Chapitre II. Droits de l’homme et Révolution française
p. 103-147
Texte intégral
Edmund Burke (1729-1797)
1Lorsque la Révolution française éclate, Burke a 60 ans et une œuvre de philosophe, de polémiste et d’orateur derrière lui. Celle-ci se caractérise à la fois par son hostilité à l’égard de la philosophie des Lumières, et son audace politique, notamment concernant l’Amérique et les Indes, et se laisse difficilement ramener à une idée simple. Sa réaction devant la Révolution française, telle qu’elle s’exprime dans les Réflexions sur la Révolution française, si elle étonne ses contemporains (voir par exemple, ici, le texte de Mackintosh) par sa condamnation radicale, n’en reprend pas moins dans ses motifs toute la complexité de sa pensée. Son intérêt ne vient pas seulement de son importance historique, dans l’événement même, mais aussi des enjeux qu’elle met en œuvre, et qui seront au centre des débats qui suivront au xixe siècle.
2Les Réflexions... surprennent par leur construction et leur style, qui tendent à faire argument par eux-mêmes. Sous l’apparence d’une lettre à un ami, qui évite d’en faire un traité, elles passent en revue l’état de la France dans tous les domaines. On a choisi de souligner ici la critique que Burke adresse aux droits de l’homme de l’intérieur de la tradition du droit naturel, à travers une vision conventionaliste de ces derniers ; la façon dont le reproche d’abstraction se lie à l’évocation des sentiments liés à l’Ancien Régime en tant que tel ; les principesthéâtraux qui guident Burke dans sa réflexion et sa description, et lient en elles esthétique et politique ; la critique générale des principes en politique. À ces extraits des Réflexions..., on a joint un extrait de l’Appel des whigs modernes aux whigs anciens, de 1791, qui articule clairement, autour de la notion de peuple, la théorie burkéenne des droits naturels, de l’histoire, et de la nation, qui donnent ensemble à sa réfutation des droits de l’homme toute sa portée, au-delà des aspects plus connus que sont sa critique de leur abstraction, ou son éloge des préjugés.
3Outre la lecture intégrale des Réflexions..., et des textes joints (dont est tiré l’extrait de l’Appel...) dans l’édition remarquable présentée par Philippe Raynaud (Hachette, 1989), on peut se reporter notamment en français à : Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, op. cit. ; Pierre Manent, Les Libéraux, éd. Pluriel ; Judith Schlanger, L’Enjeu et le débat, Denoël ; Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Plon, 1954 ; Michel Villey, Critique de la pensée juridique moderne, Dalloz, 1976 ; Bertrand Binoche, Critiques des droits de l’homme, PUF, 1989.
Réflexions sur la Révolution de France
4[...] Je suis aussi loin de dénier en théorie les véritables droits des hommes que de les refuser en pratique (en admettant que j’eusse en la matière le moindre pouvoir d’accorder ou de rejeter). En repoussant les faux droits qui sont mis en avant, je ne songe pas à porter atteinte aux vrais, et qui sont ainsi faits que les premiers les détruiraient complètement. Si la société civile est faite pour l’avantage de l’homme, chaque homme a droit à tous les avantages pour lesquels elle est faite. C’est une institution de bienfaisance ; et la loi n’est autre chose que cette bienfaisance en acte, suivant une certaine règle. Tous les hommes ont le droit de vivre suivant cette règle ; ils ont droit à la justice, et le droit de n’être jugés que par leurs pairs, que ceux-ci remplissent une charge publique ou qu’ils soient de condition ordinaire. Ils ont droit aux fruits de leur industrie, ainsi qu’aux moyens de faire fructifier celle-ci. Ils ont le droit de conserver ce que leurs parents ont pu acquérir ; celui de nourrir et de former leur progéniture ; celui d’être instruits à tous les âges de la vie et d’être consolés sur leur lit de mort. Tout ce qu’un homme peut entreprendre par lui-même sans léser autrui, il est en droit de le faire ; de même qu’il a droit à sa juste part de tous les avantages que procurent le savoir et l’effort du corps social. Dans cette association tous les hommes ont des droits égaux ; mais non à des parts égales. Celui qui n’a placé que cinq shillings dans une société a autant de droits sur cette part qu’en a sur la sienne celui qui a apporté cinq cents livres. Mais il n’a pas droit à un dividende égal dans le produit du capital total. Quant au droit à une part de pouvoir et d’autorité dans la conduite des affaires de l’État, je nie formellement que ce soit là l’un des droits directs et originels de l’homme dans la société civile ; car pour moi il ne s’agit ici que de l’homme civil et social, et d’aucun autre. Un tel droit ne peut relever que de la convention.
5Si la société civile est le produit d’une convention, cette convention doit être sa loi ; elle doit limiter et informer toute constitution à laquelle elle préside. Il n’est pas de pouvoir législatif, judiciaire ou exécutif qui ne soit sa créature. Aucune forme de pouvoir ne peut avoir d’existence dans un autre ordre de choses ; comment donc pourrait-on se prévaloir des conventions de la société civile pour revendiquer des droits qui ne supposent même pas l’existence d’une telle société ? des droits qui sont absolument incompatibles avec celle-ci ? Un des premiers objets de la société civile, objet qui devient une de ses règles fondamentales, est que personne ne soit juge de sa propre cause. De ce seul fait, chaque membre de la société renonce au premier droit fondamental de l’homme naturel [uncovenanted], celui de juger par lui-même et de défendre son propre droit. Il abdique le droit d’être son propre gouverneur, et même – dans une large mesure – ce droit de légitime défense qui est la première loi de la nature. Les hommes ne peuvent jouir à la fois des droits de l’état de nature [uncivil] et de ceux de la société civile. Pour obtenir justice, l’individu renonce au droit de la déterminer dans ce qui lui importe le plus. Et pour s’assurer d’un certain degré de liberté, il s’en dessaisit en totalité pour en confier la garde à d’autres instances.
6Le gouvernement des hommes n’est pas établi en vertu de droits naturels qui peuvent exister et existent en effet indépendamment de lui ; et qui, dans cet état d’abstraction, présentent beaucoup plus de clarté et approchent bien plus près de la perfection : mais c’est justement cette perfection abstraite qui fait leur défaut pratique. Avoir droit à toute chose, c’est manquer de toute chose. Le gouvernement est une invention de la sagesse humaine pour pourvoir aux besoins des hommes. Les hommes sont en droit d’obtenir de cette sagesse qu’elle réponde à ces besoins. Parmi ces besoins, il faut compter celui d’exercer sur les passions humaines une contrainte suffisante – cette contrainte qui fait défaut hors de la société civile. Mais celle-ci n’existe pas seulement pour que soient maîtrisées les passions individuelles ; elle veut aussi bien souvent que soient contrecarrées les inclinations des hommes agissant collectivement et en masse, que soit dominée cette volonté collective, et subjuguée cette passion de masse. Le pouvoir nécessaire à cet effet ne peut résider dans les intéressés eux-mêmes ; ce doit être un pouvoir indépendant, un pouvoir qui, dans l’exercice de ses fonctions, échappe à cette volonté et à ces passions qu’il est de son devoir de dompter et de soumettre. Dans ce sens, les contraintes font partie, au même titre que les libertés, des droits de l’homme. Mais comme les libertés et les restrictions varient avec les époques et avec les circonstances et qu’elles admettent les unes comme les autres une infinité de modifications, il n’existe pour les définir aucune règle abstraite ; et rien n’est si sot que d’en discuter en pure théorie.
7Dès l’instant où l’on retranche quoi que ce soit aux droits originels de l’homme, au plein pouvoir qu’a chacun de se gouverner soi-même, et où l’on admet d’y apporter une quelconque limite positive et artificielle, toute l’organisation du gouvernement devient une question de convenance. Et c’est pour cette raison que la constitution d’un État, et la juste distribution de ses pouvoirs, est une question extraordinairement délicate et complexe. Elle exige une connaissance profonde de la nature et des besoins des hommes, comme de tout ce qui est propre à faciliter ou à entraver les différents desseins auxquels doit concourir le mécanisme des institutions civiles. Il faut à l’État de quoi entretenir ses forces et réparer ses désordres. Mais à quoi peut bien servir de discuter dans l’abstrait du droit de chacun à se nourrir ou à se soigner ? Toute la question est de savoir comment se procurer la nourriture, comment administrer les remèdes. Et en pareille circonstance je conseillerai toujours de faire appel au cultivateur ou au médecin plutôt qu’au professeur de métaphysique.
8Il en va de la science de composer un État, de le renouveler, de le réformer, comme de toutes les autres sciences expérimentales : elle ne s’apprend pas a priori. Et l’expérience nécessaire pour nous initier à cette science pratique ne s’acquiert pas en peu de temps ; parce que les véritables effets des causes morales ne se font pas toujours sentir de façon immédiate ; parce que ce qui paraît préjudiciable en un premier temps peut produire d’excellents résultats à plus long terme ; et il se peut même que ces résultats tiennent aux désavantages constatés au début. On voit arriver aussi le contraire : souvent des projets qui paraissent fort bons, et dont les premiers effets semblent des plus heureux, ne conduisent en fin de compte qu’à la ruine et à la honte. Dans les États il y a souvent de ces causes obscures et presque cachées, de ces choses qui au premier abord semblent peu importantes, mais dont dépend en fait, de façon déterminante, une bonne partie de leur prospérité ou de leur infortune. Comme la science du gouvernement est par elle-même une science essentiellement pratique ; que son objet l’est tout autant ; et qu’elle exige une telle somme d’expérience – une expérience si vaste que la vie d’un homme ne saurait suffire à l’acquérir, quels que soient sa sagacité et ses dons d’observation – ce n’est qu’avec des précautions infinies qu’on serait en droit d’entreprendre la destruction d’un édifice qui pendant de longs siècles a répondu de façon tant soit peu acceptable aux fins générales de la société, ou de rebâtir cet édifice sans avoir devant les yeux tels modèles et tels exemples qui ont fait leurs preuves.
9Lorsqu’on fait pénétrer ces droits métaphysiques dans la vie de tous les jours, ils obéissent, tout comme les rayons de lumière traversant un milieu dense, aux lois de la nature : ils sont réfractés hors de la ligne droite. Dans la masse énorme et compliquée des passions et des intérêts humains, les droits originels de l’homme subissent en effet une telle variété de réfractions et de réflexions qu’il devient absurde d’en parler comme s’il leur restait quelque chose de leur simplicité primitive. La nature de l’homme est complexe, les fins de la société le sont au plus haut degré ; aussi aucune conception ou organisation simple du pouvoir ne peut-elle convenir ni à la nature de l’homme, ni à celle de ses affaires. Lorsque j’entends vanter la simplicité d’invention à laquelle viserait ou atteindrait telle nouvelle constitution politique, j’en conclus sans peine que ses auteurs doivent ou tout ignorer de leur métier ou négliger complètement leur devoir. Tout gouvernement simple est vicié à la base, pour n’en rien dire de pire. Certes, en ne considérant la société que sous un seul point de vue, toutes ces conceptions simples de la cité sont infiniment séduisantes. Chacune en effet répond à sa fin particulière beaucoup mieux que le système plus complexe ne peut répondre à l’ensemble complexe de ses fins multiples. Mais il vaut mieux répondre avec quelque imperfection à l’ensemble des besoins que de voir régler certains objets avec la plus grande exactitude tandis que d’autres sont complètement négligés et peut-être même gravement compromis par le traitement privilégié réservé aux premiers.
10Les « droits » dont nous parlent ces théoriciens ont tous le même caractère absolu ; et autant ils sont vrais métaphysiquement, autant ils sont faux moralement et politiquement. Les droits de l’homme se situent dans une sorte de juste milieu qu’il est impossible de définir, mais qu’il n’est pas impossible de discerner. En ce qui concerne le gouvernement de la cité, les droits de l’homme consistent dans les avantages qu’il lui procure ; or ces avantages résultent souvent d’un équilibre entre plusieurs biens ; et de compromis entre un bien et un mal, et même parfois entre deux maux. La raison politique est un principe de supputation ; elle consiste à additionner, à soustraire, à multiplier et à diviser de vraies quantités morales – étant bien entendu que ces opérations sont d’ordre moral et n’ont rien ni de métaphysique ni de mathématique.
11Ces mêmes sophistes s’ingénient presque toujours pour confondre droit du peuple et pouvoir du peuple. Quand la masse du corps social parvient à entrer en action, rien n’est assez fort pour lui résister. Mais tant qu’on saura distinguer le droit du pouvoir, même la masse du peuple ne peut posséder de droit incompatible avec la vertu – et en particulier avec la première de toutes les vertus, la prudence. Les hommes n’ont aucun droit à ce qui n’est pas raisonnable et à ce qui ne concourt pas à leur bien. Certes, on a pu entendre un auteur plaisanter à ce propos – Liceat perire poetis – en évoquant le geste de celui qui, dit-on, se précipita de sang-froid dans les flammes du volcan, ardentem frigidus Aetnam insiluit. Mais je regarde cette boutade plutôt comme une licence poétique injustifiable que comme un des privilèges du Parnasse ; et s’il se trouvait aujourd’hui quelque poète, ou pasteur, ou politique pour user de ce droit, je crois que des pensées plus sages, parce que plus charitables, me pousserait à sauver l’homme plutôt que de conserver ses sandales d’airain en mémoire de sa folie.
12[...]
13En vérité, le théâtre est une meilleure école de moralité que les temples où l’on outrage ainsi les sentiments humains. Comme les poètes ont affaire à un auditoire qui n’a pas encore reçu ses grades dans l’école des Droits de l’homme et qu’ils doivent donc se conformer à la morale du cœur, ils n’oseraient pas présenter au théâtre un tel « triomphe » comme un sujet d’exultation. Dans ces lieux où les hommes écoutent leurs sentiments naturels, ils ne supporteraient pas les odieuses maximes d’une politique machiavélique, qu’elles eussent pour objet d’instaurer la tyrannie d’un monarque ou de préparer celle d’une démocratie. Les spectateurs les rejetteraient du théâtre moderne, comme ils le firent une fois dans l’Antiquité, où ils ne purent tolérer qu’on permît à un tyran, fût-il fictif, de prendre en considération fût-ce seulement la possibilité de crimes aussi monstrueux – même s’ils étaient à la mesure du personnage représenté. Jamais le public athénien n’eût supporté au théâtre ce qu’il a fallu supporter dans la tragédie réelle de ce jour de triomphe : le protagoniste qui pèse minutieusement le pour et le contre, comme à des balances suspendues à un étal d’horreurs – d’un côté tant de crimes commis et de l’autre tant d’avantages à espérer ; qui en ajoute, qui en retire ; et qui déclame enfin que la balance penche du côté des avantages. Il n’eût pas supporté de voir inscrire, comme dans un livre de comptes, les crimes de la nouvelle démocratie en regard des crimes du despotisme ancien ; ni d’entendre les teneurs de livres de la politique conclure que le compte de la démocratie était encore débiteur, mais qu’elle était parfaitement à même de s’acquitter du solde et ne demandait qu’à le faire. Au théâtre, la simple intuition ferait voir d’emblée, sans aucun effort de raisonnement, qu’un tel procédé de calcul politique justifie d’avance tous les crimes possibles. Elle ferait comprendre qu’avec de tels principes, même si les choses les plus affreuses ne s’exécutent pas, c’est plutôt l’effet de la chance ou de la malchance des conspirateurs que celui de leur parcimonie en fait de sang et de trahison. Le public de théâtre verrait aussitôt qu’une fois tolérés, les moyens criminels ne tardent pas à être préférés. Ce sont des raccourcis qui permettent d’aller plus droit au but qu’en suivant la grand-route des vertus morales. Si l’on justifie la perfidie et le meurtre par la considération du bien public, le bien public devient bientôt le prétexte, et la perfidie et le meurtre, le but véritable ; jusqu’à ce que la rapacité et la malveillance, l’esprit de vengeance, enfin la peur, plus redoutable encore que la vengeance, ait fini d’assouvir leurs insatiables appétits. Telles sont les conséquences nécessaires de ces triomphes des Droits de l’homme, où se perd tout sentiment naturel du bien et du mal.
Appel des whigs modernes aux whigs anciens
14Mais pour finir cette petite digression, qui n’est pourtant pas étrangère à la question que doit avoir le vœu de la majorité sur la forme de l’existence d’une société, je ne saurais trop répéter à ceux qui se persuadent que la société civile est du ressort de la juridiction morale, de ne pas perdre de vue que si la société nous oblige à quelque devoir, ce devoir ne dépend pas de notre volonté. Les devoirs ne sauraient être volontaires ; devoir et volonté sont même des termes contradictoires. Quoique la société ait pu dans son principe être un acte volontaire (ce qui s’est vu plus d’une fois), sa continuité est un pacte. Les hommes sans l’avoir cherché en firent des avantages, et sans l’avoir voulu se trouvent soumis à des devoirs et sont dans une obligation habituelle qui a toute la force de celles qui sont actuelles ; et plus encore, puisqu’ils en tirent des avantages d’une plus longue durée, et plus grands et plus essentiels que ceux dont les premiers contractants ont pu jouir. Dans le vrai, nos obligations morales les plus fortes et les plus grandes sont de nature à n’avoir jamais pu dépendre de notre choix. S’il n’existe pas d’être suprême assez sage pour dicter et assez puissant pour faire exécuter les lois de la morale, je ne connais point de sanction aux contrats actuels ou habituels contre les effets d’une volonté générale. La première question doit décider de la seconde. C’est même dans celles-là que toutes les autres se terminent ; enfin c’est le seul appel qui nous reste contre un pouvoir irrésistible.
Si genus humanum et mortalia temnitis arma.
At sperate Deos memores fandi atque nefandi.
15En supposant que je n’écrive pas aux disciples de la philosophie parisienne, je puis présumer que le respectable auteur de nos jours est aussi l’auteur de la place que nous occupons dans l’ordre de l’existence ; et que nous ayant rangés et disciplinés d’après une tactique divine, non suivant notre volonté, mais suivant la sienne, il nous a par cet ordre et dans cet ordre soumis à remplir habituellement le rôle qui appartient à la place que nous occupons. Nous sommes tenus à des devoirs envers nos semblables, qui ne sont écrits nulle part, et dont il n’existe aucun contrat. Il y a plus : les contrats que nous passons ensemble tirent leur plus grande force de ces obligations antérieures. Par exemple, lorsqu’on se marie, le choix est volontaire, mais les devoirs ne sont pas une affaire de choix. Ils nous sont dictés par la nature même de notre position. Nous arrivons au monde par un chemin ténébreux, et qui nous est inconnu, nous ignorons comment s’opère ce grand mystère de la nature, auquel nous n’avons aucune part. Mais de ces causes physiques qui nous sont inconnues, et qui peut-être ne peuvent nous être connues, s’élèvent une foule de devoirs moraux, qui se trouvent tellement à notre portée, que rien ne peut nous dispenser de les remplir. Les enfants ne donnent pas leur consentement à leurs parents, et cependant leurs parents, sans ce consentement actuel, les lient à leurs devoirs. On présume plutôt ce consentement, parce que le consentement d’une créature raisonnable doit être regardé comme étant toujours d’accord avec l’ordre préétabli des choses. Les hommes arrivent de cette manière à la communauté de l’état social de leurs pères, jouissant de tous les avantages, et chargés de tous les devoirs qu’entraîne cette situation. Si les liens sociaux, formés par ces parents qui ont été les éléments de la communauté, commencent le plus souvent, et continuent toujours indépendamment de notre volonté, de même cette parenté appelée patrie, qui renferme (comme on l’a heureusement exprimé) toutes les affections de chaque individu, nous lie également sans aucune stipulation de notre part, et les sentiments profonds que l’amour de la patrie nous inspire, par les droits qu’elle a sur notre reconnaissance, nous rendent ce devoir aussi cher qu’il est important et obligatoire. Notre patrie n’est pas une chose purement locale ; elle consiste en quelque sorte dans l’ancien ordre de choses dans lequel nous sommes nés. Nous pouvons trouver la même situation géographique, mais pas une autre patrie, comme nous pouvons trouver la même patrie dans un autre climat ; le lieu qui détermine notre devoir est celui où existent nos rapports civils et nos liens sociaux.
16[...]
17De pareilles erreurs, anciennes ou modernes, heureuses ou malheureuses, sont des choses passagères. Elles ne fournissent aucun argument pour supposer qu’une multitude comptée par tête soit le peuple. Une telle multitude ne peut avoir nulle sorte de titre pour altérer le siège du pouvoir dans la société, où elle devait obéir et non ordonner et présider. C’est une question plus profonde de connaître la quantité de pouvoir qui doit appartenir à la masse entière d’une nation, dans laquelle l’aristocratie naturelle, ou ce qui est choisi, par convention, pour la représenter et pour la fortifier, agit à sa propre place avec sa juste prépondérance et sans être assujettie à aucune violence ; mais dans ce cas et avec cette concurrence, je doute fort qu’on doive jamais effectuer aucun changement téméraire ou violent dans un État, tel que celui que nous avons vu en France.
18J’ai dit que dans toutes questions politiques, il est d’une grande importance de savoir juger de la validité des droits qu’on s’est arrogés et des conséquences qui en résultent. Sous ce point de vue, qu’il nous soit permis de scruter quels sont les effets d’un droit dans la simple majorité d’un pays quelconque de suspendre et de changer la forme du gouvernement à plaisir.
19La somme totale de chaque peuple est composée de ses unités. Chaque individu doit avoir un droit imaginaire qui est devenu ensuite l’acte de la majorité. Quel que soit le droit légalement originaire, l’individu qui le possède peut légalement aussi tâcher de l’exercer. Il a donc le droit en son particulier de rompre les nœuds et les engagements qui l’attachent au pays où il vit et il a le droit de faire autant de prosélytes à son opinion et d’associés à ses desseins qu’il peut s’en procurer ; car comment pouvez-vous connaître les dispositions de la majorité pour détruire son gouvernement, si ce n’est en sondant quelque partie de ce corps ? Il faut que vous commenciez une conspiration secrète, pour que vous puissiez la finir par une confédération nationale. La fantaisie du premier qui intrigue doit être le seul guide, puisque la fantaisie des autres doit être la seconde et dernière sanction, aussi bien que le seul principe agissant dans chaque partie des progrès. Ainsi la volonté arbitraire, ce dernier degré de corruption du pouvoir dominant, empoisonne peu à peu le cœur de chaque citoyen ; si le chef de l’entreprise échoue, il éprouve le sort fatal d’un rebelle mais n’en a pas commis le crime. À la faveur de cette doctrine, tout amour pour sa patrie, toute pieuse vénération pour ses lois et ses coutumes sont effacés de nos âmes ; et rien ne peut résulter de cette opinion lorsqu’elle est posée en principe et animée par des mécontentements, par l’ambition, ou l’enthousiasme, qu’une suite de conspirations, de séditions, quelquefois funestes à leurs auteurs, et toujours nuisibles à l’État. Nulle idée de devoir ne peut empêcher quelques gens d’être ou chefs, ou coopérateurs dans de telles entreprises ; rien n’arrête le corrupteur, rien ne garantit le corrompu ; et le nouvel État fabriqué par de semblables artifices n’est pas plus sûr que l’ancien. Quel frein opposer à la volonté de quiconque espérera de réunir la volonté des autres à la sienne, et tentera de renverser le nouvel édifice ? Il ne faut qu’une disposition à troubler l’ordre établi pour en autoriser l’audace.
20Lorsque vous combinez ce principe du droit de changer à volonté une Constitution fixée et tolérable, avec la théorie et la pratique de l’Assemblée française, l’irrégularité civile, politique et morale est, s’il est possible, aggravé. L’Assemblée a trouvé un autre chemin, beaucoup plus commode pour la destruction d’un ancien gouvernement, et pour légitimer la formation d’un nouveau, que celui de s’assurer d’abord du vœu de la majorité de ce qu’elle appelle le peuple. Emparez-vous du pouvoir, a-t-elle dit, par tous les moyens qui sont à votre disposition, et alors un consentement subséquent, qu’elle appelle une adresse d’adhésion, rend votre autorité autant l’acte du peuple que s’il vous avait conféré originairement cette espèce et ce degré de pouvoir, dont, sans sa permission, vous vous êtes saisis. C’est donner une sanction directe à la fraude, à l’hypocrisie, au parjure, et briser les liens les plus sacrés de la confiance qui peut exister d’homme à homme. Peut-on rien entendre de plus horriblement discordant avec la morale que cette décision, qu’un délégué muni seulement de pouvoirs limités peut trahir des engagements jurés à ses constituants, s’arroger une autorité qui ne lui a pas été confiée, altérer toutes choses à sa fantaisie ; et alors qu’il peut persuader à un grand nombre d’hommes d’applaudir à son usurpation, il est absous par sa propre conscience, et doit l’être aux yeux du genre humain ? D’après ce système, le mandataire qui tente cette expérience la commence par un parjure ; ce point est certain ; il faut qu’il risque le hasard des adresses expiatoires. C’est faire du succès d’un crime l’étendard de l’innocence.
21[...]
22Pour conclure : les prétendus droits de l’homme, qui ont fait ce ravage, ne peuvent être les droits du peuple ; car être peuple, et avoir des droits, sont deux choses incompatibles ; l’une suppose l’existence et l’autre le manque d’un état de société civile. Le lecteur a vu que dans notre pays nos ancêtres whigs ne se conduisaient pas sur de semblables principes. Les whigs d’aujourd’hui ont devant eux, dans cet Appel, leurs aïeux constitutionnels ; ils ont les docteurs de l’école moderne ; ils choisiront pour eux-mêmes. L’auteur de ces Réflexions a fait son choix : si un nouvel ordre de choses s’établit, et que toutes les opinions politiques que nos ancêtres ont honorées comme des vérités révélées doivent s’anéantir comme des songes, je dis en son nom qu’il voudrait plutôt être le dernier de cette race d’hommes (dont en effet il est le moindre) que le premier et le plus grand de ceux qui se sont forgés des principes whigs d’après la trempe française, inconnus au burin de nos pères dans la Constitution.
Thomas Paine (1737-1809)
23La vie de Thomas Paine illustre sa conception des rapports entre les principes politiques et les circonstances historiques qui peuvent et doivent être les occasions de leur application. Né en Angleterre, il devient célèbre en publiant, au moment décisif de la révolution américaine, Le Sens commun (1776), où il appelle à la rupture avec l’Angleterre et la monarchie ; puis en France, en répondant à Burke en deux temps, avec les deux parties (respectivement de 1791 et 1792) des Droits de l’Homme. Outre ces deux célèbres écrits, Paine est l’auteur de plusieurs courts essais, dont la Dissertation sur les premiers principes de gouvernement, de 1795 (dont on lira plus loin un extrait), ainsi que d’ouvrages plus tardifs comme La Justice agraire et L’Âge de raison. Il fut élu député de la Convention en 1792, et s’y est illustré notamment en participant à la rédaction de la Constitution et en prononçant un discours contre l’exécution du Roi ; il fut emprisonné pendant la Terreur, et la dernière partie de sa vie se passa de manière plus retirée, en Amérique.
24Les Droits de l’Homme mettent en œuvre, au-delà de leur vigueur polémique et de leur critique de Burke, une philosophie politique originale, dont témoigne la Dissertation... de 1795, et dont l’influence fut grande. Elle se caractérise par une reprise du droit naturel ; mais aussi par la séparation établie entre la société qu’il peut fonder et le gouvernement qui s’impose à elle de manière illégitime ; la critique de l’autorité et de la tradition ; la théorie de la constitution comme source et contrôle du gouvernement, et de la représentation, opposée à la succession, comme principe de ce dernier ; enfin par l’extension des droits politiques, dès la seconde partie des Droits de l’Homme, aux droits sociaux envisagés de manière très concrète.
25Sur Paine, on peut notamment lire en français, outre les ouvrages cités sur Burke, qui traitent de leur importante polémique : Élie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, PUF, coll. « Ethique et philosophie morale », PUF, 1998, 3 vols. ; J. Lessay, L’Américain de la Convention, Thomas Paine, Perrin, 1987 ; Edward Thompson, La Naissance de la classe ouvrière anglaise, Le Seuil ; Bernard Vincent, Thomas Paine, Aubier, 1987 ; Michael Walzer, Révolution et régicide, Payot, 1989 ; colloque Thomas Paine, Créaphis, 1990 ; Les Droits de l’Homme, Belin, Préface de Claude Mouchard, 1987 ; la littérature anglo-saxonne consacrée à Paine est très abondante.
Les droits de l’homme
26Première partie, annexe (1791)
Observations sur la déclaration des droits de l’homme
27Les trois premiers articles comprennent en termes généraux toute une déclaration de droits. Tous les articles suivants en tirent leur origine ou ne sont que des explications. Le quatrième, cinquième et sixième définissent plus particulièrement ce qui n’est que généralement exprimé dans le premier, le second et le troisième.
28Le septième, huitième, dixième et onzième sont des déclarations de principes sur lesquels les lois doivent être faites, conformément aux droits déjà déclarés. Mais il y a de très honnêtes gens, tant en France que dans les autres pays, qui doutent que le dixième article garantisse suffisamment le droit qu’il a dessein d’accorder ; et qui disent qu’outre cela c’est ôter quelque chose à la dignité divine de la religion, et affaiblir sa force efficiente que de la rendre un sujet de lois humaines. La religion se présente alors à l’homme comme la lumière interceptée par un nuage intermédiaire, qui lui en obscurcit la vue, et il n’aperçoit rien digne de révérence dans la sombre raieI.
29Les articles suivants, en commençant par le douzième, sont substantiellement contenus dans les principes des articles précédents ; mais dans la situation particulière où se trouvait la France, ayant à détruire ce qui était mauvais, aussi bien qu’à élever ce qui était bon, il était à propos d’être plus exact qu’il n’aurait été nécessaire de l’être dans une autre position.
30Tandis que la Déclaration des Droits était en agitation à l’Assemblée Nationale, quelques-uns de ses membres remarquèrent que si on publiait une Déclaration des Droits, il fallait qu’elle fût accompagnée d’une Déclaration des Devoirs. Cette observation annonce de la réflexion : ils n’erraient cependant que parce qu’ils ne réfléchissaient pas assez profondément. Une Déclaration des Droits est aussi une Déclaration des Devoirs réciproques. Ce qui est mon droit comme homme, est également le droit d’un autre homme ; et il est de mon devoir de lui garantir le sien comme de posséder le mien.
31Les trois premiers articles sont les bases de la liberté tant individuelle que nationale ; aucun pays dont le gouvernement ne tire pas son origine des principes qu’ils contiennent, et ne continue pas d’en conserver la pureté, ne saurait être appelé libre ; et la Déclaration des Droits est d’une plus grande valeur pour le monde entier, et fera plus de bien que toutes les lois et tous les statuts publiés jusqu’à ce jour.
32Dans l’exorde déclaratoire qui précède la Déclaration des Droits, on voit le spectacle solennel et majestueux d’une nation ouvrant sa commission sous les auspices de son créateur pour établir un gouvernement ; scène si nouvelle et si élevée au-dessus de ce que l’on a encore vu dans cette partie du monde, que le nom de révolution n’approche point de la dignité de son caractère ; elle s’élève jusqu’à celui de la régénération de l’homme. Que sont les gouvernements de l’Europe sinon des scènes d’iniquité et d’oppression ? Quel est celui d’Angleterre ? Ses propres habitants ne disent-ils pas eux-mêmes que c’est un marché où chacun a son prix, et où la corruption est un trafic continuel fait aux dépens d’un peuple trompé ? Il n’est donc pas surprenant que l’on calomnie la Révolution française. Si elle s’était simplement bornée à la destruction d’un despotisme monstrueux, peut-être que M. Burke et quelques autres auraient gardé le silence. Leur cri présent est qu’elle est allée trop loin : c’est-à-dire, qu’elle est allée trop loin pour eux ; elle ose regarder la corruption en face ; et la horde vénale est alarmée, ses craintes se manifestent dans ses outrages, et elle ne fait que publier les gémissements du vice blessé. Mais une pareille opposition au lieu de nuire à la Révolution française ne peut que lui faire honneur. Plus on la frappera plus il en sortira de lumières, et il y a plutôt à craindre qu’on ne la frappe pas assez. Elle n’a rien à appréhender des attaques : elle est établie sur la vérité, et son nom sera aussi durable que le temps.
33Après avoir examiné les progrès de la Révolution française dans tous ses principaux incidents, depuis son commencement jusqu’à la prise de la Bastille, et son établissement par la Déclaration des Droits, je vais terminer ce sujet avec l’apostrophe énergique de M. de La Fayette : Puisse ce grand monument élevé à la liberté servir de leçon à l’oppresseur et d’exemple à l’opprimé.
Droits de l’homme Première partie
34[...] Il n’y eut, il n’y aura jamais, il est même impossible qu’il existe dans aucun temps ou dans aucun pays un parlement qui ait le droit de lier la postérité jusqu’à la consommation des siècles, ou de commander de quelle manière le monde doit être gouverné, et par qui il sera gouverné jusqu’à l’éternité ; c’est pourquoi toutes clauses, actes ou déclarations de cette nature, par lesquels leurs auteurs s’efforcent de faire ce qu’ils n’ont ni le droit ni le pouvoir d’exécuter, sont de toute nullité. – Chaque siècle, chaque génération doit avoir la même liberté d’agir dans tous les cas, que les siècles et les générations qui l’ont précédé. La vanité et la présomption de vouloir gouverner au-delà du tombeau sont la plus ridicule et la plus insupportable de toutes les tyrannies.
35L’homme n’a aucun droit de propriété sur un autre homme, ni les générations actuelles sur les générations futures. Le parlement ou la nation de 1688, ou d’aucun autre temps, n’avait pas plus de droit de disposer de la nation présente, ou de la lier d’aucune manière quelconque, que le parlement ou la nation présente n’en a de lier ceux qui doivent exister dans un siècle ou dans mille ansII. Chaque génération a et doit avoir la compétence d’agir suivant que ses besoins l’exigent. Quand l’homme cesse d’exister, son pouvoir et ses besoins cessent d’exister avec lui ; et ne participant plus aux intérêts de ce monde, il n’a plus l’autorité de diriger quels en seront les gouverneurs, ni comment son gouvernement doit être organisé, ou de quelle manière il doit être administré.
36Je ne combats ni pour ni contre aucune forme de gouvernement, ni pour ni contre aucun parti, soit ici, soit ailleurs. Tout ce que veut une nation entière, elle a le droit de le faire. M. Burke dit que non. Où donc le droit existe-t-il ? Je défends les droits des vivants, et je m’efforce d’empêcher qu’ils ne soient aliénés, altérés ou diminués par l’autorité usurpée des morts ; et M. Burke prend le parti de l’autorité des morts contre les droits et contre la liberté des vivants. Il fut un temps où les rois disposaient de leurs couronnes au lit de la mort par le moyen d’un testament, et laissaient les peuples comme des troupeaux de bestiaux à celui de leurs successeurs qu’il leur plaisait de désigner. Cela est tellement ancien qu’on peut à peine s’en rappeler, et tellement abominable qu’on ne le croit pas sans difficulté. Eh bien ! les clauses parlementaires sur lesquelles M. Burke pose les bases de sa foi politique sont de la même nature.
37Les lois de chaque nation doivent se rapporter à un principe commun. En Angleterre, aucun parent, aucun maître, ni même toute l’autorité du Parlement, quoiqu’il se soit appelé tout-puissant, ne peut restreindre la liberté personnelle, même d’un seul individu, au-delà de l’âge de vingt et un ans : sur quelle base de droit, donc le parlement de 1688, ou tout autre parlement, pouvait-il lier la postérité pour toujours ?
38Ceux qui ont quitté ce monde et ceux qui n’existent pas encore sont à la plus grande distance les uns des autres que l’imagination humaine puisse concevoir : quelle possibilité d’obligation peut-il donc y avoir entre eux ? quelle règle ou quel principe peut-on poser pour que de deux êtres imaginaires, dont l’un a cessé d’être et l’autre n’existe pas encore, et qui ne peuvent jamais se rencontrer dans ce monde, l’un soit autorisé à maîtriser l’autre jusqu’à la consommation des siècles ?
39On dit en Angleterre qu’on ne peut prendre l’argent du peuple sans son consentement : qui a donc autorisé ou qui pouvait autoriser le parlement de 1688 à priver la postérité de sa liberté, et à restreindre son droit d’agir dans certains cas pour toujours, puisque la postérité n’existait pas pour donner ou refuser son consentement ?
40On ne peut présenter à l’entendement humain une plus grande absurdité que ce que M. Burke offre à ses lecteurs. Il leur dit, ainsi qu’à la postérité, qu’une certaine assemblée d’hommes qui existaient il y a cent ans a fait une loi, et que la nation n’a pas, n’aura jamais, ne peut même avoir le pouvoir de la changer. Par combien de sophismes et d’arguments subtils n’a-t-on pas fait croire au genre humain que les gouvernements étaient de droit divin ! M. Burke vient de trouver une nouvelle méthode ; et sans se donner la peine d’aller jusqu’à Rome, il en appelle au pouvoir de ce parlement infaillible du temps jadis ; et il cite ce qu’il a fait comme de droit divin ; car il faut certainement qu’une autorité soit plus qu’humaine pour qu’aucune puissance humaine ne puisse jamais l’altérer.
41[...]
42Avant de pouvoir traiter un sujet on pose des bases, des principes ou des données dont on tire ses conséquences. M. Burke, avec ses outrages accoutumés, attaque la Déclaration des Droits de l’Homme, publiée par l’Assemblée Nationale de France comme la base sur laquelle la constitution devait être bâtie. Il l’appelle « de méchants chiffons de papier sur les droits de l’homme ». M. Burke a-t-il dessein de nier que l’homme ait des droits ? Si cela est, il faut qu’il dise qu’il n’y a point de droit nulle part, et qu’il n’en a pas lui-même ; car qu’y a-t-il dans le monde outre l’homme ? Mais si M. Burke admet que l’homme a des droits, la question sera alors de savoir quels sont ces droits, et comment l’homme les obtint dans l’origine.
43L’erreur de ceux qui ne raisonnent que d’après les exemples tirés de l’Antiquité, touchant les droits de l’homme, est de ne point descendre assez avant l’Antiquité. Ils ne font pas tout le chemin. Ils s’arrêtent dans les espaces intermédiaires de cent ou de mille ans, et citent ce que l’on fit alors comme la règle de ce que l’on doit faire aujourd’hui. Ce n’est point là une autorité. Si nous allons plus avant dans l’Antiquité nous trouverons qu’une opinion et une coutume tout à fait contraires prévalaient ; et si l’Antiquité peut servir d’autorité, on peut successivement produire mille autorités qui se contredisent l’une l’autre ; mais en continuant notre chemin nous trouverons la vérité, nous arriverons au temps où l’homme sortit des mains du créateur. Qu’était-il alors ? homme ; homme était son grand et seul titre, et on ne peut lui en donner un plus ancien : mais je parlerai des titres par la suite.
44Nous voici donc arrivés à l’origine de l’homme et de ses droits. Quant à la manière dont le monde a été gouverné depuis ce temps-là jusqu’à présent, nous ne devons nous en embarrasser que pour profiter des erreurs et des améliorations que l’histoire nous offre. Ceux qui ont vécu il y a mille ans étaient alors modernes comme nous le sommes aujourd’hui. Ils avaient leurs anciens, comme ces anciens en avaient d’autres, et nous deviendrons nous-mêmes anciens à notre tour. Si le seul nom de l’Antiquité doit servir au gouvernement des affaires de la vie, les hommes qui doivent vivre dans cent ou mille ans d’ici peuvent aussi bien nous prendre pour modèles que nous prenons pour modèles ceux qui ont vécu il y a cent ou mille ans. Le fait est que des portions de l’Antiquité, en prouvant tout, ne prouvent rien. C’est partout autorité contre autorité jusqu’à ce que nous arrivions à la divine source des droits de l’homme, au temps de la création. Là nos recherches trouvent un reposoir, et notre raison un asile. S’il s’était élevé quelque dispute sur les droits de l’homme cent ans après la création, il aurait fallu remonter à cette source d’autorité ; et c’est à cette même source qu’il nous faut aujourd’hui avoir recours.
45Quoique mon dessein ne soit pas de toucher les principes de la religion d’aucune secte, cependant je crois pouvoir citer, comme digne d’observation, que la généalogie de Jésus-Christ remonte jusqu’à Adam. Pourquoi donc ne pas chercher les droits de l’homme au temps de la création de l’homme ? Je vais répondre à cette question. Parce que des gouvernements usurpateurs se sont mis entre deux, et ont travaillé à détruire l’homme.
46Si aucune génération d’hommes posséda jamais le droit de dicter la forme par laquelle le monde serait gouverné à jamais, ce fut la première génération qui exista ; et si cette génération ne l’a pas fait, aucune génération ne peut montrer d’autorité pour le faire, ni en établir une. Le principe éclairé et divin de l’égalité de droits (car il a son origine dans le créateur de l’homme) a rapport non seulement aux hommes actuels, mais à toutes les générations passées et à venir. Chaque génération est égale en droits aux générations qui l’ont précédée, par la même règle que tout individu naît égal en droits à son contemporain.
47[...] L’homme n’est point entré en société pour être pire qu’il était auparavant, ni pour avoir moins de droits qu’il n’en avait, mais pour que ces droits lui fussent mieux assurés. Ses droits naturels sont la base de tous ses droits civils ; mais afin de suivre cette distinction avec plus de précision, il sera nécessaire de marquer les différentes qualités des droits naturels et des droits civils.
48Je vais expliquer cela en peu de mots. Les droits naturels sont ceux qui appartiennent à l’homme en raison de son existence : de cette nature sont tous les droits intellectuels ou droits de l’esprit, comme aussi tous ses droits d’agir comme individu, pour sa propre satisfaction et pour son bonheur, en tant qu’il ne blesse pas les droits naturels d’autrui. – Les droits civils sont ceux qui appartiennent à l’homme, en ce qu’il est membre de la société. Tout droit civil a pour fondement quelque droit naturel existant déjà dans l’individu, mais dont son pouvoir individuel n’est pas suffisant dans tous les cas pour lui en procurer la jouissance : de cette nature sont ceux qui ont rapport à la sûreté et à la protection.
49Par cette courte récapitulation, il sera facile de distinguer les droits naturels que l’homme conserve en entrant dans la société, et ceux qu’il jette dans la masse commune, comme membre de la société.
50Les droits naturels qu’il retient sont ceux pour lesquels le pouvoir d’exécution est aussi complet en l’individu que le droit lui-même. De cette classe sont, comme je l’ai déjà dit, tous les droits intellectuels ou droits de l’esprit : en conséquence, la religion est un de ces droits. Les droits naturels qu’il ne retient pas sont ceux dont l’exécution n’est pas parfaitement en son pouvoir, quoique le droit soit inhérent en lui. Ils ne sont pas suffisants sans le secours de la société. Par exemple, un homme a le droit d’être juge dans sa propre cause ; et tant qu’il ne s’agit que des facultés de l’esprit, il ne le cède jamais : mais à quoi lui sert-il de juger, s’il n’a pas le pouvoir de redresser ? Il dépose donc ce droit dans la masse commune, et préfère la force de la société dont il est membre à sa force individuelle. La société ne lui accorde rien : tout homme en société est propriétaire, et tire, de droit, sur la masse commune.
51De ces prémices on peut tirer trois conséquences certaines.
52La première, que tout droit civil dérive d’un droit naturel, ou, pour me servir d’une autre expression, est un droit naturel échangé.
53La seconde, que le pouvoir civil, considéré comme tel, est composé de la réunion de cette classe de droits naturels, dont la jouissance n’est pas parfaitement au pouvoir de l’individu, et qui conséquemment lui deviendraient inutiles, mais qui, réunis dans une espèce de foyer, sont utiles à chaque individu.
54La troisième, que le pouvoir produit par la réunion des droits naturels dont la jouissance n’est pas directement au pouvoir de l’individu ne peut être employée à envahir les droits naturels que l’individu retient, et dont la jouissance est autant en son pouvoir que le droit lui-même.
55[...]
Dissertation sur les premiers principes de gouvernement (1795)
56[...] Dans tous les temps, et plus particulièrement durant le cours d’une révolution, il est nécessaire que les hommes épurent souvent leur patriotisme, par un retour aux premiers principes. C’est en remontant à l’origine des choses, que nous parvenons à les bien comprendre ; et c’est en tenant nos regards continuellement fixés sur cette ligne et cette origine, que nous évitons d’en perdre le souvenir et de nous en écarter.
57Un examen de l’origine des droits nous démontrera que ces DROITS ne sont point un don ou une concession faite par un homme à un autre, ni par une classe d’hommes à une autre classe ; car quel aurait pu être le premier donateur ? Sur quel principe ou sur quelle autorité aurait-il pu fonder son droit de donner ou de concéder ? La déclaration des droits n’est ni une création ni une donation de ces droits. C’est un aveu authentique du principe sur lequel est fondée leur existence, suivi d’un détail qui explique en quoi ces droits consistent, car tout droit civil est émané d’un droit naturel qui lui sert de base, et qui renferme la garantie de ces droits d’un homme à un autre ; en conséquence, comme on ne peut atteindre à l’origine des droits de l’homme qu’en remontant à l’origine de l’homme lui-même, il s’ensuit que ces droits appartiennent à l’homme en vertu de sa seule existence, et que tous les hommes doivent en jouir également sans distinction. Le principe de L’ÉGALITÉ DES DROITS est clair et simple, tous les hommes peuvent aisément le comprendre ; et ce n’est qu’en comprenant bien complètement leurs droits, qu’ils apprennent leurs devoirs ; car dans les pays où tous les hommes ont des droits égaux, chacun d’eux doit nécessairement sentir que le plus sûr moyen de conserver son propre droit est de protéger efficacement celui des autres. Mais en formant une constitution, si on s’éloigne du principe de l’égalité des droits, si on entreprend d’y faire la moindre modification, on s’enfonce dans un labyrinthe de difficultés inextricables dont il n’est plus possible de se tirer, qu’en retournant sur ses pas. Qu’est-ce qui nous arrête ? Ou quel est le principe qui nous indiquera le point où nous devons arrêter, qui distinguera parmi les habitants du même pays, les hommes qui doivent être libres, de ceux qui ne doivent pas l’être ? Si on prend la propriété pour mesure, on s’éloigne absolument de tous les principes moraux de la liberté, en attachant le droit à un objet purement matériel, et en faisant de l’homme l’agent de ce même objet. C’est faire aussi de la propriété une pomme de discorde, et non seulement provoquer, mais justifier la guerre contre elle ; car je pose pour principe et je soutiens qu’en faisant servir la propriété de prétexte pour dépouiller ceux qui n’en possèdent point, de leurs droits naturels, on en fait l’usage violent et illicite, qu’on pourrait faire des armes à feu dans la même circonstance.
58Dans l’état de nature, tous les hommes sont égaux en droits, mais non pas en pouvoir. Le faible ne peut pas se défendre seul contre un plus fort. C’est pourquoi le but de l’association civile est d’égaliser tous les pouvoirs, en garantissant une égalité de droits à tous les individus. C’est aussi le véritable but de toutes les lois quand elles sont équitablement combinées. Chacun de ces individus se sert pour sa défense du bras de la loi, qui est plus puissant que le sien. Ils ont tous par conséquent un droit égal pour concourir à la formation du gouvernement et des lois par lesquels ils doivent être régis et jugés. Dans les pays très vastes, et dans les associations très nombreuses, telles que l’Amérique et la France, les individus ne peuvent exercer ce droit que par délégation ; c’est-à-dire par élection et par représentation ; et c’est à cela qu’on doit attribuer l’institution du gouvernement représentatif.
59Je me suis borné jusqu’ici à l’examen des principes. J’ai démontré 1°. Que le gouvernement héréditaire n’a pas le droit d’exister ; qu’on ne peut pas l’établir sur un principe de droit, et qu’il est même une violation de tous les principes. 2°. Que le gouvernement par élection et représentation, ou le gouvernement représentatif tire son origine des droits naturels et éternels des hommes ; car soit qu’un homme soit son propre législateur comme il le serait dans l’état primitif de nature, soit qu’il exerce personnellement sa portion de l’autorité législative comme cela est praticable dans les petites démocraties, où toute la masse du peuple peut se réunir pour la formation des lois qui doivent les gouverner, ou bien qu’il l’exerce en faisant le choix des individus qui doivent le représenter dans l’assemblée nationale des représentants du peuple, l’origine du droit est toujours la même dans tous les cas. Le premier a le défaut de l’inégalité dans les pouvoirs, comme j’en ai déjà fait l’observation ; le second ne peut convenir qu’à des démocraties d’une étendue très bornée ; la troisième présente la plus grande latitude que les hommes puissent donner à la constitution d’un gouvernement.
60Après les matières de principe, viennent les objets d’opinions, et il est très essentiel d’en faire soigneusement la distinction ; ce n’est point une affaire d’opinion, de savoir si les droits doivent être égaux pour tous les hommes. C’est une affaire de droit, et par conséquent un principe ; car les hommes ne tiennent point leurs droits les uns des autres, en vertu d’une donation ; chaque individu tient ses droits de lui-même. La société en est le gardien, mais non pas le donateur. Comme dans les associations ou sociétés très étendues, les droits de l’individu relatifs aux gouvernements ne peuvent être exercés que par élection et représentation, il s’ensuit que le seul système de gouvernement qui puisse se concilier avec les principes, est le gouvernement représentatif dans les pays où la pure démocratie n’est point praticable. Quant aux lois organiques ou au mode d’administration des différentes parties du gouvernement, il est, proprement dit, une affaire d’opinion. Toutes les parties de l’administration se concilient avec le principe de l’égalité des droits, si ce principe est religieusement respecté, les choses qui dépendent de l’opinion ne pourraient jamais introduire d’abus fort conséquents ni fort durables.
61[...]
James Mackintosh (1765-1832)
62Si Thomas Paine put d’abord, avant la Révolution, être du même côté que Burke, à l’inverse pour s’en séparer radicalement ensuite, James Mackintosh, après s’être lui aussi rendu célèbre par sa réponse à Burke en 1791, les Vindiciae Gallicae, se retourna, comme le note Marilyn Butler dans son anthologie (Burke, Paine, Godwin and the Revolution Controversy, éd. Cambridge, 1984, P. 90) vers une position plus proche de celle de l’auteur des Réflexions... L’évolution de cet écrivain écossais témoigne donc elle aussi de la complexité des enjeux qui lient les droits de l’homme et la Révolution française, selon le temps et le lieu d’où on les envisage. Issu d’une vieille famille, il poursuivit après la Révolution une carrière d’avocat, de député, et de chroniqueur politique, en relation avec toute l’Europe.
63Le texte des Vindiciae Gallicae qu’on lira ici, dans la traduction de l’époque (sous le titre : Apologie de la Révolution française et de ses admirateurs anglais, en réponse aux attaques de Monsieur Burke, ouvrage traduit sur la troisième édition, Paris, 1792), outre la manière exemplaire dont il entre dans le débat dans son introduction, dirige son argumentation contre la théorie burkéenne de la convention sociale, et décrit (ou retraduit) les droits de l’homme comme des « maximes générales de la morale sociale », d’une manière qui anticipe sur des formulations plus tardives. Moins brutale que la position de Paine, celle de Mackintosh n’en porte pas moins, en réponse à Burke, sur les rapports entre théorie et pratique, et complète l’idée que l’on peut se faire des enjeux de leur polémique.
64Mackintosh est également l’auteur d’une histoire de la philosophie morale, traduite en français au xixe siècle : Histoire de la philosophie morale, Levrault, 1834.
Apologie de la Révolution française
Introduction
65Les dernières opinions de M. Burke ont causé plus d’étonnement aux personnes qui ne l’avaient observé que superficiellement, qu’à celles qui l’avaient suivi de près dans sa carrière politique. On avait toujours compté au nombre des articles les plus sacrés de sa profession de foi une horreur pour la politique abstraite, une prédilection pour l’aristocratie, et une crainte excessive des innovations. Il n’était donc pas vraisemblable qu’il voulût, à son âge, renoncer à des opinions reçues de si bonne heure, et maintenues si longtemps, confirmées par les applaudissements des grands et l’assentiment des sages, qu’il avait d’ailleurs enseignées à tant d’illustres élèves, et défendues contre tant d’adversaires distingués, pour adopter des nouveautés hardies. Les hommes qui parviennent de bonne heure à la célébrité, s’en tiennent à leur première croyance. Ils négligent ensuite les progrès de l’esprit humain ; et lorsqu’ils les voient passer de la théorie à la pratique, comme dans les circonstances actuelles, ils les regardent comme des folies passagères, qui ne méritent que la pitié et la dérision. Ils les prennent pour les flots d’une mer agitée, dont l’enflure disparaîtra avec l’orage qui l’avait fait naître. Ils ne sentent pas que c’est le courant de l’opinion humaine, in omne volubilis œvum, que le temps enfle graduellement, et qui est destiné à entraîner dans l’abîme de l’oubli la résistance savante de la sophistiquerie, et celle des puissants oppresseurs.
66[...] Le nom de l’auteur, l’importance du sujet, et la singularité de ses opinions, tout contribuait à exciter la curiosité du public, qui souffrit beaucoup du délai, mais qui vient d’être satisfait par l’émission de cet ouvrage, et qui sera bien dédommagé de ses peines, s’il en fait la lecture.
67C’est certainement une œuvre qui exige les plus grands efforts des plus habiles critiques, pour être appréciée à sa juste valeur. « Nous ne pouvons guère trop la louer, ou trop la blâmer. » Des arguments, toujours adroits et spécieux, quelquefois sérieux et profonds, parés des images les plus brillantes et les plus variées, et soutenus des descriptions les plus pathétiques et les plus pittoresques, démontrent la richesse et les pouvoirs de ce génie, dont l’âge n’a pu ni obscurcir le discernement, ni affaiblir l’imagination, ni refroidir l’ardeur, ni réprimer l’essor. Des louanges exagérées de la politesse, et des harangues incendiaires contre la violence ; des homélies mystiques de morale, et de religion, plus propres à amuser qu’à convaincre un siècle incrédule, ne sauraient jamais mériter l’approbation de l’entendement, quoiqu’elles puissent servir à réveiller l’attention.
68[...]
69L’ordre de son ouvrage est aussi singulier que la matière. Profitant de tous les privilèges de l’épître, dans leur plus grande étendue, il interrompt, quitte et reprend à volonté un argument. Son sujet est aussi vaste que la science de la politique. – Ses allusions et ses digressions parcourent, pour ainsi dire, toutes les régions des connaissances humaines. Il faut avouer qu’à cette manière de guerroyer, un homme de génie a un avantage infini sur les hommes ordinaires. Il peut couvrir la retraite la plus ignominieuse d’une allusion brillante ; il peut, en habile général, faire parade de ses arguments, lorsqu’ils ont de l’énergie ; il peut s’échapper d’une position peu tenable, par une déclamation pompeuse ; il peut saper la conviction la plus imprenable par du pathos, et mettre en fuite une armée de syllogismes par un ridicule. Indépendant des lois ordinaires de la méthode, il peut faire avancer un groupe d’horreurs éclatantes, pour faire une brèche dans nos cœurs, par laquelle la canaille la plus indisciplinée d’arguments peut entrer en triomphe.
70L’analyse et la méthode, comme la discipline et l’armure chez les nations modernes, corrigent, en quelque sorte, les inégalités de la controverse, et font combattre à armes égales le géant et le nain, dans le champ de la raison. Analysons donc l’ouvrage de M. Burke ; et en retranchant ce qui ne sert que d’ornement, nous découvrirons certaines questions principales, dont la décision est indispensable pour terminer la discussion dont il s’agit. [...]
Chapitre IV
71[...] Le principe de théorie qui a dirigé les législateurs de France, fut que l’objet de tout gouvernement légitime devait être l’assurance et la protection des droits naturels de l’homme. On ne saurait, à la vérité, disconvenir qu’ils ne se soient quelquefois écartésIII de la route tracée par ce grand principe ; très peu cependant, en comparaison de ceux de toute autre société, dont l’histoire ait fait mention ; mais trop pour leur propre gloire et pour le bonheur de l’espèce humaine. Ce principe est néanmoins la base de leur édifice ; et s’il est faux, l’édifice doit nécessairement s’écrouler. C’est donc contre ce principe que M. Burke a fort judicieusement dirigé son attaque. Un appel aux droits naturels, est, selon lui, inconséquent et absurde. L’homme, en entrant en société, abdique entièrement tous ses droits naturels, et les seuls droits qu’il conserve sont créés par le pacte qui tient ensemble la société dont il est membre. Il maintient explicitement cette doctrine. – « Du moment, dit-il, que vous retranchez quelque chose aux droits de chaque homme pour se gouverner, et que vous souffrez la moindre limite artificielle à la plénitude de ces droits, dès ce moment toute l’organisation de la société devient un objet de convenance. » Burke, p. 89. « Comment un homme, lié par les conventions de la société civile, peut-il réclamer des droits qui y répugnent absolument ? » Ibid., p. 88. Tous ses arguments tendent au même but, depuis la page 86 jusqu’à la page 92. Il est donc absolument nécessaire d’examiner cette doctrine. Il ne faudra pas pour cela faire de grandes recherches sur les principes métaphysiques de la Politique et de l’Éthique. Une discussion complète sur ce sujet demanderait, à la vérité, de pareilles recherches. Il faudrait d’abord démontrer l’origine des droits naturels, et prouver même leur existence contre la théorie de quelques auteurs. Mais ces recherches sont peu convenables à la nature d’un ouvrage fait pour convaincre le peuple. Nous sommes d’ailleurs exempts de ce travail dans une controverse avec M. Burke, qui reconnaît lui-même, dans la plus grande latitude, l’existence de ces droits naturels.
72[...]
73Les hommes retiennent un droit à une partie de leur gouvernement, parce que l’exercice du droit, par un seul homme, n’est pas incompatible avec sa possession par un autre homme ; ce qui est évidemment le seul cas où la société puisse exiger l’abdication d’un droit naturel.
74Cette doctrine n’est pas plus évidente dans la théorie, qu’elle n’est importante dans la pratique. C’est légitimer toutes les tyrannies que de s’en écarter d’une seule ligne. Si le seul signe des gouvernements est la convention supposée qui les forme, ils sont tous également légitimes ; car le seul interprète de la convention est l’usage du gouvernement, qui devient ainsi vicieusement son propre appui. Il faut, à la vérité, que les gouverneurs s’en tiennent aux maximes de la constitution qu’ils administrent. Mais, selon ce système, la nature de la constitution est fort peu importante. Ces maximes ne permettent pas, il est vrai, au roi de France de crever les yeux aux princes du sang, ni au sophi de Perse de se servir de lettres de cachet. Il faut qu’ils tyrannisent, selon des exemples antérieurs, et qu’ils oppriment, en imitant respectueusement les usages consacrés par leurs prédécesseurs despotes. Mais s’ils s’y conforment, il ne reste plus de remède pour l’opprimé, puisqu’un appel au droit naturel serait une trahison contre les principes de l’union sociale. Si, à la vérité, on s’écarte de l’usage dans le mode ou le degré de l’oppression, cette théorie (quoiqu’inconséquemment) permet la résistance. Mais tant que les formes d’un gouvernement quelconque sont conservées, il a, sous un point de vue de justice (quelle que soit sa nature), un droit égal à l’obéissance. Cette conséquence est incontestable ; il est donc évident que la doctrine de M. Burke est tout à fait réfutée par la fausseté de la logique qui la soutient, et par l’absurdité des conséquences auxquelles elle mène.
75Elle est d’ailleurs virtuellement contraire aux lois de toutes les nations. Si ses opinions étaient vraies, le langage des lois exprimerait des permissions, et non pas des restrictions, Si les hommes avaient remis tous leurs droits entre les mains du magistrat, l’objet des lois serait de faire connaître la portion qu’il lui plaît de leur rendre, et non pas la portion dont il est forcé de les priver. Le code criminel de toutes les nations consiste en défenses : et tout ce qui n’est pas défendu par la loi, est partout censé pouvoir être fait avec impunité. Les hommes agissent selon les principes que ce langage de la loi leur enseigne ; savoir, qu’ils retiennent des droits qu’aucun pouvoir ne saurait altérer ni enfreindre, qui ne sont pas les bienfaits de la société, mais les attributs de leur nature. Les droits des magistrats et des fonctionnaires publics sont véritablement les créatures de la société. C’est pourquoi ils se guident, non pas parce que la loi ne défend pas, mais parce qu’elle autorise et enjoint. Si les droits des hommes étaient également créés par des institutions civiles, le langage du code civil serait semblable, et l’obéissance des sujets aurait les mêmes limites.
76Cette doctrine, fausse dans ses principes, absurde dans ses conséquences, et contredite par les sentiments du genre humain, est même abandonnée par M. Burke. Il se trahit lui-même par un aveu tout à fait contraire à ses principes généraux. – « Tout ce qu’un homme peut faire sans nuire aux autres, il a certainement droit de le faire pour lui-même, et il a droit à une juste portion de tout ce que la société, par toutes ses combinaisons de science et de force, peut faire pour lui. » Ou ce droit est universel, ou il ne l’est pas. S’il est universel, il ne saurait être le fruit d’un contrat ; car les contrats doivent être aussi variés que les formes de gouvernement ; et il s’en trouve plusieurs qui ne reconnaissent pas ce droit, et qui ne placent pas l’homme dans cet état d’égalité parfaite. Tous les gouvernements qui tolèrent l’esclavage, par exemple, négligent ce droit ; car un esclave ne peut prétendre ni aux fruits de son industrie, ni à aucune portion de ce que la force et la science combinées de la société produisent. S’il n’est pas universel, ce n’est plus un droit ; on ne peut l’appeler qu’un privilège accordé par quelques gouvernements, et refusé par d’autres. Je ne vois d’autre moyen de se tirer de ce dilemme, qu’en avouant que ces prétentions civiles sont les restes de ces droits métaphysiques pour lesquels M. Burke a tant d’horreur, mais que les sociétés ont plutôt en vue de conserver que de détruire.
77Mais on dira peut-être que, quoique tout appel aux droits naturels ne soit pas perdu par le contrat social, quoique l’on puisse admettre théoriquement leur intégrité et leur perfection dans l’état civil, cependant comme les hommes peuvent s’abstenir de l’exercice de leurs droits, s’ils croient que cet exercice est imprudent, et comme le gouvernement n’est pas une subtilité scolastique, mais une convenance pratique pour le bien général, tout recours à ces distinctions métaphysiques est frivole et futile, et que la grande question, en fait de gouvernement, n’est pas son origine, mais ses fins ; que ce n’est pas une question de droits, mais une considération de convenances. Les formes politiques, ajoutera-t-on, sont les seuls moyens d’assurer une certaine portion de la félicité publique. S’il est visible que les fins soient obtenues, toutes les discussions sur la propriété théorique des moyens qui les produisent sont inutiles et superflues.
78Je réponds d’abord à cela qu’un pareil argument prouverait trop, et que, pris dans toute son étendue, il détruirait le grand système de la morale, dont les principes politiques ne forment qu’une partie. Toute la morale est sans doute fondée sur une utilité générale. – « Ipsa utilitas justi prope mater et œqui », peut sûrement être adopté sans la réserve dictée par la timide et inconstante philosophie du poète. La justice est l’utilité ; mais c’est l’utilité, agissant selon des maximes générales, dans lesquelles la raison a concentré l’expérience du genre humain. Tout principe général de justice est évidemment utile, et c’est cette utilité seule qui lui donne une obligation morale. Mais il serait funeste à l’existence de la morale que l’utilité de chaque action particulière devînt le sujet d’une délibération dans l’esprit de tout acteur moral. On doit suivre une maxime générale de morale, quand même son inutilité serait évidente, parce que l’exemple de s’en écarter, plus que contrebalance toute l’utilité qu’il peut y avoir à ne pas la suivre dans un cas particulier. Les premiers principes politiques sont de cette nature. Ce ne sont que des principes moraux adaptés à la réunion civile des hommes. Quand je dis qu’un homme a droit à la vie, à la liberté, etc., je ne fais qu’énoncer une maxime morale, fondée sur l’intérêt général, qui défend toute attaque de ces possessions. Dans ce sens primitif et originaire, tous les droits, tant naturels que civils viennent de la convenance. Mais du moment où l’édifice moral est élevé, ses bases disparaissent pour toujours. Du moment où les maximes, fondées sur une utilité générale et perpétuelle, sont réunies et consacrées, elles cessent de céder à une utilité partielle et subordonnée. Il convient alors à la perfection de la vertu de considérer, non pas si une action est utile, mais si elle est juste.
79La même nécessité pour la substitution des maximes générales existe en politique, comme en morale. Ces principes précis et inflexibles, qui ne cèdent ni aux séductions de la passion, ni aux suggestions de l’intérêt, doivent être les règles de la morale publique, ainsi que de la morale particulière. – Agir selon les droits naturels des hommes, n’est qu’une autre expression pour agir selon ces maximes générales de la morale sociale, qui prescrivent ce qui est juste et utile dans les liaisons humaines. Nous avons prouvé que le contrat social ne change pas ces maximes et ne détruit pas ces droits ; et il s’ensuit incontestablement, par les mêmes principes, qui servent de règles à toute la morale, qu’aucune utilité ne saurait justifier leur infraction.
Friedrich von Gentz (1764-1832)
80La vie de Friedrich von Gentz est exemplaire en elle-même de la réception allemande de la Révolution française. Fils d’un fonctionnaire prussien de Breslau, il est d’abord disciple de Kant, et connu comme « rationaliste » (voir l’article d’Alain Renaut : « Friedrich Gentz, une critique non romantique de la Révolution », Cahiers de philosophie politique et juridique, n° 16), et c’est en tant que tel que Humboldt le prend à témoin des difficultés à fonder une politique sur la raison, dans la lettre qu’on lira plus loin1. Mais, après avoir traduit Burke en allemand, il devient un critique farouche de la Révolution dans son œuvre propre, à la manière d’autres auteurs allemands, notamment Rehberg, auquel s’opposera Fichte (et qu’on n’a pu reprendre dans ce volume)2. Diplomate, habitué des salons intellectuels de l’époque romantique, Gentz devint enfin l’un des plus proches collaborateurs de Metternich, jusqu’au congrès de Vienne, en 1815, dont il fut un acteur et un théoricien.
81On lira un extrait de la réponse de Gentz à l’œuvre de Mackintosh, importante à la fois par son style polémique, quasi militaire, et par le rejet délibérément expéditif de la théorie des droits de l’auteur écossais, accompagné d’une précision importante sur sa lecture de Burke, moins radicale que celle de bien des contre-révolutionnaires. En écho à la lettre que Humboldt lui adressa, on a joint un extrait de sa critique de la Déclaration des droits de l’homme, où l’on voit à quel point son retournement fut complet, mais aussi comment son rejet de la Déclaration française, comme le note Philippe Raynaud, « procède de manière interne » (Préface aux Réflexions... de Burke, op. cit., p. xciv). Ces textes inédits en français permettent peut-être dedonner toute sa portée à ce débat aux aspects multiples, qui se cristallise autour de l’enjeu philosophique des droits de l’homme de 1789.
82Sur Gentz, on peut lire notamment : Hannah Arendt, Rahel Varnhagen, éd. Deux Temps (pour son évocation des salons du temps et de la figure du chevalier de Gentz). Jacques Droz, L’Allemagne et la Révolution française, PUF, 1949 ; Alain Renaut, Droits, n° 8, 1988, et in Cahiers..., op. cit., Caen, 1989.
Essai de réfutation de l’apologie de Monsieur Mackintosh
83Dans l’impressionnante armée bigarrée des apologies anglaises de la Révolution française dont l’œuvre de Burke a été le prétexte, c’est le livre de M. Mackintosh qui se distingue dans toute sa majesté. Cette œuvre rafraîchit et réveille l’esprit qui avait été lassé par les diatribes enflammées d’un Paine, les compilations interminables d’un Christie, les redites unilatérales d’un Priestley. On reconnaît là un homme qui a bien dominé son sujet, dans le système politique duquel règnent la concorde, l’harmonie, l’ordre et la perfection, et qui, par la puissance et l’originalité de sa démonstration, sait donner un éclat incomparable à des arguments qui, sous la plume d’esprits communs, éveillent à peine l’attention : chez lui, l’amour de la liberté semble avoir conquis l’esprit à travers le caractère. La victoire lui importe bien plus que la gloire de vaincre, et l’on ne peut que lui rendre hommage comme à son plus grand ennemi, même alors qu’il se trompe ; et même s’il succombe, il nous faut encore l’admirer.
84Cet écrivain qui, autant par la richesse des idées que par la force de l’expression, dépasse tous ceux qui avant lui ont défendu le système de la liberté, était certes bien conscient de sa force, et c’est pourquoi il a dédaigné les petits moyens et les armes grossières. Le livre de M. Macintosh est un des rares dans lesquels Burke (mis à part quelques écarts, pardonnables dans le feu de la discussion) est traité avec tous les égards que l’on doit à des âmes exceptionnelles et à des talents de la plus grande valeur, même si on les juge mal employés. C’est pourquoi on ne trouvera pas ici de critique mesquine et querelleuse à propos d’un mot, d’une tournure ou d’une image, pas non plus d’exposé infidèle ou de déduction pernicieuse, ni même d’attaque haineuse contre la pureté de l’intention et la moralité des fins. Il n’est pas de pamphlet plus vif et enflammé, et pourtant aussi peu personnel que celui-ci : le cœur de l’écrivain ne battait que pour sa cause. Puisque les principes de la théorie révolutionnaire sont exposés dans ce livre avec une puissance et une maîtrise qu’on ne trouve pas ailleurs, il pourrait être téméraire de tenter une attaque justement ici, dans leur position la plus avantageuse et leur plus sûr retranchement, mais la victoire qu’il s’agit d’obtenir n’en sera que plus décisive et convaincante. Si ces principes cèdent, là où ils paraissent les plus forts, alors ils ne résisteront nulle part.
85Entreprendre de réfuter un Mackintosh sera donc [...] d’un bien plus grand prix que de combattre toutes ces cohortes anglaises et françaises des héros de la Révolution : le vaincre, ce sera vaincre le système lui-même [...]. C’est pourquoi, alors que je voulais les joindre séparément à l’étude sur Burke, j’ai décidé d’intégrer plusieurs remarques concernant certains principes essentiels et certains événements capitaux de la Révolution française à une courte étude critique de l’apologie de Mackintosh. Des idées particulières acquièrent plus de force et de consistance lorsqu’on les confronte à d’autres idées de renom et d’importance que lorsqu’on leur fait suivre un chemin solitaire où, souvent, dès qu’elles n’ont plus qu’une cohérence interne, elles paraissent victorieuses sans être dignes ni assurées de vaincre.
86[...]
87Le quatrième chapitre comprend des remarques sur la nouvelle constitution française.
88Ce chapitre se compose de deux sections. Dans la première3, l’auteur analyse les principes théoriques généraux des législateurs français, et dans la deuxième leurs dispositions pratiques. Pour moi, la première partie de ce chapitre est la plus faible de tout le livre. La pauvreté du sujet rend vaine toute tentation de lui donner une forme éclatante. On se prend à sursauter, lorsqu’à l’endroit où on s’attendrait à trouver les principes politiques d’une Assemblée qui prétend transformer un royaume, on ne trouve rien d’autre que... la déclaration des droits.
89Je me suis déjà exprimé plus longuement sur la valeur de cette déclaration4 Je me contenterai donc ici de faire deux remarques sur le raisonnement de Mackintosh.
Il est tout à fait faux de croire que Burke ait déclaré que « la société exige de nous un renoncement à tous nos droits naturels ». Si nous nous représentons la société au moment de sa formation, nous concevons alors bien évidemment, par une fiction tout à fait raisonnable, que tous les droits du particulier soient consignés en un instant en son sein, parce que ce n’est qu’une vue d’ensemble de tous ces droits réunis, et une comparaison générale des uns avec les autres, qui pourra nous conduire à cette détermination capitale qu’est la détermination de la part du droit naturel à laquelle chacun doit renoncer si l’on veut que l’État subsiste. Mais, dès que cette part est fixée une bonne fois pour toutes, la société se voit attribuer toute l’étendue des droits qu’elle peut revendiquer, et on doit pouvoir continuer à jouir de tout le reste sans entraves. Voilà ce que tout homme de raison comprend dans le « sacrifice du droit naturel ». Voilà, sans aucun doute, le sens que Burke a donné à cette expression : tout ce que Machintosh lui oppose sur ce point est pur déclamation, parce qu’il lui prête une doctrine qu’il n’a jamais reconnue.
Quiconque n’affirme aucun des deux extrêmes (aussi insensés l’un que l’autre), à savoir que « dans la société civile tous les droits naturels disparaissent » ou qu’« ils subsistent tous », souscrit comme Mackintosh au principe selon lequel une part du droit naturel doit être sacrifiée, si l’on veut que subsiste la société civile. La seule difficulté consiste à déterminer la grandeur de cette part, mais Mackintosh, aussi étonnant que cela puisse paraître pour un raisonnement universel, ne l’a pas résolue.
90Certes, dit-il, un gouvernement ne doit pas restreindre le droit naturel plus qu’il n’est nécessaire pour « garantir aussi rigoureusement qu’il est possible la sécurité générale ». Mais l’imprécision de cette condition même [...] fait resurgir tout le problème dont on réclamait la solution. Le passage des soi-disants principes généraux à la nouvelle constitution elle-même, trahit dans l’œuvre de l’apologiste comme dans celle, plus importante, de l’Assemblée nationale, toute l’inutilité de ces fondements abstraits dont la politique des philosophes français était si familière. Entre la déclaration des droits et la nouvelle constitution, il y a un vide formel. Ce passage ne contient pas l’ombre d’un lien entre la théorie et l’application pratique et, par son silence, il dit assez clairement que ce célèbre fondement peut tout être, sauf un fondement. Ce serait un travail bien rebutant et superflu, que de suivre mot à mot cet examen des différents éléments de la constitution, qui constitue la deuxième partie du quatrième chapitre.
91Son propre sort a été pour elle la punition la plus sévère qu’elle pouvait recevoir. N’ayant pas en elle un ressort vital suffisant, elle n’a pas duré un an après sa proclamation. La voici à présent reléguée à la fosse commune avec la constitution de l’ancien régime et ceux qui en sont les auteurs ont péri, victimes de l’opprobre, de la misère, des cachots et de la mort.
Joseph de Maistre (1753-1821)
92L’un des deux grands théoriciens français de la contre-révolution avec Louis de Bonald, Joseph de Maistre, après avoir approuvé les débuts de la Révolution, émigre en 1792. Il reviendra en France pour jouer un rôle dans le régime de la Restauration, qui le décevra.
93La critique des droits de l’homme de Joseph de Maistre franchit un pas devant lequel Burke s’était arrêté, tant dans la critique de la Révolution que dans celle des principes théoriques de la constitution. La critique fondée sur l’histoire trouve elle-même son fondement, chez lui, dans la providence divine (comme le note par exemple B. Binoche, op. cit.) ; la critique de l’abstraction mène à celle de l’idée de l’homme en tant que telle, à travers des formules restées fameuses qu’on pourra lire plus loin ; l’idée de l’homme n’a plus de fonction que négative, comme rapportée à celle de Dieu, qui lui enlève chez de Maistre toute autonomie métaphysique et politique ; elle ne saurait constituer le fondement du droit.
94L’intérêt du célèbre chapitre VI des Considérations sur la France, de 1797, est de rassembler tous ces thèmes autour du concept polyvalent de « constitution » (qui avait déjà été au centre du débat entre Burke et Paine, le second lui donnant un sens strictement juridique, le premier lui gardant au contraire sa polysémie intrinsèque, et anticipant sur la métaphore organique qui allait devenir un thème central de la philosophie du xixe siècle).
95Sur de Maistre, on peut se reporter à : Jacques Godechot, La Contre-Révolution, PUF, 1961 ; Stéphane Rials, Révolution et contre-révolution au xixe siècle, Albatros, 1987 ; Judith Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, Vrin, 1971.
96On trouvera dans la collection « Bouquins » (2007) les œuvres de Joseph de Maistre établies par Pierre Glaudes.
Considérations sur la france
De l’influence divine dans les constitutions politiques
97L’homme peut tout modifier dans la sphère de son activité, mais il ne crée rien : telle est sa loi, au physique comme au moral.
98L’homme peut sans doute planter un pépin, élever un arbre, le perfectionner par la greffe, et le tailler en cent manières ; mais jamais il ne s’est figuré qu’il avait le pouvoir de faire un arbre.
99Comment s’est-il imaginé qu’il avait celui de faire une constitution ? serait-ce par l’expérience ? Voyons donc ce qu’elle nous apprend.
100Toutes les constitutions libres, connues dans l’univers, se sont formées de deux manières. Tantôt elles ont, pour ainsi dire, germé d’une manière insensible, par la réunion d’une foule de ces circonstances que nous nommons fortuites ; et quelquefois elles ont un auteur unique qui paraît comme un phénomène, et se fait obéir.
101Dans les deux suppositions, voici par quels caractères Dieu nous avertit de notre faiblesse et du droit qu’il s’est réservé dans la formation des gouvernements.
Aucune constitution ne résulte d’une délibération ; les droits des peuples ne sont jamais écrits, ou du moins les actes constitutifs ou les lois fondamentales écrites ne sont jamais que des titres déclaratoires de droits antérieurs, dont on ne peut dire autre chose, sinon qu’ils existent parce qu’ils existent5.
Dieu, n’ayant pas jugé à propos d’employer dans ce genre des moyens surnaturels, circonscrit au moins l’action humaine, au point que dans la formation des constitutions les circonstances font tout, et que les hommes ne sont que des circonstances. Assez communément même, c’est en courant à un certain but qu’ils en obtiennent un autre, comme nous l’avons vu dans la constitution anglaise.
Les droits du peuple proprement dit partent assez souvent de la concession des Souverains, et dans ce cas il peut en conster historiquement ; mais les droits du souverain et de l’aristocratie, du moins les droits essentiels, constitutifs et radicaux, s’il est permis de s’exprimer ainsi, n’ont ni date ni auteurs.
Les concessions même du Souverain ont toujours été précédées par un état de choses qui les nécessitait et qui ne dépendait pas de lui.
Quoique les lois écrites ne soient jamais que des déclarations de droits antérieurs, cependant, il s’en faut de beaucoup que tout ce qui peut-être écrit le soit ; il y a même toujours dans chaque constitution quelque chose qui ne peut être écritIV, et qu’il faut laisser dans un nuage sombre et vénérable, sous peine de renverser l’État.
Plus on écrit et plus l’institution est faible ; la raison en est claire. Les lois ne sont que des déclarations de droits et les droits ne sont déclarés que lorsqu’ils sont attaqués ; en sorte que la multiplicité des lois constitutionnelles écrites ne prouve que la multiplicité des chocs et le danger d’une destruction.
Voilà pourquoi l’institution la plus vigoureuse de l’antiquité profane fut celle de Lacédémone où l’on n’écrivit rien.
Nulle nation ne peut se donner la liberté si elle ne l’a pasV. Lorsqu’elle commence à réfléchir sur elle-même, ses lois sont faites. L’influence humaine ne s’étend pas au-delà du développement des droits existants, mais qui étaient méconnus ou contestés. Si les imprudents franchissent ces limites par des réformes téméraires, la nation perd ce qu’elle avait, sans atteindre ce qu’elle veut. De là résulte la nécessité de n’innover que très rarement, et toujours avec mesure et tremblement.
Lorsque la Providence a décrété la formation plus rapide d’une constitution politique, il paraît un homme revêtu d’une puissance indéfinissable : il parle, et il se fait obéir ; mais ces hommes merveilleux n’appartiennent peut-être qu’au monde antique et à la jeunesse des nations. Quoi qu’il en soit, voici le caractère distinctif de ces législateurs par excellence : ils sont rois, ou éminemment nobles. À cet égard, il n’y a et il ne peut y avoir aucune exception. Ce fut par ce côté que pécha l’institution de Solon, la plus fragile de l’antiquitéVI.
Les beaux jours d’Athènes, qui ne firent que passerVII, furent encore interrompus par des conquêtes et par des tyrannies ; et Solon même vit les Pisistratides.
6 Ces législateurs même, avec leur puissance extraordinaire, ne font jamais que rassembler des éléments préexistants dans les coutumes et le caractère des peuples : mais ce rassemblement, cette formation rapide qui tient de la création, ne s’exécute qu’au nom de la Divinité. La politique et la religion se fondent ensemble : on distingue à peine le législateur du prêtre ; et ses institutions publiques consistent principalement en cérémonies et vacations religieusesVIII.
La liberté, dans un sens, fut toujours un don des Rois ; car toutes les nations libres furent constituées par des Rois. C’est la règle générale, et les exceptions qu’on pourrait indiquer, rentreraient dans la règle, si elles étaient discutéesIX.
Jamais il n’exista de nation libre qui n’eût dans sa constitution naturelle des germes de liberté aussi anciens qu’elle ; et jamais nation ne tenta efficacement de développer, par ses lois fondamentales écrites, d’autres droits que ceux qui existaient dans sa constitution naturelle.
Une assemblée quelconque d’hommes ne peut constituer une nation ; et même cette entreprise excède en folie ce que tous les Bedlams de l’univers peuvent enfanter de plus absurde et de plus extravagantX.
Prouver en détail cette proposition, après ce que j’ai dit, serait, ce me semble, manquer de respect à ceux qui savent, et faire trop d’honneur à ceux qui ne savent pas.
J’ai parlé d’un caractère principal des véritables législateurs ; en voici un autre qui est très remarquable, et sur lequel il serait aisé de faire un livre. C’est qu’ils ne sont jamais ce qu’on appelle des savants, qu’ils n’écrivent point, qu’ils agissent par instinct et par impulsion plus que par raisonnement, et qu’ils n’ont d’autre instrument pour agir qu’une certaine force morale qui plie les volontés comme le vent courbe une moisson.
102En montrant que cette observation n’est que le corollaire d’une vérité générale de la plus haute importance, je pourrais dire des choses intéressantes, mais je crains de m’égarer : j’aime mieux supprimer les intermédiaires, et courir aux résultats.
103Il y a entre la politique théorique et la législation constituante la même différence qui existe entre la poétique et la poésie. L’illustre Montesquieu est à Lycurgue, dans l’échelle générale des esprits, ce que Batteux est à Homère ou à Racine.
104Il y a plus : ces deux talents s’excluent positivement, comme on l’a vu par l’exemple de Locke qui broncha lourdement lorsqu’il s’avisa de vouloir donner des lois aux Américains.
105J’ai vu un grand amateur de la République se lamenter sérieusement de ce que les Français n’avaient pas aperçu dans les œuvres de Hume la pièce intitulée ; Plan d’une République parfaite – O cœcas hominum mentes ! Si vous voyez un homme ordinaire qui ait du bon sens, mais qui n’ait jamais donné, dans aucun genre, aucun signe extérieur de supériorité, cependant vous ne pouvez pas assurer qu’il ne peut être législateur. Il n’y a aucune raison de dire oui ou non ; mais s’agit-il de Bacon, de Locke, de Montesquieu, etc., dites non, sans balancer ; car le talent qu’il a prouve qu’il n’a pas l’autreXI.
106L’application des principes que je viens d’exposer, à la constitution française, se présente naturellement ; mais il est bon de l’envisager sous un point de vue particulier.
107Les plus grands ennemis de la Révolution française doivent convenir avec franchise que la Commission des Onze qui a produit la dernière constitution a, suivant toutes les apparences, plus d’esprit que son ouvrage, et qu’elle a fait peut-être tout ce qu’elle pouvait faire. Elle disposait de matériaux rebelles qui ne lui permettaient pas de suivre les principes ; et la division seule des pouvoirs, quoiqu’ils ne soient divisés que par une murailleXII, est cependant une belle victoire remportée sur les préjugés du moment.
108Mais il ne s’agit que du mérite intrinsèque de la constitution. Il n’entre pas dans mon plan de rechercher les défauts particuliers qui nous assurent qu’elle ne peut durer ; d’ailleurs, tout a été dit sur ce point. J’indiquerai seulement l’erreur de théorie qui a servi de base à cette constitution, et qui a égaré les Français depuis le premier instant de leur Révolution.
109La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâces à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu.
110Y a-t-il une seule contrée de l’univers où l’on ne puisse trouver un Conseil des Cinq cents, un Conseil des Anciens et cinq Directeurs ? Cette constitution peut être présentée à toutes les associations humaines depuis la Chine jusqu’à Genève. Mais une constitution qui est faite pour toutes les nations n’est faite pour aucune : c’est une pure abstraction, une œuvre scolastique faite pour exercer l’esprit d’après une hypothèse idéale, et qu’il faut adresser à l’homme, dans les espaces imaginaires où il habite.
111Qu’est-ce qu’une constitution ? n’est-ce pas la solution du problème suivant ?
112Étant donné la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d’une certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent,
113Or, ce problème n’est pas seulement abordé dans la constitution de 1795 qui n’a pensé qu’à l’homme.
114Toutes les raisons imaginables se réunissent donc pour établir que le sceau divin n’est pas sur cet ouvrage. – Ce n’est qu’un thème.
115Aussi, déjà dans ce moment, combien de signes de destruction !
Notes de bas de page
I Il y a une simple idée qui, si elle se présente bien à l’esprit, soit dans un sens légal ou religieux, empêchera tout homme ou tout corps d’hommes, ou tout gouvernement de jamais errer sur le sujet de la religion ; c’est qu’avant qu’aucune institution humaine de gouvernement fût connue dans le monde, il existait, si je puis me servir de cette expression, un contrat entre Dieu et l’homme depuis le commencement de la création, et que comme la relation ou la condition dans laquelle se trouve l’homme par rapport à son créateur, ne saurait être changée par aucune loi ni par aucune autorité humaine, cette dévotion religieuse, qui fait partie de ce contrat, ne peut point devenir le sujet des lois humaines, et que toutes les lois doivent se conformer à ce contrat antérieur, et ne pas présumer de rendre le contrat conforme aux lois qui, outre qu’elles sont de fabrique humaine, sont subséquentes au contrat. Le premier acte de l’homme lorsqu’il regarda autour de lui, qu’il vit qu’il ne s’était pas fait lui-même, et qu’il trouva un monde garni pour le recevoir, doit avoir été la dévotion, et la dévotion doit toujours rester sacrée pour tous les hommes, de quelque manière qu’ils jugent à propos de la témoigner ; et les gouvernements ont tort de s’en mêler.
II Ce principe est strictement vrai, quoique nous ayons continuellement sous les yeux des exemples du contraire.
III Je fais particulièrement allusion à leur politique, au sujet des colonies ; mais je suis obligé d’avouer que je vois dans toute sa force les difficultés nombreuses de cette affaire embarrassante.
IV Le sage Hume a souvent fait cette remarque. Je ne citerai que le passage suivant : « C’est ce point de la constitution anglaise (le droit de remontrance) qu’il est très difficile, ou pour mieux dire impossible, de régler par des lois : il doit être dirigé par certaines idées délicates d’à-propos et de décence, plutôt que par l’exactitude des lois et ordonnances » (Hume, Hist. d’Angleterre, Charles Ier, chap. LIII, note B). Thomas Payne est d’un autre avis, comme on sait. Il prétend qu’une constitution n’existe pas lorsqu’on ne peut la mettre dans sa poche. (Note de F. de M.)
V « Un popolo usa a vivere sotto un principe, se per qualche accidente diventa libero, con difficoltà mantiene la libertà », Machiavel, Discorsi sopra Tito Livio, lib. I, cap. xvi. (Note de F. de M.)
VI Plutarque a fort bien vu cette vérité. « Solon, dit-il, ne put parvenir à maintenir longuement une cité en union et concorde... pour ce qu’il était né de race populaire, et n’était pas des plus riches de la ville, ains des moyens bourgeois seulement », Vie de Solon, trad. d’Amyot. (Note de F. de M.)
VII « Hœc extrema fuit œtas imperatorum Atheniensium Iphicratis, Chabriœ, Thimothei : neque post illorum obitum quisquam dux in illâ urbe fuit dignus memoriâ », Corn. Nep., Vit. Timoth., cap. iv. De la bataille de Marathon à celle de Leucade, gagnée par Timothée, il s’écoula 114 ans. C’est le diapason de la gloire d’Athènes.
VIII Plutarque, Vie de Numa. (Note de F. de M.)
IX « Neque ambigitur quin Brutus idem, qui tantum gloriœ, superbo exacto rege, meruit pessimo publico id facturus fuerit, si libertatis immaturœ cupidine priorum regum alicui regum extorsisset », etc., Tit.-Liv., II, I. Le passage entier est très digne d’être médité. (Note de F. de M.)
X « È necessario che uno solo sia quello che dia il modo, e della cui mente dipenda qualunque simile ordinazione », Machiavel., Disc. sopr. Tit.-Liv., Lib. I, cap. IX.
XI Platon, Zenon, Chrysippe ont fait des livres ; mais Lycurgue fit des actes. (Plutarque, Vie de Lycurgue). Il n’y a pas une seule idée saine en morale et en politique qui ait échappé au bon sens de Plutarque. (Note de F. de M.) [Cette note ne figure pas dans le manuscrit, elle a été ajoutée à l’édition de 1821.]
XII En aucun cas, les deux Conseils ne peuvent se réunir dans une même salle. Constitution de 1795, tit. v, art. 60.
Notes de fin
1 P. 173 sq. L’ordre des textes, rappelons-le, n’est pas strictement chronologique à l’intérieur de chaque partie ; il tient plutôt aux questions mêmes.
2 Notons que Gentz répondit également aux textes de Kant qu’on lira plus loin (l’essai sur « théorie et pratique », et le « projet de paix perpétuelle »).
3 Voir le texte qui précède, p. 129 sq.
4 Cf. le deuxième extrait de Gentz, infra, p. 185 sq.
5 Les notes appelées par un astérisque sont les notes de l’édition d’origine.
« Il faudrait être fou pour demander qui a donné la liberté aux villes de Sparte, de Rome », etc. « Ces républiques n’ont point reçu leurs chartes des hommes. Dieu et la nature les leur ont données », Sidney, Disc, sur le gouv., t. I, chap. II. L’auteur n’est pas suspect.
6 Ce paragraphe est une addition marginale dans le manuscrit (N.d.E., PUF).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007