Présentation
p. 227-234
Texte intégral
1On a voulu seulement présenter dans cette partie quelques-uns des enjeux qui entourent les « droits de l’homme » en cette période : les titres mêmes des moments retenus, très généraux, indiquent les lacunes de cette présentation.
1. Individu, société et État
2Centrés autour des extraits des Principes de la philosophie du droit de Hegel, aucun des quatre textes ici retenus ne traite explicitement des « droits de l’homme ». Le débat qui entoure ces derniers passe ici par une réflexion plus générale sur les principes du droit, c’est-à-dire à la fois ses sources propres, sa place dans le champ philosophique, aux côtés de la morale et de la politique, et sa fonction historique.
3On a exposé plus haut les enjeux de l’écart progressivement élargi entre « l’homme » et « l’individu » considérés comme sujet du droit, écart que viennent pour ainsi dire combler les rapports sociaux et politiques entre les individus. On les verra ici se nouer, dans des textes où l’on peut suivre le statut de l’individu et celui de la collectivité dans leurs déplacements respectifs. Schopenhauer et Hegel cherchent, quoique très différemment, à articuler l’homme et le citoyen, la morale et la politique, en envisageant le droit à partir d’une philosophie de la « volonté », et non plus comme chez Kant à partir de la contrainte : les droits de l’homme sont ici refondus pour ainsi dire en vertu des exigences de pensées de la philosophie considérée comme un système. En revanche, Savigny et Jhering partent du droit historique, romain et germanique, défini pour l’un comme expression d’un « volksgeist » (esprit du peuple) d’abord non écrite, pour l’autre comme résultat d’une lutte d’intérêts des individus au sein de la société ; tous deux doivent alors retrouver, à la limite de leur questionnement, aussi bien la question des droits de l’homme, que le statut d’une « philosophie du droit », celle de Hegel surtout. On le verra, à travers les extraits significatifs de ces deux juristes retenus ici.
4Pour approfondir ce débat, de nombreux autres textes auraient pu être retenus, notamment autour des économistes (Saint-Simon, par exemple), ou de ceux que l’on appelle les « socialistes utopiques » et parmi eux Fourier, qui élargit le champ du « droit naturel » d’une manière originale dans sa Théorie de l’unité universelle. Les quatre textes retenus visent seulement à permettre une approche progressive (et cohérente) d’un ensemble de questions où il est facile de perdre de vue tant la singularité des œuvres qui les traitent que leurs tensions communes.
2. Homme et individu
5Que faut-il voir derrière « l’homme » des droits de l’homme ? C’est la possibilité même d’apporter une réponse à cette question que semblent mettre en cause par leur rapprochement les textes présentés ensuite. Faut-il y voir une essence abstraite opposée à toute particularité distinctive (comme le soutient Bauer), une Humanité générale dans laquelle l’individu ne pourrait se reconnaître (Stirner), ou le membre de la « société civile » (« bourgeoise »), en dehors de toute communauté universelle et générique, à la manière de Marx ? Chacun de ces trois auteurs présente en effet une interprétation de cet « Homme » qui serait le support des droits déclarés en son nom, en le mettant en rapport avec des revendications effectives, de la part de sujets déterminés (religieusement, individuellement, socialement), qui en font en quelque sorte éclater la définition.
6Aussi faut-il dépasser l’apparence première que peuvent donner ces textes, pour atteindre leur enjeu philosophique propre. C’est au travers de leur analyse de cette idée de l’homme, que l’on pourra juger du statut réservé par eux aux droits en tant que tels. Il se peut bien, dans le débat qui oppose Bauer et Marx, par exemple, que les termes imposés par le premier dans une apparente défense des droits de l’homme obligent le second à les critiquer, pour déplacer à la fois le questionnement de « l’homme » et celui des droits, et que le rapport de « Marx et les droits de l’homme », pour reprendre le titre de l’article de M. Bourgeois, reste ouvert. De même, les analyses de Stirner désignent-elles très clairement l’objet de leurs critiques, et l’idée de l’homme qui se trouve visée par elles.
7Du moins la cohérence de cette discussion, au sein d’une triple critique de l’idée d’Homme telle qu’on la trouverait dans les textes de Feuerbach (et bien que l’on n’ait pu retenir d’importants fragments de ce dernier sur le droit), permet-elle de comprendre comment, au-delà d’une stricte interprétation juridique, le statut de l’homme ne peut rester univoque et se voit mis en cause de l’intérieur.
3. Travail et propriété
8Parmi les questions qui suscitent un débat isolé et imposent une approche spécifique, celle des rapports entre le droit de propriété et le droit au travail apparaît à la fois comme l’une des plus décisives et (épistémologiquement, pourrait-on dire) l’une des plus repérables. C’est pourquoi on lui a consacré une part importante de cette deuxième partie.
9On pourra pourtant trouver que même cette question souffre d’importantes absences. Il est vrai que, dès la Révolution, avec les textes de Babeuf ou de Marat, la question du droit de propriété, et de l’inégalité, apparaît comme une question préjudicielle au traitement des droits de l’homme dans leur ensemble. De plus, elle suscite un ensemble de contributions, autour du débat de 1848, dont on n’a pu rendre compte ici, qu’il s’agisse du livre de Thiers, des formulations diverses de ses critiques « socialistes », en France, en Allemagne ou en Angleterre. Plus généralement, le débat autour des droits sociaux est bien loin d’être entièrement représenté ici : le premier des droits de l’homme, celui de vivre à sa faim, discuté comme tel depuis Fichte, n’est pas traité pour lui-même, et il en est de même de nombreux autres.
10Les textes de Proudhon et de Tocqueville, qui se répondent, ne visent donc qu’à éclairer l’un des aspects d’une polémique qui les déborde largement. Du moins pourront-ils paraître exemplaires par la façon dont on voit une même question prise chez l’un et l’autre auteur dans des perspectives différentes qui n’empêchent pas son sens propre d’apparaître : quel est le sens de la revendication démocratique d’égalité ? Quels pouvoirs doit-on accorder à l’instance chargée de la satisfaire, à l’État ? Quelle est sa portée historique, non pas seulement dans les circonstances où elle s’exprime, mais dans le contexte plus large d’une histoire de l’humanité qu’une philosophie peut consister à mettre en place ? Telles sont certaines questions posées ici, au cœur du débat qui prend place pendant la Révolution de 1848.
11Deux anthologies des débats complets de l’époque existent, celle de Girardin (Le droit au travail au Luxembourg et à l’Assemblée nationale, éd. Michel Lévy, Paris, 1849), et celle de Garnier (éd. Guillaumin, 1848), auxquelles on peut se reporter pour compléter les textes ici présentés1.
12Surtout, il faut en compléter l’étude par la prise en compte des multiples doctrines qui s’élaborent autour de ces questions (libérales ou socialistes d’ailleurs), et dont on n’a ici qu’un échantillon.
4. Droits de l’homme et religion de l’humanité
13Autant que le « droit au travail », l’évocation de 1848 fait aussitôt venir à l’esprit le « printemps des peuples », les aspirations à l’indépendance et à l’unité nationales qui s’expriment dans différents pays, en Italie, en Allemagne, en Pologne, et ailleurs, au nom du « droit des peuples ». Mais ces revendications sont loin de s’appuyer directement sur les « droits de l’homme ». Si elles retrouvent parfois les soucis de 1789, si elles prennent souvent une forme juridique, c’est d’une façon à chaque fois différente, dont on n’a pas cherché ici à retracer la diversité, et qui appellerait en fait, menée aussi d’un point de vue philosophique, une véritable « histoire de la démocratie en Europe » (pour reprendre le titre du recueil d’études édité par A. de Baecque, éd. Le Monde éditions, 1991).
14Pour ne prendre que ces trois exemples (en laissant de côté par exemple le cas d’un Herzen en Russie, mais aussi, on l’a dit plus haut, par exemple la question américaine ou celle de l’esclavage), le discours d’un Mickiewicz en Pologne, s’il est proche de celui des historiens de la Révolution que sont Michelet et Quinet (ses collègues au Collège de France) s’appuie surtout sur l’idée napoléonienne de la nation ; celui d’un Mommsen, le grand historien allemand de l’Antiquité, partie prenante de la Déclaration de Francfort de 1849, s’appuie de son côté sur l’École historique du droit, comme le montre A. Dufour (voir bibl. Savigny) ; le livre de Giuseppe Mazzini intitulé Les devoirs de l’homme (publié en 1860, écrit entre 1844 et 1858), intègre les devoirs à l’égard de la patrie aux devoirs de l’homme à l’égard de Dieu et de l’humanité, mais ne le fait pas en termes de droits, expressément récusés ou du moins remplacés par les « devoirs ».
15Pourtant, ce dernier exemple le montre, la question du droit des peuples reste prise entre la formulation d’une autonomie nationale et l’aspiration interne à l’idée d’humanité, et révélerait une des tensions les plus fortes à l’intérieur des « droits de l’homme », jusqu’à aujourd’hui (dont témoignent aussi dans les premières et troisième parties de ce recueil les textes de Fichte et de Masaryk de façons diverses). Cette question mériterait d’être reprise pour elle-même dans une enquête spécifique, dont on ne peut préjuger des résultats.
16On n’a donc pas pu rendre compte ici de ce débat dans sa complexité propre ; on a tenté de présenter un autre aspect important de la question à la même époque, sous un angle indirect, à travers la façon dont les droits de l’homme, chez un grand nombre d’auteurs (dont on a retenu seulement ici Comte, auquel on aurait pu joindre au moins Michelet et Leroux2), se reformulent sous le titre ambigu de « religion de l’humanité », le court texte de Cournot, admirable de lucidité, venant les lier dans une même « critique » qui repose de plein droit sur une philosophie de l’histoire. Le paradoxe de cette reformulation, qui devrait ressortir des textes confrontés ici, est à chercher à la fois dans la critique adressée aux droits de l’homme au nom de la société, du peuple ou de l’humanité, et dans la façon dont pourtant leur force de revendication se trouve reprise et déplacée dans des discours dont la caractérisation de mystique, de romantique ou d’utopique (pour justifier qu’elles puissent être selon les cas) laisserait échapper une grande part de signification. Le texte de Cournot invite, au terme de débats politiques et sociaux apparemment datés, à se replacer dans la perspective critique d’une interprétation philosophique de l’histoire.
Notes de fin
1 Elles mériteraient certes d’être rééditées.
2 On n’a pu le faire faute de place : on se reportera aux Origines du droit français et surtout au Peuple de Michelet, parmi les livres de Leroux aux Discours sur la situation actuelle de la société en 1847, que celui-ci brandissait à la tribune de l’Assemblée en 1848, notamment au chap. XX de la deuxième partie.
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