Chapitre IV. Droits de l’homme et religion de l’humanité
p. 333-352
Texte intégral
Auguste Comte (1798-1857)
1Le positivisme d’Auguste Comte, élaboré progressivement après sa collaboration avec Saint-Simon, pour devenir un système et former une école dès la fin de la première moitié du xixe siècle, a toujours joint à sa synthèse des sciences positives et à l’interprétation de l’histoire qui l’accompagne, une dimension sociale et politique propre, dont son auteur faisait le préalable d’une pratique. C’est surtout, cependant, dans le Système de politique positive (1851-1854, le dernier tome reprenant des écrits antérieurs d’Auguste Comte), que la constitution d’une science sociale autonome et le renouvellement des enjeux du positivisme sous la forme d’un catéchisme (le Catéchisme positiviste date de 1851) se combinent pour former une philosophie politique qui forme un tout indépendant.
2Sans entrer ici dans le détail des influences dont cette œuvre liée dès sa dédicace (à Clotilde de Vaux) à la vie d’Auguste Comte, porte la marque, ni dans celui du positivisme en tant que tel, on soulignera simplement combien le texte sur les droits de l’homme qu’on lira plus loin, dépend de ce contexte. La critique que Comte leur adresse, en tant que « droits », et leur remplacement par les devoirs sociaux supposent en effet l’élaboration pour lui-même de ce concept de société et des rapports qu’elle entretient avec les individus qui la composent ; de même, le dépassement de l’idée, abstraite selon Comte, de l’homme qui s’y exprime, par la religion de l’humanité, et ses aspects autant institutionnels qu’affectifs, suppose la philosophie de l’histoire qui est au fondement du positivisme autant que des positions politiques qui ne peuvent s’en détacher. Ce texte vaut cependant par lui-même, et entre non pas seulement dans un mais sans doute dans plusieurs des débats dont cette anthologie voudrait témoigner.
3Sur Auguste Comte, on lira entre autres : Henri Gouhier, La Jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme, Vrin, 1933-1941 ; Id., Préface aux Œuvres choisies, Aubier, 1943 ; A. Kremer-Marietti, L’Anthropologie positiviste d’Auguste Comte, Klincksieck, 1983 ; W. Lepenies, Les Trois cultures, MSH, 1995 ; J.S. Mill, Auguste Comte et le positivisme, Alcan, 1893.
4De Comte : Cours de philosophie positive, Hermann, 1975, deux tomes ; Système de politique positive, Librairie positiviste ; Œuvres choisies, 1943, Aubier.
Système de politique positive 1851
5Ainsi, la religion de l’Humanité suscite un pouvoir intellectuel et moral qui suffirait pour nous gouverner si notre existence se trouvait affranchie de toute grave nécessité matérielle. Malgré l’imperfection réelle de notre nature, la sociabilité y prévaudrait par son propre charme, si des besoins irrésistibles n’y venaient sans cesse stimuler la personnalité. Sous leur impulsion prépondérante, notre existence est nécessairement dominée par une activité égoïste, à laquelle la raison, l’imagination, et même le sentiment, doivent subordonner leur essor direct. Dès lors, le double pouvoir qui semblait destiné à diriger ne doit plus tendre qu’à modifier. Son élément affectif subit aisément cette nécessité, parce que le cœur s’efforce toujours de réaliser le bien, quand il en connaît les vraies conditions. Mais l’esprit ne saurait être aussi sage, et il se résigne difficilement à servir au lieu de régner. Sa vaine ambition trouble davantage le monde que celle qu’il reproche tant à la grandeur et à la richesse. Notre principal embarras consiste aujourd’hui à la régler, en lui assurant une légitime satisfaction, pour que le pouvoir théorique soit vraiment modérateur sans vouloir jamais devenir directeur. Cette transformation fondamentale, impossible à l’Antiquité, où l’esprit fut toujours oppresseur ou opprimé, dut avorter au Moyen Âge, sous un régime encore théologique et militaire. Le positivisme peut l’accomplir, d’après sa réalité caractéristique, dans un milieu où prévaut l’existence industrielle. Suivant son exacte appréciation de l’ensemble de nos vraies destinées, il doit enfin régénérer la politique en la réduisant au culte actif de l’Humanité, comme la morale en constitue le culte affectif, et la science avec la poésie le culte contemplatif. Telle sera la principale mission du nouveau sacerdoce occidental, convenablement assisté des femmes et des prolétaires.
6Cette régénération décisive consiste surtout à substituer toujours les devoirs aux droits, pour mieux subordonner la personnalité à la sociabilité. Le mot droit doit être autant écarté du vrai langage politique que le mot cause du vrai langage philosophique. De ces deux notions théologico-métaphysiques, l’une est désormais immorale et anarchique, comme l’autre irrationnelle et sophistique. Également incompatibles avec l’état final, elles ne convenaient, chez les modernes, qu’à la transition révolutionnaire, par leur action dissolvante sur le système antérieur. Il ne put exister de droits véritables qu’autant que les pouvoirs réguliers émanèrent de volontés surnaturelles. Pour lutter contre ces autorités théocratiques, la métaphysique des cinq derniers siècles introduisit de prétendus droits humains, qui ne comportaient qu’un office négatif. Quand on a tenté de leur donner une destination vraiment organique, ils ont bientôt manifesté leur nature antisociale, en tendant toujours à consacrer l’individualité. Dans l’état positif, qui n’admet plus de titres célestes, l’idée de droit disparaît irrévocablement. Chacun a des devoirs, et envers tous ; mais personne n’a aucun droit proprement dit. Les justes garanties individuelles résultent seulement de cette universelle réciprocité d’obligations, qui reproduit l’équivalent moral des droits antérieurs, sans offrir leurs graves dangers politiques. En d’autres termes, nul ne possède plus d’autre droit que celui de toujours faire son devoir. C’est uniquement ainsi que la politique peut enfin se subordonner réellement à la morale, suivant l’admirable programme du Moyen Âge. Le catholicisme ne put que poser vaguement cette immense question sociale, dont la solution, incompatible avec tout principe théologique, appartient nécessairement au positivisme.
7[...]
8Le principal caractère de ce service fondamental, qui sanctifiera toute notre existence, consiste dans une immense coopération dont aucun organisme moins compliqué ne peut suggérer l’idée. Ce consensus, également relatif au temps et à l’espace, suscite les deux degrés nécessaires du sentiment social, appréciant d’abord la solidarité actuelle et ensuite la continuité historique. L’étude approfondie de chaque phénomène social, statique ou dynamique, y manifestera toujours le concours, direct ou indirect, de toutes les existences contemporaines et de toutes les générations antérieures, entre certaines limites, géographiques et chronologiques, qui s’écartent à mesure que le Grand-Être se développe. Incontestable envers nos pensées et nos affections, cette coopération nécessaire doit convenir encore davantage à nos actions, dont les résultats exigent un concours plus complet. C’est ce qui fait le mieux sentir combien est fausse, autant qu’immorale, la notion du droit proprement dit, qui suppose toujours l’individualité absolue. La subordination réelle de la politique à la morale résulte directement de ce que tous les hommes doivent être conçus, non comme autant d’êtres séparés, mais comme les divers organes d’un seul Grand-Être. Aussi, dans toute société régulière, chaque citoyen fut-il toujours érigé en un fonctionnaire public, remplissant, bien ou mal, son office, spontané ou systématique. Ce principe fondamental n’a jamais été méconnu empiriquement que pendant la longue transition révolutionnaire qui s’achève maintenant, et où les abus d’une organisation devenue rétrograde suscitèrent une anarchie alors progressive, mais aujourd’hui contraire à son but initial. Le positivisme le mettra hors de toute atteinte en lui procurant une pleine systématisation, d’après l’ensemble des connaissances réelles.
9Cette démonstration décisive deviendra la base rationnelle de l’autorité morale du nouveau sacerdoce, seul apte à faire exactement apprécier, en chaque cas, la vraie coopération, pour déterminer nettement les devoirs correspondants. Sans son intervention scientifique, complétée par son office esthétique, le sentiment social ne pourrait jamais se développer assez pour modifier profondément la conduite habituelle. Car il resterait ainsi borné à la simple solidarité actuelle, qui n’en constitue que l’essor rudimentaire. Nos plus purs socialistes fournissent aujourd’hui trop d’exemples de cette déplorable restriction, qui, laissant le présent sans racines antérieures, nous précipiterait vers un avenir indéterminé. Dans chaque phénomène social, surtout moderne, les prédécesseurs participent davantage que les contemporains. Les travaux matériels, dépendant d’un plus vaste concert, sont encore plus propres à confirmer l’intime réalité d’une telle appréciation. Cette continuité nécessaire manifeste mieux que la simple solidarité combien la vie collective est seule réelle, la vie individuelle ne pouvant exister que par abstraction. Notre sociabilité en tire son principal caractère : car beaucoup d’autres animaux sentent la coopération simultanée, tandis que nous seuls apprécions et développons la coopération successive, première source de notre évolution graduelle. Le sentiment social reste donc très imparfait, et fort stérile, ou même perturbateur, quand il se borne aux relations actuelles. Toutes les aberrations hostiles à une hérédité quelconque reposent aujourd’hui sur ce vicieux dédain de la continuité historique. Car la science réelle manque seule à nos utopistes sincères pour confesser et apprécier cette erreur radicale. L’hérédité collective, qu’on ne peut sérieusement contester, les conduirait bientôt à mieux juger l’Hérédité individuelle, ou plutôt domestique. Mais, à mesure que la pratique les poussera à se rapprocher de la réalité, ils reconnaîtront que la solidarité ne peut pas même être assez sentie sans la continuité. En effet, d’une part, l’initiation personnelle reproduit spontanément les principales phases de l’évolution sociale, dont la marche générale est donc indispensable à chacun pour comprendre sa propre histoire. D’une autre part, tous les états successifs du Grand-Être se retrouvent aujourd’hui chez les diverses populations qui n’y sont pas encore incorporées ; en sorte qu’on ne peut sympathiser dignement avec elles, sans respecter d’abord la chaîne des temps occidentaux. Nos généreux socialistes ou communistes, surtout prolétaires, sentiront bientôt le vice et le danger de cette double inconséquence, et ils s’efforceront de combler une lacune mentale qui paralyse leurs efforts moraux. Les prêtres de l’Humanité feront encore mieux accueillir l’ensemble des études historiques chez l’élément le plus pur et le plus spontané du pouvoir modérateur. Car les femmes sont naturellement disposées à apprécier une continuité dont elles constituent la première source.
10Le vrai sentiment social, d’abord de solidarité, et puis surtout de continuité, ne peut donc se raffermir et se développer sans cette grande base scientifique, qui dépend nécessairement de l’ensemble des spéculations positives.
11[...]
12Le culte actif de l’Humanité, complétant son culte contemplatif et affectif, fixe donc le vrai caractère général de la seule réorganisation politique qui puisse terminer la grande révolution occidentale. Mais cette rénovation finale de toutes les institutions sociales ne peut directement commencer aujourd’hui puisqu’elle exige la reconstruction préalable des opinions et des mœurs, qui demande au moins une génération, d’après les bases philosophiques que le positivisme a déjà posées. Dans cet intervalle, la politique doit donc rester essentiellement provisoire, quoique dominée par la considération de l’état final. Il n’y a maintenant de reconnu que le principe affectif du nouveau régime, la subordination continue de la politique à la morale. Elle constitue, en effet, le vrai sens organique de la proclamation, désormais irrévocable, de la république française, consacrant toutes les existences quelconques au service de l’Humanité. Quant à la systématisation qui peut seule réaliser ce principe fondamental, le positivisme en a posé les bases, mais la raison publique ne les a pas encore adoptées. Toutefois, on doit espérer la prochaine consécration, surtout spontanée, de la devise qui caractérise cette nouvelle philosophie politique.
13Destinée à manifester une irrévocable renonciation au régime ancien, mais sans pouvoir aucunement indiquer la nature de l’état final, la partie négative de la révolution se résuma tout entière dans une devise profondément contradictoire, Liberté, Égalité, qui repoussait toute organisation réelle. Car un libre essor développe nécessairement les différences quelconques, surtout mentales et morales ; en sorte que, pour maintenir le niveau, il faut toujours comprimer l’évolution. Mais cette incohérence radicale n’altérait point l’énergie négative de cette formule initiale, où la haine du passé suppléait à la conception de l’avenir. Sa tendance progressive modérait alors sa nature anarchique, au point d’inspirer la première tentative directe pour fonder la vraie politique sur l’ensemble de l’histoire, dans l’ébauche immortelle, quoiqu’avortée, qu’essaya mon éminent précurseur Condorcet. Ainsi, la prépondérance finale de l’esprit historique s’annonçait déjà sous le principal ascendant d’un esprit anti-historique.
14La longue rétrogradation qui dut suivre cet ébranlement décisif ne comporta jamais de véritable devise, d’après la secrète antipathie qu’elle inspira toujours aux têtes pensantes et aux cœurs énergiques. Elle ne pouvait laisser d’autres résultats durables que l’universelle conviction, d’abord expérimentale, puis systématique, de l’impuissance organique de la métaphysique révolutionnaire, et l’élaboration historique qui concourut à préparer le positivisme par une première appréciation du Moyen Âge.
15Quand une mémorable secousse eut terminé cette réaction rétrograde, commencée par Robespierre, développée par Bonaparte, et prolongée par les Bourbons, la halte équivoque qui vient de finir fit surgir une nouvelle devise passagère. La célèbre formule Liberté, Ordre public, qui prévalut ainsi pendant une demi-génération, caractérisa fidèlement le milieu social d’où elle émanait. Sa signification fut d’autant plus réelle que sa source fut purement spontanée, sans jamais susciter aucune sanction solennelle. Elle indiquait une raison publique qui, ne voyant sur aucun drapeau la vraie formule de l’avenir social, se bornait à prescrire la conciliation des deux conditions indispensables à sa préparation. Cette seconde devise se rapprocha davantage que la première du but organique de la Révolution. On y élimina la notion antisociale d’égalité, dont tous les avantages moraux se retrouvent, sans aucun danger politique, dans le sentiment indestructible de la fraternité universelle, qui, en Occident, n’a plus besoin, depuis le Moyen Âge, d’être distinctement formulé. La grande notion de l’ordre s’y trouvait empiriquement introduite, avec la réserve propre à un temps où l’anarchie des esprits et des cœurs prescrivait de se borner à l’ordre matériel, intérieur et extérieur.
16Cette devise provisoire ne pouvait suffire depuis que l’ascendant politique du principe républicain nous ouvre directement la partie positive de la révolution, déjà commencée, pour les vrais philosophes, quand je fondai la véritable science sociale. Mais, en abandonnant une telle formule, la raison publique ne saurait la remplacer par une consécration rétrograde de celle qui ne convenait qu’à l’ébranlement initial. Quoique le défaut total de convictions sociales explique maintenant cette sorte de résurrection officielle, elle n’empêchera point les bons esprits et les cœurs honnêtes d’adopter spontanément la devise systématique de l’avenir, Ordre et Progrès. Son caractère, à la fois philosophique et politique, a été assez expliqué, dans la seconde partie de ce discours, pour que je doive ici me borner à indiquer sa filiation et son avènement. Elle se rattache à la précédente, ainsi que celle-ci se liait à la première, par l’un des éléments de cette combinaison sociale, nécessairement binaire comme toute autre quelconque, même inorganique. D’ailleurs, elle consacre aussi, à sa manière, la notion commune aux deux autres, puisque tout progrès suppose la liberté. Mais elle accorde directement à l’ordre la prééminence qui lui convient, et sans laquelle il ne peut embrasser l’ensemble de son domaine naturel, à la fois public et privé, théorique et pratique, moral et politique. En y associant le progrès, comme but et manifestation de l’ordre, elle proclame une notion qui, préparée par l’ébranlement initial, dominera la terminaison organique de la révolution occidentale. La conciliation, jusqu’alors impossible, de ces deux grands attributs, est déjà systématisée pour tous les esprits avancés. Quoique la raison publique ne l’ait pas encore sanctionnée, tous les vœux spontanés s’y rapportent depuis la dernière phase de la rétrogradation. Un contraste décisif annonce son prochain avènement, d’après la coïncidence croissante qui se manifeste maintenant entre les tendances rétrogrades et les tendances anarchiques, de plus en plus liées aux mêmes inspirations.
Antoine-Augustin Cournot (1801-1877)
17La vie et l’œuvre de Cournot sont exemplaires de celles d’un homme de science et d’un philosophe du xixe siècle. Auteur d’une œuvre de mathématicien (dans le domaine des probabilités notamment, qui allait le conduire à sa théorie philosophique du hasard), et d’économiste, qui marquent leur époque, il l’est aussi de plusieurs traités d’épistémologie (dont le Traité sur l’enchaînement des idées fondamentales...), et de l’œuvre de philosophie de l’histoire que sont les Considérations sur la marche des idées et des événements dans le monde moderne, de 1872 (mais rédigé avant la guerre de 1870, qui en a retardé la publication).
18Dans cette œuvre, dont on lira plus loin un bref chapitre, la philosophie du hasard et l’épistémologie de Cournot culminent en effet dans une interprétation de l’histoire à la fois très large, et très détaillée, qui envisage des « séries causales » (on se rappellera sa définition célèbre du hasard comme rencontre de séries indépendantes de causes nécessaires), sur ce qu’on pourrait déjà appeler la « longue durée », et étudie l’importance de l’événement en tant que tel, à la lumière du développement des connaissances scientifiques (mais sans faire de celles-ci, à la manière de Comte, une synthèse systématique). Ainsi, Cournot est-il amené à contester à la fois la spécificité radicale de la Révolution, et le dépassement des droits de l’homme dans une « religion de l’humanité », pour inscrire les revendications correspondantes dans un autre registre d’explication historique, qui permet de mieux mesurer l’importance d’un tel débat.
19Sur Cournot : Léon Brunschicg, L’Expérience humaine et la causalité physique, Alcan ; A. Darbon, Le Concept de hasard dans la philosophie de Cournot, Alcan, 1911 ; Renouvier, La Méthode de Cournot et la philosophie de l’histoire, 1875 ; Études pour le centenaire de la mort de Cournot, Vrin, 1978.
20Les œuvres de Cournot font l’objet d’une remarquable réédition (Vrin-CNRS), qui les rend facilement accessibles.
Considérations sur la marche des idées et des événements
Chapitre VIII. De la propagande du xixe siècle, en matière de droit public et d’institutions politiques
21Pour tout ce qui touche au droit public et aux institutions politiques, les effets produits par une cause particulière et locale, mais qui a remué le monde, comme la Révolution française, se mêle tellement aux effets produits par des causes plus générales, quoique moins saisissantes, qu’il n’est pas étonnant qu’on les ait longtemps confondus. Cependant il importe singulièrement, pour une bonne critique du passé et une juste appréciation de l’avenir, d’en faire la distinction et de ne pas prendre pour un effet de la Révolution tout ce qui a suivi la Révolution ou tout ce qui a pu prendre passagèrement une attache révolutionnaire. La distinction doit ressortir des faits mêmes, pourvu qu’on les interroge avec une attention et une impartialité suffisantes : quelques exemples mettront sur la voie de cette distinction capitale.
22[...]
23– Prenons pour exemple la cause de l’abolition de l’esclavage. Il y a eu sans doute des révolutionnaires à outrance, comme l’abbé Grégoire, qui étaient aussi d’ardents abolitionnistes, alors qu’on n’avait pas encore fabriqué le mot, ce qui indique que l’idée, en tant qu’idée populaire, n’était pas encore mûre : mais au fond peu des grands praticiens révolutionnaires étaient disposés « à laisser périr les colonies plutôt qu’un principe ». Leurs principes mêmes ou leurs préjugés philosophiques, bien différents des préjugés américains tels que nous les connaissons aujourd’hui, étaient moins choqués de l’esclavage même que de l’inégalité des droits entre les personnes libres de toute couleur. Après les désastres de Saint-Domingue, les gouvernements issus de la Révolution avaient pu, sans froisser l’opinion du temps, remettre les choses sur l’ancien pied où elles seraient encore sans une autre propagande abolitionniste, d’origine anglaise et protestante, qui évidemment n’a rien de commun avec la propagande révolutionnaire. Ni Wilberforce, l’ami de Pitt, ni Castlereagh, le diplomate de la Sainte-Alliance, n’étaient des amis de la Révolution française ; et l’Angleterre profitait de la restauration des Bourbons pour organiser une croisade européenne contre la traite, pour inscrire dans le droit public européen les pénalités les plus sévères, en vue d’empêcher un commerce que tous les gouvernements européens protégeaient et encourageaient un siècle auparavant. C’était la France libérale qui résistait, par jalousie de l’indépendance de son pavillon, jusqu’à ce que tout eût cédé à un courant d’opinion qui s’alimentait dans tous les partis religieux et politiques, qui dominaient toutes les susceptibilités nationales. Enfin nous avons vu l’un des plus graves événements du siècle, la terrible guerre d’Amérique, suscitée par la question de l’esclavage et terminée dans le sens de la propagande abolitionniste, malgré toutes les réserves faites à cet égard par les fondateurs de la liberté américaine. Il y a donc de ce chef une différence saillante entre les idées qui dominaient pendant les crises révolutionnaires du xviie siècle et les idées du siècle actuel : différences imputables à un mouvement distinct de celui dont les révolutions de France et d’Amérique ont donné le signal, pour l’ancien et pour le nouveau monde.
24Aussi bien ne suffisait-il pas, pour mener à fin la propagande abolitionniste, du zèle des philanthropes et des religionnaires de toutes sectes : il fallait qu’un grand mouvement industriel et financier mît à la disposition des gouvernements des fonds pour une si dispendieuse entreprise, et donnât assez de confiance dans les ressources de l’industrie et du commerce pour remplir au besoin les vides que la suppression du travail servile causerait dans la production des denrées devenues nécessaires. Rien ne pouvait donner au xviiie siècle l’idée de pareilles transformations industrielles.
25– Nous prendrons encore pour exemple la question de la peine de mort. Dès le xviiie siècle, dans de petits pays comme la Toscane, dont les princes se piquaient de philosophie, on essayait d’abolir la peine de mort ; et si l’Europe avait pu échapper à une tourmente révolutionnaire, nul doute que, dans une telle disposition des esprits, on ne fût arrivé beaucoup plus tôt à cette active propagande pour l’abolition de la peine de mort, qui est l’un des caractères de l’époque actuelle, et qui de fait a déjà rendu si rare et réservée pour des cas exceptionnels l’application de la peine capitale. Nous n’avons garde d’évoquer des souvenirs sanglants pour prouver ce qui n’a pas besoin de preuve, à savoir que la vie de l’homme n’est jamais moins respectée que dans ces crises terribles qui poussent jusqu’au délire le fanatisme politique ; nous ne voulons point parler de l’abolition de la peine de mort en matière politique, mais de l’abolition de la peine de mort en tant qu’elle s’applique à des crimes dont la qualification n’est contestée par personne et qui excitent l’horreur générale. Or il est bien évident que, si la Révolution française, rendue à son cours régulier, a sanctionné nombre de réformes dans la procédure criminelle et dans la législation pénale, réclamées par les philosophes et par les criminalistes du xviiie siècle, favorisées par l’adoucissement des mœurs, elle n’a pas poussé la hardiesse jusqu’à oser toucher, par la suppression de la peine capitale, à ce qui était encore considéré généralement comme la suprême garantie de la société. Aller plus loin, comme l’entendent à tort ou à raison les réformateurs du jour, c’est donc dépasser le but auquel visaient les réformateurs de l’âge précédent ; c’est céder à un entraînement du siècle, dû à des causes générales dont les faits révolutionnaires ont plutôt suspendu que précipité l’action.
26– Toutes ces propagandes que nous venons de signaler comme propres au xixe siècle ont un caractère commun, celui de se rattacher à une sorte de « religion de l’humanité », dont les articles de foi s’imposent plutôt qu’ils ne se prouvent. Or, quoique les philosophes du xviiie siècle aient beaucoup parlé d’humanité et des droits de l’humanité ou plutôt des droits de l’homme, ni le déisme des uns, ni le naturalisme des autres ne pouvaient s’accommoder d’une divinisation ou d’une consécration de l’humanité telle que l’entendent les novateurs plus hardis du siècle actuel, qui voient dans les développements et les perfectionnements successifs de l’humanité la manifestation de Dieu ou de l’idéal divin, tels qu’ils le conçoivent. Cela revient au fond à vouloir infuser le bouddhisme indien dans notre civilisation européenne, en transférant à l’humanité la prérogative que le bouddhisme accorde à ses saints, en mettant sur le compte de la science et de l’industrie ce que le bouddhisme met sur le compte de l’ascétisme. Nous sommes bien loin de croire que la tentative doive réussir : mais, pour le moment, la même affinité qui a produit dans le passé tant de ressemblances extérieures ou superficielles entre le christianisme et le bouddhisme, amène une sorte d’accord entre l’esprit chrétien et la propagande philosophique pour tout ce qui tend à donner à l’humanité une consécration religieuse, et à traiter les questions auxquelles l’humanité paraît intéressée au premier chef, comme on traite des points de religion. Pour le chrétien, l’humanité est sacrée, parce que Dieu a daigné, dans sa bonté infinie, revêtir l’humanité : pour le moderne bouddhiste, parce que l’humanité, en se perfectionnant, dégage l’idéal divin de son vêtement périssable. La différence est immense sans doute, et quant au fond des doctrines, et quant à leur influence pratique sur le gouvernement des sociétés et la conduite des individus ; mais il ne s’agit ici que d’expliquer comment, avec les idées régnantes au xviiie siècle, on ne pouvait envisager certaines questions comme on l’a fait plus tard, sous l’influence d’une double réaction, l’une en faveur des croyances chrétiennes, l’autre en faveur d’un nouveau mysticisme, très contraire à ces mêmes croyances. Du reste, quelque opinion que l’on ait sur la portée de la réaction, il faut bien admettre qu’en fait l’esclavage ne pourra subsister chez les peuples qui participeront à la civilisation européenne ; qu’en fait le bourreau ne pourra plus être, comme le voulait le comte de Maistre, la clef de voûte de la société : car, tout cela tient à des changements de mœurs et d’habitudes sociales, qui peuvent être aidés, mais qui ne sont pas principalement déterminés par les accès ou les rémittences du zèle religieux, ni par la succession des systèmes philosophiques.
27[...]
28– Sur le terrain de la politique proprement dite, où la complication est plus grande, on peut encore, en y regardant d’assez près, très bien distinguer la loi du siècle d’avec l’accident révolutionnaire.
29L’Europe entière était armée contre la France et les excès de la Révolution française ou de son héritier avaient fait taire depuis longtemps les sympathies pour la cause et les idées françaises, lorsque de toutes parts les peuples réclamaient des garanties constitutionnelles, des institutions représentatives, plus ou moins analogues à celles qui avaient en Angleterre la consécration du temps, ou à celles qu’après l’éversion radicale des vieilles institutions allaient essayer d’acclimater en France des hommes bien connus par leur opposition aux violences révolutionnaires et au despotisme impérial, lesquels ne déguisaient point leur admiration pour les institutions politiques de l’Angleterre, cette grande ennemie de la Révolution française. Comment supposer que les malheurs de la France et la défaite de la Révolution eussent donné le signal de ce mouvement des esprits, s’il n’avait tenu à la marche générale de la civilisation européenne, au degré d’éducation politique du siècle ? Même dans l’aristocratique Angleterre, il faut compter aujourd’hui avec les partisans des réformes les plus radicales et leur accorder, tantôt l’abaissement graduel du cens, tantôt une distribution plus égale du droit de suffrage, en raison de la population. Le xixe siècle est donc, plus ouvertement ou plus efficacement encore que son devancier, démocrate et niveleur. C’est la conséquence forcée des transformations que subit l’organisation intérieure et économique de la société, depuis le déclin de la féodalité, transformations qui n’ont jamais pris une allure plus rapide que de notre temps, dans le cours même du siècle actuel, et par des causes tout à fait indépendantes de la Révolution française. Lors donc que l’on répète ce qui a été dit tant de fois avec grande raison, que la poursuite de l’égalité est le fait dominant dans la Révolution française, le point sur lequel elle a obtenu pleine victoire, il ne faut pas perdre de vue que ce caractère, tout saillant qu’il est, n’est point un caractère propre et inné, du genre de ceux qu’une graine apporte avec elle dans quelque terrain qu’on la sème, pourvu qu’elle y puisse lever, mais un caractère nécessairement imprimé par les conditions du milieu ambiant. Si la Révolution française n’avait réussi que de ce chef, autant vaudrait dire qu’elle n’a pas réussi du tout et qu’elle est, sinon un effet sans cause, du moins une cause sans effet : mais des révolutions de cette taille ne sont pas à ce point impuissantes à laisser des traces persistantes de leur passage ; et leur compte au livre des destinées de l’humanité reste encore assez chargé, en bien et en mal, après qu’on en a distrait tout ce qui doit être imputé à des causes plus générales.
30– À la persistance de la Révolution française dans sa tendance au nivellement et à l’égalité démocratique, on n’a pas manqué d’opposer son inconstance à l’endroit de la liberté politique, tour à tour embrassée avec passion ou négligée avec indifférence, selon le cours changeant des événements. Faut-il voir aussi dans cette indifférence, au moins relative, pour la liberté politique, l’une des dispositions générales du siècle, plutôt qu’un caractère particulier et propre au mouvement révolutionnaire, tenant surtout au tempérament de la nation qui en a pris l’initiative en Europe ? Nous n’hésiterons pas à nous prononcer pour l’affirmative.
31En effet, par cela seul que le nivellement social et la force démocratique outrepassent certaines limites, les institutions toujours très artificielles et nécessairement compliquées sur lesquelles se fondent la pondération des pouvoirs et le maintien de la liberté politique, ne peuvent manquer d’être en péril. La multitude se plaît à montrer de temps en temps sa force, et cette force est essentiellement destructive : mais, quand la passion est calmée et que les besoins quotidiens se font sentir, l’instinct conservateur dont la Nature a doué le corps social comme tous les autres corps vivants, reprend le dessus ; et alors elle se prête, mieux que les classes raisonneuses, à tout ce qui peut fortifier le pouvoir suprême, de qui elle redoute moins une oppression systématique, sentant bien qu’un coup de vigueur l’en débarrasserait. Il est naturel que les sociétés nivelées passent par des alternatives de turbulence et de soumission, tandis que l’agitation contenue (sub lege libertas) est le propre de ces sociétés hiérarchiquement constituées, où les classes supérieures, appelées au maniement des affaires publiques, ont également à se défendre et peuvent mettre également de la persévérance à se défendre des empiétements du pouvoir et des emportements de la multitude.
32Ce que l’on appelle la liberté politique appartient surtout à cet âge de la civilisation où le sentiment du droit règne dans toute son énergie, avant qu’il ne soit en quelque sorte émoussé par les frottements du mécanisme économique. Les peuples comme les Romains, les Anglais, qui ont offert les plus beaux exemples de luttes courageuses et persévérantes pour la liberté ou les franchises politiques, ont pareillement offert des modèles de développement et de raffinement du sens juridique, même dans les choses les plus étrangères à la politique. Or, l’idée du droit ne conserve toute sa vive énergie qu’autant qu’elle se marie aux croyances religieuses ou qu’elle flatte la fierté d’un peuple, d’une cité, d’une caste, d’une corporation, en se confondant avec l’idée d’un privilège de race, d’une prééminence nationale, d’une prérogative transmise par la naissance aux citoyens d’une ville, aux sujets d’une couronne, ou acquise par l’agrégation à un corps d’élite. Plus le droit offre de singularité, et plus les hommes s’y attachent. Ainsi les maximes, les coutumes propres à une corporation ou à une caste prévaudront sur celles qui paraissent faites pour tous les membres de la tribu ou de la nation, et les coutumes nationales l’emporteront sur ce qui rentre, pour ainsi dire, dans le fond commun de la nature humaine. Cela explique bien le rôle que les « sociétés secrètes » ont pris dans les mouvements politiques du xixe siècle, lorsqu’il s’agissait d’échauffer le zèle, et trop souvent d’exciter le fanatisme. Qu’est-ce en effet que l’appareil des initiations, des serments, des jugements vehmiques, sinon des moyens pour tâcher de communiquer à des idées politiques, par la singularité, l’intimidation et le mystère, le genre de force qui est propre à la foi religieuse et à l’esprit de secte ? C’est avouer l’insuffisance des moyens ordinaires d’action et de propagande, dans la société laissée à elle-même, au grand jour de la publicité.
33Est-ce à dire que l’on ne doit pas rencontrer à toutes les époques des hommes distingués par le caractère ou par les dons de l’intelligence, qui aiment la liberté politique pour elle-même, par un sentiment de dignité personnelle ou par l’idée qu’ils se font de la dignité de la nature humaine, sans distinction de races ou de nationalités ? Non certes, il doit s’en trouver ; de même qu’il se trouve des hommes qui, malgré l’attiédissement du grand nombre, conservent toute la chaleur de leur foi religieuse, ou qui, même après avoir perdu les croyances qu’ils tenaient de la naissance et de l’éducation, n’en restent pas moins foncièrement religieux. Il s’agit ici de faits généraux et non d’exceptions individuelles, si remarquables qu’elles puissent être.
34– Dans l’idée que les anciens se faisaient de la liberté politique, y toucher était tout menacer : la liberté civile, les biens, l’honneur, la vie des citoyens. La civilisation moderne offre heureusement d’autres garanties et des garanties plus sûres, parce qu’elles reposent sur des institutions bien moins changeantes. Quel père aujourd’hui craindrait qu’on ne lui ravît sa fille pour satisfaire la luxure d’un juge, d’un administrateur, d’un personnage politique, si haut placé qu’on le suppose ? La confiance dans l’impartialité des tribunaux, dans la bonne administration de la justice, change-t-elle avec les constitutions politiques, avec l’élévation ou l’abaissement d’un cens électoral, avec les limites de la prérogative parlementaire, avec la définition d’une chimérique responsabilité ministérielle ou de la responsabilité, plus chimérique encore, d’un pouvoir supérieur ? Les progrès de la législation et des mœurs ne peuvent-ils pas procurer dans les autres services publics les mêmes garanties, de manière à ne laisser à l’appréciation discrétionnaire du fonctionnaire ou du magistrat que ce qui en dépend par la nature même du service, quelles que soient les formes politiques ? Et dans l’exercice même des attributions politiques, le progrès constant de la raison publique, l’extension toujours plus grande de la publicité, ne suffisent-ils pas pour restreindre la part du pouvoir discrétionnaire dans les limites fixées par les nécessités d’un service indispensable ? Tout gouvernement qui haïrait ce progrès de la raison et des mœurs publiques, qui entreprendraient sur la liberté civile, sur la liberté des consciences, sur la libre discussion des théories et des systèmes ; à plus forte raison celui qui se livrerait, pour satisfaire les passions d’un homme ou d’un parti, à des actes de tyrannie capricieuse, à des vengeances sanguinaires, à d’atroces dévastations, serait un gouvernement destiné à succomber bientôt sous le poids de l’indignation publique.
35Nous entrons, il est vrai, dans l’ère où le fait prévaut sur le droit, le réel sur l’idéal, où la recherche des avantages positifs refroidit tous les enthousiasmes : cependant l’intervention du public dans la gestion des affaires publiques, quel qu’en soit le mode, figure parmi les avantages positifs que le progrès de l’instruction générale fait mieux comprendre à tout le monde, et qu’un développement ultérieur de civilisation ne peut nous faire répudier. Le joug d’une autorité absolue, qu’aucune institution ne tempère, est quelque chose dont chacun se sent blessé, si peu enclin qu’il soit à s’éprendre d’un type idéal ; le knout et l’envoi en Sibérie, au Spielberg ou à Nouka-hiva sont des faits très réels et très désagréables. Donc, on peut être sûr que, si l’avenir ne donne pas à toutes les nations policées une liberté à l’antique ou à l’anglaise, il se prêtera habituellement au jeu régulier d’institutions tempérées ; il ne permettra pas les tyrannies de longue durée, pas plus celle de la multitude que celle d’un despote. En dépit de quelques analogies de situation, il en est de certains despotismes comme de la monarchie universelle et de l’irruption des barbares : ce sont des phénomènes historiques devenus incompatibles avec les conditions de la civilisation moderne.
36Dès à présent il n’y a pas de gouvernement européen qui ne compte avec l’opinion publique, qui ne se sente tenu de répondre de ses actes et d’en montrer la conformité avec l’intérêt national, ou d’arguer de l’intérêt du peuple pour motiver un accroissement des prérogatives. Il n’y a plus de prétendant qui, déposant les armes ou même renonçant aux sourdes menées, ne se résigne à attendre du cours changeant des événements le retour de la faveur populaire ; plus de roi de vieille roche qui mette quelque persistance dans le refus de reconnaître les rois parvenus. Dans de pareilles conditions, si les spéculations sur le principe de la souveraineté, naguère objet de tant de disputes, sont encore un thème pour quelques philosophes attardés, les esprits positifs et pratiques doivent trouver que la question est décidée en fait. Les rois ne sont plus les pasteurs des peuples, mais les serviteurs des peuples, obligés d’épouser leurs intérêts, leurs préjugés et leurs passions, à moins que, par fierté de race ou par sentiment de dignité personnelle qui les honore, ils ne déclarent franchement qu’on doit les prendre avec les idées qu’ils représentent, ou se passer d’eux.
37– Lorsque les choses en sont là, il faut bien que, nonobstant toute distinction arbitraire entre « un pays légal » et un pays resté en dehors des fictions constitutionnelles, la véritable opinion publique a des moyens de se faire entendre et d’influer sur la marche des affaires. Il faut même que les intérêts et les partis divers puissent exercer leur influence dans la mesure de leurs forces respectives ; et par conséquent il faut que le gouvernement soit plus ou moins représentatif, si l’on prend les mots dans leur franche acception, sans s’exagérer la valeur des fictions constitutionnelles et des abstractions juridiques ; sans se figurer qu’un chef d’État ou un député représente le pays qui l’a nommé ou acclamé, comme dans la vie civile un mandataire représente le mandant ou un tuteur son pupille ; et sans tomber dans cette absurdité d’admettre que l’opinion d’une ville, d’une province a changé du blanc au noir, parce que les manœuvres des agents du pouvoir ou les menées des partis ont fait gagner quelques voix qui déplacent la majorité. La véritable opinion du pays finira par percer et par prévaloir malgré les éclipses accidentelles ; et les institutions vaudront d’autant mieux qu’elles rendront, dans les conditions où le pays se trouve, cette manifestation plus aisée et plus prompte. La vertu représentative est quelque chose qui s’infuse à doses diverses dans les institutions, comme la vérité ou la ressemblance dans un portrait, par des procédés divers selon la manière de l’artiste ou le génie des peuples, sans qu’on puisse arriver à la représentation ou à la ressemblance absolue, et sans qu’on puisse assigner de mesure précise à la ressemblance ni fixer les points précis où commence et où cesse la ressemblance.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007