Chapitre III. Droits de l’homme et droits politiques
p. 149-173
Texte intégral
Jérémy Bentham (1748-1832)
1Avocat dès l’âge de 21 ans, Bentham abandonna rapidement la pratique du droit pour son étude théorique qui allait l’occuper toute sa vie. Son œuvre immense est ponctuée de quelques grandes publications, le Fragment on Government, de 1776, ou l’Introduction to the principles of morals and legislation, de 1789. Mais elle reste aussi en grande partie inédite, composée de multiples plans, projets, codes, propositions de lois (dont celles qui, adressées à l’Assemblée nationale, lui firent décerner le titre de citoyen français auquel il réagit avec ironie, dont aussi le Panoptique, projet de prison étudié par Michel Foucault dans des pages célèbres de Surveiller et punir, Gallimard, 1975). Son influence fut immense, notamment à travers son traducteur, éditeur et commentateur genevois, Dumont, ami de Constant et de Mme de Staël, qui publia des recueils de ses papiers inédits (dont le texte qu’on lira plus loin).
2Bentham fonde conjointement sa morale, sa politique, et sa philosophie du droit, sur le « principe d’utilité », qu’il met en place à la suite de Hume, et dont il tire toutes les conséquences. Mais l’utilitarisme qu’il fonde ainsi a de multiples facettes. Pour nous en tenir au problème qui nous intéresse ici, sa critique des droits de l’homme comme principes abstraits arbitrairement séparés de toute considération d’utilité, et de tout fondement dans une autorité politique, dépourvus de plus de toute précision linguistique (à laquelle il attache une grande importance), ne l’empêche pas, comme l’a montré Herbert Hart dans un bel article1, de faire de l’individu le dépositaire ultime du droit ; de tenir tous les individus comme égaux du point de vue du plaisir et de la douleur ; d’en venir à la fin de sa vie à prévoir dans ses projets constitutionnels un système de freins ou « sécurités », bien proche des droits de l’homme, et fondé sur l’opinion publique. L’étude des Sophismes anarchiques ici proposés pour la première fois en français depuis Dumont, devrait donc se prolonger par celle du reste de son œuvre, dans toute sa complexité.
3On peut se reporter en français à : Élie Halévy, La Jeunesse de Bentham et la formation du radicalisme philosophique, in La Formation du radicalisme philosophique, PUF, tome I, 1998 ; El Shahankiri, « Bentham critique des droits de l’homme », Archives de philosophie du droit, 1964 ; id., La Philosophie juridique de Jeremy Bentham, 1970 ; Colloque Bentham, Bruxelles ; C.B. Macpherson, Principes et limites de la démocratie libérale, La Découverte, 1985.
Sophismes anarchiques
4Réfuter la Déclaration des droits de l’homme, n’est-ce pas prendre une peine inutile ? Cette Déclaration, proclamée avec tant de pompe, reçue avec tant d’acclamation, traduite dans toutes les langues de l’Europe, mais secrètement méprisée par ceux même qui l’avaient faite ; contredite dans toutes leurs lois de détail, altérée par leurs successeurs, et rejetée du Code Impérial, qu’est-elle maintenant qu’une page décriée d’une Constitution qui n’existe plus ? – Je conviens que cette réfutation n’a plus l’intérêt polémique qu’elle aurait eu sous le règne de l’Assemblée Nationale. C’est un traité sur une maladie contagieuse dont on ne parle plus, et par conséquent très indifférent pour les gens du monde qui ne savent s’occuper que des circonstances du moment. Mais l’examen d’une grande erreur renferme un intérêt qui subsiste toujours. Le germe de cette fausse théorie des droits de l’homme est dans les passions du cœur humain, qui sont toujours les mêmes et qui n’attendent pour se reproduire que des circonstances semblables. Voyez ce qui s’est passé récemment dans l’Amérique Espagnole, dans la province des Caracas : aussitôt que l’insurrection a été en force, les insurgents ont fait une déclaration de droits, sinon dans les mêmes termes, au moins dans le même esprit que celle de l’Assemblée Nationale. Ainsi, quoique cette déclaration ait été retranchée du Code des lois françaises, elle conserve encore une place secrète dans le Code démocratique de l’opinion. J’ai vu, même en France, plusieurs personnes disposées à convenir qu’elle était dangereuse, sans cesser de croire qu’elle fût vraie ; et l’on ne doit pas se dissimuler que son anéantissement n’ait été plutôt l’ouvrage de la force que celui de la conviction. Si l’on peut ôter cette arme aux enthousiastes politiques, il faut le faire pendant qu’ils sont faibles, car il est trop tard quand ils sont en force. C’est ainsi qu’on choisit le moment où les eaux sont basses pour rétablir les digues, après que la violence d’un torrent les a renversées. D’ailleurs, cette Déclaration renferme un extrait ou une essence des erreurs promulguées par les premiers écrivains du siècle. S’il fallait restituer à chacun ce qui lui appartient, on verrait dans cette compilation les membres épars de Mabli, de Rousseau, de Raynal, de Condorcet, de Diderot, de Price, de Priestley et de beaucoup d’autres. Mais ces faux principes, sanctionnés par l’Assemblée Nationale, ont un caractère de solennité qui leur manque dans ces écrivains. Ce qui n’est chez eux que la théorie d’un individu, est ici un énoncé légal. Attaquer cette Déclaration, c’est donc combattre ces erreurs rangées en phalange ; c’est rencontrer tous les ennemis du bon Principe dans un même camp, et leur livrer une bataille plus décisive. Ce vœu d’un Empereur, de trouver tous ses adversaires sous une seule tête pour l’abattre d’un même coup, se réalise jusqu’à un certain point dans ce travail de l’Assemblée Nationale.
5Si l’on objectait contre cet écrit que la plupart des observations roulent sur des critiques verbales, je répondrais que dans un roman, dans un discours académique, les mots ne sont que des mots, et que les termes impropres sont sans conséquence, – mais que dans les lois, et surtout dans les principes fondamentaux des lois, les mots sont des choses, et que des termes impropres, qui font naître des idées fausses, peuvent conduire à des calamités nationales. Je ne connais rien de plus juste que cette pensée d’un écrivain français « que ce qu’il y avait eu d’absurde dans la révolution a conduit à ce qu’il y avait eu d’atroceI ».
6On approuve la critique littéraire qui analyse avec la plus grande rigueur les expressions d’un Poète : on se fait un mérite de relever un mot superflu, un terme obscur, un tour équivoque ; et celui qui démêle les fautes les plus légères est censé contribuer au perfectionnement de l’art.
7Combien cette critique verbale n’est-elle pas plus utile appliquée au style des lois ? Puis-je savoir autrement que par la valeur des mots ce que la loi me commande ou me défend ? Est-ce perdre son temps que de montrer aux Législateurs combien il est difficile de s’exprimer correctement, combien il leur importe de ne dire ni plus ni moins que ce qu’ils veulent, de produire une idée juste qui n’ait pas besoin de commentaire.
8Fût-on même déjà convaincu que cette Déclaration renferme une doctrine erronée, on pourrait en lire la réfutation avec profit, comme un exercice de logique. Il y a bien de la différence entre sentir le faux et le démêler. On voit ici, ce me semble, en quoi consiste l’art de mettre dans son jour une fausseté captieuse. Il s’agit d’abord d’observer si une proposition qui paraît simple, n’en renferme pas plusieurs, de les séparer, de les examiner l’une après l’autre. C’est en les simplifiant qu’on se met sur la route pour réfuter ce qui doit l’être ; car ce qui sauve ces propositions complexes, c’est un mélange de vrai qui fait passer le faux, ou une obscurité qui naît de la complication. – Il faut voir si les mots principaux ont été bien définis, si on ne les prend pas dans un sens arbitraire ou qui les détourne de leur signification usitée ; car c’est là le grand secret pour tromper des lecteurs inattentifs, ou pour séduire ceux qui se croient plus fins quand ils affectent d’entendre les termes les plus ordinaires dans un sens mystérieux.
9C’est ici un ouvrage de controverse ; cependant il tourne plus à la paix qu’à la dispute, parce qu’il attaque un système dogmatique qui exclut tout raisonnement, et qu’il est fait pour ramener au principe de l’utilité générale, le seul sur lequel on puisse établir une manière de raisonner commune.
10[...]
Commentaire du préambule
Observations
11Le premier défaut de ce préambule est dans le titre. Des Législateurs Français devaient déclarer les droits des Français, mais les Français ne paraissent ni dans le frontispice de l’ouvrage ni dans l’ouvrage même. Ce qu’on déclare, ce sont les droits de l’homme et du citoyen. Par citoyens, nous devons entendre toutes les personnes engagées dans un Corps politique ; mais par hommes, en tant que distingués des citoyens, que devons-nous entendre ? toutes les personnes qui ne sont pas encore Membres d’une Société politique, ceux qui sont encore dans l’état de nature, ceux qui existent comme ceux qui n’existent pas, ceux en un mot qui, par la supposition même, ne peuvent avoir aucune connaissance de cette déclaration faite pour eux.
12On peut distinguer dans ce préambule deux parties : l’objet et les motifs.
13L’objet, c’est d’exposer les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ; c’est-à-dire des droits fondés sur la nature de l’homme, par conséquent essentiels à l’homme, sans lesquels il ne saurait exister sans cesser d’être ce qu’il est ; – des droits qu’il ne peut aliéner à aucun prix, pas même pour sauver sa vie ; – des droits dont on ne peut le priver sans commettre cette espèce de crime qu’on appelle violation des choses sacrées, ou sacrilège.
14Mais que deviendra cette assertion quand nous aurons prouvé, par un examen détaillé, que ces droits naturels, inaliénables et sacrés, n’ont jamais eu d’existence ; – que ces droits, qui doivent servir à diriger le Pouvoir Exécutif et Législatif, ne tendraient qu’à les égarer ; – qu’ils sont incompatibles avec le maintien d’une Constitution, – et que les citoyens, en les réclamant, ne réclameraient que l’anarchie ?
15Ces principes, dit le Préambule, sont simples et incontestables : voilà donc des dogmes positifs, des articles de foi politique, des articles consacrés, qu’il faut recevoir avec soumission, qu’il n’est plus permis d’examiner.
16Philosophie ! voilà ton premier pas. Abjurer l’emploi de la raison ! créer un symbole ! établir des maximes sans argument, des points de croyance sans discussion ! Accordez-nous ce que nous refusons à tout le monde. Accordez-nous que nous sommes infaillibles, et nous vous prouverons ensuite que nous ne nous sommes pas trompés.
17[...]
Art. II
18Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
Observations
19La confusion des idées est si grande dans tout cet article, qu’il est difficile d’y trouver un sens. Mais voici, je crois, les propositions qu’on peut en tirer.
201° Qu’il y a des droits antérieurs à l’établissement des Gouvernements : c’est la seule chose qu’on puisse entendre par droits naturels.
212° Que ces droits ne peuvent pas être abrogés par le Gouvernement : c’est l’unique sens qu’on puisse donner au mot imprescriptible.
223° Que les Gouvernements existants dérivent leur origine d’une association primitive, d’une convention.
23Examinons séparément ces trois propositions.
24La première est absolument fausse. Le fait est qu’il n’y a point de droits naturels – point de droits antérieurs à l’institution des Gouvernements. L’expression droit naturel est purement figurative ; et quand on veut lui donner un sens littéral, on tombe dans des erreurs qui ne sont pas simplement des erreurs spéculatives, mais des erreurs pernicieusesII.
25Nous savons ce que c’est que vivre sans Gouvernement. Nous avons des relations de plusieurs tribus sauvages qui sont restées dans un état d’indépendance, qui n’a point de chefs et point de lois. Mais nous savons aussi que là où il n’y a point de lois, il n’y a point de droits, point de sûreté, point de propriété. Le sauvage peut posséder quelque chose, mais ce n’est qu’une possession immédiate et incertaine, qui ne dure qu’autant qu’on ne la lui dispute pas ou qu’il peut la défendre. Mais un droit suppose une garantie, une jouissance future aussi bien que présente.
26Un droit d’une part sans une obligation exigible de l’autre, est une pure chimère ; or, il n’y a point de droit dans l’état de nature, parce qu’on ne peut rien exiger ; la liberté y est parfaite, si l’on veut, en tant qu’elle n’a point de frein régulier de la part d’un Gouvernement ; mais elle est extrêmement incertaine, en tant qu’elle est soumise à l’oppression continuelle du plus fort. À en juger par analogie, et même par quelques traces historiques, les anciens habitants de l’Europe ont été longtemps dans cet état : point de Gouvernement, par conséquent point de droits ; une vie précaire, une existence du jour au jour, une possession momentanée, de longues privations et toutes les habitudes farouches de la crainte. Dans le même état que les animaux, ils étaient au-dessous d’eux en fait de bonheur, car il n’y avait pas plus de sûreté pour l’homme que pour la brute, et l’homme avait de plus que la brute, la prévoyance du mal et le sentiment de l’insécurité.
27Ce malheur même était le germe de la civilisation. Plus on souffrait dans un état de choses où il n’y avait point de droits, plus il y avait de raisons pour désirer l’existence de ces droits : mais des raisons pour désirer l’établissement des droits, ne sont pas des droits. Les besoins ne sont pas les moyens. La faim n’est pas l’aliment. Ceux qui parlent de droits naturels tombent donc dans la pétition de principe la plus grossière. S’il y avait eu des lois toutes faites, qu’est-ce qui aurait pu conduire à en faire ? S’il y avait eu des droits naturels, ils auraient agi sur les hommes comme l’instinct sur les abeilles, qui ne peuvent pas s’en écarter.
28Comment des Législateurs avaient-ils pu méconnaître qu’en ceci le langage de la vérité était le plus propre à faire aimer aux hommes le Gouvernement et les lois, à mettre sous les yeux des peuples l’immense bienfait de la législation, à leur faire haïr le désordre et l’anarchie qui les ramènent vers cet état de nature où tous sont ennemis de tous ? Il fallait leur montrer, au contraire, que ces droits, ces nobles droits qui s’étendent sur toute la vie, qui unit les générations, qui protègent les faibles contre les forts, sont uniquement l’œuvre des lois, l’œuvre de la société, le prix de l’obéissance générale au Gouvernement, la récompense de la subordination, récompense infiniment supérieure au sacrifice qu’elle exige.
292. Si la notion des droits naturels est fausse, celle des droits imprescriptibles tombe nécessairement. Il n’y en a point de tels, il ne doit point y en avoir. Plus les lois approcheront de la perfection, moins elles seront sujettes à des changements ; mais il ne doit point y avoir de lois irrévocables, tant que les choses humaines sont soumises à des circonstances qui varient.
30Quel est le langage de la raison sur ce sujet ? La raison dit que le bonheur public étant l’unique principe à consulter dans l’établissement des droits, il n’en est aucun qui ne doive être maintenu, tant qu’il est avantageux à la société, aucun qui ne doive être aboli, dès qu’il lui devient nuisible.
31Il faut considérer chaque droit à part, son avantage et son désavantage spécifique. Entasser tous les droits ensemble, c’est se mettre hors d’état d’assigner leur valeur séparée et de faire entre eux les distinctions convenables.
32Droits imprescriptibles ! Si ce langage décèle l’ignorance, il décèle encore plus la présomption ; car déclarer des droits imprescriptibles, c’est annoncer qu’on veut enchaîner ses successeurs, et imprimer à ses lois le caractère de la perpétuité. « En nous réside la perfection de la probité et de la sagesse : notre volonté doit régner sans contrôle et même après que nous ne serons plus. Les générations qui doivent nous suivre seront moins capables que nous de juger de ce qui leur convient. C’est à nous à leur prescrire les droits éternels. Il suffit que notre volonté les déclare. Celui qui proposera de les altérer, rebelle à l’Assemblée Nationale, sera coupable d’un attentat contre la nature : il faut le dévouer à la haine du genre humain comme l’ennemi de ses semblables. »
33Tel est le fanatisme renfermé dans ces fausses notions de droits naturels et de droits imprescriptibles. C’est le despotisme de l’opinion contre le raisonnement. C’est précisément le langage de Mahomet : « Pense comme moi, ou meurs. »
343. Attribuer l’origine des Gouvernements à une association volontaire, c’est une supposition qui, peut-être, a pu se réaliser dans certaines circonstances, et que l’on conçoit du moins comme possible, par exemple, dans le cas d’une colonie naissante. Mais, dans le fait, nous ne connaissons point de pareille origine. Tous les Gouvernements dont nous avons l’histoire ont commencé par la force et se sont établis graduellement par l’habitude, exceptée quelques États qui se sont émancipés d’eux-mêmes et qui se sont donné des lois. Au reste, la fiction d’un contrat n’est bonne à rien ; elle ne sert qu’à faire naître des questions qui égarent les esprits et les éloignent du vrai sujet à examiner.
35En effet, qu’importe comment les Gouvernements se sont formés. Je ne connais pas de dispute plus oiseuse. Qu’ils aient commencé par une bande de voleurs ou par une agrégation de bergers, par une conquête violente ou par une réunion volontaire, le bonheur de la société ne doit-il pas être également l’unique objet de ceux qui gouvernent ? L’intérêt des hommes n’est-il pas le même dans les Monarchies et dans les Républiques ? Le Gouvernement n’a-t-il pas les mêmes devoirs moraux à Pékin qu’à Philadelphie ?
36[...]
William Godwin (1756-1836)
37Souvent cité pour ses relations avec Paine ou Blake, pour son mariage avec Mary Wollstonecraft, elle-même auteur d’une Défense des droits de la femme, et dont allait naître la future épouse de Shelley, Mary Shelley, auteur de Frankenstein, Godwin l’est moins aujourd’hui pour son œuvre propre, pourtant multiple, importante, et célèbre dès sa parution. L’Enquête sur la justice politique et son influence sur la morale et le bonheur, qui connut trois éditions, et le roman qui, en un sens, en est le pendant, Caleb Williams, en sont les deux pièces maîtresses.
38Au-delà de la réponse à Burke et du rapport à l’événement, dont chaque édition portera d’ailleurs la marque, l’Enquête... est un véritable traité qu’on ne peut réduire ni à ses présupposés utilitaristes (souvent proches de ceux de Bentham) ni à ses conclusions anarchistes et à sa critique des gouvernements, ou à sa théorie de la propriété. Le concept de justice y joue le rôle d’un pivot, en désignant à la fois une vertu individuelle et un principe politique. On en verra un exemple à travers le chapitre sur les droits proposés ici : les critiquant au nom d’une morale qui mêle une définition utilitaire et la référence à une idée quasi platonicienne de la justice, Godwin débouche sur une défense de ce que l’on pourrait appeler l’ingérence morale individuelle et collective, et les droits se voient réintégrés au prix d’une distinction que ne comportait pas la première édition entre droits « actifs et passifs », dans une critique politique qui anticipe aussi la question des droits sociaux.
39On aurait pu retenir ici une double version de ce chapitre : celle traduite par Benjamin Constant sur la deuxième édition, avec les arrangements du traducteur2, et celle de la dernière édition, jamais traduite en français. La comparaison des deux serait doublement instructive, sur l’évolution de Godwin, et le commentaire de Constant. Faute de place, nous ne pouvons qu’y renvoyer.
40Sur Godwin, on peut se reporter (outre l’ouvrage de Halévy cité plus haut) en français à : René Berthier, « Révolution et contre-révolution en Angleterre, Godwin et Burke », in Les Anarchistes et la Révolution française, éd. du Monde libertaire, 1990 ; Benjamin Constant, « De Godwin et de son ouvrage sur la Justice politique », in De la liberté chez les modernes, éd. Gauchet, Pluriel, 1980.
Enquête sur la justice politique
41(texte de la troisième édition, 1798)
Livre II, ch. V : des droits
42Les droits de l’homme, comme bien d’autres questions politiques et morales, ont fait l’objet d’une dispute aiguë et opiniâtre, du fait d’un énoncé confus et imprécis du problème, plus que de quelque difficulté considérable qui lui serait propre.
43Réels ou supposés, les droits de l’homme sont de deux sortes, actifs ou passifs ; le droit, dans certains cas, de faire ce qui nous plaît ; et le droit qui est le nôtre au soutien et à l’assistance des autres hommes.
44Pour les premiers, une juste philosophie nous conduira probablement à les détruire dans leur universalité.
45Il n’est pas de sphère supposée d’action, pour un être humain, où une manière de procéder ne soit, dans chaque cas, plus raisonnable que toutes les autres. C’est de cette manière que l’être humain est tenu, par tous les principes de la justice, de poursuivre son action.
46La moralité n’est rien d’autre que le système qui nous apprend à contribuer, en toute occasion, dans la mesure de notre pouvoir, au bien-être et au bonheur de chaque existence intellectuelle et sensible. Mais il n’est pas d’action dans notre vie qui n’affecte en quelque façon ce bonheur. Notre propriété, notre temps, et nos facultés, peut tous êtres mis à contribution à cette fin. Les périodes que l’on ne peut passer à produire activement du bonheur, peuvent l’être à le préparer. Il n’y a pas une seule de nos occupations ou de nos distractions qui, par ses effets, ne nous rende plus ou moins apte à contribuer pour notre part à l’utilité générale. Dès lors, si chacune de nos actions rentre dans le domaine de la morale, il suit que nous n’avons aucun droit à intervenir dans leur choix. Personne ne soutiendra que nous avons le droit d’outrepasser les décrets de la moralité. [...]
47Peu de choses ont plus sapé l’énergie et la vertu de l’espèce humaine que la supposition selon laquelle nous avons un droit, comme on a pu le dire, à faire ce que nous voulons de ce qui est à nous. C’est ainsi que l’avare, qui accumule sans but ce dont la diffusion aurait conduit au bien-être de milliers d’hommes, le luxurieux, qui se vautre dans les douceurs tout en voyant de nombreuses familles dépérir autour de lui dans la mendicité, ne manque jamais de nous parler de leurs droits, et de faire taire les critiques ou d’apaiser la censure de leur propre esprit, en observant « qu’ils sont venus honnêtement en possession de leur richesse, qu’ils n’ont pas de dettes, et qu’en conséquence, personne n’a autorité pour enquêter sur leur manière privée de disposer de ce qui leur appartient ». En réalité, nous n’avons rien qui, à strictement parler, soit à nous en propre. Nous n’avons rien qui n’ait sa destination prescrite par la voix immuable de la raison et de la justice, et dans l’usage duquel, si nous contournons cette destination, nous ne nous attirions une certaine part de culpabilité. [...] Les pires conséquences ont toujours suivi, quel que soit le rang ou le domaine, lorsque les hommes ont supposé que leurs affaires personnelles étaient dans tous les cas tellement sacrées, qu’à l’exception d’eux-mêmes, chacun était tenu d’être aveugle et sourd en tout ce qui les concerne. [...]
48Il est à peine nécessaire d’ajouter que, si les individus n’ont pas de droits, la société n’en a pas non plus, elle qui ne possède rien d’autre que ce que les individus ont apporté aux ressources communes. L’absurdité de l’opinion courante est plus évidente encore à ce sujet, que dans la perspective précédente. Si l’on en croit le sentiment usuel, le moindre club qui se réunit dans un but civil, la moindre congrégation qui se réunit pour le culte de Dieu, a un droit qui l’autorise à établir les mesures ou les cérémonies les plus ridicules ou détestables, pourvu qu’elles n’interfèrent pas avec la liberté des autres. La raison se met à genoux à leurs pieds ; ils ont le droit de la piétiner et de l’insulter selon leur bon plaisir. C’est dans le même esprit qu’on nous a appris que chaque nation avait un droit à choisir sa forme de gouvernement. Un auteur pourtant précis et original a probablement été égaré par la phraséologie courante sur cette question, lorsqu’il a affirmé que « à un moment où ni le peuple de France, ni l’Assemblée nationale ne se préoccupaient des affaires d’Angleterre ou du parlement anglais, M. Burke se conduisait de façon impardonnable, en les attaquant le premier sans provocation de leur partI ».
49De l’imperfection humaine, il résulte certes, inévitablement, que les hommes, et les sociétés composées d’hommes doivent prendre modèle dans leur conduite sur le meilleur jugement qu’ils sont en mesure de former par eux-mêmes, que celui-ci soit juste ou erroné. Mais, de même que faire quoi que ce soit au détriment du bonheur général ne peut être un devoir, comme on l’a montré plus hautII, de même, il apparaît de manière tout aussi évidente que ce ne peut être non plus un droit. Il n’y a pas de proposition plus absurde que d’affirmer le droit (right) de commettre un tort (wrong). Une erreur de ce genre a mené aux conséquences les plus pernicieuses dans les affaires publiques et politiques. On ne peut trop répéter que les sociétés et les communautés composées d’hommes ne sont en aucun cas dotées du pouvoir d’établir l’absurdité et l’injustice ; que la voix du peuple n’est pas, comme on l’a parfois ridiculement prétendu, « la voix de la vérité de Dieu » ; et que même le consentement universel ne peut transformer ce qui est un tort (wrong) en ce qui est droit (right). L’individu le plus insignifiant devrait se sentir libre de critiquer les décisions de la plus auguste assemblée ; et les autres hommes sont tenus en justice de l’écouter, en proportion de la profondeur de ses raisons, et de la force de ses remarques, et non des avantages accessoires qu’il peut dériver de son rang ou de son importance extérieure. Le forum le plus peuplé, ou le sénat le plus vénérable, ne peut faire d’une proposition une règle de justice, si elle ne l’était pas essentiellement, avant leur décision. Ils peuvent seulement interpréter et énoncer cette loi, qui dérive sa validité réelle d’une autorité plus haute et moins variable. Si nous nous soumettons à leurs décisions dans des cas où nous ne sommes pas convaincus de leur rectitude, cette soumission est une simple affaire de prudence ; un homme raisonnable déplorera l’événement (emergence), tout en cédant devant la nécessité. Si des hommes réunis en congrégation décident unanimement de se couper la main droite, de fermer les oreilles devant toute libre investigation, ou d’affirmer que deux et deux font seize dans telle ou telle occasion, ils ont tort dans tous ces cas, et doivent être critiqués sans équivoque, pour avoir usurpé une autorité qui ne leur appartient pas. On doit leur dire : « Messieurs, vous n’êtes pas, malgré ce que l’ivresse du pouvoir vous a fait imaginer, tout-puissants ; il est une autorité plus haute que la vôtre, à laquelle vous êtes tenus de vous conformer en tout point. » Aucun homme, même seul au monde, n’aurait le droit de se rendre impotent ou malheureux.
50C’en est assez pour ce qui est des droits actifs de l’homme : s’il y a quelque force dans les arguments qui précèdent, les voilà tous surpassés et annulés par les titres supérieurs de la justice. Quant à ses droits passifs, une fois débarrassés des ambiguïtés liées au mélange et à la confusion entre ces deux rubriques, on verra probablement qu’ils prêtent bien peu à controverse.
51Tout d’abord, on dit que l’homme possède un droit à la vie et à la liberté personnelle. Cette proposition, si on l’admet, ne peut être admise qu’avec de grandes réserves. L’homme n’a pas de droit sur sa vie, lorsque son devoir l’appelle à la sacrifier. Les autres hommes sont tenus (il serait impropre si l’on veut parler strictement, sur la base des explications qui précèdent, de dire qu’ils en ont le droit) de le priver de sa vie ou de sa liberté, s’il devait apparaître que c’était absolument nécessaire pour prévenir un plus grand mal. Mais on comprendra mieux ce que signifient les droits passifs de l’homme avec l’éclaircissement suivant.
52Tout homme a une certaine sphère à sa discrétion, dont il est en droit d’attendre de ses voisins qu’ils ne l’enfreignent pas. Ce droit suit de la nature même de l’homme. Premièrement, les hommes sont faillibles : aucun d’entre eux ne peut ériger son jugement en modèle des autres de façon justifiée. Nous n’avons pas de juge infaillible dans nos controverses ; chaque homme, selon ce qu’il en appréhende, agit droitement (is right) dans ses décisions ; et nous ne pouvons trouver de façon satisfaisante d’ajuster les prétentions concurrentes. Si chacun avait envie d’imposer son sentiment aux autres, on en viendrait à une controverse de force, et non plus de raison. Deuxièmement, même si nous avions un critère infaillible, nous n’y gagnerions rien, s’il n’est pas reconnu tel par tous. À supposer que je sois préservé de toute erreur possible, ce n’est pas le bien, mais le mal, qui serait accru en imposant mes vérités infaillibles à mon voisin et en requérant sa soumission indépendamment de toute conviction que je pourrais susciter dans son entendement. L’homme est un être qu’on ne pourra jamais prendre comme objet de juste approbation, au-delà de son indépendance propre. Il doit consulter sa propre raison, tirer ses propres conclusions, et se conformer consciencieusement à ses idées concernant ce qui est approprié. Sans cela, il ne sera jamais actif, réfléchi, résolu, ni généreux.
53[...]
54C’est sur ce principe qu’est fondé ce que l’on appelle communément le droit de propriété. Tout ce qui entre en ma possession, sans violence envers aucun autre homme, ou envers les institutions de la société, est ma propriété. De cette propriété, d’après les principes établis plus haut, je n’ai aucun droit de disposer selon mon caprice ; le moindre shilling a un usage approprié selon les lois de la moralité ; pourtant, aucun homme ne peut être justifié, dans les cas ordinaires au moins, s’il me l’extorque par la force. Quand les lois de la moralité seront clairement comprises, qu’on entendra universellement leur excellence, et qu’on verra qu’elles coïncident avec l’avantage privé de chacun, l’idée de la propriété, en ce sens, demeurera, mais aucun homme n’aura le moindre désir, par ostentation ou par luxe, de posséder plus que ses voisins.
55Il y a une seconde branche de droits passifs de l’homme, qui consiste dans les droits que possède chaque homme à l’assistance de son voisin. Il sera éclairci plus loin3.
Benjamin Constant (1767-1830)
56La vie et l’œuvre de Benjamin Constant, comme celles de Mme de Staël, à qui il fut lié à partir de 1795, sont celles d’un acteur, d’un témoin et d’un théoricien des événements politiques de son temps. Rallié à la Révolution puis au Directoire, il suit Mme de Staël en Suisse où il était né, dans son opposition à Napoléon, et entretient dès lors des relations intellectuelles (Bentham, Godwin, mais aussi Kant, Mackintosh, Sismondi, et bien d’autres) avec toute l’Europe. Député en 1819, sa réputation ne cesse de croître jusqu’à sa mort, en 1830, et ses funérailles nationales.
57Si les grandes œuvres politiques publiées de Benjamin Constant paraissent après 1814, il n’a cessé cependant dès 1793 de mettre en place les grands principes de sa philosophie politique et constitutionnelle (comme en témoignent les écrits de 1810 récemment réédités mais aussi par exemple la traduction de Godwin). Constant est aussi l’auteur d’un roman célèbre, Adolphe (1816), et d’un vaste traité sur la religion restée inachevée. De cette œuvre où s’élaborent les principes du libéralisme sur des fondements juridiques et historiques autant que sur une opposition à des régimes et des pratiques jugés inacceptables, nous n’avons retenu ici, dans le cadre du débat inauguré par Bentham, qu’une note de 1818 sur « les droits individuels », où Constant défend le principe de droits individuels contre le principe d’utilité et le positivisme juridique du philosophe anglais. Il n’accepte pas pour autant les « droits de l’homme », si l’on entend par là autre chose que les droits politiques que laisse à l’individu la liberté politique moderne dans sa vie privée. Si la position de Constant, en elle-même, n’est pas exempte de difficultés, ce sont celles mêmes des droits de l’homme dans l’élaboration du libéralisme moderne.
58Sur Constant : Paul Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine, A. Colin, 1966 ; Marcel Gauchet, édition et préface, De la liberté chez les modernes, écrits politiques, Hachette, 1980 ; A. Jardin, Histoire du libéralisme politique, Hachette, 1985 ; Benjamin Constant, Mme de Staël et le groupe de Coppet, éd. E. Hoffmann, Lausanne/Oxford, 1982.
59Voir aussi : Fragment d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une constitution républicaine dans un grand pays, Aubier, 1991 ; de Mme de Staël (textes que nous n’avons pu retenir ici), Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la république en France, 1798, Droz, 1979 ; Considérations sur la Révolution française, 1818, Tallandier, 1983.
Des droits individuels (1818)
60Note ajoutée à la réédition des Réflexions sur les constitutions
61Un écrivain très recommandable par la profondeur, la justesse et la nouveauté de ses pensées, Jérémie Bentham, s’est élevé récemment contre l’idée des droits et surtout contre celle de droits naturels, inaltérables ou imprescriptibles ; il a prétendu que cette notion n’était propre qu’à nous égarer, et qu’il fallait mettre à sa place celle de l’utilité, qui lui paraît plus simple et plus intelligible.
62Comme la route qu’il a préférée l’a conduit à des résultats parfaitement semblables aux miens, je voudrais ne pas discuter contre sa terminologie. Je suis pourtant forcé de la combattre ; car le principe d’utilité, tel que Bentham nous le présente, me semble avoir les inconvénients communs à toutes les locutions vagues ; et il a de plus son danger particulier.
63Nul doute qu’en définissant convenablement le mot d’utilité, l’on ne parvienne à tirer de cette notion précisément les mêmes conséquences que celles qui découlent du droit naturel et de la justice. En examinant avec attention toutes les questions qui paraissent mettre en opposition ce qui est utile et ce qui est juste, on trouve toujours que ce qui n’est pas juste n’est jamais utile. Mais il n’en est pas moins vrai que le mot d’utilité, suivant l’acceptation vulgaire, rappelle une notion différente de celle de la justice ou du droit. Or, lorsque l’usage et la raison commune attachent à ce mot une signification déterminée, il est dangereux de changer cette signification. On explique vainement ensuite ce qu’on a voulu dire ; le mot reste, et la signification s’oublie.
64« On ne peut, dit Bentham, raisonner avec des fanatiques armés d’un droit naturel, que chacun entend comme il lui plaît, et applique comme il lui convient. » Mais, de son aveu même, le principe d’utilité est susceptible de toutes autant d’interprétations et d’applications contradictoires. « L’utilité, dit-il, a été souvent mal appliquée ; entendue dans un sens étroit, elle a prêté son nom à des crimes. Mais on ne doit pas rejeter sur le principe les fautes qui lui sont contraires, et que lui seul peut servir à rectifier. » Comment cette apologie s’appliquerait-elle à l’utilité, et ne s’appliquerait-elle pas au droit naturel ? Le principe de l’utilité a ce danger de plus que celui du droit, qu’il réveille dans l’esprit des hommes l’espoir d’un profit et non le sentiment d’un devoir. Or, l’évaluation d’un profit est arbitraire : c’est l’imagination qui en décide. Mais ni ses erreurs, ni ses caprices ne sauraient changer la notion du devoir. Les actions ne peuvent pas être plus ou moins justes, mais elles peuvent être plus ou moins utiles. En nuisant à mes semblables, je viole leurs droits ; c’est une vérité incontestable : mais si je ne juge cette violation que par son utilité, je puis me tromper dans ce calcul, et trouver de l’utilité dans cette violation. Le principe de l’utilité est par conséquent bien plus vague que celui du droit normal. Loin d’adopter la terminologie de Bentham, je voudrais, le plus possible, séparer l’idée du droit de la notion de l’utilité. Ce n’est, comme je l’ai déjà dit, qu’une différence de rédaction ; mais elle est plus importante qu’on ne pense.
65Le droit est un principe, l’utilité n’est qu’un résultat. Le droit est une cause, l’utilité n’est qu’un effet. Vouloir soumettre le droit à l’utilité, c’est vouloir soumettre les règles éternelles de l’arithmétique à nos intérêts de chaque jour.
66Sans doute il est utile, pour les transactions des hommes entre eux, qu’il existe entre les nombres des rapports immuables : mais si l’on prétendait que ces rapports n’existent que parce qu’il est utile que cela soit ainsi, l’on ne manquerait pas d’occasions où l’on prouverait qu’il serait infiniment plus utile de faire plier ces rapports. L’on oublierait que leur utilité constante vient de leur immuabilité ; et, cessant d’être immuables, ils cesseraient d’être utiles. Ainsi l’utilité, pour avoir été trop favorablement traitée en apparence, et transformée en cause, au lieu qu’elle doit rester effet, disparaîtrait bientôt totalement elle-même. Il en est ainsi de la morale et du droit. Vous détruisez l’utilité par cela seul que vous la placez au premier rang. Ce n’est que lorsque la règle est démontrée, qu’il est bon de faire ressortir l’utilité qu’elle peut avoir.
67Je le demande à l’auteur même que je réfute. Les expressions qu’il veut nous interdire ne rappellent-elles pas des idées plus fixes et plus précises que celles qu’il prétend leur substituer ? Dites à un homme : « Vous avez droit de n’être pas mis à mort ou dépouillé arbitrairement », vous lui donnez un bien autre sentiment de sécurité et de garantie que si vous lui dites : « Il n’est pas utile que vous soyez mis à mort, ou dépouillé arbitrairement. » On peut démontrer, et je l’ai déjà reconnu, qu’en effet cela n’est jamais utile. Mais en parlant du droit, vous présentez une idée indépendante de tout calcul. En parlant de l’utilité, vous semblez inviter à remettre la chose en question en la soumettant à une vérification nouvelle.
68« Quoi de plus absurde, s’écrie l’ingénieux et savant collaborateur de Bentham, M. Dumont de Genève, que des droits inaliénables qui ont toujours été aliénés, des droits imprescriptibles qui ont toujours été prescrits ! » Mais en disant que ces droits sont inaliénables ou imprescriptibles, on dit simplement qu’ils ne doivent pas être aliénés, qu’ils ne doivent pas être prescrits. On parle de ce qui doit être, non de ce qui est.
69Bentham, en réduisant tout au principe de l’utilité, s’est condamné à une évaluation forcée de ce qui résulte de toutes les actions humaines, évaluation qui contrarie les notions les plus simples et les plus habituelles. Quand il parle de la fraude, du vol, etc., il est obligé de convenir que, s’il y a perte d’un côté, il y a gain de l’autre ; et alors son principe, pour repousser des actions pareilles, c’est que bien de gain n’est pas équivalent à mal de perte. Mais le bien et le mal étant séparés, l’homme qui commet le vol trouvera que son gain lui importe plus que la perte d’autrui. Toute idée de justice étant mise hors de la question, il ne calculera plus que le gain qu’il fait ; il dira : « Gain pour moi est plus qu’équivalent à perte d’autrui. » Il ne sera donc retenu que par la crainte d’être découvert. Tout motif moral est anéanti par ce système,
70En repoussant le premier principe de Bentham, je suis loin de méconnaître le mérite de cet écrivain : son ouvrage est plein d’idées neuves et de vues profondes ; toutes les conséquences qu’il tire de son principe sont des vérités précieuses en elles-mêmes. C’est que ce principe n’est faux que par sa terminologie : dès que l’auteur parvient à s’en dégager, il réunit dans un ordre admirable les notions les plus saines sur l’économie politique, sur les précautions que doit prendre le gouvernement pour n’intervenir dans les affaires des individus que lorsque cela est indispensable, sur la population, sur la religion, sur le commerce, sur les lois pénales, sur la proportion des châtiments aux délits ; mais il lui est arrivé, comme à beaucoup d’auteurs estimables, de prendre une rédaction pour une découverte, et de tout sacrifier à cette rédaction.
71Je suis donc resté fidèle à la manière de parler usitée, parce qu’au fond je crois qu’elle est plus exacte, et aussi parce que je crois qu’elle est plus intelligible.
72J’établis que les individus ont des droits, et que ces droits sont indépendants de l’autorité sociale, qui ne peut leur porter atteinte sans se rendre coupable d’usurpation.
73Il en est de l’autorité comme de l’impôt ; chaque individu consent à sacrifier une partie de sa fortune pour subvenir aux dépenses publiques, dont le but est de lui assurer la jouissance paisible de ce qu’il conserve ; mais si l’État exigeait de chacun la totalité de sa fortune, la garantie qu’il offrirait serait illusoire, puisque cette garantie n’aurait plus d’application. De même chaque individu consent à sacrifier une partie de sa liberté pour assurer le reste ; mais si l’autorité envahissait toute sa liberté, le sacrifice serait sans but.
74Cependant, quand elle envahit, que faut-il faire ? Nous arrivons à la question de l’obéissance à la loi, l’une des plus difficiles qui puissent attirer l’attention des hommes. Quelque décision que l’on hasarde sur cette matière, on s’expose à des difficultés insolubles. Dira-t-on qu’on ne doit obéir aux lois qu’autant qu’elles sont justes ? On autorisera les résistances les plus insensées ou les plus coupables ; l’anarchie sera partout. Dira-t-on qu’il faut obéir à la loi, en tant que loi, indépendamment de son contenu et de sa source ? On se condamnera à obéir aux décrets les plus atroces et aux autorités les plus illégales.
75[...]
76L’obéissance à la loi est un devoir ; mais, comme tous les devoirs, il n’est pas absolu, il est relatif ; il repose sur la supposition que la loi part d’une source légitime, et se renferme dans de justes bornes. Ce devoir ne cesse pas, lorsque la loi ne s’écarte de cette règle qu’à quelques égards. Nous devons au repos public beaucoup de sacrifices ; nous nous rendrions coupables aux yeux de la morale, si, par un attachement trop inflexible à nos droits, nous troublions la tranquillité, dès qu’on nous semble, au nom de la loi, leur porter atteinte. Mais aucun devoir ne nous lie envers des lois telles que celles que l’on faisait, par exemple, en 1793, ou même plus tard, et dont l’influence corruptrice menace les plus nobles parties de notre existence. Aucun devoir ne nous lierait envers des lois qui, non seulement restreindraient nos libertés légitimes, et s’opposeraient à des actions qu’elles n’auraient pas le droit d’interdire, mais qui nous en commanderaient de contraires aux principes éternels de justice ou de pitié, que l’homme ne peut cesser d’observer sans démentir sa nature.
77Le publiciste anglais que j’ai réfuté précédemment convient lui-même à cette vérité. « Si la loi, dit-il, n’est pas ce qu’elle doit être, faut-il lui obéir, faut-il la violer ? Faut-il rester neutre entre la loi qui ordonne le mal et la morale qui le défend ? Il faut examiner si les maux probables de l’obéissance sont moindres que les maux probables de la désobéissance. » Il reconnaît ainsi, dans ce passage, les droits du jugement individuel ; droits qu’il conteste ailleurs.
78La doctrine d’obéissance illimitée à la loi a fait sous la tyrannie, et dans les orages des révolutions, plus de maux, peut-être, que toutes les autres erreurs qui ont égaré les hommes. Les passions les plus exécrables se sont retranchées derrière cette forme, en apparence impassible et impartiale, pour se livrer à tous les excès. Voulez-vous rassembler, sous un seul point de vue, les conséquences de cette doctrine ? Rappelez-vous que les empereurs romains ont fait des lois, que Louis XI a fait des lois, que Richard III a fait des lois, que le comité de salut public a fait des lois.
79Il est donc nécessaire de bien déterminer quels droits le nom de loi, attaché à certains actes, leur donne sur notre obéissance, et, ce qui est encore différent, quels droits il leur donne à notre concours. Il est nécessaire d’indiquer les caractères qui font qu’une loi n’est pas une loi.
80La rétroactivité est le premier de ces caractères. Les hommes n’ont consenti aux entraves des lois que pour attacher à leurs actions des conséquences certaines, d’après lesquelles ils pussent se diriger, et choisir la ligne de conduite qu’ils voulaient suivre. La rétroactivité leur ôte cet avantage. Elle rompt la condition du traité social. Elle dérobe le prix du sacrifice qu’elle a imposé.
81Un second caractère d’illégalité dans les lois, c’est de prescrire des actions contraires à la morale. Toute loi qui ordonne la délation, la dénonciation, n’est pas une loi ; toute loi portante atteinte à ce penchant qui commande à l’homme de donner un refuge à quiconque lui demande asile, n’est pas une loi. Le gouvernement est institué pour surveiller ; il a ses instruments pour accuser, pour poursuivre, pour découvrir, pour livrer, pour punir ; il n’a point le droit de faire retomber sur l’individu, qui ne remplit aucune mission, ces devoirs nécessaires, mais pénibles. Il doit respecter dans les citoyens cette générosité qui les porte à plaindre et à secourir, sans examen, le faible frappé par le fort.
82C’est pour rendre la pitié individuelle inviolable, que nous avons rendu l’autorité publique imposante. Nous avons voulu conserver en nous les sentiments de la sympathie, en chargeant le pouvoir des fonctions sévères qui auraient pu blesser ou flétrir ces sentiments.
83Toute loi qui divise les citoyens en classes, qui les punissent de ce qui n’a pas dépendu d’eux, qui les rendent responsables d’autres actait que les leurs, toute loi pareille n’est pas une loi. Les lois contre les nobles, contre les prêtres, contre les pères des déserteurs, contre les parents des émigrés, n’étaient pas des lois.
84Voilà le principe : mais qu’on n’anticipe pas sur les conséquences que j’en tire. Je ne prétends nullement recommander la désobéissance. Qu’elle soit interdite, non par déférence pour l’autorité qui usurpe, mais par ménagement pour les citoyens que des luttes inconsidérées priveraient des avantages de l’état social. Aussi longtemps qu’une loi, bien que mauvaise, ne tend pas à nous dépraver ; aussi longtemps que l’autorité n’exige de nous que des sacrifices qui ne nous rendent ni vils ni féroces, nous y pouvons souscrire. Nous ne transigeons que pour nous. Mais si la loi nous prescrivait, comme elle l’a fait souvent durant des années de troubles, si elle nous prescrivait, dis-je, de fouler aux pieds et nos affections et nos devoirs ; si, sous le prétexte absurde d’un dévouement gigantesque et factice à ce qu’elle appelle tour à tour république ou monarchie, elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ; si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou même la persécution envers nos ennemis vaincus : anathème et désobéissance à la rédaction d’injustices et de crimes ainsi décorée du nom de loi !
85Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît injuste, c’est de ne pas s’en rendre l’exécuteur. Cette force d’inertie n’entraîne ni bouleversement, ni révolution, ni désordre ; et c’eût été certes un beau spectacle, si, quand l’iniquité gouvernait, on eût vu des autorités coupables rédiger en vain des lois sanguinaires, des proscriptions en masse, des arrêtés de déportation, et ne trouvant dans le peuple immense et silencieux qui gémissait sous leur puissance, nul exécuteur de leurs injustices, nul complice de leurs forfaits.
86Rien n’excuse l’homme qui prête son assistance à la loi qu’il croit inique ; le juge qui siège dans une cour qu’il croit illégale, ou qui prononce une sentence qu’il désapprouve ; le ministre qui fait exécuter un décret contre sa conscience ; le satellite qui arrête l’homme qu’il sait innocent, pour le livrer à ses bourreaux.
87La terreur n’est pas une excuse plus valable que les autres passions infâmes. Malheur à ces hommes éternellement comprimés, à ce qu’ils nous disent, agents infatigables de toutes les tyrannies existantes, dénonciateurs posthumes de toutes les tyrannies renversées ! On nous alléguait, à une époque affreuse, qu’on ne se faisait l’agent des lois injustes, que pour en affaiblir la rigueur, et que le pouvoir, dont on consentait à se rendre le dépositaire, aurait causé plus de mal encore s’il eût été remis à des mains moins pures. Transaction mensongère, qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans bornes ! Chacun marchandait avec sa conscience, et chaque degré d’injustice trouvait de dignes exécuteurs. Je ne vois pas pourquoi, dans ce système, on ne serait pas le bourreau de l’innocence, sous le prétexte qu’on l’étranglerait plus doucement.
88Et même, dans ce qu’ils nous disent, ces hommes nous trompent. Nous en avons eu d’innombrables preuves durant la Révolution. Ils ne se relèvent jamais de la flétrissure qu’ils ont acceptée ; jamais leur âme, brisée par la servitude, ne peut reconquérir son indépendance. En vain, par calcul, ou par complaisance, ou par pitié, nous feignons d’écouter les excuses qu’ils nous balbutient ; en vain nous nous montrons convaincus que, par un inexplicable prodige, ils ont retrouvé tout à coup leur courage longtemps disparu : eux-mêmes n’y croient pas. Ils ont perdu la faculté d’espérer d’eux-mêmes ; et leur tête, pliée sous le joug qu’elle a porté, se courbe d’habitude et sans résistance pour recevoir un joug nouveau.
Notes de bas de page
Notes de fin
1 Dans son important recueil : Essays on Bentham, Cambridge, 1982 ; voir son édition de l’Introduction..., Oxford ; et son livre Le Concept du droit, trad. fr., éd. Saint-Louis, Bruxelles.
2 Signalés par l’éditeur de cette traduction, B.P. Pollin, in B. Constant, De la justice politique, Presses de l’Université Laval, Québec, 1972. Voir aussi l’anthologie, citée plus haut, de M. Butler.
3 Livre VIII de l’Enquête.
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