Chapitre premier. Individu, société et État
p. 235-271
Texte intégral
Arthur Schopenhauer (1788-1860)
1Si l’œuvre maîtresse de Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, parue en 1819, ne connut pas le succès directement, ce sont les différents développements qui la suivirent qui le lui assurèrent ensuite, donnant à leur auteur d’abord dans une position isolée et polémique (notamment contre les philosophes post-kantiens, lui-même se réclamant de Kant), une influence considérable, par exemple sur Nietzsche. C’est en s’appliquant aux domaines de la morale (Le fondement de la morale), de l’esthétique ou de différentes questions métaphysiques, que l’idée centrale de sa philosophie, celle du Vouloir vivre à l’œuvre dans toute la réalité, et réfracté dans les volontés individuelles par le principe d’individuation, prouve toute sa fécondité.
2On lira donc le passage du traité de 1819 où Schopenhauer isole le domaine du droit et en programme l’étude, sans pourtant la mener pour lui-même (on en trouve un équivalent, guère plus développé, dans Le fondement de la morale). Schopenhauer y détermine de manière relativement abstraite, mais très claire et originale, les rapports de la morale du droit et de la politique. Comparant sa position lui-même à celle de Kant, limitée selon lui par son usage de la notion de contrainte, il s’oppose aussi par avance à la philosophie du droit de Hegel, en ne mettant entre droit et morale qu’une différence, certes décisive, de point de vue, ainsi qu’en liant le droit politique au droit naturel par la considération de la victime de la violation en tant que telle. Par ces analyses, par son usage du concept de volonté, ce texte semble bien être un maillon important du débat sur les droits dans la postérité kantienne et au-delà.
3Pour en approfondir la lecture, on peut se reporter à : R.P. Droit, Présences de Schopenhauer, Poche biblio ; S. Goyard-Fabre, « Droit naturel et loi civile chez Schopenhauer », Études philosophiques, 1977/IV ; Anne Henry (éd.), Schopenhauer et son influence littéraire en Europe, Méridiens-Klincksieck ; Nietzsche, Schopenhauer éducateur (in Considérations inactuelles) ; A. Philonenko, Schopenhauer, Vrin, 1980 ; R. Safranski, Schopenhauer, PUF, 1990.
4Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. fr. A. Burdeau revue, PUF, Coll. « Quadrige », 2004 ; Le Fondement de la morale, Préface A. Roger, Aubier, 1978, Livre de Poche, 1991 ; Pensées et fragments, Alcan, trad. fr. de A. Budeau, 1888 ; Le Sens du destin et autres textes, Vrin, 1988.
Le monde comme volonté et comme représentation (1819)
5De tout ce qui précède il résulte que le droit et l’injuste est des notions purement et simplement morales ; autrement dit, elles n’ont de sens que pour qui a en vue l’action humaine considérée en soi, et sa valeur intime. Ce sens se révèle de lui-même à la conscience, et voici comment : d’une part, l’acte injuste est accompagné d’une douleur intérieure ; cette douleur c’est le sentiment, la conscience qu’a l’agent injuste d’un excès d’énergie dans l’affirmation de sa volonté, affirmation qui aboutit à nier ce qui sert de manifestation extérieure à une autre volonté ; d’autre part cette douleur est aussi la conscience qu’a l’agent, tout en étant, comme phénomène, distinct de sa victime, de ne faire au fond qu’un avec elle. Nous reviendrons sur cette analyse du remords, pour la pousser plus à fond ; mais le moment n’en est pas encore venu. Quant à la victime de l’acte injuste, elle a conscience, elle sent avec douleur que sa volonté est niée, dans la mesure où elle est exprimée par son corps, et par les besoins naturels qu’elle ne peut satisfaire sans le secours des forces de ce corps ; elle sait aussi que cette négation, elle pourrait, sans se mettre dans son tort, la repousser, et ce, par tous les moyens, si la force ne lui faisait pas défaut. Telle est la signification purement morale des mots « droit » et « injustice » ; et c’est la seule qu’ils aient pour les hommes considérés en tant qu’hommes, en dehors de toute qualité de citoyens. C’est celle-là par suite qui, même dans l’état de nature, en l’absence de toute loi positive, subsiste ; c’est elle qui constitue la base et la substance de tout ce qu’on nomme droit naturel, et qui serait mieux nommé droit moral ; car ce qui lui est propre, c’est de ne pas s’étendre à ce qui agit sur nous, à la réalité extérieure ; son domaine, c’est celui de notre activité, celui de cette connaissance naturelle de notre volonté propre, qui naît de l’exercice de notre activité, et qui se nomme conscience morale ; quant à étendre son pouvoir jusqu’au dehors, sur les autres individus, quant à empêcher la violence de s’établir à la place du droit, c’est ce qu’elle ne peut pas toujours dans l’état de nature. Dans cet état, il dépend bien de chacun, et toujours, de ne pas faire d’injustice ; mais il ne dépend nullement de chacun, d’une façon absolue, de ne pas souffrir d’injustice ; cela dépend de la force extérieure dont chacun se trouve armé. Ainsi donc, d’une part, les concepts de Droit et de Tort ont fort bien une valeur dans l’état même de nature, et ne sont point du tout conventionnels ; mais dans cet état, ils n’ont que la valeur de concepts moraux, et ont simplement rapport à la connaissance que chacun possède de la volonté résidant en lui. Dans l’échelle, formée de degrés si multiples et si écartés, où se marquent les affirmations plus ou moins énergiques de la volonté de vivre dans chaque individu humain, ces concepts représentent un point fixe, pareil au zéro du thermomètre ; le point où l’affirmation de ma volonté devient la négation de la volonté d’autrui, le point où elle donne, par un acte injuste, la mesure de sa violence, et en même temps la mesure de la force avec laquelle son intelligence s’attache au principe d’individuation, car ce principe est la forme même d’une intelligence entièrement asservie à la volonté. Maintenant, si l’on met de côté cette façon toute morale de considérer les actions humaines, ou si on la nie, alors rien de plus naturel que de se ranger du côté de Hobbes, et de regarder le droit et l’injuste comme des notions conventionnelles, établies d’une manière arbitraire, et par suite dépourvues de toute réalité en dehors du règne des lois positives. À celui qui parle de la sorte, nous ne pouvons pas mettre sous les yeux, au moyen de quelque expérience physique, une chose qui n’appartient pas au domaine de cette expérience. Il en est de même pour Hobbes, d’ailleurs ; lui est un empiriste résolu ; il nous en donne une preuve bien frappante dans son livre Sur les principes de géométrie ; il y nie résolument toute mathématique au sens propre du mot ; il soutient avec obstination que le point a une étendue, et la ligne une largeur. Or, nous ne pourrions pas lui montrer un point sans étendue, ni une ligne sans largeur. Il faut donc renoncer à lui rendre évident le caractère a priori de la mathématique, aussi bien que celui du droit ; car il s’est déclaré, une bonne fois pour toutes, fermé à toute connaissance non empirique.
6Ainsi donc, la théorie pure du droit est un chapitre de la morale ; elle se rapporte uniquement en nous au faire et non au pâtir. C’est le faire seul en effet, qui est une expression de la volonté ; c’est lui seul qui considère la morale. Quant au pâtir, pour elle ce n’est qu’un pur accessoire ; si elle y a parfois égard, c’est pour des raisons indirectes, seulement afin de démontrer qu’un événement dont l’unique cause est ma résolution de ne pas souffrir une injustice ne constitue pas une injustice de ma part. – Ce chapitre, si on le développait, devrait avoir pour objet d’abord de déterminer avec précision les limites que ne doit pas dépasser l’individu dans l’affirmation de la volonté en tant qu’elle a pour symbole objectif son corps, sous peine de nier la même volonté en tant qu’elle se manifeste en un autre individu ; ensuite, il aurait encore pour objet de déterminer quelles sont les actions par lesquelles on transgresse ces limites, autrement dit celles qui sont injustes et contre lesquelles on peut par suite se défendre sans injustice. De la sorte, ce serait toujours bien l’action qui resterait le but de toute cette étude.
7[...]
8Mais si la morale ne considère que l’action juste ou injuste, si tout son rôle est de tracer nettement à quiconque a résolu de ne pas faire d’injustice les bornes où se doit contenir son activité, il en est tout autrement de la théorie de l’État. La science de l’État, la science de la législation n’a en vue que la victime de l’injustice ; quant à l’auteur, elle n’en aurait cure, s’il n’était le corrélatif forcé de la victime ; l’acte injuste, pour elle, n’est que l’adversaire à rencontre de qui elle déploie ses efforts ; c’est à ce titre qu’il devient son objectif. Si l’on pouvait concevoir une injustice commise qui n’eût pas pour corrélatif une injustice soufferte, l’État n’aurait logiquement pas à l’interdire. – De même, aux yeux de la morale, l’objet à considérer, c’est la volonté, l’intention ; il n’y a pour elle que cela de réel ; selon elle, la volonté bien déterminée de commettre l’injustice, fût-elle arrêtée et mise à néant, si elle ne l’est que par une puissance extérieure, équivaut entièrement à l’injustice consommée ; celui qui l’a conçue, la morale le condamne du haut de son tribunal comme un être injuste. Au contraire, l’État n’a nullement à se soucier de la volonté, ni de l’intention en elle-même ; il n’a affaire qu’au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez l’autre terme de la corrélation, chez la victime ; pour lui donc il n’y a de réel que le fait, l’événement. Si parfois il s’enquiert de l’intention, du but, c’est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l’État ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d’assassinat, d’empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l’exécution. L’État n’a pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à l’injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l’injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c’est un châtiment inévitable ; aussi le code criminel n’est-il qu’un recueil, aussi complet qu’il se peut, de contre-motifs destinés à prévenir toutes les actions coupables qu’on a pu prévoir ; seulement, action et contre-motif y sont exprimés en termes abstraits ; à chacun d’en faire, le cas échéant, l’application concrète. À cet effet, la théorie de l’État, ou théorie des lois, empruntera à la morale un de ses chapitres, celui qui traite du droit, où sont posées les définitions du Droit et de l’Injuste pris en eux-mêmes, et où sont ensuite et par voie de conséquence tracées les limite précises qui séparent l’un de l’autre ; seulement, elle ne les empruntera que pour en prendre le contre-pied ; partout où la morale pose des bornes qu’on ne doit pas franchir, si l’on ne veut pas commettre une injustice, elle considérera ces mêmes bornes de l’autre côté ; elle y verra les bornes que l’on ne doit pas laisser franchir par les autres, si l’on ne veut pas en recevoir d’injustice, et qu’on a par conséquent le droit de défendre contre toute transgression. Donc ces bornes, elle ne les regarde que du côté où se trouve celui qu’on peut nommer la victime éventuelle, et elle s’occupe de les fortifier en dedans. On a appelé ingénieusement l’historien un prophète retourné ; eh bien, on pourrait de même appeler le théoricien du droit un moraliste retourné ; alors la théorie du droit, au sens propre des mots, la théorie des droits que chacun peut s’arroger, serait la morale retournée ; elle le serait du moins pour un des chapitres de la morale, celui où sont exposés les droits qui ne doivent point être violés. Ainsi la notion de l’injuste, et celle de la négation du droit que l’injuste enferme, notion qui est d’ordre moral par origine, deviennent juridique ; son point de départ pivote sur lui-même, et s’oriente du côté passif au lieu de rester orienté vers le côté actif ; cette notion opère donc une conversion.
9Voilà – sans parler de la doctrine du droit selon Kant, où la construction de l’État se déduit de l’impératif catégorique, et devient un devoir de moralité, ce qui est une grave erreur –, voilà la raison qui jusqu’à ces derniers temps a donné naissance à d’étranges doctrines, comme celle-ci que l’État est un moyen de nous élever à la moralité, qu’il naît d’une aspiration à la vertu, que par suite il est tout dirigé contre l’égoïsme. Comme si l’intention intime, en qui seule réside la moralité ou l’immoralité, comme si la volonté, la liberté éternelle, se laissait modifier par une action extérieure, altérer par une intervention ! Une théorie non moins fausse ; c’est encore celle qui fait de l’État la condition de la liberté au sens moral du mot, et, par là même, de la moralité ; tandis qu’en réalité la liberté est au-delà du monde des phénomènes, et à plus forte raison au-delà du domaine des institutions humaines. Il s’en faut de tout, nous l’avons déjà vu, que l’État soit dirigé contre l’égoïsme, dans le sens général et absolu du mot ; au contraire, c’est justement de l’égoïsme que naît l’État, mais d’un égoïsme bien entendu, procédant méthodiquement, d’un égoïsme qui s’élève au-dessus du point de vue individuel jusqu’à embrasser l’ensemble des individus, et qui en un mot tire la résultante de l’égoïsme commun à nous tous ; servir cet égoïsme-là, c’est la seule raison d’être de l’État, étant donné toutefois – hypothèse bien légitime – qu’il ne faut pas compter de la part des hommes sur la moralité pure, sur un respect du droit inspiré de motifs tout moraux ; autrement, d’ailleurs, l’État serait chose superflue. Ce n’est donc pas du tout l’égoïsme que vise l’État, mais seulement les conséquences funestes de l’égoïsme ; car, grâce à la multiplicité des individus, qui tous sont égoïstes, il peut surgir de telles conséquences, et chacun est exposé à en souffrir dans son bien-être ; c’est ce bien-être que l’État a en vue. Aussi Aristote dit-il déjà (Politique, III) Τέλος μέν ούν πόλεως τό εύ ζήν τοũτο δ’ἔστιν τò ζήν εύδαιμόνως καὶ καλως. [Le but de la cité, c’est que les citoyens vivent bien ; or vivre bien, c’est vivre d’une vie heureuse et belle.] Hobbes aussi a expliqué de même, dans une analyse exacte et excellente, que là est l’origine, et là le but, de tout État ; et c’est d’ailleurs ce que montre également le vieux principe de tout ordre public : Salus publica prima lex esto [Que la première des lois soit le salut public.] – Si l’État atteint entièrement son but, l’apparence qu’il produira sera la même que si la moralité parfaite régnait partout sur les intentions. Mais quant au fond, quant à l’origine de ces deux apparences similaires, rien de plus opposé. En effet, sous le règne de la moralité, nul ne voudrait faire l’injustice ; dans l’État parfait, nul ne voudrait la souffrir, tous les moyens convenables seraient ajustés à la perfection en vue de ce but. C’est ainsi qu’une même ligne peut être tirée en marchant dans deux sens opposés ; c’est ainsi qu’une bête féroce, avec une muselière, est aussi inoffensive qu’un herbivore. – Mais quant à aller plus loin, c’est ce que l’État ne peut pas ; il ne saurait nous offrir une apparence analogue à ce qui résulterait d’un échange universel de bon vouloir et d’affection. En effet, nous l’avons déjà montré, l’État, par sa nature même, ne pourrait interdire une action injuste qui n’aurait pour pendant aucune injustice soufferte ; s’il repousse tout acte injuste, c’est simplement parce que le cas est impossible. Eh bien, en sens inverse, tout occupé comme il l’est du bien-être de tous, il s’efforcerait volontiers de faire que chacun reçût de tous des marques de bon vouloir et des preuves de charité ; mais il faudrait pour cela que la condition première ne fût pas la dépense d’une quantité équivalente de ces marques-là ; car dans ce commerce, chaque citoyen voudrait le rôle passif, aucun le rôle actif, et il n’y a pas de raison pour charger l’un plutôt que l’autre de ce dernier rôle. Et voilà comment il se fait qu’on ne peut imposer aux gens rien qui ne soit négatif, et c’est le caractère du droit ; quant au positif, quant à ce qu’on nomme devoirs de charité, devoirs imparfaits, il n’y faut pas songer.
10La politique, nous l’avons dit, tire de la morale sa théorie pure du droit, en d’autres termes sa théorie de l’essence et des limites du juste et de l’injustice ; après quoi elle s’en sert pour ses fins à elle, fins étrangères à la morale ; elle en prend la contrepartie, et là-dessus elle édifie la législation positive, y compris l’abri destiné à la protéger ; bref, elle bâtit l’État. La politique positive n’est donc que la doctrine morale pure du droit renversée. On peut faire cette opération en tenant compte du milieu et des intérêts d’un peuple déterminé. En tout cas, il faut que la législation, en tout ce qu’elle a d’essentiel, soit déduite de la doctrine pure du droit, que chacun de ses préceptes trouve sa justification dans cette même doctrine, si l’on veut que la législation constitue un véritable droit positif, et l’État une association juridique, un État au sens propre du mot, c’est-à-dire un établissement avouable selon la morale, parce qu’il n’a rien d’immoral. Autrement, la législation positive n’est rien que l’institution d’une injustice positive, et n’est qu’une injustice imposée et publiquement avouée. C’est ce qui a lieu pour tout État despotique ; c’est encore le caractère de la plupart des empires musulmans, et c’est aussi celui de certaines parties intégrantes de divers régimes : tels le servage, la corvée, etc. – La doctrine pure du droit, le droit naturel, ou, pour mieux dire, le droit moral, se trouve, retourné, mais toujours lui-même, à la base de toute législation juridique, absolument comme la mathématique pure à la base des mathématiques appliquées. Les points les plus importants de cette doctrine, telle que la philosophie doit la constituer pour l’usage de la politique, sont les suivants :
Explication des notions de l’injuste et du juste, quant à leur origine et quant à leur sens intime et propre, et enfin quant à leur usage et leur place dans la morale ;
Déduction du droit de propriété ;
Déduction du principe moral de la valeur des contrats le fondement moral du contrat social en dépend ;
Explication de la naissance et de la destination de l’État ; du rapport de cette destination avec la morale, et de la nécessité qui en résulte de transporter, après inversion, la doctrine morale du droit dans la politique ;
Déduction du droit de punir.
11Le reste de la doctrine du droit n’est qu’une application des principes énumérés ci-dessus ; elle ne fait que préciser mieux les limites du juste et de l’injuste, pour toutes les circonstances de la vie ; ces circonstances doivent être groupées et classées ; de là un certain nombre de chapitres et de titres. Dans toutes ces questions secondaires, les divers auteurs qui traitent de morale pure s’accordent assez bien ; c’est sur les principes seulement qu’ils diffèrent, parce que les principes dépendent toujours de quelque système philosophique particulier.
12(Traduction Burdeau revue, PUF)
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831)
13Comme l’a montré B. Bourgeois dans son étude sur « Hegel et les droits de l’homme », même si l’on ne relève qu’une seule occurrence de l’expression « droits de l’homme » dans l’œuvre de Hegel, celle-ci est toute entière traversée par les questions qui en relèvent. De l’enthousiasme ressenti avec Schelling et Hölderlin, à Tübingen, devant la Révolution, au système tel qu’il se constitue, pour la politique, dans les Principes de la philosophie du droit, de 1821, dont on lira des extraits plus loin, Hegel n’a cessé de méditer sur le problème que représentait pour une philosophie de la liberté comme pour une philosophie de l’histoire, pour la philosophie comme telle, le droit sous toutes ses formes, le droit naturel en lui-même, ou celui dont se sont réclamés les Révolutionnaires.
14Sans entrer ici dans l’interprétation, et les discussions soulevées par la pensée politique de Hegel, on a retenu trois textes charnières de l’œuvre maîtresse de 1821, qui témoignent de l’articulation entre les différents moments qui la scandent (la moralité, la vie éthique, l’État), et de la façon dont s’y joue le concept de droit, mais aussi de la dimension polémique de la philosophie qui s’y trouve présentée, tant à l’égard de la philosophie morale et politique kantienne, que de la philosophie défendue au même moment (et pendant un temps dans la même université de Berlin), par Savigny et les autres théoriciens de l’École historique du droit.
15On peut se reporter notamment en français à : Bernard Bourgeois, La Pensée politique de Hegel, PUF, 1969 : Le droit naturel de Hegel, Vrin, 1986 ; Études hégéliennes, PUF, 1992 ; Philosophie et droits de l’homme, op. cit. ; E. Fleischmann, La Philosophie politique de Hegel, Plon, 1964 ; J. D’Hondt, De Hegel à Marx, PUF, 1972 ; id. Hegel en son temps, Éditions Sociales, 1968 ; J. Hyppolite, Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, éd. Rivière, 1948 ; G. Lebrun, La Patience du concept, Gallimard, 1972 ; Karl Löwith, De Hegel à Nietzsche, Gallimard ; G. Planty-Bonjour (éd.), Droit et liberté selon Hegel, PUF, 1986 ; Joachim Ritter, Hegel et la Révolution française, Beauchesne, 1970 ; Franz Rosenzweig, Hegel et l’État, trad. fr., PUF, 1992 ; Eric Weil, Hegel et l’État, Vrin, 1950 ; Collectif : Hegel et la philosophie du droit, PUF, 1974.
16De Hegel, on lira entre autres : Du droit naturel, trad. fr. B. Bourgeois, Vrin, 1986 ; Système de la vie éthique, trad. fr. J. Taminiaux, Payot, 1992 ; Constitution de l’Allemagne et autres écrits, trad. fr. M. Jacob, Champ libre, 1974 ; Principes de la philosophie du droit, trad. fr. R. Derathé et J.-P. Frick, Vrin, 1982.
Principes de la philosophie du droit
17[§ 29] Qu’une existence empirique en général soit existence empirique de la volonté, c’est cela qui est le droit. Le droit est donc la liberté en général, en tant qu’Idée.
18Rem. – Dans la définition kantienne (Kant, Doctrine du droit, Intr., § C), qui est aussi la définition généralement admise, le point principal est « la limitation de ma liberté ou de mon libre arbitre, limitation telle que celui-ci puisse s’accorder, selon une loi universelle avec la liberté de tout autre ». Cette définition ne contient, d’une part, qu’une détermination négative, celle de limitation et, d’autre part, ce qu’elle a de positif, la loi universelle, appelée aussi loi de la raison, l’accord du libre arbitre de l’un avec celui de l’autre, revient à l’identité formelle bien connue et au principe de contradiction. Cette définition du droit repose, en outre, sur le point de vue largement répandu depuis Rousseau, selon lequel la base substantielle ou le principe premier n’est pas la volonté existant en soi et pour soi, la volonté rationnelle, ou l’Esprit en tant qu’Esprit vrai, mais l’Esprit comme individu particulier ou la volonté comme volonté de l’individu exerçant le libre arbitre qui lui est propre. Une fois qu’on a admis ce principe, ce qui est rationnel ne peut plus apparaître que comme une limitation pour cette liberté. Ce ne sera donc plus un rationnel immanent, mais un universel extérieur et formel. Ce point de vue est dépourvu de toute pensée spéculative et il a été rejeté par le concept philosophique quand il a donné naissance dans les esprits et dans la réalité effective, à des événements dont l’horreur n’a d’égale que la platitude des pensées qui les ont suscités.
19[§ 30] Le droit est quelque chose de sacré en général, mais seulement parce qu’il constitue l’existence empirique du concept absolu ou de la liberté consciente de soi. Le formalisme du droit – et il en est de même du formalisme du devoir – a sa source dans la différence qui existe entre les différents niveaux de développement du concept de liberté. Par opposition au droit plus formel, c’est-à-dire plus abstrait et donc plus limité, la sphère et le niveau de l’Esprit présente une forme plus haute du droit. C’est là, en effet, que les moments ultérieurs contenus dans son Idée de l’Esprit trouvent leur détermination et leur réalité effective, parce que cette sphère est la sphère la plus concrète, la plus riche en soi et la plus véritablement universelle.
20Rem. – Chaque niveau du développement de l’Idée de la liberté a son droit propre, parce que ce niveau représente l’existence empirique de la liberté dans une de ses déterminations. Lorsqu’on parle de l’opposition entre la vie morale sous ses deux aspects (moralité et vie éthique) et le droit, on n’entend par droit que le droit formel de la personnalité abstraite. La moralité, la vie éthique, l’intérêt de l’État sont, chacun pour soi, un droit spécifique, parce que chacune de ces figures est une détermination et une manifestation de l’existence empirique de la liberté. Elles ne peuvent entrer en conflit que dans la mesure où elles prétendent toutes être des droits qui se situent au même niveau. [...]
La société civile
21[§ 182] La personne concrète, qui, en tant que particulière, est à elle-même son propre but, est, comme ensemble de besoins et comme mélange de nécessité naturelle et de volonté arbitraire, l’un des deux principes de la société civile. Mais, comme la personne particulière se trouve essentiellement en rapport avec une autre particularité, si bien que chacune ne peut s’affirmer et se satisfaire que par le moyen de l’autre, donc étant de même temps médiatisé par la forme de l’universalité, celle-ci constitue le second principe de la société civile.
22[§ 183] Ce but égoïste, ainsi conditionné dans sa réalisation par l’universalité, fonde un système de dépendance réciproque tel que la subsistance, le bien-être de l’individu et son existence juridique sont si étroitement liés à la subsistance, au bien-être et au droit de tous, que les premiers se fondent sur les seconds, qu’ils ne deviennent effectifs et assurés que dans cette liaison. On peut tout d’abord considérer ce système comme l’État extérieur – comme l’État du besoin et de l’entendement.
23[§ 184] Dans cette division de soi, l’Idée confère à chacun des moments son existence empirique propre : à la particularité le droit de se développer et de se répandre de tous côtés ; à l’universalité le droit de se révéler comme fondement et forme nécessaire de la particularité, comme une puissance qui la dépasse et qui en constitue la fin ultime. C’est le système de la vie éthique perdue dans ses extrêmes, ce qui constitue le moment abstrait de la réalité de l’Idée, laquelle n’est ici, sous l’apparence du phénomène extérieur, que totalité relative et nécessité intérieure.
24[§ 185] La particularité pour soi qui, par son activité multiforme, est recherche de la satisfaction de ses besoins, libre arbitre contingent, préférence subjective, se détruit elle-même dans sa jouissance et détruit aussi son concept substantiel. D’autre part, comme la satisfaction du besoin est une exigence qui se renouvelle sans cesse, comme elle est en perpétuel état de dépendance à l’égard de la réalité contingente extérieure et de l’arbitraire, comme elle est, en outre, limitée par la puissance de l’universel, cette satisfaction – qu’il s’agisse de la satisfaction du besoin nécessaire ou de celle du besoin contingent – demeure toujours contingente. Dans ces oppositions et leur complication, la société civile offre tout à la fois le spectacle de la débauche, de la misère et de la corruption, aussi bien physique que morale, qui est commune aux deux.
25Rem. – Le développement autonome de la particularité est le moment qui, dans les États de l’Antiquité, se présente comme l’introduction de la corruption des mœurs et la cause déterminante de leur décadence. Ces États, qui étaient bâtis sur la base d’un principe patriarcal ou religieux ou sur la base d’une moralité plus spirituelle, mais aussi plus simple, donc, d’une manière générale, sur une intuition naturelle primitive, ne pouvaient pas supporter en eux l’éclatement de cette intuition ni la réflexion infinie de la conscience de soi. Ils succombèrent à cette réflexion lorsqu’elle commença à se manifester dans les esprits, puis dans la réalité, parce qu’il manquait à leur principe, encore trop simple, la force véritablement infinie, cette force qu’on ne trouve que dans l’unité qui laisse se développer dans toute leur vigueur les contradictions de la raison, pour finalement les maîtriser, se maintenir en elles et les rassembler en soi. Dans sa République Platon décrit la vie éthique substantielle dans sa beauté et sa vérité idéales, mais ne peut venir à bout du principe de la particularité autonome, qui s’était introduit à son époque dans les mœurs grecques, qu’en lui opposant son État seulement substantiel et en l’excluant même dans ce qui fut son origine, c’est-à-dire la propriété privée et la famille, et dans ses développements ultérieurs, c’est-à-dire la libre disposition de soi et le choix de son état dans la société. C’est ce défaut qui fait méconnaître la grande vérité substantielle de sa République, et la fait passer pour une rêverie de la pensée abstraite, pour ce qu’on a souvent coutume d’appeler un idéal. Le principe de la personnalité autonome et infinie en soi de l’individu ou principe de la liberté subjective, qui est apparu intérieurement dans la religion chrétienne et extérieurement dans le monde romain, où il est en liaison avec l’universalité abstraite, ne parvient pas à obtenir son droit dans cette forme de l’esprit réel, forme qui n’est que substantielle. Ce principe est historiquement postérieur au monde grec. De même, la réflexion philosophique, qui atteint cette profondeur, est également postérieure à l’idée substantielle de la philosophie grecque.
26[§ 186] Du fait qu’il se développe pour soi jusqu’à la totalité, le principe de la particularité se transforme en l’universalité, dans laquelle seulement il trouve sa vérité et le droit de sa réalité positive. En raison de l’indépendance des deux principes qui subsiste à ce point de vue de la division, cette unité n’est pas l’identité éthique. Elle n’est donc pas la liberté, mais bien la nécessité pour la particularité de s’élever à la forme de l’universel, pour y chercher et y trouver sa réalité permanente.
27[§ 187] En tant que citoyens de cet État (extérieur), les individus sont des personnes privées qui ont pour but leur intérêt propre. Comme celui-ci est médiatisé par l’universel, qui leur apparaît donc comme un moyen, ils ne peuvent atteindre ce but que dans la mesure où ils déterminent leur savoir, leur vouloir, leur activité de manière universelle et deviennent ainsi les anneaux d’une chaîne formée par l’ensemble. L’intérêt de l’Idée, qui n’est pas présent dans la conscience des membres de la société civile en tant que telle, réside dans le processus qui, par la nécessité naturelle et par l’arbitraire des besoins, élève leur individualité naturelle à la liberté formelle et à l’universalité formelle du savoir et du vouloir, et ainsi forme la subjectivité dans sa particularité. [...]
L’état
28[§ 257] L’État est la réalité effective de l’Idée éthique – l’Esprit éthique en tant que volonté substantielle, révélée, claire à elle-même, qui se pense et se sait, qui exécute ce qu’elle sait et dans la mesure où elle le sait. Il a son existence immédiate dans les mœurs, son existence médiatisée dans la conscience de soi, dans le savoir et dans l’activité de l’individu, de même que, par sa conviction, l’individu possède sa liberté substantielle en lui [l’État] qui est son essence, son but et le produit de son activité.
29Rem. – Les Pénates sont les dieux intérieurs, les dieux inférieurs ; par contre, l’esprit du peuple (Athéna) est le divin qui se sait et qui se veut ; si la piété est le sentiment et la vie éthique au sein du sentiment, la vertu politique consiste à vouloir le but pensé, existant en soi et pour soi.
30[§ 258] En tant que réalité effective de la volonté substantielle, réalité qu’il possède dans la conscience de soi particulière élevée à son universalité, l’État est le rationnel en soi et pour soi. Cette unité substantielle est but en soi, absolu et immobile, dans lequel la liberté atteint son droit le plus élevé, de même que ce but final possède le droit le plus élevé à l’égard des individus dont le devoir suprême est d’être membres de l’État.
31Rem. – Si l’on confond l’État avec la société civile et si on lui donne pour destination la tâche de veiller à la sûreté, d’assurer la protection de la propriété privée et de la liberté personnelle, c’est l’intérêt des individus comme tels qui est le but final en vue duquel ils se sont unis et il s’ensuit qu’il est laissé au bon vouloir de chacun de devenir membre de l’État. Mais l’État a un tout autre rapport avec l’individu ; étant donné que l’État est Esprit objectif, l’individu ne peut avoir lui-même de vérité, une existence objective et une vie éthique que s’il est membre de l’État. L’union en tant que telle est elle-même le véritable contenu et le véritable but, car les individus ont pour destination de mener une vie universelle ; les autres formes de leur satisfaction, de leur activité et de leur conduite ont cet élément substantiel et universel pour point de départ et pour résultat. Considérée abstraitement, la rationalité consiste en général dans l’union intime de l’universalité et de la singularité. Considérée concrètement, comme c’est le cas ici, elle consiste, quant à son contenu, dans l’unité de la liberté objective, c’est-à-dire de la volonté substantielle générale et de la liberté subjective, en tant que savoir individuel et volonté cherchant à réaliser ses buts particuliers – et pour cette raison, quant à sa forme, elle consiste dans une façon d’agir se déterminant selon les lois et des principes pensés, c’est-à-dire universels. – Cette Idée est l’être éternel et nécessaire en soi et pour soi de l’Esprit –.
32On peut sans doute se poser plusieurs questions au sujet de l’État : par exemple, celle des origines historiques de l’État en général ou de tel ou tel État particulier, de ses droits et de ses déterminations. C’est ainsi qu’on se demandera s’il est issu du régime patriarcal, s’il provient de la crainte ou de la confiance ou encore de la corporation. On peut aussi se demander comment a été saisi et affermi dans la conscience ce qui constitue le fondement de ses droits, qu’il s’agisse du droit divin, du droit positif, d’un contrat ou de la coutume. Mais ce sont là des questions qui ne concernent pas l’idée de l’État elle-même. Au point de vue de la connaissance scientifique dont il est seulement question ici, il ne s’agit là que d’une question historique portant sur l’aspect purement phénoménal ; au point de vue de l’autorité d’un État réel, dans la mesure où elle se fonde sur des principes, ceux-ci sont tirés des formes du droit en vigueur dans cet État. La recherche philosophique n’a affaire qu’à ce qui est intérieur à toutes ces manifestations phénoménales, au concept pensé.
33En ce qui concerne ce concept et son élaboration, Rousseau a eu le mérite d’établir un principe qui, non seulement dans sa forme (comme le sont la sociabilité, l’autorité divine), mais également dans son contenu est une pensée et, à vrai dire, la pensée elle-même, puisqu’il a posé la volonté comme principe de l’État. Mais, comme il n’a conçu la volonté que sous la forme déterminée de la volonté individuelle (Fichte fera de même plus tard) et que la volonté générale n’est pas ce qui est rationnel en soi et pour soi dans la volonté mais seulement ce qui se dégage comme intérêt commun dans chaque volonté individuelle consciente d’elle-même, l’association des individus dans l’État devient, dans sa doctrine, un contrat. Ce contrat a pour fondement le libre arbitre des individus, leur opinion, leur consentement libre et explicite. Ce qui, par voie de conséquence logique, a pour résultat de détruire le divin existant en soi et pour soi, son autorité et sa majesté absolues.
34Une fois parvenues au pouvoir, ces abstractions nous ont offert le spectacle le plus prodigieux qu’il nous ait jamais été donné de contempler depuis que l’humanité existe : la tentative de recommencer entièrement la constitution d’un État en détruisant tout ce qui existait et en s’appuyant sur la pensée afin de donner pour fondement à cet État ce que l’on supposait être rationnel. Mais, en même temps, parce qu’il ne s’agissait que d’abstractions sans Idée, cette tentative a entraîné la situation la plus effroyable et la plus cruelle.
35Contre le principe de la volonté individuelle, il faut rappeler ce principe fondamental que, d’une part, la volonté objective est ce qui est rationnel en soi dans son concept – que cette rationalité soit reconnue ou non, acceptée ou non par les individus – et que, d’autre part, le terme opposé, c’est-à-dire le vouloir et le savoir individuels, la subjectivité de la liberté, à quoi se limite le principe exposé plus haut, ne constitue qu’un moment, donc un moment incomplet, de l’Idée de la volonté rationnelle. Celle-ci n’est, en effet, rationnelle, que parce qu’elle est en soi ce qu’elle est pour soi.
36À la pensée qui conçoit l’État comme quelque chose de rationnel pour soi, s’oppose un autre point de vue. C’est celui qui ne considère pas les éléments extérieurs de sa manifestation, c’est-à-dire les éléments contingents du dénuement, du manque de sécurité, de la violence, de la richesse, etc., comme des éléments du développement historique, mais les prend pour la substance même de l’État. Ici encore, c’est toujours la singularité des individus qui constitue le principe de la connaissance : il ne s’agit même plus de la pensée de cette singularité, mais, au contraire, des singularités contingentes comme la force et la faiblesse, la richesse et la pauvreté, etc. C’est l’ouvrage de M. de Haller, – La Restauration de la science de l’ÉtatI – qui nous offre l’exemple le plus clair – car il est exempt de tout mélange – de l’attitude qui consiste à ne pas voir ce qu’il y a en soi et pour soi d’infini et de rationnel dans l’État et à proscrire la pensée de la conception de sa nature interne. Il s’agit bien d’un exposé exempt de tout mélange, car, dans toutes les tentatives pour saisir l’essence de l’État, aussi insuffisant et superficiel que soient les principes, l’intention même de comprendre l’État fait intervenir des pensées, des déterminations universelles. Ici, par contre, on ne se borne pas seulement à renoncer consciemment à ce contenu rationnel qui est l’État, et à la forme de la pensée, mais on mène avec une ardeur passionnée l’assaut contre l’un et l’autre. Comme le souligne M. de Haller lui-même, une partie de l’influence considérable exercée par ses principes, cette Restauration la doit au fait que, dans son exposé, il a su se débarrasser de toute pensée et maintenir ainsi le tout d’un seul bloc en dehors de toute pensée. De cette manière disparaissent le trouble et la confusion qui affaiblissent l’impression laissée par un exposé, dans lequel, au milieu de ce qui est contingent, subsistent des allusions à ce qui est substantiel, dans lequel on fait mention de l’universel et du rationnel, mêlés à ce qui est purement empirique et extérieur, et où aussi, dans la sphère de ce qui est indigent et sans contenu, on n’oublie pas pour autant ce qui est plus élevé, ce qui est infini. C’est pour cette raison que l’exposé de M. de Haller est parfaitement cohérent, car, en prenant, au lieu de ce qui est substantiel, la sphère du contingent pour l’essence de l’État, la cohérence, avec un tel contenu, consiste dans l’incohérence d’une absence totale de pensée. Cette indigence de pensée suit son cours sans regarder en arrière et se trouve aussi bien à son aise dans le contraire de ce qu’elle vient d’approuverII.
Friedrich Karl Von Savigny (1779-1861)
37Juriste allemand (d’origine suisse), Savigny se fait connaître en 1814 par son essai-manifeste intitulé De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit. Il y conteste non seulement les philosophies du droit naturel, mais aussi les tendances à la codification inspirées tout à la fois de l’exemple français (le Code civil date alors de dix ans), et des théories de Bentham, et leur oppose les formes non écrites et traditionnelles du droit, renouvelant la théorie de la coutume pour en faire le modèle, la source de l’ensemble du droit d’un peuple. Savigny fonde ainsi ce que l’on appelle dès cette époque l’École historique du droit, à laquelle se rattachent de nombreux autres juristes allemands.
38Ceux-ci vont reprendre la théorie du « droit populaire » ou national, l’appuyant sur une réinterprétation du droit romain et du droit germanique, sur des arguments eux-mêmes historiques, parfois inspirés de Burke, sur des métaphores biologiques mais aussi linguistiques (le droit est comparé à la langue, et les coutumes à la poésie), qui seront au cœur des controverses (avec Hegel ou Ihering par exemple). Comme le montre le texte synthétique de Savigny que l’on lira plus loin, sa position d’ensemble sur les sources du droit, et sur le rapport entre droit national et humain, est cependant complexe, et ne se laisse pas réduire, comme le souligne M. Dufour dans son utile recueil1, à un relativisme simpliste. Savigny y tente une articulation de sources nationales et « universelles » du droit. Même si c’est en les hiérarchisant au profit des premières et en ramenant les secondes à l’enseignement du christianisme, c’est aussi en reprenant en partie une philosophie de l’histoire de l’humanité dans son ensemble, aux accents herdériens, et à la complexité lourde de sens. Un tel texte ne peut se comprendre en dehors des débats de son temps, c’est par eux qu’il rejoint les nôtres ; il faudrait en prolonger l’étude dans ces deux directions autant que par l’œuvre de Savigny lui-même.
39Sur Savigny : Alfred Dufour, Droits de l’homme, droit naturel et histoire, PUF, 1991 (qui comporte des références bibliographiques utiles) ; Jacques Droz, Le Romantisme politique en Allemagne, A. Colin, 1963 ; Michel Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit,Dalloz-Sirey, 2002 ; et les histoires de la philosophie du droit citées dans notre bibliographie générale.
40De Savigny en français : Traité de droit romain, Didot, 1840-1851.
Traité de droit romain
§ XV. Des sources du droit dans leur ensemble ; nature et origine de leur contenu
41De l’exposition qui précède, il résulte que, dans l’origine, tout droit positif est droit populaire, qu’à côté de ce droit populaire, et souvent de très bonne heure, la législation vient se placer comme complément et garantie. Si les progrès de la civilisation font naître le droit scientifique, alors le droit populaire a deux organes, qui tous deux vivent de leur propre vie. Si, par la suite des temps, la force créatrice du droit vient à se retirer du peuple, c’est dans ces organes qu’elle continue de subsister. Alors le droit populaire primitif disparaît, pour ainsi dire, car ses parties les plus importantes ayant passé dans la législation ou dans la science, ne sont plus visibles que sous ces formes. Comme le droit populaire peut se trouver ainsi caché par la loi et la science, au sein desquelles il poursuit sa durée, sa véritable origine peut être aisément oubliée et méconnueIII. La législation surtout, par son autorité extérieure, a une telle prépondérance qu’on est facilement conduit à la regarder comme la seule source proprement dite du droit, et à ne voir dans tout le reste que des compléments secondaires. Mais le droit n’est dans son état normal que là où règne un concours harmonieux entre ces diverses forces créatrices du droit, là où aucune ne s’isole des autres ; et pour que la science et la législation, dont l’origine est essentiellement individuelle, ne marchent pas au hasard, il importe que le législateur et les jurisconsultes aient des idées saines sur l’origine du droit positif, et sur le rapport des diverses forces qui le constituent.
42Cette relation intime de la législation et de la science avec le droit populaire qui leur sert de base, nous conduit à examiner plus attentivement la nature et le contenu de ce droit. Nous y trouvons deux éléments, l’un individuel et particulier à chaque peuple, l’autre général et fondé sur la nature commune de l’humanité. Ces deux éléments sont reconnus scientifiquement par l’histoire et la philosophie du droit. Parmi les auteurs qui se sont occupés d’approfondir la nature du droit, plusieurs le considèrent comme une idée absolue, sans s’embarrasser des formes qu’il revêt dans son application réelle, et de l’influence de ces formes. Ceux mêmes qui ont pris la réalité du droit pour objet de leurs travaux, en ne reconnaissant qu’un seul de ces deux éléments, ont été conduits à des vues exclusives et incomplètes. Ainsi les uns, regardant le contenu du droit comme chose indifférente et accidentelle, se contentent de constater les faits, et les autres font planer au-dessus du droit positif un droit absolu et normal, que tous les peuples pourraient adopter et substituer à leur droit. Ceux-ci réduisent le droit à une abstraction sans vie, ceux-là méconnaissent la dignité de sa vocation. On évite ce double écueil en assignant au droit un but général, que chaque peuple est appelé à réaliser historiquement. Si les débats animés auxquels cette discussion a donné lieu ont mis la vérité dans tout son jour, souvent aussi un des deux éléments a été sacrifié dans la chaleur de la discussion ; car on ne saurait nier qu’au milieu d’une recherche, consacrée en apparence aux détails, on ne puisse montrer l’intelligence de l’ensemble et le sens plus élevé des institutions du droit, de même qu’une recherche générale peut être animée par la compréhension de la vie historique des peuples. Si, mettant de côté tout ce qui tient à l’esprit de parti, chose vaine et périssable, on examine la marche scientifique de notre temps, on reconnaîtra avec satisfaction que les opinions contraires tendent à se rapprocher, et que nous sommes en voie de progrès.
43Le but général du droit sort de la loi morale de l’homme sous le point de vue chrétien. Car le christianisme ne se pose pas seulement comme règle de nos actions ; en fait il a modifié l’humanité, et il se retrouve au fond de toutes nos idées, de celles même qui semblent lui être le plus étrangères et les plus hostiles. Reconnaître ce but général au droit, n’est pas le transporter dans une sphère plus vaste et le dépouiller de son indépendance : le droit est un élément spécial qui concourt à la fin commune et règne sans partage dans l’étendue de son domaine ; le rattacher ainsi à l’universalité des choses, c’est seulement lui donner une vérité plus haute. Ce but suffit au droit, et il est inutile de lui en ajouter un second tout différent sous le nom de bien public, et de placer à côté d’un principe de morale un principe d’économie politique. En effet, l’économie politique, cherchant à étendre notre empire sur la nature extérieure, ne peut que vouloir multiplier et ennoblir les moyens qui conduisent à l’accomplissement de la destinée morale de l’homme, mais cela ne constitue pas un but nouveau.
44Si l’on considère sous ce point de vue la création du droit chez les différents peuples, on voit que le plus souvent ces deux éléments n’ont rien qui diffère, et qu’ils agissent comme deux forces identiques. Quelquefois aussi ils se trouvent opposés l’un à l’autre, se combattent et se limitent mutuellement, pour se réunir plus tard dans une unité supérieure. Au milieu de cette opposition se montre l’élément spécial ou national, et toutes les conséquences logiques qui en dérivent nous apparaissent comme la lettre du droit (jus strictum, ratio jurisIV). En cela, le droit est borné et restreint, mais il a la faculté de s’agrandir en adoptant les principes généraux conformes à sa nature.
45D’un autre côté, l’élément général nous apparaît sous divers aspects, et là surtout où agit la nature morale du droit. Ainsi, la dignité morale et la liberté, communes à tous les hommes, le développement de cette liberté par les institutions du droit, toutes les conséquences pratiques dérivant de ces institutions, ce que les auteurs modernes appellent la nature des choses (œquitas ou naturalis ratio), sont autant de manifestations immédiates et directes de l’élément général. L’élément général nous apparaît encore, indirectement et mélangé : 1° dans ce qui tient à la morale en dehors du domaine du droit (boni mores), et, depuis Constantin, dans ce qui tient aux principes de l’Église ; 2° dans ce qui touche à l’intérêt de l’État (publica utilitas, quod reipublicœ interest) ; 3° dans les précautions naturelles prises en faveur des particuliers (ratio utilitatis), par exemple, les garanties données au commerce, la protection contre certains dangers accordés à certaines classes, les femmes et les mineurs. D’après cet examen, on peut établir les classifications suivantes. Le droit est pur et sans mélange (strictum jus, œquitas), ou bien il se combine avec d’autres principes étrangers à son domaine, mais qui concourent à la même fin (boni mores et tous les genres d’utilitas).
46L’existence des deux éléments du droit positif une fois reconnue, l’élément général et l’élément individuel, une nouvelle carrière s’ouvre pour la législation. En effet, comme les progrès du droit tiennent à l’action réciproque de ces deux éléments, le législateur doit avoir devant les yeux le but général et s’en rapprocher constamment, sans néanmoins porter atteinte à l’énergie de la vie individuelle. Dans cette voie se présentent bien des lacunes à combler, bien des obstacles à aplanir, et l’autorité législative peut prêter la plus heureuse assistance à l’action insensible de l’esprit populaire. Mais on ne saurait trop se mettre en garde contre l’arbitraire et les vues exclusives, de peur d’étouffer la vie et les progrès du droit. Là surtout il faut que le législateur ait l’intelligence de la liberté véritable, et voilà souvent ce qui manque le plus à ceux qui ont toujours à la bouche le nom de la liberté.
Rudolf Von Jhering (1818-1892)
47Juriste allemand, Rudolf von Jhering se rattache pourtant indirectement à la tradition utilitariste, qu’il adapte à L’esprit du droit romain (titre de l’un de ses grands ouvrages, dont est tiré le texte qu’on lira plus loin), mais aussi à une inspiration qui se veut tirée des sciences de la vie, dans son petit ouvrage au titre suggestif et qui prit la forme d’un mot d’ordre, La Lutte pour le droit (1872), ainsi que dans son œuvre intitulée Le But dans le droit (Der Zweck im Recht, 1877-1883), lui aussi très influent à la fin du xixe siècle (Nietzsche le citera dans la Généalogie de la morale). Il y aurait donc un « premier » et un « second » Jhering2.
48Le texte qu’on lira plus loin est à cet égard charnière. Concluant la synthèse de la première période qu’est L’esprit du droit romain, (1852-1865), Jhering y défend, contre Savigny aussi bien que Hegel, l’idée des droits subjectifs, et voit dans l’individu le dépositaire ou le destinataire ultime du droit ; mais il en trouve la justification dans la considération d’abord des besoins, de l’utilité ou d’un mot qu’il met au centre de sa théorie de « l’intérêt », puis de l’action en justice progressivement conçue comme une lutte, qui, en le défendant, donne en elle-même sa portée juridique à cette donnée subjective initiale. Le droit résulte alors de la protection politique assurée à ces intérêts subjectifs. Ce texte manifeste bien l’ambiguïté de la pensée de Jhering, qui cherche à fonder le droit individuel de manière pour ainsi dire immanente à la sphère des intérêts, ambiguïté qu’a bien relevée Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine (notamment pp. 138 sq. et 214-221). Pour devenir un droit, l’intérêt doit être protégé et la protection « présuppose une norme portante sur ce qu’il convient de protéger » (Bloch, p. 215) ; mais on doit accepter le contenu de l’intérêt quel qu’il soit, variable selon l’étendue des biens et des propriétés qui le constituent de fait. Jhering ne cherchera à résoudre cette contradiction que par l’action et la « lutte pour le droit » : autant dire qu’elle reste un problème, un aspect central des rapports entre individu et État, entre revendication et protection.
49Sur Jhering : outre les histoires de la philosophie du droit, et le livre de Bloch, on peut se reporter à ses critiques français de la IIIe République (cf. Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France 1789-1924, Coll. « Tel », 1995) H.L.A. Hart, « Jering’s heaven of concept and analytical jurisprudence », in Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1983.
50De Jhering en français : La Lutte pour le droit ; L’Esprit du droit romain, Paris, 1886-1888 ; L’Évolution du droit, Paris, 1901.
L’esprit du droit romain
51Qu’est-ce que le droit ? La question comporte plusieurs réponses, selon le sens qu’on y attache, et le point de vue auquel on se place. La réponse qui se trouve ordinairement dans les traités de droit romain : le droit est la possibilité de contraindre, garantie par la loi (Thibaut), ou toute autre équivalente, traduisant la même idée en d’autres termesV, peut paraître parfaitement suffisant aux yeux du juriste positif. Mais pour nous, pour le but que nous nous proposons, nous ne pouvons nous contenter d’une pareille définition. Elle ne contient au fond qu’une description, qu’une indication de la manifestation extérieure du droit. Nous devons exiger que la réponse porte sur l’essence intime du droit, afin de pouvoir nous servir de point de départ et d’appui pour les recherches qui suivent.
52Cette réponse, c’est la philosophie du droit qui doit nous la donner. Tandis que Kant et son école ne se sont point élevés, dans leur définition, au-dessus de la manifestation extérieure du droit : la contrainteVI, Hegel – et sciemment ou non, son influence est devenue régulatrice pour la jurisprudence positive nouvelle – a placé la substance du droit, tant dans le sens objectif que dans le sens subjectif, dans la volonté. Le progrès était incontestable. Mais en s’en tenant exclusivement à l’élément de volonté, ce système s’est écarté de la véritable voie, et a abouti, comme le principe de la contrainte de Kant, à ériger l’idée du droit en un pur formalisme. On ne peut donner l’essence du droit, dans le sens objectif, sous une forme plus concise et plus frappante, qu’en disant qu’il est la volonté générale. Il est en effet de l’essence du droit de se réaliser, quel que puisse être son but, son objet, son contenu. Or, pour se réaliser il faut que le droit en ait le pouvoir ; et l’organe, le dépositaire de ce pouvoir, c’est la volonté. C’est la volonté, la volonté seule, qui érige en règle du droit, en droit réel, véritable, les idées juridiques – celles du législateur dans les lois, celles du peuple dans les coutumes. C’est la volonté qui en fait des forces, qui modèlent et dirigent la vie. Sans cette manifestation de leur force pratique, obtenue à l’aide d’une réalisation constante, elles ne sont plus que des idées, des opinions comme toutes les autres, elles ne sont point des règles du droit. Cette définition est suffisante pour l’exposition dogmatique du droit. Elle exprime exactement le caractère positif et réel du droit, seul élément qu’il importe de mettre en relief à ce point de vue. Mais elle ne peut prétendre à une exactitude absolue. Il y manque en effet l’indication du contenu de la volonté ; or, du moment que l’on veut formuler le principe même de la volonté, l’on tombe dans la sophistique.
53Pour le but que nous poursuivons dans cet ouvrage, le principe de la volonté ne nous intéresse qu’en tant qu’il explique le droit dans le sens subjectif. Veut-on dire que le droit de l’individu doit rester en relation avec la volonté générale, de telle manière que la volonté individuelle ne puisse s’exercer qu’à la condition d’être couverte par la volonté générale ? Cela est parfaitement exact. Ce n’est qu’autant que ce rapport d’égalité existe entre la volonté générale et la volonté individuelle, que la première communique sa puissance à la seconde, et que le droit objectif devient subjectif. Mais si l’équilibre est détruit, la volonté individuelle reste impuissante ; elle ne peut dépasser les limites que lui assigne la volonté générale. C’est dans ce sens que l’on peut dire que le droit est l’unité concrète de la volonté de l’État et des particuliers (Kierulff), ou un fragment de volonté générale devenu concret et vivant dans la personne privée. Mais il en est tout autrement, lorsque l’on place la substance du droit subjectif dans la volonté individuelle, de même que l’on place celle du droit objectif dans la volonté générale. Depuis Hegel, la jurisprudence positive a de plus en plus suivi ce système, qui non seulement est incomplet, mais encore faux. De ce que ma volonté ne peut aller au-delà de la volonté générale, il ne suit point que celle-ci n’ait un pouvoir plus grand que la mienne, c’est-à-dire que je ne puisse avoir un droit qui ait son fondement, non dans ma volonté propre, mais dans la volonté de la loi.
54C’est en perdant de vue cette vérité, que l’opinion que nous critiquons en arrive très logiquement à identifier d’une manière complète le droit subjectif avec le principe de la volonté. Pour elle, la volonté est le but final de tout droit ; capacité juridique et capacité de vouloir deviennent des termes équivalents ; le droit apparaît comme un fragment circonscrit de substance de volonté. Les types juridiques abstraits établis par la loi : les principes de la propriété, de l’obligation, etc., ne deviennent concrets et vivants, que parce que la volonté individuelle les remplit, les anime, parce qu’elle s’impose dans la chose.
55À ce compte, le droit privé tout entier n’est plus qu’une vaste arène où la volonté a pleine liberté de se mouvoir et de s’exercer. La volonté est l’organe par lequel l’homme jouit du droit. Jouir de son droit, c’est goûter toutes les joies que procure l’exercice de la force, c’est se féliciter d’avoir accompli un acte de volonté, par exemple, d’avoir constitué une hypothèque, d’avoir cédé une action ; c’est se glorifier d’avoir pu affirmer sa personnalité. Mais quelle misérable chose ce serait que la volonté, si elle n’avait à exercer son activité que dans les limites restreintes de la froide région du droit ! Non, son véritable empire, le théâtre de sa puissance créatrice, commence là où finit le droit. Les droits ne sont point l’étoffe, l’objet de la volonté, ils en sont la condition ; ils n’en sont point le but, mais ils lui servent de moyen. Si la volonté était le but du droit, qu’adviendrait-il des droits entre les mains des personnes sans volonté ? Ce seraient donc des droits qui mentiraient à leur but et à leur destination ? des lunettes entre les mains des aveugles ?
56Si la personnalité et la capacité juridique sont choses identiques à la capacité de vouloir, pourquoi donc toutes les législations du monde (et je n’en sache aucune qui fasse exception) non seulement reconnaissent-elles et protègent-elles, dans les enfants et les insensés, le côté purement humain de la personnalité : le corps et la vie, mais encore leur accordent-elles, sauf de légères modifications, la même capacité patrimoniale qu’aux personnes capables de volonté ? Répondre que la loi respecte en eux la possibilité de leur capacité future de vouloir, que la loi protège aussi le germe de la volonté, ne serait qu’une triste et insoutenable échappatoire. Abstraction faite des cas où cette hypothèse se réduirait à une pure fiction, par exemple, chez un crétin ou un fou incurable, cette considération de l’avènement futur de la capacité de vouloir pourrait bien justifier la protection accordée à la personnalité nue, mais elle est incapable de faire admettre l’acquisition de droits patrimoniaux concrets, par exemple, d’une hérédité. Tout au plus pourrait-on, comme concession extrême, ajourner la validité de l’acquisition jusqu’à ce que l’intéressé soit devenu capable. À cette objection, il n’y a qu’une seule réponse logique à donner, c’est qu’il appartient à une disposition positive seule, de reconnaître des droits aux personnes incapables de volonté. Cette réponse, un philosophe du droit a eu récemment le courage de la faire. Il n’a fait que constater, qu’en suivant la voie indiquée, la philosophie est impuissante à comprendre le monde réel.
57Rien de plus facile cependant, dirait-on. Ce n’est point un droit futur que possèdent ces personnes, leur droit existe dès maintenant. Ce n’est point le caprice arbitraire du législateur qui crée leur droit ; comme tout être humain, elles le portent écrit sur leur front. Les besoins de toute espèce, cette fatalité de la nature animale de l’homme, et que tous les droits subjectifs ont pour premier but de satisfaire dans la forme assurée par le droit, les besoins de la vie ne s’imposent point avec plus d’autorité à telle personne plutôt qu’à telle autre. Loin de là, moins une personne est capable de parer à ces besoins, et plus grande à son égard devient la mission de l’État. Les sujets abstraits du droit, dont l’existence ne commence qu’avec la naissance du pouvoir de vouloir, sont si heureusement ordonnés, il est vrai, qu’ils échappent aux nécessités de la vie ; mais aussi ne vivent-ils point. Or, il n’est pas besoin de faire remarquer que les enfants et les fous ont des besoins et des intérêts autres que ceux qui concernent le côté purement animal. Leur patrimoine peut être appliqué à des buts plus nobles, par exemple, à leur propre éducation, au soutien de leurs proches parents. Peu importe que l’emploi de ce patrimoine ne se fasse point par eux, il suffit qu’il se fasse pour eux. Cette dernière circonstance décide la question. Dans le système que nous critiquons, et qui, perdant de vue toute l’importance de ce point : pour qui l’emploi du patrimoine est fait, n’insiste que sur ce fait : par qui il est employé, ce serait, quand il s’agit de fous et d’enfants, le tuteur qui serait l’ayant-droit. C’est, en effet, le tuteur qui dispose au sujet du patrimoine ; c’est à lui seul que revient la jouissance idéale que ce système assigne comme but au droit : la jouissance suprême d’accomplir un acte de volonté. Le pupille n’a que l’utilité réelle. Quant à nous, nous disons que le véritable ayant-droit est celui qui peut prétendre, non à vouloir, mais à profiter. La volonté peut, à la rigueur, être dévolue à un tiers, elle peut être paralysée ; l’utilité réelle ne peut se remettre à un tiers sans que le droit lui-même soit atteint. Le sujet du droit, c’est celui auquel la loi destine l’utilité du droit (le destinataire) ; la mission du droit n’est autre que de lui garantir cette utilité. Nous verrons plus tard quel est dans tout cela le véritable rôle de la volonté.
58Si, dans l’opinion examinée ci-dessus, il s’agissait uniquement d’une erreur dans la formule philosophique du principe du droit, je bornerais là mes critiques, après avoir démontré l’erreur, comme j’espère y avoir réussi. Mais en réalité, il s’agit d’une différence fondamentale dans la manière de concevoir les choses. Nous sommes en présence d’une erreur pleine de dangers, même au point de vue de la pratique. Je ne puis en ce moment entrer dans plus de détails à ce sujet. Je devrais remonter haut dans l’histoire de la jurisprudence et de la philosophie du droit, et me livrer à tout un travail historique sur le mal qu’a produit l’idée de la volonté abstraite dans la science juridique. Un exemple va confirmer mon opinionVII.
59Si le but final du droit est dans la volonté, toutes les conventions qui ne contiennent rien d’immoral ni d’illicite, doivent avoir force juridiquement obligatoire ; et en fait, bien des juristes et bien des philosophes du droit ont érigé en dogme la force obligatoire abstraite des conventions. Il en résulterait, qu’une convention qui imposerait à l’une des parties une restriction, sans procurer aucune utilité à l’autre, par exemple, la convention de ne pouvoir aliéner son fonds, ni exercer une certaine profession, serait parfaitement valable. Il est absolument indifférent, que celui qui a reçu pareille promesse, puisse invoquer ou non le moindre intérêt à maintenir le contrat. Pourquoi cet intérêt devrait-il exister ? Le but du droit ne consiste-t-il point dans le pouvoir de la volonté, dans la domination ? Or, je domine sur une volonté étrangère, quand j’ai le pouvoir de la contraindre soit à faire telle action, soit à s’abstenir de telle autre. Il est bien indifférent que j’y aie ou non un intérêt personnel ; dans l’un comme dans l’autre cas, je puis compter sur cette jouissance juridique intellectuelle qui fait la base de la théorie de la volonté. Les joies de la puissance pure sont atteintes, ma volonté se complaît dans l’orgueil de se voir obéie.
60L’on prévoit les conséquences d’un pareil système ; il prépare, il amène la servitude. Les restrictions croissent plus nombreuses, plus tyranniques, de moins en moins nécessaires pour les relations de la vie, sans utilité pour celui en faveur duquel elles sont créées. De la véritable liberté, le fantôme seul reste debout, et la volonté fournit elle-même l’instrument de son suicide. L’expression de ce formalisme outré de la volonté ne se trouve qu’au Moyen Âge, dans le principe de la force absolument obligatoire du serment promissoire : mais toujours il resta étranger au droit romain. Celui-ci sut toujours prévenir ce suicide de la liberté, et ce fut grâce à sa conception même du principe du droit. Les droits n’existent point pour réaliser l’idée de la volonté juridique abstraite ; ils servent au contraire à garantir les intérêts de la vie, à aider à ses besoins, à réaliser ses buts. Telle est leur mission, telle est la fin et la mesure de la volonté. Telle est aussi la mesure des conventions. Toutes celles qui ne présentent aucun intérêt, dans cet ordre d’idées, sont nulles ; elles ne donnent naissance ni à une servitude, ni à une obligation. Les droits ne produisent rien d’inutile. L’utilité non la volonté, est la substance du droit.
61Ceci déjà nous conduit à notre propre solution du problème. Résumons donc ce qui précède, et disons : la volonté n’est point le but et la force motrice des droits. La véritable intelligence pratique des droits ne peut s’acquérir à l’aide du principe de volonté ou de pouvoir.
62Deux éléments constituent le principe du droit ; l’un substantiel, dans lequel réside le but pratique du droit, et qui est l’utilité, l’avantage, le gain assuré par le droit ; l’autre formel, qui se rapporte à ce but uniquement comme moyen, savoir : la protection du droit, l’action en justice. Celui-là est le fruit dont celui-ci est l’enveloppe protectrice. Par lui-même, le premier ne crée qu’un état de fait d’utilité ou de jouissance (intérêt de fait) que le premier venu qui, en fait, en a le moyen, peut impunément, à chaque instant, ébranler ou renverser. Cette situation ne devient moins précaire, moins instable, que lorsque la loi vient la protéger. La jouissance, ou la perspective de la jouissance, devient alors assurée ; elle devient undroit. La sûreté juridique de la jouissance est la base du principe du droit. Les droits sont des intérêts juridiquement protégés.
63Utilité, bien, valeur, jouissance, intérêt, telle est la succession des idées qu’éveille le premier élément soumis à notre étude. Le droit n’applique point à ces notions une mesure exclusivement économique, telle que l’argent ou la valeur pécuniaire. Il est des intérêts autres que la fortune, qui doivent être garantis à l’homme. Au-dessus de la fortune, se placent les biens de nature morale, dont la valeur est autrement grande : la personnalité, la liberté, l’honneur, les liens de famille. Sans ces biens-là, les richesses extérieures et visibles n’auraient aucun prix.
64Tout droit privé existe pour assurer à l’homme un avantage quelconque, pour venir en aide à ses besoins, pour sauvegarder ses intérêts, et concourir à l’accomplissement des buts de sa vie. Le destinataire de tout droit, c’est l’homme.
Notes de bas de page
I Restauration de la science politique ou théorie de l’État social naturel opposé à la fiction d’un État civil factice (Winterthur, 1816-1825). En 1821, sur les six volumes qui composaient l’ouvrage, seuls les quatre premiers tomes étaient parus. Charles-Louis de Haller (1768-1854) était un praticien bernois, dont les idées conservatrices exercèrent une grande influence dans le cercle du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV. Haller publia lui-même une traduction française de son livre (1824-1830, 3 vol. in-8°). Robert von Mohl a consacré une importante monographie à Ch.-L. de Haller (Die Geschichte und Literatur der Staatswissenchaften, t. II, Erlangen, 1856, pp. 529-560). Cf. également Friedrich Meinecke, Weltbürgertum und Nationalstaat, chap. x : « Haller und der Kreis Friedrich Wilhelms IV » (réédition 1962, Munich, pp. 192-235). (Note de M. Derathé, éd. Vrin.)
II En raison de ce que nous venons de dire, le livre de M. de Haller est un ouvrage d’un genre singulier. La mauvaise humeur de l’auteur aurait pu avoir en soi quelque chose de noble, puisqu’elle a été suscitée par les théories erronées exposées plus haut et principalement issues de Rousseau et surtout par les tentatives destinées à les faire passer dans les faits. Mais, pour se tirer de là, M. de Haller s’est lancé dans une direction contraire, qui est l’absence totale de pensée, si bien qu’on ne peut même pas parler de contenu à propos de son livre. Je fais allusion, en particulier, à l’amertume qui lui fait détester toutes les lois, toutes les législations, tout droit défini formellement et légalement. Cette haine est le Schibboleth qui révèle et fait connaître immanquablement ce que sont le fanatisme, l’esprit faible et l’hypocrisie des bonnes intentions, quels que soient les vêtements dont ils se couvrent. Une originalité telle que d’approuver celle de M. de Haller est toujours quelque chose de remarquable et je voudrais en donner quelques échantillons à ceux de mes lecteurs qui ne connaîtraient pas encore le livre.
Voici l’énoncé de son principe fondamental (tome I, p. 342 sqq.) : « De même que, dans le monde inanimé, le grand opprime le petit, le fort domine le faible, de même, parmi les animaux et ensuite parmi les hommes, la même loi réapparaît sous des formes plus nobles » – mais souvent aussi sous des formes plus viles ? – et « que c’est selon l’ordre éternel et immuable, établi par Dieu, que le plus puissant domine, qu’il doive dominer et dominera toujours ». On voit d’après ces citations – et on le verra encore mieux par la suite – en quel sens est prise ici la puissance : ce n’est pas la puissance de ce qui est juste et moral, mais la puissance contingente de la nature. À l’appui de ce principe, parmi d’autres raisons, ceci (p. 365) « que la nature a tout ordonné avec une sagesse admirable de telle sorte que le sentiment de sa propre supériorité ennoblit invinciblement le caractère de celui qui domine et favorise le développement des vertus nécessaires chez ceux qui sont dominés ». L’auteur se demande, avec toute l’emphase de la rhétorique d’école, « si, dans le domaine des sciences, ce sont les forts ou les faibles qui abusent le plus de leur autorité et de la confiance placée en eux, pour la réalisation de leurs buts bas et égoïstes et pour la perte des hommes crédules ; si, parmi les juristes, ce sont les maîtres dans leur discipline qui forment la cohorte des légistes habiles et des chicaneurs, qui trompent l’espérance des clients crédules, font passer le blanc pour du noir et le noir pour du blanc, abusent des lois pour en faire le véhicule de l’injustice, réduisent à la mendicité ceux qui ont besoin de leur protection et, comme une bande de vautours affamés, dévorent la brebis innocente », etc. M. de Haller oublie ici qu’il met toute cette rhétorique en œuvre pour justifier cette proposition que la domination des plus puissants fait partie de l’ordre divin, ordre selon lequel les vautours dévorent la brebis innocente, les plus puissants par leur connaissance des lois dépouillent légitimement les hommes faibles et crédules qui ont besoin de leur protection. Ce serait trop exiger de l’auteur que de lui demander de faire un rapprochement entre deux pensées, là où il n’y a pas de pensée du tout.
Que M. de Haller soit un ennemi des codes ou recueils des lois, cela va de soi. D’après lui, les lois civiles sont d’une part « inutiles, puisqu’elles se comprennent d’elles-mêmes d’après les lois naturelles » – on se serait épargné beaucoup de peine, si l’on s’était rassuré à l’aide de cette pensée profonde que tout se comprend de soi-même, une peine que l’on se donne depuis que les États existent pour légiférer, rédiger des codes et étudier le droit. « D’autre part, les lois ne sont pas destinées aux personnes privées, elles constituent des instructions destinées aux juges subordonnés pour leur faire connaître la volonté de celui qui est le maître de la justice. La juridiction (t. I, p. 297 ; 1re partie, p. 254 et passim) n’est d’ailleurs pas un devoir pour l’État, mais un bienfait, une aide apportée par les plus puissants, à titre de supplément. Parmi les moyens mis en œuvre pour rendre effectif le droit, la juridiction n’est pas le meilleur, c’est le moins sûr, le plus incertain, celui que nous ont laissé nos juristes modernes, qui nous ont privés des trois autres moyens, ceux qui permettent d’atteindre le but recherché le plus rapidement et le plus sûrement possible, ceux que la nature bienveillante a donnés à l’homme pour garantir sa liberté sous forme de droit. » Et ces trois moyens sont les suivants (y a-t-il de quoi s’étonner ?) : « 1. Que chacun observe et grave bien dans son esprit les lois naturelles ; 2. Qu’il use de son droit de résistance à l’injustice ; 3. Qu’il use de la possibilité de fuir, quand il n’y a plus d’autres recours. » (On voit combien les juristes sont malveillants en comparaison de la bienveillante nature !) Mais la loi naturelle et divine, que la nature, cette nature si bonne, a donnée à chacun s’énonce ainsi : « Honore ton semblable en tout homme (en se fondant sur les principes de l’auteur, elle doit plutôt s’énoncer ainsi : honore celui qui n’est pas ton semblable, celui qui est plus puissant que toi) ; ne fais pas de tort à autrui, si celui-ci, de son côté, ne t’a fait aucun tort ; n’exige pas de lui ce qu’il ne te doit pas (mais que me doit-il ?) » ; ou, plus encore : « aime ton prochain et sois-lui utile quand tu le peux ». Si cette loi était bien implantée dans les esprits, elle rendrait superflues la législation et la constitution. On serait bien curieux de savoir comment M. de Haller s’explique, qu’en dépit de cette implantation, des législations et des constitutions aient pu avoir lieu dans le monde.
Dans le tome III, p. 362 sqq., l’auteur en vient aux « prétendues libertés nationales », c’est-à-dire aux lois civiles et constitutionnelles des nations, car tout droit déterminé juridiquement devient, en ce sens très large, une liberté. Il dit, entre autres choses, à propros de ces lois « que leur contenu est généralement très insignifiant, quoique, dans les livres, on puisse accorder une grande valeur à de telles libertés authentiques ». Quand on voit ensuite que ces libertés nationales dont parle l’auteur sont celles des États de l’Empire d’Allemagne, celles de la nation anglaise – la Charta magna, « qui est peu lue et qui est encore moins compréhensible en raison des expressions surannées qu’on y trouve », le Bill of rights, etc. – les libertés de la nation hongroise, on s’étonne d’apprendre que ces conquêtes qui sont, en général, considérées comme si importantes, sont insignifiantes, et que, dans ces nations, à ces lois qui ont contribué à fournir chaque pièce du vêtement que les individus portent, chaque morceau de pain qu’ils mangent, à ces lois qui contribuent à tout, chaque jour et à toute heure, on n’accorde de valeur que dans les livres. M. de Haller est particulièrement sévère pour le Code général prussien et cela, parce que les erreurs d’un semblant de philosophie ont eu sur ce code une influence incroyable (tout au moins pas la philosophie kantienne, dont M. de Haller parle sans aménité) et plus précisément parce qu’il y est question de l’État, de la richesse de l’État, du but de l’État, du souverain, des devoirs du souverain, des serviteurs de l’État, etc. Ce qu’il y a de plus amer pour M. de Haller, c’est « le droit de charger d’impôts la fortune privée des personnes, leur industrie, ce qu’ils produisent et ce qu’ils consomment, pour subvenir aux besoins de l’État ; parce que le roi lui-même – étant donné que la richesse de l’État n’est plus considérée comme propriété privée du prince, mais comme richesse de l’État – et de même les citoyens prussiens ne possèdent plus rien en propre, ni leur corps, ni leurs biens, et qu’ils sont tous des sujets réduits à la condition juridique de serfs, car ils n’ont pas le droit de se dérober au service de l’État ».
Après ces propos d’une incroyable crudité, on pourrait trouver d’un haut comique l’émotion avec laquelle M. de Haller décrit le contentement indicible que lui ont procuré ses découvertes (t. I, préface) : « une joie, comme seul un ami de la vérité peut en éprouver, lorsque, après une recherche sincère, il parvient à la certitude d’avoir pour ainsi dire (bien sûr, pour ainsi dire !) saisi le décret de la nature, la parole de Dieu même » (la parole de Dieu distingue, au contraire, ses révélations des décrets de la nature et de l’homme naturel). Quand M. de Haller relate « comment il a failli s’évanouir d’admiration, comment un flot de larmes a coulé de ses yeux et comment la vraie religion est ainsi née en lui », sa religion aurait dû plutôt lui conseiller de pleurer, car c’est une punition divine – la plus sévère que l’homme puisse encourir – de négliger la pensée et la raison et le respect des lois, d’oublier que les devoirs de l’État et les droits des citoyens, et réciproquement, les droits de l’État et les devoirs des citoyens sont déterminés légalement, enfin d’être allé si loin dans ses propos au point de prendre l’absurde pour la parole de Dieu.
III Cette transformation des anciennes sources du droit se montre surtout dans le langage constant des temps postérieurs. Ce que l’on nommait autrefois les sources du droit, leges, plebiscita, senatusconsulta, etc., était depuis longtemps passé dans les écrits des grands jurisconsultes, à côté desquels se plaçaient les lois impériales dont le nombre s’augmentait tous les jours. Dès lors on disait que le droit se composait des leges ou constitutiones (constitutions impériales) et du jus ou prudentia (la littérature juridique). C’est ainsi que s’expriment plusieurs passages du Commonitorium, en tête du Bréviaire visigoth. Int. L. 2. C. Th. de dot. (III, 13). Int. L. un. C. Th. de respons. prud. (I, 4). Int. Cod. Greg., II, 2, I. – Edictum Theodorici in epilogo. – Proem. Inst., § 2, 4. Const., Deo auctore, § 1, 2, 9, 11. Const., Cordi, Pr. § 1, L. 5, C. quorum appell. (VII, 65). Justiniani Sanctio pragmatica, § 11. – De même le droit anglais repose sur une double base, la statute law et la common law, et les actes du Parlement tiennent la place des constitutions impériales.
IV Je cite ici les expressions techniques des Romains, non comme exposé historique de leurs idées à cet égard, mais afin de mieux faire ressortir ces principes généraux, en les rattachant à des expressions techniques bien connues. Je montrerai, § 22, comment ces principes se lient aux idées reçues chez les Romains sur l’origine du droit. Voici un texte qui fait parfaitement ressortir leurs conséquences logiques, L. 51, § 2, ad L. Aquil. (IX, 2) : « Multa autem jure civili, contra rationem disputandi, pro utilitate communi recepta esse. »
V « La faculté de pouvoir faire nous-mêmes une chose, ou d’exiger d’un autre qu’il fasse ou omette une chose pour nous » (Mackeldey, Seuffert). Plus brièvement : « Faculté d’agir (ou d’omettre) » (Mühlenbruch). Plus longuement : « La faculté, fondée sur une règle variable, d’agir librement et d’une manière déterminée sur le monde extérieur ( !) » (Wening-Ingenheim). À l’aide de pareilles définitions on change un thaler argent contre un thaler-papier, et on est aussi avancé qu’auparavant. Qu’est-ce que le droit ? La faculté d’agir, etc. ; voilà le thaler-papier, Qu’est-ce que la faculté ? Le droit d’agir ; voilà qu’on nous rend le thaler-argent – ce sont là des définitions dans lesquelles on se borne à changer les mots sans traduire les idées.
VI Metaphys. Anfangsgründen der Rechtslehre. Introduction : « Droit et faculté de contraindre signifient donc la même chose. »
VII La personne juridique nous fournit un autre exemple. C’est l’exagération du principe de la volonté qui a fait ériger en sujet du droit la personne juridique, alors que celle-ci n’a été créée qu’en vue des membres isolés qui la composent, et qui sont les vrais destinataires du droit. Nous reviendrons sur ce point.
Notes de fin
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