer dans les conférences qui vont suivre. Mais dès aujourd’hui je veux prendre deux exemples pour marquer d’une manière concrète comment la transformation s’accomplit et en quoi elle consiste. Je prends la liberté et la propriété.
32Et d’abord la liberté : elle est définie, dans le système individualiste, le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui et par là même a fortiori le droit de ne rien faire du tout. Dans la conception moderne la liberté n’est plus cela. Tout homme a une fonction sociale à remplir, et par conséquent il a le devoir social de la remplir ; il a le devoir de développer aussi complètement que possible son individualité physique, intellectuelle et morale, pour remplir cette fonction le mieux possible, et nul ne peut entraver ce libre développement. Mais l’homme n’a pas le pouvoir de rester inactif, d’entraver lui-même le libre développement de son individualité ; il n’a pas le droit à l’inactivité, à la paresse. Les gouvernants peuvent intervenir pour lui imposer le travail. Ils peuvent même réglementer son travail ; car les gouvernants ne font alors que lui imposer l’obligation d’accomplir la fonction sociale qui lui incombe.
33Quant à la propriété, elle n’est plus dans le droit moderne le droit intangible, absolu que l’homme détenteur de la richesse a sur elle. Elle est et elle doit être ; elle est la condition indispensable de la prospérité et de la grandeur des sociétés et les doctrines collectivistes sont un retour à la barbarie. Mais la propriété n’est pas un droit ; elle est une fonction sociale. Le propriétaire, c’est-à-dire le détenteur d’une richesse a, du fait qu’il détient cette richesse, une fonction sociale à remplir ; tant qu’il remplit cette mission, ses actes de propriétaire sont protégés. S’il ne la remplit pas ou la remplit mal, si par exemple il ne cultive pas sa terre, laisse sa maison tomber en ruine, l’intervention des gouvernants est légitime pour le contraindre à remplir sa fonction sociale de propriétaire, qui consiste à assurer l’emploi des richesses qu’il détient conformément à leur destination.
Léon Bourgeois (1851-1925)
34Homme politique (radical) de la troisième République, Léon Bourgeois fut à l’initiative de plusieurs entreprises qui caractérisent cette dernière, avec ses limites aussi d’ailleurs. L’un des initiateurs de la S.D.N., il reçut ainsi le prix Nobel de la paix en 1920. Il fut par ailleurs à travers son action et son œuvre de la fin du xixe siècle et du début du xxe, l’un des théoriciens de la « solidarité » sociale, et l’un des promoteurs, à ce titre, de l’État providence.
35On lira plus loin un extrait significatif de son livre sur La solidarité, où, tout en refusant de revenir aux « droits de l’homme » de 1789 en tant que tels, du fait notamment des « transformations du droit » évoquées par exemple par Duguit (cf. plus haut), et de l’importance prise par le concept de société, il est néanmoins amené à les reformuler pour justifier l’exigence elle-même sociale de solidarité. La théorie du quasi-contrat, que l’on doit supposer à l’origine de la société en est un autre exemple. Non seulement le quasi-contrat, comme celui de Rousseau d’ailleurs, est fictif, mais il n’est plus même un contrat véritable : il reste cependant que ce qui distingue la solidarité de la simple assistance ne peut rien être d’autre qu’un lien de type juridique entre les individus que la coopération sociale met en rapport. C’est de cette question, toujours d’actualité, que témoigne le texte que l’on lira ici.
36Sur Bourgeois et la solidarité, outre le livre essentiel de François Ewald, L’État-Providence, Grasset, 1985, on pourra lire : Jean Duvignaud, La Solidarité, Fayard, 1986 ; Claude Nicolet, op. cit., notamment, pp. 371 sq., Serge Audier, Léon Bourgeois : fonder la solidarité, Michallon, 2007, Marie-Claude Blais, Solidarité, histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007.
Solidarité
37En détruisant la notion abstraite et a priori de l’homme isolé, la connaissance des lois de la solidarité naturelle détruit du même coup la notion également abstraite et a priori de l’État, isolé de l’homme et opposé à lui comme un sujet de droits distincts ou comme une puissance supérieure à laquelle il serait subordonné.
38L’État est une création des hommes : le droit supérieur de l’État sur les hommes ne peut donc exister ; il n’y a pas de droits là où il n’existe pas un être, dans le sens naturel et plein du mot, pouvant devenir le sujet de ces droits. Les économistes ont raison quand ils repoussent, au nom de la liberté individuelle, la théorie socialiste de l’État.
39Peu importe que l’on appelle ce prétendu pouvoir supérieur, pouvoir de l’État ou pouvoir de la société. Nous acceptons cette réponse de M. Yves Guyot à M. Lafargue : « Quand les socialistes parlent de la société, des droits et des devoirs de la société, et les opposent aux droits de l’homme, ils attribuent à cette société une existence propre, une vitalité spéciale, une grâce particulière que ne lui donnent pas les individus qui la composent, et ils oublient de répondre à la question suivante : Qu’est-ce que cette sociétéIII ? »
40Pas plus que l’État, forme politique du groupement humain, la société, c’est-à-dire le groupement lui-même, n’est un être isolé ayant en dehors des individus qui le composent une existence réelle et pouvant être le sujet de droits particuliers et supérieurs opposables au droit des hommes.
41Ce n’est donc pas entre l’homme et l’État ou la société que se pose le problème du droit et du devoir ; c’est entre les hommes eux-mêmes, mais entre les hommes conçus comme associés à une œuvre commune et obligés les uns envers les autres par la nécessité d’un but commun.
42Il ne s’agit pas de définir les droits que la société pourrait avoir sur les hommes, mais les droits et les devoirs réciproques que le fait de l’association crée entre les hommes, seuls êtres réels, seuls sujets possibles d’un droit et d’un devoir.
43[...]
44Il y a une association naturelle, nécessaire, dont tous les membres sont solidaires dans le temps et dans l’espace, et qui trouve dans cette solidarité même l’élément intérieur essentiel de sa durée et de son progrès ; il y a lieu de reconnaître exactement la nature, l’objet, le but de cette association naturelle ; de rechercher les conditions de fait dans lesquelles son développement peut être assuré, son terme atteint ; et parmi les conditions de fait qui seront reconnues comme les moyens indispensables de cette fin, il y a lieu de découvrir et de retenir exclusivement celles qui en même temps placeront les membres de l’association dans des conditions réciproques conformes à l’idée morale ; celles qui, répartissant équitablement entre tous les avantages et les charges, seront celles-là mêmes qu’auraient adoptées les associés s’ils avaient été auparavant libres, et également libres, de discuter entre eux, avec une égale moralité, les conditions de leurs accords ; celles, en un mot, qui, répondant à la fois au fait et au droit constitueraient la loi naturelle et la loi morale d’un contrat formé pour le même objet entre des êtres libres et conscients.
45La formule qui déterminera le lien social devra donc tenir compte de la nature et du but de la société humaine, des conditions dans lesquelles chaque membre y entre à son tour, des avantages communs dont le bénéfice lui est assuré et des charges communes auxquelles il se trouvera soumis ; elle devra, en d’autres termes, reconnaître les apports et les prélèvements de chacun, faire le compte de son doit et de son avoir, afin d’en dégager le règlement de son droit et de son devoir.
46La législation positive ne sera que l’expression pratique de cette formule de répartition équitable des profits et des charges de l’association. Elle ne créera pas le droit entre les hommes, elle le dégagera de l’observation de leurs situations réciproques ; elle devra se borner à le reconnaître et à en assurer les sanctions.
47En analysant les rapports nécessaires entre les objets de l’association, elle fixera du même coup les rapports nécessaires entre les consciences des associés.
48Elle ne sera donc pas la loi faite par la société, et imposée par elle aux hommes.
49Elle sera la loi de la société faite entre les hommes.
Célestin Bouglé (1870-1940)
50Universitaire français, directeur de l’École normale supérieure, Bouglé fut un disciple « ambivalent » de Durkheim pour reprendre le mot d’un biographe de ce dernier. Sociologue, il n’abandonna jamais, en effet, la philosophie et son œuvre parcourt le champ de ces deux disciplines, ainsi d’ailleurs que de la politique, à laquelle il participa, notamment au moment de l’Affaire Dreyfus. Son activité fut également pédagogique, éditoriale, et institutionnelle.
51On a retenu ici un extrait de sa contribution au débat sur les fondements (notamment juridiques) de la théorie de la solidarité, tiré de son livre sur Le Solidarisme (1907). Bouglé y met clairement en place les enjeux du débat qui l’entourent, à travers les objections qui peuvent lui être adressées. On pourrait en poursuivre l’étude par la lecture de certains de ses ouvrages, tels que : Les Idées égalitaires (1899), ou La Démocratie devant la science (1904).
52Sur Bouglé : Claude Nicolet, op. cit. p. 319, qui donne des références bibliographiques ; voir aussi les textes de Durkheim cités par le même, pp. 312-316 (notamment p. 314) ; Georges Davy : Sociologie d’hier et d’aujourd’hui, Alcan, 1931.
Le solidarisme
Chapitre III. Les bases juridiques
I. Contrat social et quasi-contrat
53Le solidarisme ne se propose pas seulement, nous l’avons vu, de régénérer le sens moral, il entend compléter le système du droit. Ajouter à la Déclaration des Droits de l’Homme une « Déclaration des devoirs sociaux » ne lui suffit pas : à ces obligations désormais avouées il veut préparer des sanctions. C’est surtout en vue de cette reconstruction juridique qu’il préfère les matériaux éprouvés par la science : à notre époque, la seule chance de faire accepter des conclusions impératives n’est-elle pas de les faire reposer sur les faits positifs ?
54Il ne s’agit pas seulement, dira M. Bourgeois au congrès de 1900IV d’augmenter par de bonnes paroles le nombre des bonnes actions, de favoriser les penchants généreux, d’amener d’heureux rapprochements : « Ce qu’il faut savoir, et ce qu’une analyse précise des conditions objectives de la solidarité peut seule nous apprendre, c’est si les lois de cette solidarité contiennent les fondements d’un véritable droit humain, si leur application peut conduire à une organisation positive où l’accomplissement des obligations sociales mutuelles prendra l’impérieuse évidence d’un acte de stricte honnêteté, où leur inexécution équivaudra à la violation d’un contrat et pourra entraîner, suivant la règle ordinaire de justice, des sanctions, expression légale des réactions naturelles de l’être lésé par d’autres êtres, comme il en existe déjà en cas d’inexécution des obligations de droit civil ou de droit public. »
55C’est à la seule fin de justifier cette extension de l’obligation juridique que le solidarisme a perfectionné et amplifié la théorie dite du « quasi-contrat ». – Que signifie cette théorie et quels sont ses rapports avec la théorie classique dont elle évoque fatalement le souvenir, – avec les constructions de Rousseau sur l’hypothèse du contrat social ? La doctrine nouvelle réussit-elle à expulser ce grand revenant de Jean-Jacques ? Ou au contraire lui ménage-t-elle une place d’honneur ?
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57Par où l’on voit que se dessinerait, dans le mouvement actuel de droit, une sorte de retour aux méthodes du droit naturel. Non qu’on ait généralement l’audace d’invoquer, comme naguère, des principes universels et immuables, valables pour tous les temps et tous les pays, et dont l’ensemble constituerait « la raison naturelle en tant qu’elle gouverne tous les hommes ». Le xixe siècle a baigné l’esprit public dans le fleuve d’Héraclite. Nous y avons tous acquis le sentiment du variable et du relatif. Mais que tel principe n’acquière de valeur, en effet, que relativement à un moment historique, cela l’empêche-t-il, pour ce moment du moins, de conserver sa valeur ? Que le Droit naturel ne puisse plus prétendre désormais, selon les expressions de StammlerV qu’à un « contenu variable », cela ne rend pas moins nécessaire, pour la société où nous vivons, une définition de ce contenu qui puisse servir à la rectification des lois positives.
58Que la doctrine cesse donc de ne rejoindre qu’en résistant et comme à regret les innovations imposées par la pratique, que bien plutôt elle les prépare en se penchant non seulement sur les textes immobiles, mais sur le devenir humain « qu’elle ne cesse, dit M. EsmeinVI, de consulter l’horizon » qu’elle soit comme le service de renseignements de ces armées en marche que sont nos sociétés progressives. En relevant et en prolongeant les courbes des mouvements sociaux, qu’elle détermine, dit M. GényVII les « centres d’aspirations convergentes » qui deviennent comme des « postulats inéluctables » pour la vie juridique. Ainsi elle démontrera à la fois la nécessité et la possibilité soit des adaptations jurisprudentielles soit même des créations législatives.
59Il fallait se représenter cet esprit nouveau du Droit pour peser à leur valeur les critiques lancées contre la théorie du quasi-contrat. Il est clair qu’on ne les accueillera pas de la même façon selon que l’on sera partisan des méthodes d’interprétation classiques ou des méthodes actuelles, plus libres et plus souples.
60On arrête quelquefois les solidaristes dans leurs spéculations juridiques par une objection préalable ; si votre interprétation du quasi-contrat était recevable en effet qu’auriez-vous besoin de préparer des lois pour remédier aux injustices sociales ? L’initiative du juge y devrait suffire s’il est vrai que les textes que vous alléguez lui mettent en main, dès à présent, l’instrument de réparation et de redressementVIII.
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62Serait-il vrai d’ailleurs que l’interprétation solidariste du quasi-contrat ne va pas sans quelque violence faite aux textes, les opérations par lesquelles elle les tourne et retourne et les remet sur l’enclume, pour les adapter aux besoins présents, n’en gardent pas moins une utilité. Le feu de cette forge n’éclaire-t-il pas des recoins restés obscurs du devoir social ? N’est-ce rien que de rappeler avec insistance, par l’expression même du quasi-contrat, qu’en effet tout devrait se passer dans les sociétés comme si leurs membres avaient librement contracté ? Ramener au jour, pour les mettre en présence, leurs volontés implicites, n’est-ce pas rendre plus sensible la nécessité de réformes qui empêchent les unes de continuer à exploiter les autres ? S’ils avaient, en effet, débattu les conditions de leur collaboration, les hommes auraient-ils accepté telles répercussions de la division du travail et de la distribution des richesses qui redivisent la société en classes, réservant à l’une la plus grande part des bénéfices et à l’autre la plus grande part des charges de l’organisation commune ? N’auraient-ils pas voulu combiner une mutualisation des avantages et des risques qui permît d’assurer à chaque individu un minimum de garanties élémentaires ? – Le solidarisme se méprendrait-il, en réclamant ces garanties, sur ce que permet le droit positif actuel, il nous éclairerait du moins sur ce qu’exige la conscience collective contemporaine.
63Pour nous rendre sensibles ces exigences, le solidarisme emprunte sans doute les procédés, et renoue en quelque sorte la tradition de la philosophie du Droit naturel. Les sentiments et les notions qu’elle a servi à préciser – l’idée de l’éminente dignité des personnes humaines, le souci du « titre commun » des êtres pensants, le sentiment de leur « égale valeur sociale » – nous les avons retrouvés, nous en avons reconnu l’accent à travers les revendications solidaristes. Mais nous avons remarqué en même temps que la force principale de ces revendications leur venait d’une sorte de confrontation opérée entre cet idéal traditionnel et les réalités actuelles. Par le contact des faits elle transforme, élargit, attendrit la notion classique de la justice ; elle « l’emplit d’un contenu nouveauIX ». Qu’est-ce à dire, sinon que le solidarisme pour sa part travaille à préciser ce contenu variable du Droit naturel dont nous parlent les juristes d’aujourd’hui ? Ne commence-t-il pas précisément ces opérations de recherche et de réflexion, destinées à dégager l’idéal qui s’impose au moment historique, et dont on nous rappelait qu’elles sont indispensables à l’orientation tant de la jurisprudence que de la législation ? Amenant au contact, disons-nous, la conscience et la science, les idées morales et les réalités sociales, il fait réagir celles-là sur celles-ci. C’est préparer ces produits de synthèses que réclame la « doctrine » moderne pour l’élaboration ultérieure du droit.
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65On reconnaît, dans la théorie solidariste du quasi-contrat une conversion du même genre. À un premier moment elle semble préoccupée de rechercher, pour faire respecter les contrats auxquels elles auraient souscrit, les volontés libres. Mais on voit bientôt qu’elle ne retient, pour y conformer l’ordre social, que les volontés justes. Elle demande moins à la société de se réformer selon ce que les individus auraient pu vouloir en fait que selon ce qu’ils auraient dû vouloir, en droit.
66Par où l’on pressent que le solidarisme pourra être entraîné assez loin, dans sa réaction contre l’excès du libéralisme économique. Et il apparaît que la théorie du quasi-contrat, comme elle est un moyen d’adapter l’une à l’autre la tendance rationaliste et la tendance naturaliste, serait peut-être destinée à servir d’intermédiaire entre l’individualisme et le socialisme.
Notes de bas de page
I Cf. Charmont, « La Socialisation du droit », Revue de métaphysique et de morale, 1903, p. 403 ; A. Mater, « Le Socialisme juridique » , Revue socialiste, XL, 1904, p. 9 et suiv. ; Duguit, Le Droit social, le droit individuel et la transformation de l’État, Paris, Alcan, 1911, 2e éd. (note de Duguit).
II Sur les diverses définitions du droit subjectif et les controverses qui se sont élevées sur ce point, cf. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 1911. p. 1 et suiv. ; A. Lévi, La Société et l’ordre juridique, 1911, p. 245 et suiv., tout le chapitre intitulé : Le côté objectif et le côté subjectif du droit ; Demogue, Les Notionsfondamentales du droit privé, 1911, p. 325 et suiv. – M. Michoud (La théorie de la personnalité morale, I, 1906) repousse la notion du droit subjectif donnée au texte. Il a voulu résoudre l’insoluble problème de la personnalité juridique des collectivités en adoptant, avec une légère modification, la définition célèbre de Jhering : « Les droits sont des intérêts juridiquement protégés. » (Esprit du droit romain, édit. franç. 1878, IV, P. 326.) M. Michoud écrit (P. 105) : « Pour qu’il y ait droit, il faut une protection directe et immédiate. Nous définirons donc le droit subjectif : l’intérêt d’un homme ou d’un groupe d’hommes, juridiquement protégé au moyen de la puissance reconnue à une volonté de le représenter et de le défendre. » Mais quoi qu’il fasse, M. Michoud aboutit nécessairement à voir dans le droit subjectif un pouvoir de vouloir. En effet, le fondement du droit subjectif serait-il uniquement l’intérêt, le droit n’apparaît vraiment que lorsque l’intérêt s’affirme à l’extérieur par une manifestation volontaire du titulaire du droit ou d’une autre personne. Ici encore, le droit subjectif n’est donc finalement qu’un pouvoir de vouloir. D’ailleurs M. Michoud reconnaît bien que c’est la personne elle-même, titulaire du droit, qui fait valoir son intérêt, qui veut son intérêt. Au passage précité, il dit qu’il n’est pas nécessaire « que cette volonté appartienne métaphysiquement en propre au titulaire du droit..., mais qu’il suffit que cette volonté puisse lui être socialement ou pratiquement attribuée » ; et à la page 132, il écrit : « Quand il y a organe, c’est la personne juridique qui agit elle-même ; son organe n’est pas quelque chose qui soit distinct d’elle ; il est une partie d’elle-même... L’organisation juridique dont il est le produit appartient à l’essence de la personne morale. » C’est donc bien, dans la pensée de M. Michoud, la volonté même de la personne juridique qui met en œuvre l’intérêt ; et le droit n’est bien ainsi qu’un intérêt mis en œuvre par la volonté du titulaire de cet intérêt ou le pouvoir de vouloir du titulaire. – On verra plus loin [...], que M. Michoud se défend énergiquement de faire de la métaphysique. Peut-il le prétendre, quand, dans les passages précités, il déclare qu’« il n’est pas nécessaire que cette volonté appartienne métaphysiquement en propre au titulaire du droit » et que « l’organisation juridique dont il est le produit appartient à l’essence de la personne morale ». Ne sont-ce pas là des affirmations d’ordre métaphysique au premier chef ?
III Yves Guyot, La Propriété, p. 254.
IV Congrès international, p. 80.
V Cité par Saleilles, art. cit.
VI Art. cit.
VII Revue trim. de droit civil, 1902, p. 847.
VIII V. l’objection de M. Eugène Rostand, Acad. des sc. mor. et pol., 1903, p. 418 : « La théorie se résume en ceci : quasi-contrat, dette sociale. Tout de suite le bon sens répond s’il n’y avait quasi-contrat on ne demanderait pas de lois (et cependant M. Brunot considère expressément le quasi-contrat comme un principe de lois), il ne serait besoin que de juger pour sanctionner les obligations dérivées du quasi-contrat. »
IX C’est l’expression de M. Darlu, reprise et commentée par M. Bourgeois (Philosophie de la solidarité, p. 38).
Notes de fin
1 Voir la réédition récente de la Morale dans la démocratie (1868) de ce dernier, par Pierre Macherey, Kimé, 1992.
2 Guido Fasso, Histoire de la philosophie du droit, LGDJ, 1976, p. 164.
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Droits de l’homme et philosophie
Ce livre est cité par
- Cormier, Stéphane. (2020) Pédagogies en développement Éducation et citoyenneté. DOI: 10.3917/dbu.rouye.2020.01.0053
Ce chapitre est cité par
- Heinze, Eric. (2013) Hate Speech and the Normative Foundations of Regulation. SSRN Electronic Journal. DOI: 10.2139/ssrn.2513955
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