Chapitre IV. Droits de l'homme et liberté : théorie et pratique
p. 175-225
Texte intégral
Wilhelm von Humboldt (1767-1835)
1Comme le montre bien Jean Quillien dans son ouvrage récent, L’Anthropologie philosophique de G. de Humboldt (Lille, 1991), la vie et l’œuvre de Guillaume de Humboldt, partagées entre la politique, la littérature, la linguistique, les responsabilités publiques et diplomatiques, les amitiés et les voyages, se caractérisent pourtant par leur profonde unité. L’unité de la vie et celle de l’œuvre se rejoignent d’ailleurs dans l’idée d’individualité, à la fois comme sujet, d’où se tire une philosophie libérale fondée sur l’épanouissement de soi, pour laquelle Stuart Mill le mettra en exergue de son essai Sur la liberté, et comme objet formel d’étude, par exemple et surtout des langues de l’humanité.
2Les deux textes que nous publions ici, décisifs l’un et l’autre, en témoignent. Dans sa lettre à son ami Gentz, encore rationaliste en 1791 (cf. plus haut), Humboldt mêle aux réflexions sur sa propre place dans les événements celles que lui inspire la Révolution française, sur les rapports entre « la raison et la contingence1 » en politique. Cette lettre, publiée par Humboldt en 1791 (sous le titre « Ideen über Staatsverfassung, durch die neue französiche Constitution veranlasst... »), méritait d’être traduite en français dans son intégralité.
3On a retenu pour la compléter un extrait de l’Essai de 1792 (dont le titre complet était : « Idées pour un essai de détermination des limites de l’action de l’État »), dont Humboldt lui-même n’a publié que des extraits, et qui, traduit en 1867 (par H. Chrétien, éd. Germer-Baillière), n’avait pas été republié depuis. Dans ce chapitre central, il s’agissait pour Humboldt de déterminer négativement la sûreté comme limite réciproque des rapports entre l’individu et l’État. La sûreté assume dès lors également la tâche de départager en quelque sorte la liberté, conçue comme individuelle, et le bonheur, que l’action de l’État ne doit pas chercher à procurer. Dans ces deux textes, la position de Humboldt, prise dans les débats qui lui sont contemporains, est faite d’un équilibre fragile, qui ne cessera d’être à son tour rediscuté.
4On se reportera au livre de Jean Quillien, L’Anthropologie philosophique de G. de Humboldt (Lille, 1991), qui comporte une bibliographie exhaustive.
5De Humboldt : Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, Introduction et traduction de Pierre Caussat, Le Seuil, 1974 ; La Tâche de l’historien, trad. fr. Annette Disselkamp et André Laks, Lille, PUL, 1985.
Idées sur la constitution civile suscitées par la nouvelle constitution française
6Extrait d’une lettre d’août 1791 à un ami
7Du fond de ma solitude, je m’occupe davantage de sujets politiques, que je ne le faisais dans la vie active, en dépit des nombreux motifs qu’elle en donne. Je lis les journaux politiques plus régulièrement qu’autrefois, et, bien qu’il me soit difficile de dire qu’ils éveillent en moi un grand intérêt, les affaires françaises néanmoins me captivent tout particulièrement. Je pense à tout ce que j’ai entendu d’intelligent et de stupide à ce sujet depuis deux ans, et pour finir, j’en reviens toujours à vous, très cher, et à la part vivante que vous avez prise à ces affaires. Mon jugement personnel – autant que je m’efforce d’en rendre raison, pour le justifier à mes propres yeux – ne s’accorde vraiment avec aucun autre. Cela peut sembler un paradoxe, mais vous êtes déjà bien familier avec mes paradoxes et vous ne saurez manquer de saisir le lien que celui-ci a avec tous les autres.
8Je ne puis nier que la plupart du temps, ce que j’ai entendu avec le plus grand intérêt concernant l’Assemblée nationale et sa législation, était critique, une critique, malheureusement, dont il est facile de se défaire. Elle procède tantôt d’un manque de connaissance du sujet en question, tantôt de préjugés, tantôt d’une horreur étriquée pour tout ce qui est nouveau et inhabituel, et qui sait encore de quelles erreurs facilement réfutables. Et même quand une critique a supporté toutes les réfutations, il reste toujours cette fâcheuse excuse fondamentale, selon laquelle douze cents hommes, aussi sages soient-ils, ne sont toujours pourtant que des hommes. Dans la critique, comme en général dans le jugement qu’on porte sur des dispositions particulières, il est assez difficile d’y voir clair. Or, à ce qu’il me semble, il existe, tout au contraire, un fait (Faktum) très manifeste, bref, et connu de tous, qui contient tout simplement toutes les données nécessaires à un examen approfondi de toute cette entreprise.
9L’Assemblée nationale constituante a entrepris de reconstruire entièrement l’État sur de simples principes de la raison. Ce fait, personne, pas même la raison ne peut le contester. Or aucune constitution politique ne peut réussir, que la raison – à supposer qu’elle ait le libre pouvoir de donner réalité à ces projets – fonderait d’après un plan établi, pour ainsi dire, à l’avance. Seule peut avoir du succès une constitution qui procède d’une lutte entre le hasard tout-puissant et la raison qui cherche à le vaincre. Cette proposition est pour moi si évidente, que je ne saurais la limiter aux seules constitutions politiques. Je l’étendrais volontiers, d’une façon générale, à toute entreprise pratique. Pour un défenseur de la raison aussi robuste que vous l’êtes, elle ne saurait être aussi évidente. Aussi dois-je poursuivre plus avant sur ce sujet.
10Avant d’en venir aux fondements, quelques mots néanmoins pour être plus précis. En premier lieu, ainsi que vous le voyez, je considère le projet de législation de l’Assemblée nationale comme un projet de la raison. Deuxièmement, je ne veux pas dire que les principes de leur système trop spéculatif n’ont pas pris en compte sa réalisation. Je veux même supposer que les législateurs tous ensemble auront eu sous les yeux le plus concrètement l’état de la France et de ses habitants, et qu’ils auront adapté, autant que c’est possible en général, et sans porter préjudice à cet idéal, les principes de la raison à cet état. Pour finir, ce n’est pas des difficultés de la réalisation que je parle. Si vrai et si pertinent qu’il puisse être qu’il ne faut pas donner des leçons d’anatomie sur un corps vivant, c’est au résultat qu’il revient d’abord de montrer si l’entreprise mérite ou non de durer, et si un bien fermement fondé de l’ensemble ne justifie pas d’être préféré à des maux transitoires affectant quelques particuliers. Je prendrai simplement pour point de départ ces modestes propositions : 1) L’Assemblée nationale voulait fonder une constitution politique entièrement nouvelle. 2) Elle voulait former celle-ci, dans toutes ses parties singulières, d’après les purs principes de la raison, même accordés à la situation individuelle de la France. Je tiens cette constitution politique – pour le moment – pour pleinement réalisable, ou même, si l’on veut, pour déjà réalisée. Pourtant, je le dis, une telle constitution politique ne peut pas réussir.
11Une nouvelle constitution doit suivre celles qui l’ont précédée. À la place d’un système qui consistait exclusivement à tirer de la nation autant de moyens que possible pour la satisfaction de l’ambition et des goûts somptuaires d’un seul, un autre système doit se mettre en place, qui ait pour seul but la liberté, la paix et le bonheur des particuliers. De cette façon, deux états radicalement opposés doivent se succéder. Où est le lien qui les relie l’un à l’autre ? Qui se croira une force d’invention et un savoir-faire suffisants, pour tisser ce lien ? On aura beau étudier encore plus précisément l’état présent, calculer à partir de là ce qui peut lui succéder, ce n’est pas encore suffisant. Tout notre savoir et toute notre connaissance, quand nous parlons des objets de l’expérience, reposent sur des idées générales, imparfaites et à moitié vraies. De l’individuel, nous ne pouvons connaître que très peu de chose. Or tout dépend ici de forces individuelles, d’actions, de souffrances et de jouissances individuelles. Il en va tout autrement, quand le hasard agit, et que la raison s’efforce seulement de le conduire. C’est la situation d’ensemble du présent – car ces forces inconnues de nous mériteront toujours que nous leur donnions le nom de hasard – qui engendre les suites qu’elle reçoit ; les projets que la raison s’efforce d’imposer obtiennent, pour peu que ses efforts réussissent, un supplément de forme et de modification de l’objet auquel ils s’appliquent. C’est ainsi qu’ils méritent de durer, qu’ils se révèlent féconds. Faute de quoi, même s’ils sont réalisés, ils restent éternellement stériles. Ce qui peut être profitable à l’homme doit jaillir de son intériorité, et non lui être donné de l’extérieur, et qu’est-ce qu’un État, sinon une somme de forces humaines actives et passives ?
12Par ailleurs, chaque action exige une réaction aussi forte, chaque engendrement une réception aussi active. Le présent, de ce fait, doit déjà embrayer sur l’avenir. C’est pour cette raison que le hasard agit avec tant de puissance. Le présent tire à soi l’avenir. Là où celui-ci lui est encore étranger, tout est mort et froid. De même, là où le dessein se veut producteur. La raison a la pleine capacité de former la matière disponible, mais elle n’a pas la force d’en créer une nouvelle. Cette force repose seulement dans l’essence des choses, celles-ci agissent, la raison véritablement sage se contente de les inciter à l’activité, et cherche à les conduire. Ce faisant, elle garde sa modestie. Les constitutions ne se greffent pas sur les hommes, comme les rejetons sur les arbres. Là où le temps et la nature n’ont pas travaillé, c’est comme si on attachait des fleurs avec du fil. Le premier soleil de midi les grille.
13Néanmoins, ceci ne règle pas la question de savoir si la nation française est suffisamment préparée à accueillir la nouvelle constitution. On peut seulement dire que pour une constitution systématiquement basée sur de simples principes de la raison, aucune nation n’est jamais suffisamment mûre. La raison exige une action unie et proportionnelle de toutes les forces. Outre le degré de perfection de chacune d’entre elles, elle a encore sous les yeux la solidité de leur union, et la justesse maximale du rapport de chacune avec toutes les autres. Mais si d’une part, la raison ne trouve à se satisfaire que dans l’action la plus inclusive d’une pluralité, c’est, d’autre part, l’exclusivité qui est le lot de l’humanité. Chaque instant n’exerce qu’une seule force selon un type unique de manifestation. La répétition fréquente se transforme en habitude, et cette unique manifestation d’une force unique devient pratiquement, au bout d’un temps plus ou moins long, un caractère. De quelque manière que l’homme s’y prenne pour soumettre la force singulière agissant à chaque instant à l’intervention modificatrice de toutes les autres, il n’y atteint jamais et ce qu’il conquiert pour l’exclusivité est autant de perdu pour la force. Celui qui élargit son application à plusieurs objets, agit plus faiblement sur tous. Ainsi, force et formation se trouvent éternellement dans un rapport inverse. Le sage n’en poursuit aucune complètement, chacune lui est trop chère pour la sacrifier entièrement à l’autre. Il appartient aussi au plus haut idéal de la nature humaine, susceptible d’être formé par l’imagination, que chaque moment du présent soit une fleur, belle mais unique. C’est à la mémoire de tresser la couronne qui lie le passé au présent. Il en est des nations entières comme des hommes singuliers. Elles adoptent soudain une démarche qui leur est propre. De là les différences qui existent entre elles, de là aussi les différences qui se trouvent en elles suivant les différentes époques. Que fait alors le sage législateur ? Il étudie la direction présente, puis, après l’avoir trouvée, l’encourage ou s’oppose à elle. Elle en tire ainsi une nouvelle modification, qui en entraîne elle-même une autre, et ainsi de suite. De cette façon, il se contente de la rapprocher du but de la perfection. Mais, lorsque les législateurs se mettent soudain à travailler suivant le plan de la simple raison, lorsqu’ils ne poursuivent plus un seul type d’excellence, mais luttent en même temps pour toutes, que peut-il en résulter ? Le relâchement et l’inactivité. Tout ce que nous saisissons avec chaleur et enthousiasme est une sorte d’amour. Mais quand plus un seul idéal ne remplit l’âme, le froid se substitue à la chaleur. En général, celui qui doit agir simultanément avec toutes ses forces, soudainement, n’a pas la capacité d’agir avec énergie. Mais avec l’énergie, disparaissent toutes les autres vertus. Sans elle, l’homme devient une machine. On admire ce qu’il fait, on méprise ce qu’il est.
14Laissez-moi jeter avec vous un regard sur l’histoire des constitutions, il n’y en a pas une où nous trouverons un quelconque haut degré de perfection, seulement nous découvrirons toujours, y compris dans la plus corrompue d’entre elles, l’un ou l’autre des traits que l’idéal d’un État devrait tous rassembler. C’est au besoin qu’est due la première domination. On n’était obéissant que tant qu’on ne pouvait pas se passer de maître, ou s’opposer à lui. Telle est l’histoire de tous les États antiques, y compris les plus florissants. Un danger pressant contraignait la nation à obéir à un maître. Le danger était-il passé, elle s’efforçait de secouer son joug. Mais, la plupart du temps, le maître s’était si solidement établi, que leur lutte était inutile. Cette allure est aussi parfaitement appropriée à la nature humaine. L’homme a la capacité d’agir à l’extérieur de lui, et aussi de se former à l’intérieur. Dans le premier cas, cela dépend simplement de la force et de la direction qui lui convient ; dans le dernier, de la spontanéité. C’est pourquoi ce dernier implique nécessairement la liberté, et le premier la soumission, étant donné que de nombreuses forces ne sont jamais mieux dirigées que lorsqu’une volonté les conduit. Ce sentiment a soumis les hommes à la domination, aussitôt qu’ils ont voulu agir ; mais le sentiment suprême de leur dignité intérieure s’est réveillé dès que ce but a été atteint. Sans cette considération, on ne pourrait comprendre comment ce même Romain pouvait, dans la ville, imposer sa loi au sénat, et dans le camp, offrir, de son plein gré, son dos aux traits des centurions. De cette nature des États antiques, il résulte que, si l’on comprend par système des plans intentionnels, ils n’avaient pas de système politique, et que, si nous donnons aux institutions politiques des fondements philosophiques ou politiques, nous ne trouvons toujours en eux que des fondements historiques. Cette constitution s’est prolongée jusqu’au Moyen Âge. À cette époque, comme la plus profonde barbarie s’étendait à tout, il en résulta le despotisme le plus contraire, aussitôt que le pouvoir s’unit à cette barbarie, et il aurait été juste d’annoncer à la liberté sa chute complète. Elle se limita au combat auquel se livrèrent entre eux les despotes. À vrai dire, dans un tel état de violence, personne ne pouvait être libre, sans opprimer en même temps la liberté des autres. C’était le système féodal, dans lequel l’esclavage le plus dur côtoyait immédiatement la liberté exhubérante. Car le vassal ne défiait pas moins son suzerain, qu’il n’opprimait, de façon inhumaine, ses sujets. La jalousie du souverain envers le pouvoir de ses vassaux, lui fit créer un contrepoids dans les villes et dans le peuple, qui lui permirent enfin de les soumettre. À la place de ce qui avait été autrefois encore une situation de dépôt de la liberté, tous furent à présent esclaves. La noblesse s’allia au souverain pour soumettre le peuple. C’est de là que débuta la corruption de la noblesse, qui avait toujours été un mal nécessaire, et devint alors un mal superflu. Depuis lors, tout a servi uniquement à satisfaire les desseins du souverain. Et pourtant, la liberté y gagna. Car, comme le peuple fut davantage soumis au souverain qu’à la noblesse, son éloignement par rapport à elle lui procura déjà un peu d’air. Par ailleurs, ces desseins ne pouvaient plus être réalisés, comme autrefois, immédiatement au moyen de la force physique des sujets – en quoi consiste par excellence l’esclavage personnel. Un moyen fut nécessaire : l’argent. Tous les efforts tendirent alors à extraire de la nation autant d’argent que possible. Cette possibilité reposait sur deux choses. La nation devait avoir de l’argent, et on devait le recevoir d’elle. Pour que ce but ne soit pas manqué, les sources diverses de l’industrie durent lui être ouvertes. Pour y parvenir au mieux, on dut découvrir de multiples voies, en partie pour ne pas provoquer de révolte par l’emploi des moyens nécessaires, en partie pour amoindrir les coûts, que l’augmentation a provoqué elle-même. C’est là-dessus que se fondent véritablement tous nos systèmes politiques actuels. Mais, parce que le bien-être de la nation n’a été envisagé que du point de vue de cette fin, c’est-à-dire, dans le fond, comme un moyen subordonné à elle, et qu’on lui a accordé un plus haut degré de liberté, comme la condition indispensable de ce bien-être, des hommes bien intentionnés, qui plus est d’excellents écrivains ont retourné l’affaire, ils ont appelé ce bien-être la fin, et la levée de l’impôt le moyen nécessaire. Ici et là, cette idée a germé dans la tête d’un prince, et ainsi est née le principe que le gouvernement devait se soucier de la nation, de son bonheur et de son bien-être, physique et moral. En vérité, le plus dur et le plus oppressif des despotismes. Car alors les moyens de l’oppression furent si cachés, si embrouillés, que les hommes se crurent libres, et qu’ils furent privés, comme paralysés, de leurs forces les plus nobles. Néanmoins, c’est encore une fois du mal que jaillit le moyen du salut. Le trésor de connaissances que, du même coup, cette voie découvrit aux hommes, la diffusion universelle des lumières réapprirent à l’humanité ses droits, et engendrèrent à nouveau le désir de liberté. D’un autre côté, le gouvernement devint si artificieux, qu’il exigea de l’attention et une indescriptible intelligence. C’est dans le pays où les lumières avaient rendu la nation redoutable au despotisme, que le gouvernement s’abandonna le plus, et découvrit les signes les plus dangereux de faiblesse. Aussi est-ce là que devait naître la révolution, et il ne pouvait en suivre aucun autre système que le système d’une liberté tempérée, et néanmoins complète et illimitée, le système de la raison, l’idéal de la constitution. L’humanité avait souffert à l’extrême, elle devait chercher son salut dans un extrême. Cette constitution aura-t-elle une suite ? Suivant l’analogie de l’histoire, non ! Mais elle apportera dans les idées une lumière nouvelle, à nouveau elle attisera cette vertu agissante, et apportera sa bénédiction bien au-delà des frontières de la France. Elle prendra, de ce fait, le pas de tous ces événements humains, dans lesquels le bien n’agit pas au lieu où il se produit, mais dans un espace ou un temps éloignés, et dans lesquels ce lieu reçoit sa pleine effectivité d’un autre lieu aussi éloigné.
15Je ne puis me retenir d’ajouter à cette dernière remarque quelques exemples. Dans cette période, il y a eu des choses, qui, mauvaises en soi, ont fait à l’humanité un bien inestimable. Qu’est-ce qu’a obtenu la liberté à l’époque du Moyen Âge ? Le système féodal. Que sont les lumières et les sciences en ces temps de barbarie ? Les institutions monastiques. Qu’est-ce que le noble amour pour l’autre sexe, à l’époque du plus grand mépris pour ce sexe, c’est-à-dire chez les Grecs (ceci pour emprunter un exemple à la vie domestique) ? La pédérastie. Nous n’avons, à vrai dire, pas besoin de l’histoire. Le cours de la vie humaine est, en général, l’exemple le plus approprié. À chaque époque de l’existence, une certaine façon d’être constitue la figure principale du tableau, tandis que toutes les autres la servent comme figure d’appoint. À une autre époque, elle devient elle-même figure d’appoint, et l’une d’entre elles passe au premier plan. Nous rendons grâce à l’enfance de tous ses plaisirs simplement enjoués et insouciants, à la jeunesse éclatante de tout notre enthousiasme pour le sentiment du beau, et du mépris du travail et des risques nécessaires pour l’atteindre. Quant à l’âge mûr, nous lui devons toute la réflexion soucieuse et cette ardeur qui trouve ses motifs dans la raison. Les flétrissures de la vieillesse nous apportent l’habitude de penser à la fragilité de toute chose, la joie mélancolique qu’on prend à contempler ce qui a été et ne sera plus jamais. À chaque période, l’homme existe en totalité. Mais en chacune d’elles, brille une seule étoile de son être, claire et lumineuse. Les autres ont la faible clarté d’une lumière, tantôt à moitié éteinte, tantôt déjà presque en flammes. Il en va ainsi de chaque homme singulier, pour chacune de ses facultés et chacun de ses sentiments. Mais un individu, d’un type déterminé, n’épuise pas à lui seul, dans la suite de ses états, tous les sentiments. Le sexe masculin, par exemple, toujours occupé d’agir à l’extérieur, toujours assoiffé de liberté et de domination, possède rarement la douceur, la bonté, le désir d’étendre son bonheur aux autres (qu’on n’éprouve pas toujours à travers ce qu’on donne), qui est le propre des femmes. Celles-ci, au contraire, manquent le plus souvent de force, d’activité et de courage. Afin de sentir la pleine beauté de l’être humain, dans sa totalité, il doit exister un moyen, qui fasse sentir, ne serait-ce que pour un moment, et à des degrés divers, la réunion de ces deux mérites. Ce moyen doit préserver la plus belle joie de la plus belle des vies.
16Que résulte-t-il de tout cela ? Qu’aucun état singulier des hommes et des choses n’est à soi seul digne d’attention. Il la tient de l’existence qui le précède et de celle qui le suit. Les résultats, en eux-mêmes, ne sont rien. Seules comptent les forces qu’ils produisent, et qui jaillissent d’eux.
17Et maintenant, il suffit pour aujourd’hui, très cher. Portez-vous bien.
Essai sur les limites de l’action de l’état (1792)
18[...]
19Je dis que les citoyens jouissent de la sûreté dans l’État, quand ils ne sont pas troublés par des usurpations étrangères dans l’exercice des droits qui leur appartiennent, que ces droits aient trait à leurs personnes ou à leurs propriétés. Par conséquent, la sûreté, c’est l’assurance de la liberté légitime, si l’on peut parler ainsi sans être taxé d’un excès de concision et par suite d’obscurité. Cette sûreté ne sera donc pas troublée par toutes ces actions qui empêchent l’homme de faire agir ses facultés ou de jouir de son bien, mais seulement par celles qui l’en empêchent illégitimement. Cette définition, comme celle que j’ai donnée plus haut, n’a pas été choisie et formulée arbitrairement par moi. Elles découlent toutes deux directement des considérations développées ci-dessus. Ce n’est qu’en donnant au mot sûreté cette signification qu’on peut arriver à l’expliquer. Car il n’y a que les véritables violations du droit qui appellent l’intervention d’une puissance autre que celle de l’individu. Seul, l’empêchement de ces violations profite réellement au vrai progrès humain, et tout autre travail de l’État met des obstacles sur sa route ; seul, il découle du principe infaillible de la nécessité, car tout autre empêchement ne se fonde que sur le principe incertain d’une utilité calculée d’après des vraisemblances trompeuses.
20Ceux dont la sûreté doit être maintenue, ce sont d’un côté tous les citoyens, et cela avec une parfaite égalité ; d’un autre côté, c’est l’État lui-même. La sûreté de l’État a un objet d’une étendue plus vaste ou plus étroite suivant qu’on élargit ou qu’on resserre ses droits ; et par suite leur délimitation dépend de la manière dont on détermine le but de la sûreté. D’après ce que j’ai dit jusqu’ici, l’État ne devrait protéger la sûreté que pour conserver le pouvoir qui lui est concédé et les biens qui lui appartiennent. Mais il ne pourrait pas, dans l’intérêt de la sûreté, entraver les actions par lesquelles un citoyen lui soustrait sa personne et sa propriété, cela sans porter atteinte au droit proprement dit, et en supposant par suite qu’il ne se trouve pas avec l’État dans un rapport personnel et temporaire, comme par exemple en temps de guerre. Car l’union de l’État n’est qu’un moyen subordonné auquel il ne faut pas sacrifier le véritable but qui est l’homme ; autrement on en arriverait à cette contradiction que la foule aurait le droit de sacrifier l’individu, alors que celui-ci ne serait pas obligé de s’offrir en sacrifice. Enfin d’après les principes qui ont été exposés, l’État ne doit pas s’occuper du bien-être, du bonheur des citoyens ; pour la conservation de leur bonheur, rien ne peut être nécessaire de ce qui détruit la liberté, et par suite la sûreté.
21[...]
Friedrich von Gentz
La déclaration des droits de l’homme (1792)
22La Déclaration des droits, qui constitue la pierre angulaire de la nouvelle constitution de la France, est l’un des documents les plus importants pour l’histoire de ce siècle. Elle le serait déjà, à considérer sa portée dans le champ de la science, parce qu’elle résulte des méditations et des discussions des têtes pensantes dans l’un des pays les plus éclairés au monde et à propos d’un sujet qui intéresse infiniment le genre humain ; elle doit l’être plus encore, à considérer sa portée dans le champ politique, puisque la constitution d’un grand État est, à ce qu’on dit, fondée sur cette dernière, qu’avec elle et en grande partie à partir d’elle, un nouvel ordre de choses prit naissance, et que ce nouvel évangile séculier a engendré une religion politique nouvelle et opéré une révolution quasi universelle dans les esprits jusqu’aux confins de l’Europe. [...]
23Fonder une société sans connaître les premiers éléments dont tout le lien social est composé, cela semble une entreprise hasardeuse ; décréter les droits de milliers de ses semblables, sans savoir ce qu’est le droit d’un seul, sans savoir combien on peut en retirer à l’homme et combien on doit lui en maintenir, sans savoir quand la nature morale de l’homme ne doit pas être lésée – cela semble être une prétention dont on ne cherche continuellement à corriger les conséquences pernicieuses que par des circonstances favorables, la vigueur des dispositions naturelles chez l’homme, tous les défauts des machines artificielles. [...] Si donc ceux qui se tenaient à la tête de la Révolution française avaient été véritablement appelés à donner une constitution absolument nouvelle à leur patrie, si, dans les faits, édifier un nouvel État depuis son fondement était leur office, alors aucun penseur ne les critiquerait de s’être retirés, dans la paix de la réflexion, pour méditer aux traits fondamentaux de tout rapport entre êtres humains, et d’avoir poursuivi les principes du droit dans leurs racines les plus éloignées. Comme philosophes, ils se seraient montrés exacts et méthodiques ; comme hommes d’État, ils auraient procédé avec profondeur d’esprit et minutie.
24Mais, considérée de tous côtés, cette hypothèse est fausse. [...] Les législateurs français n’avaient en aucun cas une telle vocation. Ils ne l’avaient pas reçue de ceux qui les avaient mandatés, ils ne l’ont pas trouvée dans une nécessité absolue, ils ne l’ont pas trouvée dans une prescription de la sagesse législative, qui ne pouvait accompagner une telle entreprise et y applaudir. La France devait être guérie, mais non pas dissoute pour cette raison, ni décomposée en les premiers éléments d’une société.
25[...] Quand on s’est rendu compte que le chemin sur lequel s’est engagée l’Assemblée nationale ne peut en aucun cas aboutir à une Déclaration des droits dont on puisse faire usage, il ne reste plus, pour achever de convaincre de l’imperfection intrinsèque de cette œuvre, qu’à la prendre soi-même sous la main et à jeter un regard critique sur ses éléments les uns après les autres.
26[...] Parmi les passages que l’on pourrait critiquer (et dans ce domaine, même la critique la plus sévère ne l’est pas encore suffisamment), [...] il y a dans le préambule [...] la proposition suivante : « afin que les décisions du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif soient observées avec d’autant plus de respect, puisqu’on peut les comparer à tout moment avec le but final de toute forme d’État ».
27[Elle] est encore bien plus dangereuse que celles que nous avons critiquées plus haut, parce qu’elle a une portée bien plus pratique. La proposition [qui la précède dans le préambule] se contentait de présenter le résultat d’une observation présomptueuse qui, une fois prononcé, a eu suffisamment de conséquences pratiques, et certes pas des plus bénéfiques.
28[...] Non contents d’avoir forgé eux-mêmes l’instrument qui conduit à la destruction de leur propre œuvre (qu’ils viennent à peine d’ébaucher), ces incompréhensibles législateurs encouragent ceux-là mêmes pour lesquels ils travaillent à ne laisser reposer cet instrument à nul moment. Tout ce que le pouvoir législatif va décider, tout ce que le pouvoir exécutif va faire, doit être à tout moment en accord avec une série de principes abstraits, imprécis, à demi vrais, susceptibles de provoquer toutes sortes d’interprétations, principes aux yeux desquels aucune loi, aucune décision, ne peut trouver grâce, si le pouvoir est mal intentionné à l’égard d’eux, principes avec lesquels le décret le plus néfaste et la tyrannie la plus extravagante peuvent se concilier, si le pouvoir les favorise, et avec lesquels ils peuvent coexister. Au lieu d’accrocher au mur un tableau de lois inviolables, on y accroche un cadre vide dans lequel peuvent se glisser passion, égoïsme, appétit de pouvoir, impudence et émeute, ce qui est même le plus utile aux desseins de ces gens-là.
29Des esprits vifs, une fois qu’ils ont abandonné le chemin de la sagesse, marchent à pas de géant sur le sentier de la folie. Sans songer au fait que l’artiste, quel que soit son domaine, cache les mobiles les plus subtils de son œuvre, avec une rapidité systématique, l’Assemblée législative a non seulement rendu visible à l’œil nu ce qu’elle considère elle-même comme le rouage le plus important de sa machine, mais a encore invité n’importe quel idiot, n’importe quel scélérat, à examiner à tout moment ce rouage et à en jouer. Ce qui vient de provoquer la fin sanglante de l’ancienne Constitution devrait devenir principe de vie dans une constitution nouvelle.
30Si l’on voulait tenter d’introduire l’anarchie dans un système, le premier principe de ce système ne devrait être autre chose que ce qui suit : « toute loi, toute décision, du gouvernement doit à tout moment (peu importe pour qui et pour combien de personnes) être en accord avec une série de formules métaphysiques que l’on peut appeler principes de la constitution de l’État. »
31La seconde règle de ce système contre-nature donnerait alors la maxime suivante, qui se trouve dans le préambule : « les revendications des citoyens ne doivent plus se fonder sur un droit positif et des lois précises, mais sur les formules simples et abstraites que nous venons d’élaborer. »
32L’exemple de la France montre depuis trois ans que l’on peut fonder des revendications sur ces formules simples et générales et ce, d’une certaine manière, sans incohérence particulière. Il serait superflu de réfléchir davantage sur ce point.
Emmanuel Kant (1724-1804)
33Kant, d’après l’anecdote célèbre, modifia le trajet de sa promenade une seule fois, à l’occasion de la Révolution française. Sans la bouleverser, il semble bien que cet événement n’ait pris place dans la philosophie kantienne, en effet, qu’au prix d’un déplacement ou d’un détour.
34Nous ne pouvons ici retracer le cadre philosophique qui, dès avant la Critique de la raison pure, de 1781, puis avec l’élaboration de la philosophie pratique et de l’ensemble du système, permet à Kant d’interpréter et de juger l’événement, nous ne pouvons non plus rappeler les difficultés liées à cette interprétation et à ce jugement même. Les trois extraits qui suivent visent seulement à situer l’un des points centraux de ce recoupement, de ce détour, dans la théorie kantienne du droit.
35Comme le note Bernard Bourgeois dans son étude sur « Kant et les droits de l’homme », toute l’interprétation kantienne et post-kantienne du droit et de la Révolution française qui s’en réclame, est liée à la notion de liberté. Dans le texte célèbre de la Doctrine du droit (donné ici, comme les suivants dans la traduction de Jules Barni), ce lien est d’abord explicité pour lui-même. Kant en tire une justification des grandes divisions du droit, division philosophique, selon le concept lui-même, qui rejoint par la voie rationnelle les droits originaires de l’homme.
36Les deux extraits suivants replacent ces analyses dans la perspective de leur rapport à l’histoire (avec le texte décisif du« Projet de paix perpétuelle ») et la pratique (avec l’écrit « sur l’expression courante, il se peut que ce soit vrai en théorie, mais ce ne l’est pas en pratique »). On verra comment la position initiale s’en trouve compliquée sans y être contredite.
37Pour approfondir ce à quoi l’on n’a fait ici qu’allusion, on peut se reporter entre autres à : Hannah Arendt, Juger, Le Seuil, 1990 ; Bernard Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme, deKant à Marx, PUF, 1990 ; Jean-François Lyotard, L’Enthousiasme, Galilée, 1986 ; Jean Nabert, Avertissement à KANT, La Philosophie de l’histoire, trad. fr. S. Piobetta, Aubier, 1947 ; Alexis Philonenko, Théorie et praxis dans l’œuvre de Kant et Fichte en 1793, Vrin, 1968 ; id., L’Œuvre de Kant, Vrin, 1969 ; André Tosel, Kant révolutionnaire, PUF (avec des textes traduits par J.-P. Lefèbvre) ; Michel Villey, Préface à la Doctrine du droit, trad. Philonenko, Vrin, 1968 ; Eric Weil, Problèmes kantiens, Vrin, 1963.
38Kant, Œuvres, Gallimard, Coll. « La Pléiade », 1980-1986, trois tomes, sous la direction de Ferdinand Alquié.
Théorie et pratique
Du rapport de la théorie à la pratique dans le droit politique
39(Contre Hobbes) (1793)
40Parmi tous les contrats par lesquels une multitude d’hommes s’unissent pour former une société (pactum sociale), celui qui a pour but de fonder une société civile (pactum unionis civilis) est d’une espèce si particulière que, quoiqu’au point de vue de l’exécution il ait beaucoup de points communs avec tout autre contrat (fondé également sur quelque but que l’on se propose de poursuivre en commun), il s’en distingue essentiellement par le principe de sa constitution (constitutionis civilis). L’union d’un certain nombre d’hommes en vue d’une fin (commune, que tous se proposent) est le caractère de tous les contrats d’affaire ; mais une union qui soit en elle-même une fin (que chacun doive se proposer), et qui par conséquent soit un devoir absolu et suprême dans tous les rapports extérieurs des hommes en général, qui ne peuvent s’empêcher d’exercer les uns sur les autres une influence réciproque, c’est ce que l’on ne peut trouver que dans une société civile, c’est-à-dire dans une société constituant une républiqueI. Or la fin qui dans ces rapports extérieurs est un devoir en soi et même la condition formelle suprême (conditio sine quâ non) de tous les autres devoirs extérieurs, est le droit des hommes réglé et garanti par des lois de contrainte publique qui déterminent à chacun le sien et le protègent contre les attaques de tout autre.
41Mais le concept d’un droit extérieur en général dérive entièrement de celui de la liberté dans les rapports extérieurs des hommes entre eux, et il n’a rien à voir avec la fin que tous les hommes poursuivent naturellement (la considération du bonheur) et les moyens d’y arriver, de telle sorte que cette fin ne doit pas absolument se mêler à cette loi comme raison déterminante. Le droit est la condition restrictive imposée à la liberté de chacun, de s’accorder avec celle de tous, en tant que cela est possible suivant une loi générale ; et le droit public est l’ensemble des lois extérieures qui rendent possible cet accord universel. Or, comme toute restriction apportée à la liberté par la volonté d’un autre s’appelle contrainte, il suit que la constitution civile est un rapport d’hommes libres qui (sans préjudice pour leur liberté dans la somme de leurs relations les uns avec les autres) se soumettent pourtant à des lois de contrainte, parce qu’ainsi le veut la raison même, la raison pure, qui donne des lois a priori et n’a égard à aucune fin empirique (comme sont toutes celles que l’on comprend sous le nom général de bonheur) ; car au sujet de ces fins et des choses où chacun peut les placer, les hommes pensent très diversement, de telle sorte qu’il est impossible de ramener leur volonté à un principe commun et par conséquent aussi à une loi extérieure qui s’accorde avec la liberté de chacun.
42L’état civil, considéré simplement comme état juridique, est donc fondé a priori sur les principes suivants :
La liberté de chaque membre de la société, comme homme.
L’égalité entre tous les autres et lui, comme sujet.
L’indépendance de chaque membre de la république, comme citoyen.
43Ces principes sont moins des lois promulguées par un État déjà fondé que celles qui seules permettent de fonder un État, conformément aux principes purement rationnels du droit extérieur des hommes en général. Donc :
44I. Liberté de tout membre de la société comme homme. J’exprime ainsi le principe qu’elle fournit à la constitution d’un État : nul ne peut me contraindre à être heureux d’une certaine manière (de la manière dont il comprend le bonheur des autres hommes) ; mais chacun doit pouvoir chercher son bonheur par le chemin qui lui semble bon, pourvu qu’il ne porte pas atteinte à la liberté qu’ont les autres de tendre également à leurs propres fins, en tant que cette liberté peut s’accorder avec celle de chacun suivant une loi générale (c’est-à-dire au même droit dans autrui). – Un gouvernement fondé sur le principe d’une bienveillance à l’égard du peuple semblable à celle d’un père à l’égard de ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel (imperium paternale), où les sujets, comme des enfants mineurs, qui ne peuvent distinguer ce qui leur est véritablement utile ou nuisible, sont réduits à un rôle purement passif, forcés qu’ils sont d’attendre du jugement de leur souverain, qu’il décide comment ils doivent être heureux, et de sa bonté, qu’il veuille bien s’occuper de leur bonheur : un tel gouvernement est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir (car il enlève aux sujets toute liberté, et ceux-ci n’ont plus aucune espèce de droits). Ce n’est pas le gouvernement paternelII, mais le gouvernement patriotiqueIII(imperium non paternale, sed patrioticum) qui seul convient à des hommes capables de droit, et en même temps à la bonté du souverain. J’appelle patriotique cette façon de penser qui fait que chacun dans l’État (sans en excepter le souverain) considère la chose publique comme le giron maternel, ou le pays comme le sol paternel, d’où il tire son origine et qu’il doit léguer à son tour comme un gage précieux, afin d’en défendre les droits par les seules lois de la volonté commune, et ne se croit pas autorisé à en disposer absolument selon son bon plaisir. – Ce droit de la liberté appartient au membre de l’État comme homme, c’est-à-dire en tant qu’il est un être en général capable de droits.
45II. Égalité de tout membre de la société comme sujet. On peut la formuler de cette manière : chaque membre de l’État a des droits de contrainte sur tout autre, le souverain seul excepté, qui (n’en étant pas un membre, mais l’auteur ou le conservateur) a seul le droit de contraindre, sans être soumis lui-même à un droit de contrainte. Mais tout ce qui vit sous des lois est sujet d’un État et par conséquent est soumis au droit de contrainte, à l’égal de tous les autres membres de la république ; il n’y a d’exception que pour une seule personne (physique ou morale), le souverain de l’État, par qui seul toute contrainte juridique peut être exercée. Car, si celui-ci pouvait aussi être contraint, il ne serait pas le souverain de l’État, et la série de la subordination irait remontant à l’infini. Mais, s’il y en avait deux (deux personnes affranchies de toute contrainte), ni l’une ni l’autre ne pouvant être soumises à des lois de contrainte, l’une ne pourrait commettre aucune injustice à l’égard de l’autre, ce qui est impossible.
46Cette égalité générale des hommes dans un État, comme sujets de cet État, s’accorde très bien avec la plus grande inégalité quant au nombre et au degré des avantages qu’ils peuvent posséder, soit en fait de supériorité physique ou intellectuelle, soit en fait de biens de la fortune et de droits en général relativement à d’autres personnes (et il peut y en avoir de plusieurs espèces). C’est ainsi que le bien-être de l’un dépend de la volonté de l’autre (le bien-être du pauvre de la volonté du riche) ; que l’un doit obéir à l’autre (comme l’enfant à ses parents ou la femme à son mari), et que celui-ci doit lui commander ; que l’un sert (en qualité de journalier) et que l’autre paye, etc. Mais quant au droit (lequel, comme expression de la volonté générale, doit être unique et ne concerne que la forme du droit et non la matière ou l’objet sur lequel j’ai un droit), les hommes sont tous égaux entre eux, comme sujets. Nul, en effet, ne peut contraindre quelqu’un qu’au moyen de la loi publique (et de l’exécuteur de cette loi, du souverain) ; chacun peut également résister par ce moyen aux attaques d’autrui, et personne ne peut perdre que par sa propre faute ce droit de contraindre (par conséquent ce droit sur autrui) ; on ne peut même le céder de soi-même, c’est-à-dire faire par un contrat, par conséquent par un acte juridique, qu’on n’a plus de droits, mais simplement des devoirs, car on se priverait soi-même par là du droit de faire un contrat, et ainsi un pareil contrat se détruirait lui-même.
47De cette égalité des hommes dans l’État comme sujets de cet État résulte encore cette formule : Tout membre de l’État doit pouvoir parvenir à toutes les positions (que peut occuper un sujet) où peuvent l’élever son talent, son activité et sa bonne fortune ; et ses concitoyens ne peuvent lui faire obstacle par une prérogative héréditaire (comme privilégiés pour un certain rang) et le retenir éternellement au-dessous d’eux, lui et sa postérité.
48[...]
49III. Indépendance (sibisufficientia) de tout membre de l’État comme citoyen, c’est-à-dire comme colégislateur. Au point de vue de la législation même tous ceux qui sont libres et égaux sous des lois publiques déjà existantes doivent être estimés égaux, quoiqu’ils ne le soient pas quant au droit de donner ces lois. Ceux qui ne sont pas susceptibles de posséder ce droit sont pourtant assujettis, comme membres de l’État, à l’accomplissement de ces lois, et ils participent ainsi à la protection qu’elles assurent, non pas comme citoyens, mais comme associés pour une commune protectionIV. – Tout droit, en effet, dépendent des lois. Or une loi publique qui détermine pour tous ce qui doit être juridiquement permis ou défendu est l’acte d’une volonté publique, de laquelle découle tout droit, et qui par conséquent ne doit pouvoir faire elle-même d’injustice à personne. Mais il ne peut y avoir ici d’autre volonté que celle du peuple entier (où tous prononcent pour tous et par conséquent chacun pour soi-même), car personne ne peut se faire d’injustice à soi-même. Si l’on suppose en effet une autre volonté, la simple volonté d’une personne étrangère ne peut décider pour lui que ce qui pourrait n’être pas injuste, et par conséquent sa loi exigerait encore une autre loi qui limitât sa législation ; il ne peut donc y avoir de volonté particulière qui donne des lois à un État. (À proprement parler, les idées de la liberté extérieure, de l’égalité et de l’unité de la volonté de tous, concourent à former celle de l’État, et la dernière, exigeant un vote, alors que les deux premières sont réunies, a pour condition l’indépendance. On nomme cette loi fondamentale, qui ne peut émaner que de la volonté générale (collective) du peuple, un contrat originaire.
50Celui qui a le droit de suffrage dans cette législation est un citoyen et non pas seulement unbourgeoisV. La seule qualité nécessaire pour cela, outre la condition naturelle (qui exclut les enfants et les femmes), est qu’on soit son propre maître (sui juris), par conséquent qu’on ait quelque propriétéVI (ce qu’on peut étendre aussi à toute espèce d’art, de métier, de beaux-arts ou de sciences) qui vous nourrisse, c’est-à-dire que, dans tous les cas où il faut acquérir quelque chose d’autrui pour vivre, on l’acquière uniquement par l’échange de ce qui est sien, et non par la permission donnée à d’autres de faire usage de ses forces, en un mot que l’on ne serve que l’État dans le sens propre de ce terme. [...]
Corollaire
51Voilà donc un contrat originaire, et c’est sur lui seul qu’on peut fonder parmi les hommes une constitution civile et par conséquent entièrement juridique, et instituer un État. – Mais ce contrat (nommé contractus originarius ou pactum sociale), comme coalition de toutes les volontés particulières et privées d’un peuple en vue d’une volonté commune et publique (ayant pour but une législation purement juridique), il n’est nullement nécessaire de le présupposer comme un faitVII (et cela même n’est pas possible), comme s’il était besoin avant tout de prouver par l’histoire qu’un peuple, dans les droits et les obligations duquel nous sommes entrés comme postérité, a réellement accompli autrefois un acte de ce genre et qu’il nous en a laissés, oralement ou par écrit, un avis certain ou un document, qui nous permet de nous croire liés à une constitution civile déjà existante. Ce n’est là qu’une pure idée de la raison, mais une idée qui a une réalité (pratique) incontestable, en ce sens qu’elle oblige tout législateur à dicter ses lois de telle sorte qu’elles aient pu émaner de la volonté collective de tout un peuple, et tout sujet, en tant qu’il veut être citoyen, à se considérer comme s’il avait concouru à former une volonté de ce genre. Car telle est la pierre de touche de la légitimité de toute loi publique. Si en effet la loi est de telle nature qu’il soit impossible d’admettre que tout un peuple puisse y donner son assentiment (comme si elle décide par exemple qu’une certaine classe de sujets devra posséder héréditairement les privilèges d’une haute noblesse),elle n’est pas juste ; mais, dès qu’il est possible qu’un peuple y donne son assentiment, c’est alors un devoir de tenir la loi pour juste, quand même on supposerait que le peuple serait maintenant dans une telle situation ou dans une telle disposition d’esprit que, si on le consultait à cet égard, il refuserait vraisemblablement son adhésionVIII.
52Mais cette restriction n’a évidemment de valeur qu’au jugement du législateur et non au jugement du sujet. Si donc un peuple juge, non sans beaucoup de vraisemblance, qu’il perd son bonheur sous une certaine législation actuellement existante, qu’a-t-il à faire ? Ne doit-il pas résister ? La réponse ne peut être autre que celle-ci : il n’a autre chose à faire qu’à obéir. En effet, il ne s’agit pas ici du bonheur que les sujets peuvent attendre de l’établissement ou du gouvernement d’un État, mais d’abord simplement du droit qu’il doit garantir à chacun ; c’est là le principe suprême d’où doivent découler toutes les maximes qui concernent un État, et ce principe n’est limité par aucun autre. Quant au bonheur, nul principe universellement valable ne peut être ici donné pour loi. En effet, les opinions très contraires et en même temps toujours variables que les hommes se font de leur bonheur, que chacun place où il l’entend (où il doit le placer, c’est ce que l’on ne peut prescrire à personne), ainsi que les circonstances au milieu desquelles ils se trouvent, rendent impossible ici tout principe fixe et ne permettent pas de faire du bonheur tout seul un principe de législation. La proposition : Salus publica suprema civitatis lex est, conserve intacte sa valeur et son autorité ; mais le salut public, qu’il faut prendre d’abord en considération, est justement cette constitution légale qui assure à chacun sa liberté au moyen des lois, ce qui lui permet de chercher son bonheur par tous les moyens qui lui semblent bons, pourvu qu’il ne porte pas atteinte à la liberté légitime de tous les autres citoyens, et par conséquent à leur droit.
53Lorsque le pouvoir suprême donne des lois qui ont directement pour but le bonheur (le bien-être des citoyens, la population, etc.), il ne les donne pas comme le but de l’établissement d’une constitution civile, mais simplement comme le moyen d’assurer l’état juridique, surtout contre les ennemis extérieurs du peuple. Le chef de l’État doit avoir le droit de juger lui-même et seul si la prospérité de la république exige qu’il prenne des mesures de ce genre, pour en assurer les forces et la vigueur aussi bien à l’intérieur que contre les ennemis extérieurs ; il ne s’agit pas de rendre en quelque sorte le peuple heureux contre sa volonté, mais seulement de faire qu’il existe comme ÉtatIX. Dans cette sorte de jugements sur ce qu’il est ou non prudent de faire en vue de cette règle, le législateur peut fort bien se tromper, mais non pas quand il se demande si la loi est conforme ou non au principe du droit, car il a ici un critérium infaillible, et cela a priori, dans cette idée du contrat originaire (et il n’a pas besoin, comme quand il s’agit du principe du bonheur, d’attendre que l’expérience commence par l’instruire sur la valeur de ses moyens). En effet, pourvu qu’on puisse admettre sans contradiction que tout un peuple s’accorde sur cette loi, elle a beau lui paraître dure, elle est conforme au droit. Or, dès qu’une loi est conforme au droit et que par conséquent elle est irrépréhensibleX, de ce côté, elle implique le droit de contrainte, et, d’une autre part, la défense de résister de fait à la volonté du législateur ; c’est-à-dire que le pouvoir de l’État, qui donne à la loi son effet, est irrésistibleXI et qu’il n’y a pas d’état juridique capable de subsister sans une pareille puissance, qui comprime toute résistance intérieure, car la maxime d’après laquelle cette résistance aurait lieu, généralisée, détruirait toute constitution civile et anéantirait le seul état où les hommes puissent être en possession de leurs droits.
54Il suit de là que toute résistance à la puissance législative suprême, toute révolte, traduisant en acte le mécontentement des sujets, tout soulèvement ayant le caractère d’une rébellion est le crime le plus grand et le plus condamnable que l’on puisse commettre dans un État, car il en ébranle les fondements. Et cette défense est absolue ; aussi, quand même ce pouvoir ou son agent, le chef suprême de l’État, aurait été jusqu’à violer le contrat primitif, et se serait privé, aux yeux des sujets, du droit d’être législateur, en rendant le gouvernement tyrannique, aucune résistance ne serait encore permise aux sujets, à titre de représailles. La raison en est que, dans une constitution civile déjà existante, le peuple n’a plus, aux yeux de la loi, le droit de juger comment cette constitution doit être gérée. Car, si l’on suppose qu’il a ce droit et que son jugement soit contraire à celui du chef réel de l’État, qui décidera de quel côté est le droit ? Aucune des deux parties ne le peut faire, comme étant juge en sa propre cause. Il faudrait donc qu’il y eût encore, au-dessus du souverain, un souverain qui décidât entre lui et le peuple, ce qui est contradictoire. – On ne peut non plus invoquer ici une sorte de droit de nécessité (jus in casu necessitatis), qui d’ailleurs, comme prétendu droit de commettre une injustice, en cas d’urgence (physique) extrême, est un non-sens, et livrer au peuple la clef de la barrière qui arrête son pouvoir arbitraire. Car le chef de l’État peut chercher la justification de sa dure conduite à l’égard des sujets dans leur indocilité, tout comme ceux-ci peuvent croire justifier leur révolte contre lui en se plaignant de leurs injustes souffrances. Or qui décidera ici ? Celui qui est en possession suprême de l’administration de la justice publique, et c’est justement le chef de l’État, celui-là seul peut le faire, et par conséquent personne dans l’État ne peut avoir le droit de lui disputer cette possession.
55[...]
Projet de paix perpétuelle
Premier article définitif d’un traité de paix perpétuelle
La constitution civile de chaque État doit être républicaine.
56La seule constitution qui dérive de l’idée du contrat originaire, sur laquelle doit être fondée toute législation juridique d’un peuple, est la constitution républicaine ; elle se fonde : 1° sur le principe de la liberté des membres d’une société (comme hommes) ; 2° sur celui de la soumission de tous (comme sujets) à une législation unique et commune ; 3° sur la loi de l’égalité de tous les sujets (comme citoyens)XII. Cette constitution est donc en soi, pour ce qui concerne le droit, celle qui sert originairement de base à toutes les espèces de constitution civile. [...].
Doctrine du droit
Qu’est-ce que le droit ?
57Le jurisconsulte, qui ne veut pas tomber dans une tautologie, ou renvoyer aux lois positives d’un certain pays et d’un certain temps, au lieu de donner une solution générale, pourrait bien se trouver aussi embarrassé par cette question que le logicien par celle-ci :Qu’est-ce que la vérité ? Il pourra bien nous apprendre ce qui est de droitXIII(quid sit juris), c’est-à-dire ce que, dans un certain lieu et dans un certain temps, les lois prescrivent ou ont prescrit ; mais ce que ces lois prescrivent est-il juste aussiXIV, et quel est le critérium universel au moyen duquel on peut reconnaître en général le juste et l’injusteXV(justum et injustum) ? c’est ce qu’il ne peut savoir s’il ne néglige pour un temps ces principes empiriques, et si (tout en se servant de ces lois comme d’un excellent fil conducteur) il ne cherche la source de ses jugements dans la raison pure comme dans l’unique fondement de toute législation positive possible. Une doctrine du droit purement empirique peut être (comme la tête de bois dans la fable de Phèdre) une fort belle tête, mais hélas ! sans cervelle.
58Si l’on considère le concept du droit dans son rapport à une obligation correspondante (c’est-à-dire le concept moral de cette obligation), voici ce qu’on reconnaîtra : 1° il ne s’applique qu’aux relations extérieures, mais pratiques, d’une personne avec une autre, en tant que leurs actions peuvent (immédiatement ou médiatement) avoir, comme faitsXVI, de l’influence les unes sur les autres ; 2° il ne désigne pas pourtant un rapport de l’arbitre au désirXVII(par conséquent aussi au simple besoin) d’autrui, comme s’il s’agissait d’actes de bienfaisance ou de dureté, mais seulement à l’arbitre d’autrui ; 3° dans ce rapport réciproque d’un arbitre avec un autre, il faut faire abstraction de la matière de l’arbitre, c’est-à-dire du but que chacun peut se proposer dans la chose qu’il veut ; par exemple, il ne s’agit pas de savoir si un individu, en m’achetant de la marchandise pour son propre commerce, y trouvera ou non son avantage ; mais on ne doit envisager que la forme dans le rapport des deux arbitres, en les considérant comme libres, et chercher uniquement si l’action de l’un peut s’accorder, suivant une loi générale, avec la liberté de l’autre.
59Le droit est donc l’ensemble des conditions au moyen desquelles l’arbitre de l’un peut s’accorder avec celui de l’autre, suivant une loi générale de liberté.
Principe général du droit
60« Est conforme au droit ou justeXVIII, toute action qui permet, ou dont la maxime permet au libre arbitre de chacun de s’accorder, suivant une loi générale, avec la liberté de tous, etc. »
61Quand donc mon action, ou en général mon état, peut s’accorder avec la liberté de chacun suivant une loi générale, celui-là porte atteinte à mon droitXIX, qui m’y fait obstacle ; car cet obstacle (cette opposition) ne peut s’accorder avec une liberté réglée par des lois générales.
62Il suit de là encore qu’on ne peut exiger de moi que ce principe de toutes les maximes soit lui-même ma maxime, c’est-à-dire que je m’en fasse une maxime de conduite ; car, quand même la liberté des autres me serait entièrement indifférente, et quand je ne serais guère disposé à la respecter de cœur, ils n’en sont pas moins libres dès que je n’y porte point atteinte par mes actions extérieures. C’est uniquement à l’Éthique qu’il appartient d’exiger de moi que je me fasse une maxime d’agir conformément au droitXX.
63Ainsi cette loi universelle du droit : « Agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse s’accorder avec la liberté de chacun suivant une loi générale », m’impose sans doute une obligation, mais elle n’attend pas du tout, et elle exige encore moins, qu’en vertu de cette obligation je me fasse même un devoir de soumettre ma liberté à cette restriction ; seulement la raison dit que, d’après l’idée qu’elle nous en donne, notre liberté est soumise à cette restriction, et que les autres peuvent aussi la contraindre de s’y soumettre en effet ; voilà ce qu’elle proclame comme un postulat, qui n’est susceptible d’aucune autre preuve. – Si donc on ne se propose point d’enseigner la vertu, mais seulement d’exposer ce qui est conforme au droitXXI, on peut et l’on doit même s’abstenir de présenter cette loi du droit comme un motif d’action.
Le droit implique la faculté de contraindreXXII
64La résistance opposée à l’obstacle d’un effet sert d’auxiliaire à cet effet et y concourt. Or tout ce qui est injuste est un obstacle à la liberté, en tant qu’elle est soumise à des lois générales ; et la contrainte est elle-même un obstacle ou une résistance faite à la liberté. Donc, si un certain usage de la liberté même est un obstacle à la liberté, en tant qu’elle est soumise à des lois générales (c’est-à-dire est injuste), la contrainte, opposée à cet usage, en tant qu’elle sert à écarterXXIII un obstacle fait à la liberté, s’accorde avec la liberté même suivant des lois générales, c’est-à-dire est juste. Par conséquent le droit implique, suivant le principe de contradiction, la faculté de contraindre celui qui y porte atteinte.
Le droit strict peut aussi être représenté comme la possibilité d’une contrainte générale et réciproque, s’accordant, suivant des lois universelles, avec la liberté de chacun.
65Cette proposition signifie que le droit ne peut être conçu comme composé de deux parties, à savoir de l’obligation fondée sur une loi, et de la faculté qu’aurait celui qui obligerait les autres par sa volonté, de les contraindre à l’accomplissement de cette obligation ; mais que l’on peut faire immédiatement consister le concept du droit dans la possibilité de l’accord d’une contrainte générale et réciproque avec la liberté de chacun. En effet, comme le droit en général n’a pour objet que ce qu’il y a d’extérieur dans les actions, le droit strict, c’est-à-dire celui où n’entre aucun élément emprunté à l’ÉthiqueXXIV, est celui qui n’exige d’autres principes de détermination que des principes extérieurs ; car alors il est pur et n’est mêlé d’aucun principe de vertu. On ne peut donc appeler droit strict (étroit) que celui qui est entièrement extérieur. Ce droit se fonde sans doute sur la conscience qu’a chacun d’être obligé de se conformer à la loi ; mais, pour déterminer la volonté à obéir à cette loi, il n’a pas besoin d’invoquer cette conscience comme un mobile, et il ne pourrait le faire sans perdre sa pureté ; il s’appuie uniquement sur le principe de la possibilité d’une contrainte extérieure, d’accord, suivant des lois générales, avec la liberté de chacun. [...]
Division de la doctrine du droit
Division générale des devoirs de droit
66On peut très bien établir cette division d’après Ulpien, en donnant à ses formules un sens qu’elles n’avaient peut-être pas très clairement dans son esprit, mais qu’il est très permis d’en tirer ou d’y introduire. Les voici :
Vis honnêtementXXV(honeste vive). L’honnêteté juridiqueXXVI(honestas juridica) consiste à soutenir sa dignité d’homme dans ses rapports avec les autres. Ce devoir s’exprime dans cette proposition : « ne sois pas pour les autres un pur moyen, mais sois aussi une fin pour eux. ». Il sera défini dans la suite une obligation résultant du droit de l’humanité dans notre propre personne (lex justi).
Ne fais tort à personne (neminem lœde), fallût-il pour cela rompre toute liaison avec les autres et fuir toute société (lex juridica).
Entre (si tu ne peux éviter autrement ce dernier mal) dans une société où chacun puisse conserver ce qui lui appartient (suum cuique tribue). – Cette formule serait absurde si on la traduisait ainsi : « donne à chacun le sien », car on ne peut donner à quelqu’un ce qu’il a déjà. Si donc elle a un sens, ce ne peut être que celui-ci : « entre dans un état de choses où la propriété de chacun puisse être mise à l’abri des attaques d’autrui » (lex justitiœ).
67Ainsi ces trois formules classiques servent en même temps de fondement à une division du système des devoirs de droit en devoirs internes, en devoirs externes, et en devoirs contenant les derniers par subsomption, en tant qu’ils dérivent du principe des premiers.
Division générale du droit
- Le droit, en tant qu’il forme une science systématique, se divise endroit naturelXXVII, lequel repose uniquement sur des principes a priori, et en droit positifXXVIII, lequel émane de la volonté d’un législateur.
- Le droit, considéré comme la faculté (morale) d’obliger les autres, c’est-à-dire comme un titre légitime à leur égard (titulus), se divise en droit innéXXIX et droit acquisXXX ; le premier est le droit que chacun tient de la nature, indépendamment de tout acte juridique ; le second, celui qui suppose un acte de ce genre.
68Le mien et le tien innés peuvent encore être appelés internes (meum vel tuum internum) ; car le mien ou le tien extérieur est toujours nécessairement acquis.
Il n’y a qu’un seul droit inné.
69Ce droit unique, originaire, que chacun possède par cela seul qu’il est homme, c’est la liberté (l’indépendance de toute contrainte imposée par la volonté d’autrui), en tant qu’elle peut s’accorder, suivant une loi générale, avec la liberté de chacun. – L’égalité naturelle, c’est-à-dire cette indépendance qui fait qu’on ne peut être obligé par les autres à rien de plus que ce à quoi on peut les obliger soi-même à son tour ; par conséquent, cette propriété qu’a l’homme d’être son propre maître (sui juris) ; en même temps la qualité d’honnêteXXXI homme (justi), qu’on peut revendiquer, lorsque, antérieurement à tout acte juridique, on n’a fait d’injustice à personne ; enfin la faculté de faire à l’égard des autres quelque chose qui ne leur ôte rien du leur et où ils n’attachent aucun intérêt sérieux, comme de leur communiquer simplement ses pensées, de leur raconter ou de leur promettre quelque chose, que ce soit vrai et sincère ou faux et trompeur (veriloquium aut falsiloquium), parce qu’il dépend absolument d’eux de vous croire ou de ne pas vous croireXXXII : tous ces droits sont déjà contenus dans le principe de la liberté innée, et n’en diffèrent réellement pas comme membres d’une division fondée sur un concept supérieur du droit.
70La raison pour laquelle on a introduit une division de ce genre dans le système du droit naturel (en tant qu’il concerne ce qui est inné) est celle-ci : on a voulu que, si une contestation s’engage sur un droit acquis et qu’on élève la question de savoir sur qui retombe la charge de faire la preuve (onus probandi), soit d’un fait douteux, soit, si le fait est avéré, d’un droit douteux, on a voulu, dis-je, que celui qui décline cette obligation puisse en appeler méthodiquement et comme à divers titres à son droit inné de liberté (lequel se spécifie suivant ses diverses relations).
71Mais, comme relativement à ce qui est inné, par conséquent au mien et au tien intérieurs, il n’y a pas des droits, mais un droit, on pourra rejeter dans les prolégomènes la division précédente, qui se compose de deux membres tout à fait inégaux par leur contenu, et réduire la division de la doctrine du droit au mien et au tien extérieurs.
72[...].
Johann Gottlob Fichte (1762-1814)
73« Autant la vie de Kant fut monotone, autant celle de Fichte fut compliquée, traversée par des orages1. » Fichte se rendit célèbre presque simultanément par sa continuation de la philosophie de Kant et par ses Considérations sur la Révolution française de 1793, qui allaient marquer le premier scandale de sa carrière philosophique et politique et dont on lira des extraits plus loin, dans la traduction de Jules Barni. Son œuvre très vite influente fut sans cesse ponctuée de sa double évolution philosophique et politique, et les éditeurs français de l’écrit sur Machiavel, d’où est tiré le deuxième texte retenu ici, en témoignent en lui joignant un écrit théorique où Fichte précise certains points de sa Doctrine de la science2.
74Pour ce qui est du débat sur l’évolution de la pensée de Fichte, des Considérations... aux écrits où s’affirme un nationalisme intransigeant et complexe, et la doctrine d’un État autoritaire, on se reportera entre autres aux ouvrages cités plus bas. Dans sa réponse à Rehberg, disciple, comme Gentz, de Burke, et auteur des Recherches sur la Révolution fran çaise d’après les recensions critiques des écrits les plus remarquables parus en France à ce sujet (1793 ; nous n’avons pu retenir ici un extrait de sa discussion, article par article, de la Déclaration de 1789), Fichte entre d’abord, en effet, dans le débat dont témoignent aussi les textes qui précèdent : il y apporte le support d’une philosophie de la liberté et de la raison (opposée dès les premières lignes à l’empirisme), et d’une idée de l’homme fondée comme chez Kant sur la déduction du droit. Si revirement il y a, dans le texte du Machiavel tout au moins, il porte, là encore, sur les rapports entre les principes et l’application et le sens du politique dans une histoire effective de l’humanité ; c’est dans ce débat qu’il faut resituer ces textes, pour les comprendre, ainsi que les enjeux dont ils témoignent, et dont la postérité fut si ambivalente.
75On se reportera entre autres en français à : B. Bourgeois, op. cit. ; Martial Guéroult, Études sur Fichte, Aubier, 1974 ; Xavier Léon, Fichte et son temps, A. Colin, 1922-1927 ; Alexis Philonenko, op. cit. ; id., L’Œuvre de Fichte, Vrin, 1984 ; Alain Renaut, Le Système du droit, PUF, 1986.
76De Fichte, outre les ouvrages cités, on lira entre autres : Discours à la nation allemande, Aubier, 1992 ; Fondement du droit naturel, PUF, 1986 ; Opuscules de politique et de morale, Presses universitaires de Caen, 1989 ; L’État commercial fermé, L’Âge d’Homme, 1980 ; Le Caractère de l’époque actuelle, Vrin, 1990.
Considérations sur la Révolution française (1793)
Préface
77La Révolution française intéresse, ce me semble, l’humanité tout entière. Je ne parle pas des conséquences politiques qu’elle a eues pour la France aussi bien que pour les États voisins, et qu’elle n’aurait peut-être pas produites si ces derniers ne s’en étaient mêlés de leur propre chef et n’avaient eu en eux-mêmes une confiance irréfléchie. Tout cela est beaucoup en soi, mais n’est rien au prix de quelque chose d’incomparablement plus important.
78Tant que les hommes ne seront pas plus sages et plus justes, tous leurs efforts pour se rendre heureux seront inutiles. Ils ne sortiront des cachots du despotisme que pour s’entretuer avec les débris de leurs chaînes. Mais ils seraient trop à plaindre si leur propre malheur ou si le malheur d’autrui, les avertissant à temps, ne pouvait les ramener enfin à la sagesse et à la justice.
79Aussi tous les événements de ce monde me paraissent-ils des tableaux instructifs, que le grand Instituteur de l’humanité expose devant elle, afin qu’elle y apprenne ce qu’elle a besoin de savoir. Non qu’elle l’apprenne d’eux : nous ne trouverons jamais dans l’histoire du monde que ce que nous y aurons mis d’abord nous-mêmes ; mais, en s’appliquant à juger les événements réels, elle tire plus aisément d’elle-même les trésors qu’elle recèle. C’est ainsi que la Révolution française me semble être un riche tableau sur ce grand texte : les droits de l’homme et la dignité de l’homme.
80Mais le but n’est certainement pas qu’un petit nombre d’élus sachent ce qui mérite d’être su, et que, dans ce petit nombre, un plus petit nombre encore agit en conséquence. La science des devoirs, des droits et de la destinée de l’homme au-delà du tombeau n’est pas le privilège exclusif de l’école : le temps viendra où les gardiennes de nos enfants leur apprendront à parler en leur inculquant des idées justes et précises sur les deux premiers points ; où les mots devoir et droit seront les premiers qu’elles les exerceront à prononcer, et où cette terrible parole : « Cela est injuste », sera le seul châtiment qu’elles leur appliqueront.
81[...] Mais le tableau que nous avons devant les yeux ne sert pas seulement à notre instruction ; il nous donne aussi l’occasion de sonder exactement les esprits et les cœurs. D’une part, l’antipathie pour toute indépendance de la pensée, le sommeil de l’esprit et son impuissance à suivre même une courte série de raisonnements, les préjugés et les contradictions qui se sont répandus sur tous nos fragments d’opinions ; – d’autre part, les efforts de certaines gens pour qu’on ne dérange rien à leur douce existence, l’égoïsme paresseux ou insolent, la peur de la vérité ou la persistance à fermer les yeux quand sa lumière nous contrarie ; – tous ces vices ne se révèlent jamais plus manifestement que quand il est question de ces objets si lumineux et d’une portée si générale : les droits de l’homme et les devoirs de l’homme.
82Contre le dernier de ces maux, il n’y a point de remède. Celui qui craint la vérité comme son ennemie, celui-là saura toujours la tenir à distance. Elle a beau le suivre dans tous les coins et recoins où il se cache, il trouvera toujours un nouvel abri dans le fond de son cœur. Quiconque a besoin d’une dot pour épouser la beauté céleste, n’est pas digne d’elle. – Si nous cherchons à faire entrer un certain principe dans ton esprit, ce n’est pas du tout parce qu’il est le principe, mais parce qu’il est vrai ; si le contraire était vrai, nous t’inculquerions le contraire, parce qu’il serait vrai, et sans nous préoccuper de sa nature ou de ses conséquences. Tant que tu ne te formeras pas à cet amour de la vérité pour elle-même, tu ne nous seras bon à rien ; car cet amour est la première préparation à celui de la justice pour elle-même ; il est le premier pas vers la pureté du caractère : ne te vante pas de la posséder tant que tu n’as pas fait ce pas.
83Contre le premier mal, je veux dire contre les préjugés et l’inertie de l’esprit, il y a un moyen : l’instruction et l’aide d’un ami. Je voudrais être cet ami pour celui qui en aurait besoin et n’en trouverait pas de meilleur sous la main. Tel est le motif qui m’a fait écrire ces feuilles.
84[...]
85Je n’ai pas entrepris cette analyse pour le seul plaisir de la faire, mais pour en tirer une conséquence importante. – Si l’État ne peut ni nous retirer ni nous donner les droits qui sont notre propriété originaire, il faut que toutes ces relations persistent réellement dans la société civile. Je ne puis pas posséder comme citoyen, en tant que tel, un droit que je possède comme homme ; et je ne puis avoir déjà possédé comme homme le droit que je possède à titre de citoyen. C’est donc une grande erreur de croire que l’état naturel de l’homme est supprimé par le contrat civil ; il ne peut jamais être supprimé, il passe et subsiste sans interruption dans l’État. – L’homme dans l’État peut être envisagé sous divers rapports. D’abord comme un être isolé, seul avec sa conscience et le suprême exécuteur des décisions de sa conscience. C’est là sa plus haute juridiction : toutes les autres relations sont subordonnées à celle-ci. Ici nul étranger (la divinité n’est point pour lui une étrangère) ne saurait être son juge. La loi, au nom de laquelle parle le juge invisible de ce tribunal, est la loi morale, en tant qu’elle se rapporte simplement au monde spirituel ; sous ce premier rapport il est esprit. – Il peut ensuite être envisagé comme étant en société, ou comme vivant au milieu d’autres individus de son espèce. Sous ce rapport, sa loi est la loi morale, en tant qu’elle détermine le monde des phénomènes, et elle s’appelle alors droit naturel. Devant ce tribunal extérieur, chacun de ceux avec lesquels il vit est son juge. Sous ce rapport il est homme. – Maintenant il conclut des contrats. Le champ des contrats est le monde des phénomènes, en tant qu’il n’est pas parfaitement déterminé par la loi morale. Sa loi dans ce champ est la libre volonté (la volonté affranchie de toute loi). S’il ne peut retirer sa volonté sans porter atteinte à la liberté d’autrui, sa volonté n’est plus libre ; elle rentre sous la loi, et il faut qu’elle se règle sur la loi. Des contrats de ce genre, il en peut conclure autant et d’autant d’espèces qu’il le veut. – Parmi eux il peut conclure aussi ce contrat particulier d’un avec tous et de tous avec un, que l’on nomme le contrat civil. Le champ de ce contrat est une partie arbitrairement choisie dans le domaine du libre arbitre. Il y a une loi et des droits, comme dans le contrat en général, dont celui-ci constitue une espèce. En tant que l’homme est soumis à ce contrat, il s’appelle citoyen. – Si l’on veut rendre visible la circonscription et le rapport de ces divers domaines, que l’on trace un cercle. La surface entière sera le domaine de la conscience. Que dans l’intérieur de ce cercle on en trace un autre beaucoup plus petit : celui-ci embrasse le monde visible, cette partie du domaine de la conscience à laquelle il se rapporte et qui comprend le droit naturel, la loi des devoirs parfaits. Que dans l’intérieur de ce second cercle on en trace encore un troisième : il représente le droit de contrat, compris dans la conscience et le droit naturel. Enfin tracez un dernier cercle, plus petit encore, dans l’intérieur du troisième, et vous avez en particulier le contrat civil, compris dans le ressort des précédents. Pour rendre ma pensée plus sensible, je me permettrai de joindre ici la figure suivante :
86Il ne reste plus qu’une chose à remarquer, c’est que les tribunaux supérieurs étendent invisiblement leur ressort à travers le champ des inférieurs, et que le droit naturel, même dans son ressort, ne prononce que sur des objets que la conscience a laissés libres, etc. Les cercles intérieurs n’embrassent pas du tout ce que les cercles extérieurs embrassent dans leur périmètre ; mais dans ce périmètre se rencontrent des objets tout autres sur lesquels ces derniers étendent leur juridiction. Pour rendre cela tout à fait sensible, il faudrait poser quatre cercles de ce genre, les uns au-dessus des autres. – Le domaine de la conscience embrasse tout ; celui du contrat civil, le moins. Il doit être permis à chacun de se retirer du centre vers la circonférence, et même de sortir du domaine du droit naturel, s’il veut vivre dans une île déserte ; mais il ne sort jamais du domaine de la conscience, parce qu’il n’est pas un animal. – Qu’on juge maintenant de quel droit l’État, dont le domaine est cependant renfermé dans le plus étroit espace, transgresse ses limites ; il cherche à envahir le champ des contrats en général, celui même du droit naturel, et, s’il plaît à Dieu, jusqu’à celui de la conscienceXXXIII.
87Ce que j’ai acquis dans l’État, pendant ma vie, par quelque contrat, je le possède donc comme homme, non comme citoyen. Ne fallait-il pas que je fusse une personne morale pour pouvoir conclure un contrat ? Mais comme citoyen, suis-je donc une personne morale ? Ai-je, à ce titre, une libre volonté ? Oh non, ce n’est que de mon union avec tous que naît cette nouvelle personne morale : c’est de la volonté de tous que résulte celle de l’État. Si je puis conclure un contrat en général, je dois le conclure comme homme ; je ne puis le faire comme citoyen. – Celui qui l’a conclu avec moi ne l’a fait également que comme homme, et cela par la même raison.
88Même quand j’ai conclu le contrat avec l’État, je n’ai pu le conclure que comme homme, et la chose est pour ainsi dire plus évidente encore dans ce cas que dans le précédent. Les deux décisions volontaires qui constituent le contrat sont celle de l’État et la mienne. Si ma volonté était renfermée dans celle de l’État, il n’y avait qu’une volonté ; l’État a conclu un contrat avec lui-même, ce qui est contradictoire. Dès que j’ai rempli mon engagement et que l’État a rempli le sien, le contrat est exécuté ; le service auquel je me suis engagé appartient à l’État, et celui que l’État m’a promis m’appartient.
89[...] Je ne rappellerai pas tout cela, car je ne veux pas considérer ici l’homme comme un animal, mais comme un esprit ; je ne veux pas parler des impulsions de sa nature sensible, mais de ses droits.
90Mon entrée dans le monde des phénomènes est due à une main étrangère, et cette main, en s’offrant à moi, m’a donné sur elle des droits incontestables. Ne m’y as-tu attiré que pour me laisser périr sans secours ? Je pouvais bien périr sans toi. Tu m’as promis de me soutenir : si tu ne me tiens pas parole, je t’accuserai de tous les maux que je souffrirai depuis le moment où tu m’as attiré à la lumière du jour jusqu’à celui où je lui dirai adieu. J’ai le droit d’accuser, car je porte en moi ce cachet de la raison qui t’est si bien connu.
91Mes premiers vagissements annoncent au monde des esprits qu’un d’eux vient d’entrer dans le monde des phénomènes, et qu’il veut y faire valoir ses droits ; – c’est une déclaration, une proclamation solennelle de ces droits pour toute la nature ; c’est une prise solennelle de possession. Je n’avais pas d’ailleurs d’autre moyen d’en prendre possession que ces cris impuissants ; je ne puis rien de plus. Toi qui les entends, reconnais en moi tes droits, et empresse-toi de les protéger jusqu’à ce que je le puisse moi-même. Ce sont les droits de l’humanité entière que tu défends en ma personne.
92Tel est le principe qui légitime le pouvoir des parents. Si quelqu’un portant un visage humain est incapable de défendre ses droits d’homme, l’humanité tout entière a le droit et le devoir de les exercer à sa place. Ils sont un patrimoine commun, et la défense de ces droits est le commun devoir de l’espèce entière ; y porter atteinte, c’est porter atteinte à toute l’espèce. – Une chose sur laquelle toute l’humanité a des droits communs échoit à celui qui s’en empare le premier. Ce qui est dépourvu de raison devient une propriété ; une personne incapable d’user de la raison ne saurait être elle-même une propriété, mais ses droits deviennent la propriété de celui qui s’en empare. Il s’en empare par cela même qu’il les exerce. La sage-femme, qui m’a fait voir le jour et qui m’a introduit dans le monde des phénomènes, y a exercé mon premier droit. J’avais droit à un lieu dans l’espace. Je ne pouvais pas le prendre moi-même ; elle l’a fait pour moi, en me plaçant là où je ne pouvais me placer moi-même. Si elle n’avait pas promis à mes parents, par un contrat, de leur céder son droit sur moi ; si elle n’avait pas agi, en général, en vertu de ce contrat, au nom de mes parents, mes droits seraient devenus les siens par ce premier exercice qu’elle en aurait fait ; mais de cette manière ils appartiennent à mes parents. – Je puis justement occuper les droits de tout enfant, si étranger qu’il soit, dès que je le prends à son entrée dans le monde, et nul contrat ne m’oblige à les restituer. Si généralement les parents s’emparent des droits de leurs enfants, cela vient de ce qu’à leur naissance ils sont les plus proches d’eux, qu’ils les précèdent et qu’ils ont déjà fait d’avance des préparatifs pour les recevoir dans le monde. Cela est donc accidentel. Selon le droit naturel, ils n’ont pas un droit exclusif sur leurs enfants, à titre de parents. Ce n’est qu’au moyen de l’occupation qu’ils se font un droit de propriété de leur droit d’appropriation, lequel leur est commun avec toute l’humanité. – Je laisse au lecteur le soin d’appliquer cette théorie à ceux qui sont devenus fous, et je le prie d’essayer par là s’il l’a bien comprise.
93[...]
94Les droits aliénables sont tous des modifications de nos droits inaliénables. Ceux-ci peuvent être exercés de diverses manières ; chaque espèce d’exercice est un droit libre ; mais précisément parce qu’il y a plusieurs droits de cette espèce, il n’y en a aucun qui soit inaliénable en soi. Si je ne l’exerce pas d’une manière, je l’exerce d’une autre : je dois certainement l’exercer de quelque manière, car le droit primitif est inaliénable.
95Tous les droits primitifs de l’humanité peuvent se ramener aux deux classes suivantes : Droits de la spiritualité immuableXXXIV et Droits de la sensibilité changeanteXXXV. – La forme de mon moi pur est déterminée d’une manière immuable par la loi morale qui est en moi : je dois être un moi, un être agissant par lui-même, une personne, – je dois toujours vouloir mon devoir ; j’ai donc le droit d’être une personne et celui de vouloir mon devoir. Ces droits sont inaliénables, et il n’en résulte point de droits aliénables, puisque mon moi n’est susceptible sous ce rapport d’aucune modification. – Tout ce qui en moi n’est pas ce moi par lui-même est sensibilité (dans le sens le plus étendu du mot, c’est-à-dire partie du monde sensible), et par conséquent changeant. J’ai le droit de ramener, par un travail graduel, mon moi changeant à cette forme donnée du moi pur (ce qui est une modification) ; j’ai le droit de faire mon devoir. Comme cette forme pure de mon moi est déterminée d’une manière immuable, la forme à produire dans mon moi sensible est aussi déterminée par là d’une manière immuable (à savoir dans l’idée). Le droit de faire mon devoir n’est praticable que d’une manière, et n’est susceptible d’aucune modification ; par conséquent il n’en résulte point de droits aliénables. – Mais il reste encore dans ce moi sensible une foule de modifications qu’on ne saurait rapporter à ces formes immuables du moi pur, de modifications sur lesquelles l’immuable loi morale n’établit rien, et dont la détermination dépend, par conséquent, de ma volonté, laquelle est elle-même changeante. En cette qualité, elle peut déterminer ces modifications de diverses manières ; chacune est un droit pour elle, mais toutes sont en soi aliénables, et c’est ici que nous entrons dans le champ des droits aliénables.
96Cette volonté modifie soit mes facultés intérieures, ce qui existe déjà dans mon esprit, soit mes facultés extérieures corporelles. Je puis, par rapport aux premières, diriger mes considérations sur un certain point, réfléchir et juger sur tel objet ou sur d’autres ; je puis m’y porter, parce que je désire ceci, que je repousse cela, que j’honore celui-ci, que j’estime moins celui-là, que j’aime l’un, que je hais l’autre. Comme ce sont là des modifications changeantes de mon âme, mes droits sur ces modifications ne sont pas inaliénables au point de vue moral, mais ils le sont au point de vue physique. J’aurais bien le droit de les aliéner, mais je ne puis pas le faire, parce qu’aucune volonté étrangère ne pourrait savoir si j’observe ou non l’obligation contractée envers elle. – On pourrait dire, par figure, que nous les aliénons souvent à nous-mêmes, à notre jugement. Celui-ci nous conseille quelquefois de détourner notre pensée d’un certain objet pour la porter sur un autre, et la libre volonté change ce bon conseil en une loi pour nousXXXVI. – On ne saurait donc s’engager juridiquement par aucune promesse à vouloir réfléchir sur certaines choses seulement et dans de certaines limites, à vouloir s’attacher de cœur à un autre, l’aimer, l’honorer ; car, supposé même que cela dépendît absolument de notre volonté, comment l’autre pourrait-il s’assurer que nous lui tenons parole ?
97Il ne reste donc, en fait de droits qui puissent être aliénés par un contrat, que ceux que nous avons sur l’usage de nos facultés corporelles, sur nos actions extérieures.
98Nos actions s’appliquent aux personnes ou aux choses. Nous n’exerçons sur les personnes ni un droit naturel, ni un droit acquis. Le premier de tous les droits, celui de se défendre soi-même par la force, le droit de guerre, peut être cédé à un autre, mais à deux conditions. Nous devons toujours nous réserver, ou plutôt nous conservons toujours nécessairement, même sans aucune réserve expresse, le droit de nous défendre en personne, d’une part, contre une attaque soudaine, qui nous expose à une perte irréparable, celle de la vie, et qui ne nous permet pas d’attendre des secours étrangers, – et d’autre part, contre le souverain défenseur de nos droits. [...]
Sur Machiavel écrivain et sur des passages de ses œuvres (1807)
Caractère intellectuel et moral de l’écrivain machiavel
99Tout Machiavel repose sur la vie effective, et sur ce qui en est l’image (Bild) : l’histoire ; et tout ce que l’entendement (Verstand) le plus fin, le plus compréhensif, ce que l’intelligence pratique de la vie et du gouvernement des choses permet d’inscrire dans l’histoire et donc, à partir de l’histoire elle-même, de développer à nouveau, il s’en acquitte de façon exemplaire et, nous sommes enclins à le croire, bien mieux que les autres écrivains, plus récents, de son espèce. En revanche c’est intégralement à l’extérieur de son horizon que se situent les perspectives supérieures de la vie humaine et de l’État, issues du point de vue de la raison (Vernunft) ; et à ce qu’il se représente comme Idéal, il est si hostile que, dit-il (chapitre xv du Prince), bien que tant d’auteurs aient déjà avant lui énoncé des règles sur le comportement que devrait adopter un prince envers ses sujets et amis, il ose pourtant lui aussi, après eux, écrire sur ce sujet, dans la mesure où en cette matière il suit des principes tout à fait différents : il lui semble en effet plus utile de suivre la réalité effective des choses qu’une réalité imaginée ; on s’est représenté tant de républiques et de principautés que l’on n’a pourtant jamais vues dans l’effectivité, et la façon dont on vit est si grandement éloignée de celle dont on devrait vivre que, s’il ne suivait pas de tels principes, il apprendrait bien plutôt à son élève l’art de se perdre que celui de se conserver ; car un homme qui veut en toutes circonstances être un homme de bien, parmi la foule de ceux qui ne sont pas bons, doit nécessairement aller à sa perteXXXVII. Très heureusement se dissipe après coup une certaine confusion présente dans ce passage, et l’expression par laquelle le passage se termine disparaît dans ce qu’elle a de particulièrement choquant si l’on voit que la morale de Machiavel ne définit pas peut-être une façon unique d’être vertueux, close sur elle-même et cohérente, mais qu’elle comporte des vertus particulières par douzaines, dont il prétend, sans doute à bon droit, qu’elles ne voudraient s’accorder ni les unes avec les autres, ni par la détermination d’une vertu directrice. Si les États-modèles produits par l’imagination, auxquels s’adresse sa critique, sont des fusions de tels éléments disparates, sa critique est très justifiée. À propos de plusieurs de ces vertus qu’il énumère, par exemple la générosité sans limites et irréfléchie, la clémence, ou plutôt une certaine clémence, la molle sensiblerie qui ne peut se décider à faire subir au meurtrier la peine encourue, il montre en les analysant successivement qu’elles ne conviennent pas à un prince de valeur, – et à vrai dire c’est très juste, à notre sens aussi, car ce sont là bien davantage des défauts.
100[...]
101Par conséquent il serait toujours souhaitable, aujourd’hui encore, que nos politiciens se persuadent des deux principes suivants, à tel point que désormais ils ne les perdent plus de vue un seul instant et qu’à ce propos jamais le moindre doute ne surgisse en eux, ni la moindre tendance à faire une exception : 1) le voisin, à moins qu’il soit contraint de nous considérer comme son allié naturel contre une autre puissance redoutable pour tous les deux, est continuellement prêt, à la première occasion, pourvu qu’il puisse le faire avec sécurité, à s’agrandir à nos frais. Il lui est nécessaire de le faire, s’il est prudent (klug), et il ne peut le négliger, quand bien même il serait notre frère. 2) Il ne suffit nullement de défendre votre propre territoire, mais il faut conserver imperturbablement les yeux ouverts sur tout ce qui peut influencer votre situation, et ne souffrir aucunement que quelque chose change à votre désavantage à l’intérieur des limites de cette influence, et ne pas hésiter un seul instant si vous pouvez y modifier quelque chose à votre avantage ; car soyez assurés que l’autre fera la même chose dès qu’il le pourra, et si de votre côté vous hésitez, vous allez être devancés par lui. Qui ne s’accroît, décroît quand les autres s’accroissent. Il est fort possible qu’un particulier dise : « je suis satisfait, et je ne veux rien de plus » ; car cet homme ne prend pas le risque, par une telle décision, de perdre même ce qu’il a, vu que, si quelqu’un devait lui porter atteinte à travers ce qui est son bien depuis longtemps, il saura trouver le juge. Mais l’État qui dédaigne de s’approprier les nouvelles forces qui s’offrent à lui pour défendre ce qu’il possède depuis longtemps, ne trouve, s’il est attaqué dans ses possessions ancestrales – et peut-être par les mêmes forces dont il a dédaigné l’acquisition –, aucun juge auprès de qui il pourrait se plaindre de sa détresse. Un État qui verserait sans cesse dans cette pratique d’une humble modération, devrait ou bien être très favorisé par sa situation, ou bien être une proie peu attrayante, pour ne pas perdre bien vite même ce dont il se contentait humblement, et pour que les mots : « je ne veux rien de plus » ne se trouvent pas avoir eu en réalité cette signification : « je ne veux absolument rien, et je ne veux même pas exister. » – Il est au reste évident qu’il n’est ici question que d’États de premier rang, qui ont un poids autonome dans le système des États européens, et nullement d’États subordonnés.
102Il s’ensuit deux règles fondamentales. La première – qui se déduit immédiatement de la deuxième proposition : saisir sans perdre de temps toute occasion (Gelegenheit) de se renforcer à l’intérieur des limites de son influence, et extirper jusque dans ses racines tout germe qui nous menace à l’intérieur de ces limites, avant qu’il ait le temps de se développer. Nous citerons plus bas une parole de Machiavel sur ce point, et c’est pourquoi nous ne nous y arrêtons pas ici plus longuement. La deuxième règle : ne jamais se fier à la parole d’un autre État quand on peut le contraindre (erzwingen) à donner une garantie ; mais au cas où cela ne serait pas possible immédiatement, avoir désormais pour but principal d’obtenir tout de même cette garantie, afin que du moins l’on ait pendant le moins de temps possible la simple parole comme gage ; se maintenir sans cesse en mesure d’obtenir par la contrainte (erzwingen) loyauté et bonne foi ; ce qui suppose que l’on se maintienne comme le plus fort, non pas exactement dans l’absolu – ce qui ne dépend pas toujours de nous –, mais du moins à l’intérieur de nos limites, dans l’acception plus large du terme qui a été ici suffisamment déterminée ; car qui à cet égard a cessé d’être le plus fort, est sans aucun doute perdu ; ne se passer aucunement de cette condition de la garantie et, quand on a les armes à la main, à tout hasard ne pas les déposer avant d’être parvenu à l’obtenir. [...]
103Ces règles sont confirmées, renforcées et installées au rang de devoir sacré, du point de vue de la raison (aus dem Stand-punkte der Vernunft), par la considération supérieure de la relation du prince à son peuple et à l’ensemble de l’humanité. De fait, les peuples ne sont pas une propriété du prince, au sens où il pourrait considérer leur bien-être, leur indépendance, leur dignité, leur destination dans l’ensemble du genre humain comme son affaire privée, et où il pourrait commettre des fautes à son gré et, quand cela irait mal, dire : « eh bien, je me suis trompé, et après ? Le dommage me concerne et je vais le supporter » – à peu près comme le propriétaire d’un troupeau dont une partie aurait péri du fait de sa négligence, pourrait s’en consoler. Le prince appartient à sa nation aussi pleinement et totalement qu’elle lui appartient ; sa destination, à travers le dessein éternel qu’en a formé la divinité, est déposée entièrement entre ses mains, et il en est responsable. Il ne lui est aucunement permis de s’écarter arbitrairement des règles éternelles que l’entendement et la raison (Verstand und Vernunft) prescrivent pour l’administration des États. Il ne lui est pas permis, si par exemple il avait, au détriment de la nation, négligé la deuxième règle qu’on vient de poser, de se présenter en disant : « J’ai cru à l’humanité, j’ai cru à la fidélité et à l’honnêteté. » Cela, le particulier peut le dire ; si ainsi il va à sa perte, c’est sa perte qu’il cause ; mais un prince ne peut le dire, car lui ne se perd pas personnellement, et ce n’est pas seul qu’il va à l’échec. Qu’il croie à l’humanité, s’il le veut, dans ses affaires privées : s’il se trompe, le dommage est pour lui ; mais qu’il n’expose pas la nation, en se fiant à une telle croyance, car il n’est pas juste que celle-ci, et avec elle peut-être d’autres peuples, et avec eux peut-être les biens les plus nobles que l’humanité ait acquis en un combat millénaire, soient mis en péril, uniquement pour qu’il puisse être dit de lui qu’il a cru en l’humanité. Aux lois universelles de la morale le prince est tenu dans sa vie privée, comme le plus humble de ses sujets ; dans sa relation à son peuple (en état de paix) il est tenu à la loi et au droit, et il ne peut traiter personne autrement qu’en se conformant à la loi existante, bien que le droit lui demeure d’instituer la loi, c’est-à-dire d’assurer le perfectionnement continu du corpus juridique ; mais dans sa relation aux autres peuples, il n’y a ni loi, ni droit, excepté le droit du plus fort, et cette relation confie à la responsabilité du prince, dépose entre ses mains les droits divins de souveraineté sur le destin et l’administration du monde, et l’élève au-dessus des interdits de la morale individuelle, jusqu’à un ordre éthique supérieur dont le contenu matériel est inscrit dans la formule : salus et decus populi suprema lex esto.
104Cette vision plus sérieuse et plus forte de l’art politique (Regierungskunst), il est à notre avis nécessaire de la remettre en honneur à notre époque. La philosophie contemporaine partout régnante, malgré la forte résistance des gens du monde à cet état de fait et malgré leur difficulté pour en venir à le reconnaître, ne manque jamais, pour sa part, d’en venir par quelque chemin à la politique et aussi de la transformer à son image. Dans la dernière moitié du siècle écoulé, cette philosophie contemporaine était vraiment devenue plate, maladive et pauvre, offrant en guise de souverain bien un certain humanitarisme, un certain libéralisme, un certain amour du peuple, implorant que l’on pût simplement être bon, et qu’on puisse ensuite rendre aussi tout le reste conforme au bien, recommandant partout la « médiocrité dorée », c’est-à-dire la confusion de toutes les oppositions en un chaos terne, hostile à tout sérieux, à tout esprit logique, à tout enthousiasme, à toute grande pensée, à toute grande résolution, et en général à toute manifestation s’élevant un tant soit peu au-dessus de la superficialité ennuyeuse et plate, mais éprise tout particulièrement des paix perpétuelles. Elle a aussi très sensiblement étendu son influence déprimante sur les cours et dans les cabinets ministériels. Depuis la Révolution française, les doctrines des droits de l’homme, de la liberté et de l’égalité originelle de tous – qui constituent certes les fondements éternels et inébranlables de tout ordre social, à quoi absolument aucun État ne peut déroger, mais par la conception exclusive desquelles on ne peut ni fonder un État, ni l’administrer –, sont traitées même par quelques-uns de nos compatriotes, dans le feu du combat, avec un accent trop enthousiaste et comme si elles conduisaient dans l’art politique encore plus loin qu’elles ne le font effectivement ; et sur bien d’autres points qui appartiennent aussi effectivement à ces doctrines, on est allé au-delà, excès qui eux non plus ne sont pas restés sans influence destructrice. Cela étant, on n’a certes pas manqué de rechercher plus tard ce qui constituait des erreurs, sous toutes sortes de formes ; mais il semble que ces écrits sont restés lettre morte, simples exercices scolaires, marchandises de facultés, indignes d’être touchés par les gens du monde. Puisse donc à présent quelqu’un qui n’est pas inconnu et qui n’est pas sans droit à le faire, se lever d’entre les morts et leur indiquer ce qui est juste !
Notes de bas de page
I « Ein gemeines Wesen ». (N.d.T.)
II « Vaeterliche ».
III « Vaterlaendische ».
IV « Nicht als Burger, sondern als Schutzgenossen ».
V C’est Kant lui-même qui me fournit ces expressions, qu’il rend en allemand par Staatsbürger et Stadtbürger. (N.d.T.)
VI « Irgend ein Eigenthum ».
VII « Als ein Factum ».
VIII Si par exemple on prescrivait, pour subvenir aux frais de la guerre, un impôt proportionné à tous les sujets, ceux-ci auraient beau le trouver lourd, ils ne pourraient pas dire qu’il est injuste, parce que, selon eux, la guerre n’était pas nécessaire ; car ils n’ont pas le droit de la juger, et, comme il est toujours possible que cette guerre soit inévitable et l’impôt indispensable, celui-ci doit toujours passer pour juste dans le jugement des sujets. Mais, si certains propriétaires étaient chargés de certaines fournitures, tandis que d’autres citoyens du même rang en seraient exemptés, on voit tout de suite qu’un peuple entier ne peut donner son assentiment à une pareille loi, et il a le droit dans ce cas de faire au moins des représentations, car il ne peut tenir pour juste cette inégale distribution des charges.
IX Tel est le but de certaines défenses relatives à l’importation : on veut par là que les moyens d’industrie soient le plus favorables possibles aux sujets et ne tournent pas à l’avantage des étrangers, ou n’excitent point leur ardeur, parce que, sans le bien-être du peuple, l’État ne posséderait pas assez de forces, soit pour résister aux ennemis extérieurs, soit pour se conserver lui-même comme État.
X « Untadelig (irreprehensibel) ».
XI « Unwiderstehlich (irresistibel) ».
XII On ne peut définir la liberté juridique (par conséquent extérieure), comme on le fait ordinairement, « la faculté de faire tout ce que l’on veut, pourvu qu’on ne fasse de tort à personne ». Car que signifie ici le mot faculté ? la possibilité d’une action, en tant qu’on ne fait par là de tort à personne. La définition de cette faculté reviendrait donc à ceci : « la liberté est la possibilité des actions par lesquelles on ne fait de tort à personne. On ne fait de tort à personne (quoi que l’on fasse d’ailleurs), quand on ne fait de tort à personne » ; ce qui est une véritable tautologie. – Il faut bien plutôt définir la liberté extérieure (juridique), la faculté de n’obéir à d’autres lois extérieures qu’à celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment. – De même l’égalité extérieure (juridique) dans un État, est ce rapport des citoyens d’après lequel nul ne peut juridiquement obliger un autre à quelque chose, sans se soumettre en même temps à la loi, de pouvoir être obligé à son tour par celui-ci de la même manière. (Le principe de la soumission juridique étant déjà compris dans l’idée d’une constitution politique en général, n’a pas besoin de définition.) – La valeur de ces droits innés, nécessairement inhérents à l’humanité et imprescriptibles, se trouve confirmée et devient plus éclatante encore, lorsque, concevant des êtres plus élevés, on songe aux rapports juridiques des hommes même avec ces êtres, ou lorsque, suivant les mêmes principes, on se représente l’homme comme citoyen d’un monde suprasensible. – En effet, pour ce qui concerne ma liberté, les lois divines, que je ne puis connaître que par ma raison, ne sont obligatoires pour moi qu’autant que j’ai pu y donner moi-même mon assentiment (car je ne me fais d’abord une idée de la volonté divine qu’au moyen de la loi que ma propre raison impose à ma liberté). Quant au principe de l’égalité, quand je supposerais l’être le plus élevé que je puisse concevoir après Dieu (un grand Éon), il n’y a pas de raison pour que, si je fais mon devoir à mon poste, comme lui au sien, j’aie simplement le devoir d’obéir, tandis qu’il aurait le droit de commander. – Ce qui fait que ce principe de l’égalité n’est pas (comme celui de la liberté) applicable à nos rapports avec Dieu, c’est que cet Être est le seul auquel ne s’applique plus l’idée du devoir.
Pour ce qui est du droit d’égalité de tous les citoyens, comme sujets, la réponse à la question de savoir si l’on peut tolérer une noblesse héréditaire revient à celle-ci : « Le rang accordé par l’État (à un sujet sur un autre) doit-il passer avant le mérite, ou le mérite avant le rang ? » – Il est évident que, si le rang est attaché à la naissance, il est tout à fait incertain que le mérite (l’aptitude et la fidélité à ses fonctions) l’accompagne ; par conséquent autant vaudrait accorder le commandement à un favori sans aucun mérite. Or c’est ce que la volonté générale du peuple ne décrétera jamais dans un contrat originaire (lequel est pourtant le principe de tous les droits). Car un noble n’est pas pour cela un homme noble. – Quant à la noblesse qui s’attache à la fonction (comme on pourrait appeler le rang d’une magistrature élevée, que l’on peut acquérir par son mérite), le rang ne tient pas, comme une propriété, à la personne, mais au poste, et l’égalité n’est point violée par là, puisqu’en déposant sa fonction, elle dépose aussi son rang et rentre dans le peuple. –
XIII « Was Rechstens sey ».
XIV « Auch recht sey ».
XV « Recht sowohl als Unrecht ».
XVI « Als facta ».
XVII « Wunsch ».
XVIII « Recht ».
XIX « Thut mir Unrecht ».
XX Das Rechthandeln.
XXI « Was recht sey ».
XXII Das Recht ist mit der Befugniss zu zwingen verbunden.
XXIII Als Verhinderung.
XXIV « Nicht Ethisches ».
XXV « Sey ein rechtlicher Mensch ».
XXVI « Die rechtliche Ehrbarkeit ».
XXVII « Naturrecht ».
XXVIII « Positive (statutarische) Recht ».
XXIX « Angeborne ».
XXX « Erworbene ».
XXXI « Eines unbescholtenen Menschen ».
XXXII On a coutume, il est vrai, de désigner sous le nom de mensonge (mendacium) toute fausseté dite à dessein, quoique légèrement, parce qu’elle peut nuire au moins en ce que celui qui y ajoute foi devient la risée des autres à cause de sa crédulité. Mais dans le sens juridique on n’applique le mot mensonge qu’à une fausseté portant directement atteinte au droit d’autrui, comme par exemple si, pour dépouiller quelqu’un de son bien, on allègue faussement un traité conclu avec lui (falsiloquium dolosum), et cette distinction entre deux concepts très voisins n’est pas sans fondement. En effet, lorsqu’on se borne à exposer simplement ses idées aux autres, ils restent toujours libres de les prendre pour ce qu’ils veulent, quoique la réputation méritée d’homme à la parole duquel on ne peut ajouter foi touche de si près à l’accusation de menteur, qu’on distingue à peine la ligne de démarcation qui sépare ici ce qui appartient au Jus et ce qui revient à l’Éthique.
XXXIII Ce n’est qu’en distinguant ces différents domaines que l’on démêle les sophismes de ce rhéteur grec et de son digne disciple. – Si tu gagnes ton premier procès, dit le sophiste à son disciple, tu me paieras cent talents ; si tu le perds, tu ne me paieras rien ; et il l’instruisit dans son art. Le maître eut besoin d’argent : le paiement n’arrivait pas ; il appela son disciple devant le tribunal. – Ô juges, dit-il, il faut qu’il me paie en tout cas les cent talents, – en vertu de votre sentence, si vous le condamnez à payer, – en vertu de notre contrat, s’il gagne son procès ; – car il aura gagné alors sa première affaire. – Non, répondit le digne disciple, je ne paierai rien en aucun cas : je ne paierai pas, en vertu de votre sentence, si votre jugement m’est favorable ; je ne paierai pas davantage, s’il m’est contraire, en vertu de notre contrat, car alors je n’aurai pas gagné ma première affaire. Les juges, – c’étaient des Athéniens, – déclarèrent qu’ils ne pouvaient rendre aucune décision. – Tous les lecteurs, – qu’ils me pardonnent si je les examine parfois à l’improviste, – tous les lecteurs qui ont compris la précédente théorie jugeront ce procès du premier coup d’œil. S’ils ne le jugent pas, c’est qu’ils ne l’ont pas comprise ; qu’ils la méditent alors, jusqu’à ce qu’ils soient en état de le juger !
Qui ne voit que le vieux et le jeune sophiste embrouillent l’affaire en voulant passer d’un domaine dans un autre, et que le vieux avait préparé cette confusion par la singulière condition qu’il avait mise dans le contrat. Chacun d’eux prétend se réfugier dans le domaine de l’État, si son adversaire le poursuit sur celui des contrats, et dans le domaine des contrats, si l’autre le poursuit dans le champ de l’État ; et, si cela leur est permis, ils ne se rencontreront jamais. Que ne les avez-vous renvoyés devant leur véritable tribunal, ô juges athéniens ! Il n’y a point d’aréopage qui puisse dire ce qui est de droit dans les contrats ; cette loi est plus ancienne que tout aréopage. L’affaire présente n’est pas du ressort de votre tribunal ; ce n’est pas un procès civil. Renvoyez-les, et dites au disciple de remplir la condition du contrat dans un véritable procès ; ce n’est pas vous alors, c’est la chose même qui prononcera le jugement. Que le maître vienne, et qu’il réclame de l’État, non pas la décision de ce qui est de droit, mais cette protection de son droit naturel qui lui est due d’après le contrat civil ; vous avez alors une affaire : jusque-là vous n’en aviez pas.
XXXIV « Rechte der unveränderlichen Geistigkeit ».
XXXV Rechte der veränderlichen Sinnlichkeit. (Note de J. Barni.)
XXXVI Malheureusement je suis ici complètement inintelligible pour tous ceux qui n’ont pas encore conscience d’une libre volonté capable de dicter des lois, mais qui sont constamment conduits par une imagination aveugle, suivant le torrent de l’association de leurs idées. Mais la faute n’en est pas à moi. – La direction des pensées est libre aussi dans l’homme, et celui qui ne l’a pas encore affranchie, n’est certainement susceptible d’aucune autre espèce de liberté.
XXXVII Effectuée au style indirect, cette première citation de Machiavel est significative de la manière de Fichte : même quand il cite indirectement un passage du Prince ou des Discorsi, la citation est très précise et a le plus souvent valeur de traduction. Ces citations fichtéennes de Machiavel seront toujours traduites ici à partir du texte même de Fichte, afin que le lecteur puisse juger de leur précision. (N.d.T., Payot.)
Notes de fin
1 Comme le dit Heinz Wismann : “ Raison et contingence. Humboldt sur la constitution de 1791 ”, in The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, éd. Furet et Ozouf, t. III, Oxford, 1990.
1 Philonenko, notice « Fichte », Dictionnaire des philosophes, Bordas, 1984.
2 Cf. Luc Ferry, Alain Renaut, Préface à Fichte, Machiavel, Payot, 1981.
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