Chapitre III. Travail et propriété
p. 307-332
Texte intégral
Constitution de 1848
1Au nom du peuple français, l’Assemblée nationale a adopté, et, conformément à l’article 6 du décret du 28 octobre 1848, le président de l’Assemblée nationale promulgue la Constitution dont la teneur suit :
Préambule
2En présence de Dieu et au nom du Peuple français, l’Assemblée nationale proclame :
La France s’est constituée en République. En adoptant cette forme définitive de gouvernement, elle s’est proposée pour but de marcher plus librement dans la voie du progrès et de la civilisation, d’assurer une répartition de plus en plus équitable des charges et des avantages de la société, d’augmenter l’aisance de chacun par la réduction graduée des dépenses publiques et des impôts, et de faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle commotion, par l’action successive et constante des institutions et des lois, à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumière et de bien-être.
La République française est démocratique, une et indivisible.
Elle reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives.
Elle a pour principe la Liberté, l’Égalité et la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l’Ordre public.
Elle respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne ; n’entreprend aucune guerre dans des vues de conquête, et n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple.
Des devoirs réciproques obligent les citoyens envers la République, et la République envers les citoyens.
Les citoyens doivent aimer la Patrie, servir la République, la défendre au prix de leur vie, participer aux charges de l’État en proportion de leur fortune ; il doivent s’assurer, par le travail, des moyens d’existence, et, par la prévoyance, des ressources pour l’avenir ; ils doivent concourir au bien-être commun en s’entraidant fraternellement les uns les autres, et à l’ordre général en observant les lois morales et les lois écrites qui régissent la société, la famille et l’individu.
La République doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion, sa propriété, son travail, et mettre à la portée de chacun l’instruction indispensable à tous les hommes ; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. En vue de l’accomplissement de tous ces devoirs, et pour la garantie de tous ces droits, l’Assemblée nationale, fidèle aux traditions des grandes assemblées qui ont inauguré la Révolution française, décrète, ainsi qu’il suit, la Constitution de la République.
Constitution
Chapitre premier. De la souveraineté
3Article premier. – La souveraineté réside dans l’universalité des citoyens français. – Elle est inaliénable et imprescriptible. – Aucun individu, aucune fraction du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice.
Chapitre II. Droits des citoyens garantis par la constitution
4Article 2. – Nul ne peut être arrêté ou détenu que suivant les prescriptions de la loi.
5Article 3. – La demeure de toute personne habitant le territoire français est inviolable ; il n’est permis d’y pénétrer que selon les formes et dans les cas prévus par la loi.
6Article 4. – Nul ne sera distrait de ses juges naturels. Il ne pourra être créé de commissions et de tribunaux extraordinaires, à quelque titre et sous quelque dénomination que ce soit.
7Article 5. – La peine de mort est abolie en matière politique.
8Article 6. – L’esclavage ne peut exister sur aucune terre française.
9Article 7. – Chacun professe librement sa religion, et reçoit de l’État, pour l’exercice de son culte, une égale protection. – Les ministres, soit des cultes actuellement reconnus par la loi, soit de ceux qui seraient reconnus à l’avenir, ont le droit de recevoir un traitement de l’État.
10Article 8. – Les citoyens ont le droit de s’associer, de s’assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester leurs pensées par la voie de la presse ou autrement. L’exercice de ces droits n’a pour limite que les droits ou la liberté d’autrui et la sécurité publique. La presse ne peut, en aucun cas, être soumise à la censure.
11Article 9. – L’enseignement est libre. La liberté d’enseignement s’exerce selon les conditions de capacité et de moralité déterminées par les lois, et sous la surveillance de l’État. – Cette surveillance s’étend à tous les établissements d’éducation et d’enseignement, sans aucune exception.
12Article 10. – Tous les citoyens sont également admissibles à tous les emplois publics, sans autre motif de préférence que leur mérite, et suivant les conditions qui seront fixées par les lois. Sont abolis à toujours tout titre nobiliaire, toute distinction de naissance, de classe ou de caste.
13Article 11. – Toutes les propriétés sont inviolables. Néanmoins l’État peut exiger le sacrifice d’une propriété pour cause d’utilité publique légalement constatée, et moyennant une juste et préalable indemnité.
14Article 12. – La confiscation des biens ne pourra jamais être rétablie.
15Article 13. – La Constitution garantit aux citoyens la liberté du travail et de l’industrie. La société favorise et encourage le développement du travail par l’enseignement primaire gratuit, l’éducation professionnelle, l’égalité de rapports entre le patron et l’ouvrier, les institutions de prévoyance et de crédit, les institutions agricoles, les associations volontaires, et l’établissement, par l’État, les départements et les communes, de travaux publics propres à employer les bras inoccupés ; elle fournit l’assistance aux enfants abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources, et que leurs familles ne peuvent secourir.
16Article 14. – La dette publique est garantie. Toute espèce d’engagement pris par l’État avec ses créanciers est inviolable.
17Article 15. – Tout impôt est établi pour l’utilité commune. Chacun y contribue en proportion de ses facultés et de sa fortune.
18Article 16. – Aucun impôt ne peut être établi ni perçu qu’en vertu de la loi.
19Article 17. – L’impôt direct n’est consenti que pour un an. Les impositions indirectes peuvent être consenties pour plusieurs années.
Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)
20L’œuvre de Proudhon ne se laisse pas séparer de sa vie mouvementée. Fils d’un tonnelier et d’une cuisinière, il reste fidèle à ses origines, tout en élaborant une œuvre abondante et originale. Son premier ouvrage important, dont on lira un extrait plus loin, et qui lui vaut successivement une récompense et un scandale, Qu’est-ce que la propriété ? (1840, titre inspiré de Sieyès), commence avec la célèbre formule : « La propriété, c’est le vol ». Une série d’ouvrages ponctuent ensuite une vie qui est aussi marquée par la controverse avec Marx, en 1846 (Marx répondant à son Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère ; qui se voulait entre autres inspirés par Hegel, par sa propre Misère de la philosophie) ; par son élection à l’Assemblée en 1848, et son échec ; sa condamnation par Louis-Napoléon Bonaparte, puis ce qui apparaîtra comme un ralliement au Second Empire.
21La façon dont Proudhon traite des droits de l’homme illustre bien les ambivalences de sa pensée, mais aussi peut-être du discours sur les droits de l’homme lui-même. Dès son premier livre1,Proudhon se livre à une critique des droits de 1789, dans le cadre de sa critique générale de l’État, et de sa défense d’une auto-organisation de la société sur le principe de l’échange direct des fruits du travail. L’opposition entre « droit au travail et droit de propriété », qu’on verra soulignée dans le discours de 1848 qui porte ce titre, repose donc sur une opposition plus large entre systèmes politiques. Mais elle le mène aussi à une réinterprétation de la Révolution, des droits, de la Justice, qui sera par exemple au cœur de son grand ouvrage De la justice dans la Révolution et dans l’Église (1858-1860). Cette œuvre ambiguë (par sa postérité aussi, partagée entre un anarchisme libertaire et une droite parfois extrême) cherche donc à dévoiler les « contradictions » de ces droits, et le fait elle aussi dans un style polémique bien particulier.
22Pour en approfondir l’étude, on pourra se reporter à : P. Ansart, Naissance de l’anarchisme, PUF, 1970 ; Id., Sociologie de Proudhon, PUF, 1967 ; C. Bouglé,La Sociologie de Proudhon, Alcan, 1911 ; L. Ferry et A. Renaut, Philosophie politique, t. III ; G. Gurvitch, Proudhon, PUF, 1965 ; P. Haubtmann, Proudhon, Beauchesne, 1982.
23De Proudhon : l’édition des Œuvres commencée par Bouglé et Moysset chez Rivière en 1920 est restée inachevée ; on consultera des éditions séparées des différents ouvrages, dont : Qu’est-ce que la propriété ?, Garnier-Flammarion ; De la justice..., Fayard, Coll. « Corpus ».
Le droit au travail et le droit de propriété
24C’est dans le développement interne du travail organisé, non dans la dissémination au dehors des forces et des capitaux, qu’il faut chercher la solution du problème. Et c’est de ce point de vue que je dirai, à l’encontre des utopistes conservateurs de la propriété :
25Le droit au travail est le droit qu’a chaque citoyen, de quelque métier ou profession qu’il soit, d’être toujours occupé dans son industrie, moyennant un salaire fixé, non pas arbitrairement et au hasard, mais d’après le cours actuel et normal des salaires.
26Tel est, dans sa vérité, le droit au travail : il ne saurait y en avoir d’autre.
27C’est ce droit que vous avez refusé d’inscrire dans le préambule de la Constitution, parce que vous le jugiez impossible, mais que, par l’article 13, vous allez organiser, sous le nom de développements à donner au travail.
28Or, j’affirme de nouveau, d’un côté, que le droit au travail est la négation de la propriété, et qu’ainsi toute société qui en aura fait la déclaration est une société qui marche à l’abolition de la propriété ; – d’autre part, j’affirme que ce droit est une conséquence fatale, nécessaire de la propriété ; en sorte qu’il est inévitable que la propriété, par cela seul qu’elle développe régulièrement et consciencieusement ses moyens, ainsi qu’il est prévu à l’article 13, se détruise elle-même.
29L’honorable M. Dufaure, combattant le droit au travail, demandait, et avec raison, ce qu’était ce droit, d’où il venait, sur quoi et contre qui il pouvait s’exercer ? s’il n’impliquait point, par hasard, une action, au profit de l’individu, contre la société ?
30Je répondrai à M. Dufaure :
31Le droit au travail n’est point une action contre la société ; c’est une action contre la propriété. Et je répète que l’article 13, ou ne contient que des promesses menteuses, et qu’il faut le retrancher de la Constitution, ou qu’il a pour but d’organiser l’exercice de cette action anti-propriétaire, auquel cas nous nous trouvons en plein socialisme.
32Je souhaite de tout mon cœur que mes paroles soient prises en bonne part et n’effarouchent personne ; mais je n’ai pas deux façons de m’exprimer.
33Quand je dis qu’il y a opposition nécessaire, antagonisme fatal entre le droit au travail, ou, si l’on préfère, entre l’organisation du travail et le droit de propriété, c’est-à-dire entre deux principes aussi légitimes, aussi indestructibles, aussi fondamentaux l’un que l’autre ; que le premier est la négation du second, tend continuellement à l’absorber, et doit, à la fin, en le transformant, le faire disparaître : je n’affirme pas une chose qui soit seulement propre au travail et à la propriété, je ne fais qu’énoncer un des cas particuliers de la loi la plus générale de l’entendement humain, de la formule suprême de la création et de la société.
34La société est la raison visible, la raison en acte. Or la société, de même que la raison, est établie sur un système d’oppositions, ou, comme dit l’École, d’antinomies. Ce sont ces oppositions qui font le mouvement et la vie de l’humanité ; et c’est précisément parce que le droit au travail et le droit de propriété sont en opposition, c’est parce que celui-ci doit s’absorber et se transformer dans celui-là, que nous devons tout à la fois les consacrer, les fortifier l’un et l’autre.
35Pour plus d’intelligence de cette thèse, à laquelle les habitudes de notre esprit public nous ont si peu préparés, permettez-moi, citoyens représentants, de vous citer en exemple un des analogues les plus remarquables de la révolution que vous allez produire, en reconnaissant le droit au travail, ou, ce qui revient tout à fait au même, en organisant le travail.
Analogies historiques entre la religion, la monarchie et la propriété
36La religion est une, éternelle, identique à elle-même, dans le cœur de tous les hommes. La religion, c’est la philosophie à l’état de sentiment. Ce qui varie, dans la religion, et qui constitue la différence des cultes, c’est la symbolique, c’est le dogme. Mais comme en fait de sentiments et d’idées, de même qu’en matière juridique, la forme emporte ordinairement le fond, le symbolisme a été considéré partout et dans tous les siècles comme l’essence même de la religion.
37Il fut un temps, vous le savez, où la religion, en tant que manifestée par des rites et des dogmes, était à elle seule toute la société ; un temps où tout le monde connaissait Dieu, mais où personne ne s’occupait de politique, d’économie politique, de travail ou de propriété. Ces choses existaient, mais pour ainsi dire latentes : la pensée les laissait dormir ; elles n’avaient pas de rôle propre ; d’existence officielle. Le spirituel absorbant le temporel, les droits de l’homme et du citoyen n’étaient que des droits religieux. L’homme libre avait le privilège de la religion, et n’entendait point entrer en partage ; l’esclave combattait pour avoir des dieux, comme le serf au moyen âge luttait pour arriver à la propriété, comme le prolétaire, au dix-neuvième siècle, combat pour s’assurer le travail.
38Les ennemis de la société n’étaient point alors des communistes, des socialistes, des organisateurs du travail, un Saint-Simon, un Fourier, un Owen. C’étaient Protagoras, Pyrrhon, Eschyle, Lucien, des contempteurs des dieux, des athées. Don Juan est aussi ancien que le monde. On poursuivait du dernier supplice ceux qui parlaient mal des dieux, et qui attaquaient le principe de la religion, lequel était alors le principe même du gouvernement. En ce temps-là, la libre pensée était le principe révolutionnaire. C’était, comme aujourd’hui l’attaque à la propriété, le plus grand des attentats.
39Et bien ! vint le jour où, malgré la clameur des dévots et l’opposition du sacerdoce ; malgré l’anxiété des nations qui se crurent perdues, le droit de libre examen fut solennellement reconnu par les gouvernements et par les peuples, et posé en face des vieilles religions.
40L’idée, assurément, n’était pas nouvelle, pas plus que ne l’est aujourd’hui l’idée du droit au travail ; elle datait de l’origine même de la religion. Le premier, en effet, qui, dans la sphère des idées religieuses, se permit d’interpréter, corriger ou perfectionner le dogme, fut le véritable auteur du droit de libre examen.
41Or, qu’est-ce que le libre examen, qu’est-ce que cette liberté de penser, sans laquelle, nous, nation éminemment religieuse, ne croirions pas possible de vivre ?
42Le droit de libre examen est la négation de la foi : c’est, pour parler le langage de M. Dufaure, une action contre la religion.
43Partout où s’est établie la liberté de penser, la religion s’est affaiblie, sinon dans son principe, qui, je le répète, est immortel ; du moins quant au dogme et à la pratique. Les trois quarts de l’Europe, entraînés dans la protestation de Luther, de Descartes et de Kant, se sont séparés de toute religion ; le mysticisme a engendré le positivisme qui l’exclut ; et l’on peut dire en toute certitude qu’aussi longtemps que le libre examen sera respecté, l’instinct religieux pourra ne pas faiblir, mais la religion ira s’éteignant insensiblement. Je ne dis pas que la religion, ou le symbolisme qui la constitue, doit entièrement disparaître : je ne le sais pas. Il y aura probablement toujours des intelligences réfractaires à la logique, et qui aimeront mieux croire que d’examiner. Ce qui est sûr, c’est qu’en matière de religion, tout homme qui ose s’abandonner à sa raison, est invinciblement conduit à renier sa foi ; une preuve, c’est que parmi ceux qui m’écoutent, il n’y a pas trente chrétiens.
44Et si le christianisme est encore cru et pratiqué quelque part, ce n’est point, croyez-moi, que là le christianisme soit mieux enseigné, mieux connu ; c’est qu’il n’est pas connu du tout, ou qu’il n’est connu qu’à moitié. L’ignorance de la religion est indispensable au maintien de la religion, comme l’ignorance de la liberté est indispensable au despotisme. Ceux qui connaissent le mieux le christianisme sont les philosophes ; et c’est parce qu’ils ont profondément étudié le christianisme, qu’ils ont cessé d’être chrétiens et sont devenus philosophes.
45Ainsi, l’opposition de deux principes, également respectables, également indestructibles dans le cœur de l’homme, le principe de religion et le principe du libre examen, conduit à la négation incessante de l’un par l’autre ; c’est de cette négation qu’est résulté l’épuration, le perfectionnement du dogme, le rationalisme des croyances, finalement, la transformation ou abolition de la foi, toutes choses qui, en matière de religion, constituent le progrès.
46[...]
Antagonisme du travail et de la propriété
47Et d’abord, constatons l’antagonisme fondamental du travail et de la propriété.
48La propriété existe dès l’origine des sociétés.
49C’est avec elle et par elle, comme avec la religion et par la religion, comme avec la monarchie et par la monarchie, que les sociétés se sont développées, que la civilisation est parvenue au point où nous la voyons aujourd’hui, versant sur nous ses trésors. Je ne fais aucune difficulté de le reconnaître.
50Mais la propriété, de même que la religion et la monarchie, porte en soi son principe de correction et de perfectionnement, ce qui veut dire de mort : ce principe est le travail. Or, remarquez ceci.
51Le travail, d’après le témoignage de tous les apologistes de la propriété, est ce qui rend la propriété légitime, sacrée. Je ne parle pas du mode de transmission de la propriété ; il n’est question en ce moment que de son origine. Sans le travail, dis-je, personne ici n’oserait soutenir la légitimité de la propriété. – C’est ainsi que les défenseurs de la foi, ceux-là même qui rejetaient le libre examen, soutenaient cependant que la foi devait être raisonnable et rationnelle. Demandez-leur ce qu’il est advenu de cet accord de la raison avec la foi ? – C’est ainsi encore que les défenseurs de la monarchie prétendent qu’elle implique, par son essence, le consentement du peuple ; c’est ce consentement populaire, assimilé à la voix céleste, qui constitue, pour ainsi dire, la divinité du droit monarchique et l’authenticité du décret royal : Lex fit consensu populi et constitutione regis. Dites-moi ce qui est résulté de cet accord de l’autorité du roi avec la souveraineté du peuple ?...
52Le travail donc, le travail, sans lequel la propriété est illégitime, voilà le principe édificateur et destructeur de la propriété.
53Comment s’accomplit de soi-même, et avant que le législateur y mettre la main, cette destruction ?
54Il est nécessaire de le bien entendre, afin de connaître toute la portée de l’article 13, et de l’amendement que je propose.
55Le travail agit sur la propriété, il la modifie, la corrige, la perfectionne, l’universalise, la transforme, d’abord par sa propre division, par la séparation des industries ; puis la concurrence des capitaux ; enfin, et surtout, par le crédit.
56Tous les économistes qui ont observé l’action du travail sur la propriété, et il en est plusieurs dans cette enceinte, vous dira avec quelle rapidité le travail entame, annihile la propriété.
57Le travail, dit A. Smith, en se divisant, engendre le commerce, c’est-à-dire la circulation sociale, qui est le fait capital de l’économie politique.
58[...]
59Supposons donc ce mouvement de capitalisation industrielle organisé de manière à offrir un refuge assuré aux générations naissantes, qui n’ont pas de part dans la propriété acquise, – et j’affirme que cela est possible – ; supposons que l’industrialisme, je prends ce mot dans l’acceptation la plus honorable, revenant à son point de départ et embrassant dans ses spéculations la terre même, fasse de l’exploitation du sol une industrie où le travail soit tout et le sol rien, – et j’affirme encore que telle est la tendance de notre agriculture – : il est clair que le fermage doit peu à peu disparaître, et la terre rester aux mains de ceux-là seuls qui la cultivent. La perfection du travail, non seulement du travail industriel, mais du travail agricole, implique donc encore, comme le perfectionnement de la circulation, négation, en fait et en droit, de la propriété.
De la justice dans la révolution
Chapitre VII. Définition de la justice
60XXXIV. – Nous pouvons maintenant donner la définition de la Justice ; plus tard, nous en constaterons la réalité.
L’homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, de s’affirmer tout à la fois comme individu et comme espèce.
La Justice est le produit de cette faculté : c’est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense.
Ce respect est au plus bas degré chez le barbare, qui y supplée par la religion ; il se fortifie et se développe chez le civilisé, qui pratique la Justice pour elle-même, et s’affranchit incessamment de tout intérêt personnel et de toute considération divine.
Ainsi conçue la Justice, rendant toutes les conditions équivalentes et solidaires, identifiant l’homme et l’humanité, est virtuellement adéquate à la béatitude, principe et fin de la destinée de l’homme.
De la définition de la Justice se déduit celle du droit et du devoir.
Le droit est pour chacun la faculté d’exiger des autres le respect de la dignité humaine dans sa personne ; – le devoir, l’obligation pour chacun de respecter cette dignité en autrui.
Au fond, droit et devoir sont termes identiques, puisqu’ils sont toujours l’expression du respect, exigible ou dû ; exigible parce qu’il est dû, dû parce qu’il est exigible : ils ne diffèrent que par le sujet : moi ou toi, en qui la dignité est compromise.
De l’identité de la raison chez tous les hommes, et du sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix leur dignité mutuelle, résulte l’égalité devant la Justice.
La modestie est une forme de la Justice, une façon polie de dire que, tout en conservant les droits de notre dignité, nous n’entendons pas nous élever au-dessus de nos semblables et causer aucun préjudice à leur amour-propre. Les anciens avaient un vif sentiment de cette vertu ; leurs biographies, autant que leurs harangues, en offrent de beaux modèles. Chez les chrétiens elle dégénère en affectation d’humilité, elle est fausse.
L’orgueil, l’ambition, la gloire violent ouvertement la Justice. Elles appellent méfiance, haine, répression : c’est une offense positive et directe à la dignité des autres.
La gloire est cet instant d’enflure ridiculisé dans la fable de la grenouille et du bœuf. La gloire, dit l’Écriture, ne convient qu’à Dieu, qui seul ne peut pas s’exagérer parce qu’il est infini : Dignus est accipere... gloriam. Elle est aussi haïssable dans la nation que dans l’individu.
De la distinction que nous avons faite entre la Dignité et la Justice, la première individuelle et unilatérale ; la seconde bilatérale, indiquant un rapport de connexité et de solidarité, se déduit pour le législateur la distinction à établir entre les actes de la vie privée et les actes de la vie publique, par suite toute la théorie de la loi sur la diffamation.
Les actes de la vie privée sont ceux que l’homme ou la famille accomplissent en vertu de leur individualité personnelle et familiale, dans le secret de l’habitation, et qui ne se rattachent directement à aucun intérêt étranger, ne relèvent d’aucune loi, n’engagent la dignité de personne. De tels faits ne peuvent être révélés et tournés en dérision, quelque ignobles et ridicules qu’ils soient : ce serait manquer à la charité, à la justice, et causer à la société plus de mal que de profit.
Les actes de la vie publique sont tous ceux dans lesquels la dignité ou l’intérêt de la société sont engagés : de tels actes peuvent être légitimement dévoilés et reprochés, à moins qu’il n’y ait eu condamnation et peine : dans ce dernier cas le reproche devient injure, il n’est plus permis.
61D’après ces principes, on peut dire que la loi française sur la diffamation est elle-même un outrage à la morale publique. Elle porte, sans faire aucune distinction de la vie publique et de la vie privée :
62Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation (Loi du 17 mai 1819, art. 13).
63En aucun cas, la preuve par témoins ne sera admise pour établir la réalité des faits injurieux ou diffamatoires. (Loi du 17 février 1852, art. 28.).
64Il est interdit de rendre compte des procès en diffamation (Loi du 11 août 1848).
65Ces lois, toutes de réaction, ont été rendues dans l’intérêt des hauts personnages que chaque nouveau gouvernement se fait un devoir de protéger contre le reproche des citoyens. Elles intéressent peu les masses, et la latitude qu’elles laissent dégoûte d’y recourir tout homme qui ne se sent pas l’ami du pouvoir. Une pareille manière de couvrir la vie privée, de réprimer la calomnie et d’éteindre les haines, n’est autre chose qu’une réserve d’impunité, au profit des influences du moment.
66XXXIV. – Quelques observations sur cette définition.
67Elle est nécessaire, et sa négation implique contradiction : si la Justice n’est pas innée à l’humanité, la société humaine n’a pas de mœurs ; l’état social est un état contre nature, la civilisation une dépravation, la parole, les sciences et les arts des effets de la déraison et de l’immoralité, toutes propositions que dément le sens commun.
68Elle énonce un fait, savoir : que, s’il y a aussi souvent opposition que solidarité d’intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement communauté de dignité, chose supérieure à l’intérêt.
69Elle est pure de tout élément mystique ou physiologique. À la place de la religion des dieux, c’est le respect de nous-mêmes ; au lieu d’une affection animale, d’une sorte de magnétisme organique, le sentiment exaltéI, impersonnel, que nous avons de la dignité de notre espèce, dignité que nous ne séparons pas de notre liberté.
70Elle est supérieure à l’intérêt. Je dois respecter et faire respecter mon prochain comme moi-mêmeII : telle est la loi de ma conscience. En considération de quoi le dois-je ce respect ? En considération de sa force, de son talent, de sa richesse ? Non, ce que donne le hasard n’est pas ce qui rend la personne humaine respectable. En considération du respect qu’il me rend à son tour ? Non, la Justice suppose la réciprocité du respect, mais ne l’attend pas. Elle affirme, elle veut le respect de la dignité humaine, même chez l’ennemi, c’est ce qui fait qu’il y a un droit de la guerre ; même chez l’assassin, que nous tuons comme déchu de sa qualité d’homme, c’est ce qui fait qu’il y a un droit pénal.
71Ce qui fait que je respecte mon prochain, ce ne sont pas les dons de la nature ou les avantages de la fortune ; ce n’est ni son bœuf, ni son âne, ni sa servante, comme dit le Décalogue ; ce n’est pas même le salut qu’il me doit comme je lui dois le mien : c’est sa qualité d’homme.
72La Justice est donc une faculté de l’âme, la première de toutes, celle qui constitue l’être social. Mais elle est plus qu’une faculté : elle est une idée, elle indique un rapport, une équation. Comme faculté, elle est susceptible de développement ; c’est ce développement qui constitue l’éducation de l’humanité. Comme équation, elle ne présente rien d’antinomique ; elle est absolue et immuable comme toute loi, et, comme toute loi encore, hautement intelligible. C’est par elle que les faits de la vie sociale, indéterminés de leur nature et contradictoires, deviennent susceptibles de définition et d’ordre.
73Il suit de là que la Justice, conçue comme rapport d’égalité en même temps que comme puissance de l’âme, ne peut pas, par la déduction de sa notion, aboutir à la subversion d’elle-même, ainsi qu’il est arrivé à la morale toutes les fois qu’on a entrepris de l’établir sur la religion, et ce qui ne manquerait pas d’arriver encore si, comme on en a accusé la Révolution, la substitution des Droits de l’homme au respect d’en haut devait avoir pour résultat de faire de l’homme un autolâtre, c’est-à-dire un Dieu.
74La Justice, en effet, implique au moins deux termes, deux personnes unies par le respect commun de leur nature, diverses et rivales pour tout le reste. Qu’il me prenne fantaisie de m’adorer : au nom de la Justice je dois l’adoration à tous les hommes. Voilà donc autant de dieux que d’adorateurs ; ce qui met la religion à néantIII, puisque si la dette est égale à la créance, le résultat est zéro. Mais ce n’est pas tout : l’homme est un être perfectible, ce qui équivaut à dire toujours imparfait. D’où il suit que mon respect ne peut jamais aller jusqu’à l’adoration ; qu’ainsi nous sommes forcément retenus dans la Justice, dont l’exacte définition et la pleine observance mettent un abîme entre la condition ancienne de l’humanité et la nouvelle.
Alexis de Tocqueville (1805-1859)
75La vie et l’œuvre de Tocqueville sont tout entières centrées autour du problème de la démocratie. Que ce soit par ses origines nobles, et le bouleversement apporté par la Révolution, par son voyage décisif en Amérique en 1831, par son élection dès 1839 comme député et sa participation aux débats de 1848 (sur laquelle on lira ses Souvenirs) ; que ce soit par une enquête de type « sociologique », avec les deux volumes de La Démocratie en Amérique (parus respectivement en 1835 et 1840) et ses autres études de sociétés politiques contemporaines, par la réflexion philosophique sur l’égalité qui les accompagne, par l’enquête historique sur L’Ancien régime et la Révolution qu’il laisse inachevée ; Tocqueville paraît offrir l’une des réflexions majeures, et des plus cohérentes, sur la signification historique et les risques politiques de la démocratie moderne.
76Son œuvre comme sa vie manifestent en effet la reconnaissance de l’égalité des conditions qui constitue un nouvel espace social autant qu’un nouveau régime politique, mais aussi un avertissement sur les limites à lui apporter pour préserver la liberté tant des individus que des minorités. On verra ainsi comment, autant dans les extraits de La Démocratie en Amérique que dans son célèbre discours de 1848, Tocqueville met en lumière des enjeux sur lesquels il n’hésite pas aussi à prendre parti. L’intérêt de ces textes, auxquels on aurait pu joindre par exemple un discours remarquable sur le statut d’une « opposition » politique dans une démocratie (De l’esprit pratique dans l’opposition, 1842, Œuvres, t. III-2, Gallimard, 1985, pp. 115-120), sans concerner directement la portée « juridique » des droits dont ils traitent, est de les situer dans l’horizon plus large d’une réflexion sur le politique et la modernité, horizon plus large qui pour Tocqueville, loin de lui être opposé, permet au contraire la saisie des enjeux proches et présents que ce soit dans l’enquête sociologique (voir la Préface de François Furet à son édition de La Démocratie en Amérique, Garnier-Flammarion), ou dans la décision politique.
77Sur Tocqueville, on se reportera en particulier à : Raymond Aron, Étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Coll. « Tel », 1976 ; François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, Coll. « Folio », 1985 ; A. Jardin, Tocqueville, Hachette, 1984 ; Id.,Histoire du libéralisme politique, op. cit. ; Claude Lefort, Essais sur le politique, op. cit. ; Id., Écrire, Calmann-Lévy, 1992 ; Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Julliard, 1982.
78De Tocqueville : Œuvres complètes, sous la direction de J.-P. Mayer, Gallimard.
Discours sur le droit au travail
79prononcé à l’Assemblée Constituante dans la discussion du projet de Constitution
80(12 septembre 1848)
81sur la question du droit au travail
82Mon but, dans ce moment, est uniquement de discuter l’amendement en faveur duquel, ou plutôt à propos duquel l’orateur précédent vient de parler.
83Quel est cet amendement ? quelle est sa portée ? quelle est sa tendance, suivant moi fatale ? C’est cela que j’ai à examiner.
84Un mot d’abord sur le travail de la Commission.
85La Commission, comme vous l’a dit le précédent orateur, a eu, en effet, deux rédactions, mais au fond elle n’a eu et ne continue à avoir qu’une seule pensée. Elle avait d’abord eu une première formule. Les paroles qui ont été prononcées à cette tribune et ailleurs, et mieux que les paroles, les faits lui ont démontrées que cette formule était une expression incomplète et dangereuse de sa pensée ; elle y a renoncé, non pas à la pensée, mais à la forme.
86Cette formule est reprise. C’est en face d’elle que nous nous trouvons en ce moment placés.
87On met les deux rédactions en présence ; soit. Comparons l’une à l’autre à la lumière nouvelle des faits.
88Par sa dernière rédaction, la Commission se borne à imposer à la société le devoir de venir en aide, soit par le travail, soit par le secours proprement dit et dans les mesures de ses ressources, à toutes les misères ; en disant cela, la Commission a voulu, sans doute, imposer à l’État un devoir plus étendu, plus sacré que celui qu’il s’était imposé jusqu’à présent ; mais elle n’a pas voulu faire une chose absolument nouvelle : elle a voulu accroître, consacrer, régulariser la charité publique, elle n’a pas voulu faire autre chose que la charité publique. L’amendement, au contraire, fait autre chose, et bien plus ; l’amendement, avec le sens que les paroles qui ont été prononcées et surtout les faits récents lui donnent, l’amendement qui accorde à chaque homme en particulier le droit général, absolu, irrésistible, au travail, cet amendement mène nécessairement à l’une de ces conséquences : ou l’État entreprendra de donner à tous les travailleurs qui se présenteront à lui l’emploi qui leur manque, et alors il est entraîné peu à peu à se faire industriel ; et comme il est l’entrepreneur d’industrie qu’on rencontre partout, le seul qui ne puisse refuser le travail, et celui qui d’ordinaire impose la moindre tâche, il est invinciblement conduit à se faire le principal, et bientôt, en quelque sorte, l’unique entrepreneur de l’industrie. Une fois arrivé là, l’impôt n’est plus le moyen de faire fonctionner la machine du gouvernement, mais le grand moyen d’alimenter l’industrie. Accumulant ainsi dans ses mains tous les capitaux des particuliers, l’État devient enfin le propriétaire unique de toutes choses. Or, cela c’est le communisme. (Sensation.)
89Si, au contraire, l’État veut échapper à la nécessité fatale dont je viens de parler, s’il veut, non plus par lui-même et par ses propres ressources, donner du travail à tous les ouvriers qui se présentent, mais veiller à ce qu’ils en trouvent toujours chez les particuliers, il est entraîné fatalement à tenter cette réglementation de l’industrie qu’adoptait, si je ne me trompe, dans son système, l’honorable préopinant. Il est obligé de faire en sorte qu’il n’y ait pas de chômage ; cela le mène forcément à distribuer les travailleurs de manière à ce qu’ils ne se fassent pas concurrence, à régler les salaires, tantôt à modérer la production, tantôt à l’accélérer, en un mot, à le faire grand et unique organisateur du travail. (Mouvement.)
90Ainsi, bien qu’au premier abord la rédaction de la Commission et celle de l’amendement semblent se toucher, ces deux rédactions mènent à des résultats très contraires ; ce sont comme deux routes qui, partant d’abord du même point, finissent par être séparées par un espace immense : l’une aboutit à une extension de la charité publique ; au bout de l’autre, qu’aperçoit-on ? Le socialisme. (Marques d’assentiment.)
91Ne nous le dissimulons pas, on ne gagne rien à ajourner des discussions dont le principe existe au fond même de la société, et qui, tôt ou tard, apparaissent d’une manière ou d’une autre, tantôt par des paroles et tantôt par des actes, à la surface. Ce dont il s’agit aujourd’hui, ce qui se trouve à l’insu peut-être de son auteur, mais ce que je vois du moins pour mon compte, avec la clarté du jour qui m’éclaire, au fond de l’amendement de l’honorable M. Mathieu, c’est le socialisme... (Sensation prolongée. – Murmures à gauche.)
92Oui, Messieurs, il faut que tôt ou tard cette question du socialisme, que tout le monde redoute et que personne, jusqu’à présent, n’ose traiter, arrive enfin à cette tribune ; il faut que cette Assemblée la tranche, il faut que nous déchargions le pays du poids que cette pensée du socialisme fait peser, pour ainsi dire, sur sa poitrine ; il faut que, à propos de cet amendement, et c’est principalement pour cela, je le confesse, que je suis monté à cette tribune, la question du socialisme soit tranchée ; il faut qu’on sache, que l’Assemblée nationale sache, que la France tout entière sache si la révolution de Février est ou non une révolution socialiste. (Très bien !)
93On le dit, on le répète ; combien de fois, derrière les barricades de juin, n’ai-je point entendu sortir ce cri : Vive la république démocratique et SOCIALE ? Qu’entend-on par ces mots ? il s’agit de le savoir ; il s’agit surtout que l’Assemblée nationale le dit. (Agitation à gauche.)
94L’Assemblée peut croire que mon intention n’est pas d’examiner devant elle les différents systèmes qui, tous, peuvent être compris sous ce même mot, le socialisme. Je veux seulement tâcher de reconnaître, en peu de mots, quels sont les traits caractéristiques qui se retrouvent dans tous ces systèmes et voir si c’est cette chose qui porte cette physionomie et ces traits que la révolution de Février a voulus.
95Si je ne me trompe, Messieurs, le premier trait caractéristique de tous les systèmes qui portent le nom de socialisme, est un appel énergique, continu, immodéré, aux passions matérielles de l’homme. (Marques d’approbation.)
96C’est ainsi que les uns ont dit « qu’il s’agissait de réhabiliter la chair » ; que les autres ont dit « qu’il fallait que le travail, même le plus dur, ne fût pas seulement utile, mais agréable » ; que d’autres ont dit qu’il fallait « que les hommes fussent rétribués, non pas en proportion de leur mérite, mais en proportion de leurs besoins » ; et enfin, que le dernier des socialistes dont je veuille parler est venu vous dire ici que le but du système socialiste et, suivant lui, le but de la révolution de Février, avait été de procurer à tout le monde une consommation illimitée.
97J’ai donc raison de dire, Messieurs, que le trait caractéristique et général de toutes les écoles socialistes est un appel énergique et continu aux passions matérielles de l’homme.
98Il y en a un second, c’est une attaque tantôt directe, tantôt indirecte, mais toujours continue, aux principes mêmes de la propriété individuelle. Depuis le premier socialiste qui disait, il y a cinquante ans, que la propriété était l’origine de tous les maux de ce monde, jusqu’à ce socialiste que nous avons entendu à cette tribune et qui, moins charitable que le premier, passant de la propriété au propriétaire, nous disait que la propriété était un vol, tous les socialistes, tous, j’ose le dire, attaquent d’une manière ou directe ou indirecte la propriété individuelle. (C’est vrai ! c’est vrai !) Je ne prétends pas dire que tous l’attaquent de cette manière franche, et, permettez-moi de le dire, un peu brutale, qu’a adopté un de nos collègues ; mais je dis que tous, par des moyens plus ou moins détournés, s’ils ne la détruisent pas, la transforment, la diminuent, la gênent, la limitent, et en font autre chose que la propriété individuelle que nous connaissons et qu’on connaît depuis le commencement du monde. (Marques très vives d’assentiment.)
99Voici le troisième et dernier trait, celui qui caractérise surtout à mes yeux les socialistes de toutes les couleurs, de toutes les écoles, c’est une défiance profonde de la liberté, de la raison humaine ; c’est un profond mépris pour l’individu pris en lui-même, à l’état d’homme ; ce qui les caractérise tous, c’est une tentative continue, variée, incessante, pour mutiler, pour écourter, pour gêner la liberté humaine de toutes les manières ; c’est l’idée que l’État ne doit pas seulement être le directeur de la société, mais doit être, pour ainsi dire, le maître de chaque homme ; que dis-je ! son maître, son précepteur, son pédagogue (Très bien !) ; que, de peur de le laisser faillir, il doit se placer sans cesse à côté de lui, au-dessus de lui, autour de lui, pour le guider, le garantir, le maintenir, le retenir ; en un mot, c’est la confiscation, comme je le disais tout à l’heure, dans un degré plus ou moins grand, de la liberté humaine (Nouvelles marques d’assentiment) ; à ce point que, si, en définitive, j’avais à trouver une formule générale pour exprimer ce que m’apparaît le socialisme dans son ensemble, je dirais que c’est une nouvelle formule de la servitude. (Très vive approbation.)
100Vous voyez, Messieurs, que je ne suis pas entré dans le détail des systèmes ; j’ai peint le socialisme par ses traits principaux, ils suffisent pour le faire reconnaître ; partout où vous les verrez, soyez sûrs que le socialisme est là, et partout où vous verrez le socialisme, soyez sûrs que ces traits se retrouvent.
101Eh bien ! Messieurs, qu’est-ce que tout cela ? Est-ce, comme on l’a prétendu tant de fois, la continuation, le complément légitime, le perfectionnement de la Révolution française ? est-ce, comme on l’a dit tant de fois, le complément, le développement naturel de la démocratie ? Non, Messieurs, ce n’est ni l’un ni l’autre ; rappelez-vous, Messieurs, la Révolution française ; remontez à cette origine terrible et glorieuse de notre histoire moderne. Est-ce donc en parlant, comme le prétendait hier un orateur, aux sentiments matériels, aux besoins matériels de l’homme, que la Révolution française a fait les grandes choses qui l’ont illustrée dans le monde ? Croyez-vous donc que c’est en parlant de salaire, de bien-être, de consommation illimitée, de satisfaction sans bornes des besoins physiques ?
102Le citoyen Mathieu (de la Drôme). Je n’ai rien dit de semblable.
103Le citoyen de Tocqueville. Croyez-vous que ce soit en parlant de telles choses qu’elle a pu éveiller, qu’elle a animé, qu’elle a mis sur pied, poussé aux frontières, jeté au milieu des hasards de la guerre, mis en face de la mort une génération tout entière ? Non, Messieurs, non ; c’est en parlant de choses plus hautes et plus belles, c’est en parlant de l’amour de la patrie, de l’honneur de la patrie ; c’est en parlant de vertu, de générosité, de désintéressement, de gloire, qu’elle a fait ces grandes choses ; car, après tout, Messieurs, soyez-en certains, il n’y a qu’un secret pour faire faire de grandes choses aux hommes : c’est de faire appel aux grands sentiments. (Très bien ! très bien !)
104Et la propriété, Messieurs, la propriété ! Sans doute la Révolution française a fait une guerre énergique, cruelle, à un certain nombre de propriétaires ; mais, quant au principe même de la propriété individuelle, elle l’a toujours respecté, honoré ; elle l’a placé dans ses constitutions au premier rang. Aucun peuple ne l’a plus magnifiquement traité ; elle l’a gravé sur le frontispice même de ses lois.
De la démocratie en amérique (tome II)
De l’idée des droits aux états-unis
105Il n’y a pas de grands peuples sans idée des droits. – Quel est le moyen de donner au peuple l’idée des droits. – Respect des droits aux États-Unis. – D’où il naît.
106Après l’idée générale de la vertu, je n’en sais pas de plus belle que celle des droits, ou plutôt ces deux idées se confondent. L’idée des droits n’est autre chose que l’idée de la vertu introduite dans le monde politique.
107C’est avec l’idée des droits que les hommes ont défini ce qu’étaient la licence et la tyrannie. Éclairé par elle, chacun a pu se montrer indépendant sans arrogance et soumis sans bassesse. L’homme qui obéit à la violence se plie et s’abaisse ; mais quand il se soumet au droit de commander qu’il reconnaît à son semblable, il s’élève en quelque sorte au-dessus de celui même qui lui commande. Il n’est pas de grands hommes sans vertu ; sans respect des droits il n’y a pas de grand peuple : on peut presque dire qu’il n’y a pas de société ; car qu’est-ce qu’une réunion d’êtres rationnels et intelligents dont la force est le seul lien ?
108Je me demande quel est, de nos jours, le moyen d’inculquer aux hommes l’idée des droits, et de le faire pour ainsi dire tomber sous leur sens ; et je n’en vois qu’un seul, c’est de leur donner à tous le paisible exercice de certains droits : on voit bien cela chez les enfants, qui sont des hommes, à la force et à l’expérience près. Lorsque l’enfant commence à se mouvoir au milieu des objets extérieurs, l’instinct le porte à mettre à son usage tout ce qui se rencontre sous ses mains ; il n’a pas l’idée de la propriété des autres, pas même de celle de l’existence ; mais à mesure qu’il est averti du prix des choses, et qu’il découvre qu’on peut à son tour l’en dépouiller, il devient plus circonspect et finit par respecter dans ses semblables ce qu’il veut qu’on respecte en lui.
109Ce qui arrive à l’enfant pour ses jouets, arrive plus tard à l’homme pour tous les objets qui lui appartiennent. Pourquoi en Amérique, pays de démocratie par excellence, personne ne fait-il entendre contre la propriété en général ces plaintes qui souvent retentissent en Europe ? Est-il besoin de le dire ? c’est qu’en Amérique il n’y a point de prolétaires. Chacun ayant un bien particulier à défendre, reconnaît en principe le droit de propriété.
110Dans le monde politique il en est de même. En Amérique, l’homme du peuple a conçu une haute idée des droits politiques, parce qu’il a des droits politiques ; il n’attaque pas ceux d’autrui pour qu’on ne viole pas les siens. Et tandis qu’en Europe ce même homme méconnaît jusqu’à l’autorité souveraine, l’Américain se soumet sans murmurer au pouvoir du moindre de ses magistrats.
111Cette vérité paraît jusque dans les plus petits détails de l’existence des peuples. En France, il y a peu de plaisirs exclusivement réservés aux classes supérieures de la société ; le pauvre est admis presque partout où le riche peut entrer : aussi le voit-on se conduire avec décence et respecter tout ce qui sert à des jouissances qu’il partage. En Angleterre, où la richesse a le privilège de la joie comme le monopole du pouvoir, on se plaint que quand le pauvre parvient à s’introduire furtivement dans le lieu destiné aux plaisirs du riche, il aime à y causer des dégâts inutiles : comment s’en étonner ? on a pris soin qu’il n’ait rien à perdre.
112Le gouvernement de la démocratie fait descendre l’idée des droits politiques jusqu’au moindre des citoyens, comme la division des biens met l’idée du droit de propriété en général à la portée de tous les hommes. C’est là un de ses plus grands mérites à mes yeux.
113Je ne dis point que ce soit chose aisée que d’apprendre à tous les hommes à se servir des droits politiques ; je dis seulement que, quand cela peut être, les effets qui en résultent sont grands.
114Et j’ajoute que s’il est un siècle où une pareille entreprise doit être tentée, ce siècle est le nôtre.
115Ne voyez-vous pas que les religions s’affaiblissent et que la notion divine des droits disparaît ? Ne découvrez-vous point que les mœurs s’altèrent, et qu’avec elles s’efface la notion morale des droits ?
116N’apercevez-vous pas de toutes parts les croyances qui font place aux raisonnements, et les sentiments aux calculs ? Si, au milieu de cet ébranlement universel, vous ne parvenez à lier l’idée des droits à l’intérêt personnel qui s’offre comme le seul point immobile dans le cœur humain, que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde, sinon la peur ?
117Lors donc qu’on me dit que les lois sont faibles, et les gouvernés turbulents ; que les passions sont vifs, et la vertu sans pouvoir, et que dans cette situation il ne faut point songer à augmenter les droits de la démocratie, je réponds que c’est à cause de ces choses mêmes que je crois qu’il faut y songer ; et, en vérité, je pense que les gouvernements y sont plus intéressés encore que la société, car les gouvernements périssent, et la société ne saurait mourir. Du reste, je ne veux point abuser de l’exemple de l’Amérique.
118En Amérique, le peuple a été revêtu de droits politiques à une époque où il lui était difficile d’en faire un mauvais usage, parce que les citoyens étaient en petit nombre et simples de mœurs. En grandissant, les Américains n’ont point accru pour ainsi dire les pouvoirs de la démocratie ; ils ont plutôt étendu ses domaines.
119On ne peut douter que le moment où l’on accorde des droits politiques à un peuple qui en a été privé jusqu’alors ne soit un moment de crise, crise souvent nécessaire, mais toujours dangereuse.
120L’enfant donne la mort quand il ignore le prix de la vie ; il enlève la propriété d’autrui avant de connaître qu’on peut lui ravir la sienne. L’homme du peuple, à l’instant où on lui accorde des droits politiques, se trouve, par rapport à ses droits, dans la même position que l’enfant vis-à-vis de toute la nature, et c’est le cas de lui appliquer ce mot célèbre : Homo puer robustus.
121Cette vérité se découvre en Amérique même. Les États où les citoyens jouissent le plus anciennement de leurs droits sont ceux où ils savent encore le mieux s’en servir.
122On ne saurait trop le dire : il n’est rien de plus fécond en merveilles que l’art d’être libre ; mais il n’y a rien de plus dur que l’apprentissage de la liberté. Il n’en est pas de même du despotisme. Le despotisme se présente souvent comme le réparateur de tous les maux soufferts ; il est l’appui du bon droit, le soutien des opprimés et le fondateur de l’ordre. Les peuples s’endorment au sein de la prospérité momentanée qu’il fait naître ; et lorsqu’ils se réveillent, ils sont misérables. La liberté, au contraire, naît d’ordinaire au milieu des orages, elle s’établit péniblement parmi les discordes civiles et ce n’est que quand elle est déjà vieille qu’on peut connaître ses bienfaits.
Notes de bas de page
I La 1re édition portait seulement : « Le sentiment exalté que la raison a d’elle-même » (Note de l’édition Bouglé et Moysset.)
II 1re édition : « Je dois respecter et, si je le puis, faire respecter » (Note de l’édition Bouglé et Moysset.)
III 1re édition : « en vertu du principe. Dieu est un ou il n’est pas ? Deus unus aut nullus. »
Notes de fin
1 Voir notamment Qu’est-ce que la propriété ?, Chap. I, GF, pp. 70-75.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007