Chapitre III. Une affaire de légitimité. À la frontière entre technique et politique
p. 109-162
Texte intégral
1Au chapitre précédent, le pouvoir était tout, tout émanait du gouvernement, du prince : c’est lui qui faisait la grandeur des ingénieurs, afin que ceux-ci manifestent dans leurs ouvrages sa puissance et sa gloire. Les rapports entre le gouvernement et l’administration des Ponts et Chaussées semblaient donc faits d’une circulation des ordres et des attentes du pouvoir aux administrateurs et de ceux-ci aux ingénieurs : la décision semblaient revenir entièrement au pouvoir et les ingénieurs n’avoir qu’un rôle de pur exécutant. Cette image, qui ressort des quelques interventions du pouvoir dans l’activité des Ponts et Chaussées, ne saisit pourtant que très imparfaitement les relations complexes entre le corps et le gouvernement.
2Cette question doit d’abord être replacée dans le cadre plus général des rapports entre État et administration sous le régime napoléonien, pour comprendre dans quelle mesure l’administration dispose d’une autonomie ou est réduite à un simple instrument du pouvoir. On pourra ensuite examiner comment les rapports entre le corps et le gouvernement se manifestent dans le cadre de l’affaire de l’Ourcq : d’abord dans une importante activité d’interprétation des lois ; puis dans le positionnement des ingénieurs par rapport à la question des besoins en eau de Paris ; enfin, dans les oppositions plus ou moins frontales des ingénieurs aux choix du gouvernement, leur demande de revenir sur les ordres, au nom d’une conception des rôles de chacun dans les décisions techniques.
1. L’administration dans l’État
3Les rapports entre le corps et le gouvernement peuvent être replacés dans un cadre plus large : les questions qui se posent pour les corps techniques ne sont pas moins pertinentes pour l’administration en général et le détour par ce niveau de généralité permet d’interroger la spécificité des corps techniques. Ceux-ci n’ont pas été systématiquement suspecté par le pouvoir de s’autonomiser, ils ont joué un rôle important dans le renforcement de la dimension fonctionnelle de l’État et ils en ont profité pour consolider leur existence indépendamment des régimes politiques.
Administration napoléonienne
4Dans son ouvrage sur les Ponts et Chaussées, Jean Petot propose une image de l’administration napoléonienne très centrée sur la personne de Bonaparte : non seulement il interviendrait continuellement dans les affaires administratives, mais il les contrôlerait jusque dans les plus petits détails.1 Le régime napoléonien opèrerait une séparation radicale entre la personne du consul (puis empereur), qui concentrerait toute la volonté, toute l’initiative, et le reste de son administration, réduite à un double rôle d’informateur et d’exécutant. Les administrateurs, même aux fonctions les plus élevées, ne pourraient décider que sur des questions de service, toute décision d’importance étant prise par le maître. Cette idée des « purs exécutants » serait selon Petot, l’aboutissement d’un long processus pour créer un nouveau serviteur du pouvoir : l’ingénieur impérial serait « le type pur du fonctionnaire qui n’existe que pour l’administration, et par elle. »2 Une figure nouvelle naîtrait donc ici, le fonctionnaire, qui dans sa forme pure n’aurait pas d’existence par lui-même et ne serait qu’un relais transparent du pouvoir.
5Le rôle de Bonaparte dans l’élaboration de l’administration moderne est un débat récurrent de l’historiographie. Certains auteurs, comme Jean Petot, font de Bonaparte le grand créateur de l’administration moderne, dont l’importance serait attestée par la perpétuation de cet appareil d’État au xixe siècle et même dans une certaine mesure jusqu’à aujourd’hui. Ces auteurs concèdent que les institutions napoléoniennes ont souvent des origines antérieures et ils reprennent une version infléchie de la thèse classique de Tocqueville, selon laquelle le Consulat aurait été l’époque du triomphe en matière d’administration, non des principes de 1789, mais de ceux de l’Ancien Régime « remis en vigueur. »3 Petot conçoit ainsi Bonaparte comme le génie qui amène les « grandes traditions » de l’Ancien Régime et « l’expérience acquise avant la Révolution » à un niveau systématique et à une ampleur nouvelle, qui font de lui sinon un créateur du moins un accoucheur.4 L’empereur serait le successeur de Colbert, mais avec des « vues plus larges » : il rétablit une gestion centralisée et autoritaire devenue une « nécessité » après la période révolutionnaire, mettant ainsi fin à un intermède tragique pour l’administration.5 D’autres historiens estiment au contraire qu’il n’y a ni naissance miraculeuse, ni restauration de l’administration d’Ancien Régime, et insistent davantage sur les continuités avec la Révolution, en particulier avec le Directoire, qui aurait déjà engagé la plupart des réformes que Bonaparte ne fera que confirmer.6
6Napoléon n’est pas le créateur ex nihilo de l’administration française : de nombreuses institutions, comme les Ponts et Chaussées, sont simplement reprises aux régimes antérieurs. Si Bonaparte en a créé de nouvelles, elles ont pour la plupart des racines dans la Révolution ou l’Ancien Régime. Si l’on peut donc parler, comme Jean Tulard, d’une « naissance de l’administration française » sous le régime napoléonien, c’est moins pour la création d’institutions, que pour l’affirmation de principes nouveaux, ou pour la systématisation de principes existants. Pour Jean Tulard, ces principes sont la création d’une hiérarchie méritocratique (qu’on trouvait déjà par exemple dans les corps techniques), l’application d’une discipline rigoureuse et une uniformisation des règlements et des services.7 On assiste, pendant la période napoléonienne, à la constitution d’un appareil unifié, aux règles fixées. Le renforcement de l’administration est surtout de nature légale (le cadre juridique est uniformisé) et social (les fonctions administratives acquièrent un prestige sans précédent.)8
7Cette unité de l’administration doit servir un seul homme, qui en attend une complète transparence. L’image de Jean Petot d’une administration conçue comme un relais d’information et d’exécution des volontés du maître est bien un objectif affiché. Le régime napoléonien écarte toute autorité législative sur l’administration, qui devient ainsi un monopole de l’exécutif. Contrairement au Directoire qui avait « multiplié au centre des autorités administratives concurrentes », le régime napoléonien cherche à réaliser « la contraction du pouvoir de décision entre les mains d’un seul. »9 Ni les ministres, ni les conseillers d’État ne peuvent faire concurrence à Bonaparte et tous se trouvent avec lui dans une relation d’exécution résumée par cette maxime du maréchal Law : « un ministre n’est rien de plus qu’une plume et non la main qui la guide. »10 S’affirme ici l’idéal d’une séparation radicale entre la conception (les ordres) et l’exécution. Les grands administrateurs entendent, à leur tour, avoir une maîtrise la plus complète possible du travail de leurs subordonnés et conserver toute la décision. L’administration napoléonienne a donc une structure pyramidale, fondée sur la subordination, mais qui fonctionne dans les deux sens, puisque pour pouvoir décider de tout, il faut être informé de tout : les exécutants sont donc naturellement des informateurs et, dans une certaine mesure, des conseillers.11
8On peut considérer, en suivant Stefano Mannoni, que cette structure pyramidale de l’administration permet une mise en relation du maître avec le pays : une administration médiatrice où toute la société semble prise en charge par l’administration, non pas parce l’administration serait partout et toucherait tout le monde, mais parce qu’il n’y a plus qu’elle comme forme de l’État.12 La représentation, l’élection, a complètement changé de nature dans le régime napoléonien et pris une couleur administrative. Comme l’a noté Jean-Yves Coppolani, il ne s’agit plus, dans les systèmes électifs de cette période, de désigner des représentants :
non seulement l’électeur est un fonctionnaire, mais il ne désigne que de simples fonctionnaires. (…) Le corps législatif ne pouvait plus se dire représentant du peuple ; il ne l’était pas plus que le Sénat, le Conseil d’État, la Cour des comptes, ou la gendarmerie impériale… Il ne l’était pas moins non plus : il était, lui aussi, nommé par l’empereur seul représentant du peuple.13
9En un certain sens, on peut dire que la société napoléonienne est administrative. Le prince concentre la légitimité, la représentation, l’initiative et le pays est géré à peu près sur le même principe qu’il s’agisse des populations ou des infrastructures, à travers une administration qu’on souhaite aussi transparente que possible.
10Mais cet objectif d’une administration napoléonienne, exécutrice fidèle des décisions d’un seul homme qui la contrôlerait absolument, n’est pas réalisé. Igor Moullier, dans son travail sur le ministère de l’intérieur pendant la période napoléonienne suggère en effet une image assez différente. La centralisation administrative y apparaît comme une œuvre collective, à laquelle ministres et employés ont une large part. Ces derniers ne sont pas aussi transparents que le voudrait l’idéal proclamé : à tous les niveaux, ces acteurs dégagent des marges de manœuvre et d’initiative importantes, et Igor Moullier soutient même que cette administration s’approprie en quelque sorte la fonction délibérante des défuntes assemblées parlementaires. Dans une certaine mesure, les administrations chercheraient donc à organiser leur action « malgré Napoléon ».14 L’image proposée par Jean Petot apparaît donc grossièrement exagérée. D’ailleurs, si on le suit, l’emprise de Bonaparte sur l’administration serait parfaite, incessante, dans les plus petits détails et jusqu’au cœur des campagnes militaires : « en aucune circonstance, l’empereur n’oublie les Ponts et Chaussées. »15 Or une administration aussi considérable ne saurait être maîtrisée par un seul homme. Non pas que Bonaparte n’ait pas continué à s’occuper de cette administration jusqu’au bord du champ de bataille, cela est attesté par une énorme production de règlements et d’arrêtés divers. Mais il faut souligner que cette activité est aussi un problème : les broutilles administratives encombrent l’espace de travail et rejettent dans l’attente diverses affaires urgentes. En voulant tout contrôler, l’ordre d’importance des choses finit par complètement s’effacer.
11Ce contrôle est d’autant moins possible que le chef de l’État s’absente presque continuellement pour les campagnes militaires. Comme il entend diriger l’administration, son absence produit un réel vide décisionnel, une « vacance du pouvoir. »16 L’intérim est réglé par les ordres de service, ce qui suffit pour les affaires courantes, mais pose problème pour toute mesure un tant soit peu importante.17 Car aucun administrateur n’ose vraiment décider en l’absence de Bonaparte. Personne ne le peut en réalité, puisque toute initiative qui n’a pas eu son accord peut déclencher ses foudres. Il y a une réelle peur des responsabilités, très évidente dans le cas du canal de l’Ourcq, dans les échanges très nerveux entre le conseiller et le préfet, où chacun semble se soucier d’abord de limiter sa responsabilité, pour apparaître comme un bon exécutant : quelqu’un qui n’a pas d’initiatives, mais qui répond efficacement aux ordres qui lui sont donnés. Si les absences du maître rendent les ordres irréguliers, lorsque ceux-ci existent ils sont tout aussi problématiques, car ces ordres sont souvent imprécis ou contradictoires. Bonaparte communique rarement ses intentions ; ses administrateurs sont donc toujours inquiets d’en faire trop ou pas assez et perçoivent rarement les conséquences, la logique de l’action. Cette incertitude sur le sens des ordres ne les encourage pas à s’engager.18
12Si donc on peut s’étonner, avec Jean Petot, de l’implication de Bonaparte jusque dans des affaires tout à fait mineures des Ponts et Chaussées, il faut s’étonner aussi que dans bien d’autres affaires importantes, Bonaparte n’ait au contraire pas été présent. Ainsi du canal de l’Ourcq : certes, il l’ordonne (en ce sens il a bien l’initiative), il visite les chantiers et s’assure qu’on y fait travailler des hommes en nombre ; mais quant à trancher, à régler les désordres considérables que cette affaire a provoqués, il faut attendre près de quatre ans pour qu’il se décide à le faire. L’intervention du pouvoir dans cette affaire, évoquée au chapitre précédent, ne doit pas occulter qu’il y a aussi, une absence du pouvoir, tout aussi frappante.
Autonomie de l’administration
13L’obsession d’une administration transparente, dont les fonctions se réduisent à une pure exécution, n’est pas une invention napoléonienne. On peut la faire remonter à l’Ancien Régime, mais c’est certainement la Révolution qui a introduit le plus systématiquement dans la culture française une « crainte permanente que l’administration – le monde des bureaux – ne s’érige en pouvoir propre. »19 En réaction à un supposé excès d’autorité gouvernemental de l’Ancien Régime, à un « despotisme ministériel », les révolutionnaires et particulièrement les conventionnels ont souhaité confiner l’administration dans un rôle passif d’exécutant des ordres du pouvoir législatif.20 Selon Pierre Rosanvallon, cet idéal d’une séparation stricte entre ordonnateurs politiques et exécutants administratifs domine tout le xixe siècle et aurait empêché en particulier la création d’une école d’administration généraliste : on redoutait qu’une telle institution puisse constituer les administrateurs en corps et ainsi donner naissance au cœur de l’État à une force indépendante.
14Mais ce que l’on refusait à l’administration générale existait depuis longtemps dans les administrations techniques, comme les Ponts et Chaussées. L’exemple des corps techniques, de leurs écoles et particulièrement de l’école polytechnique, sert de modèle et de contre-modèle pour les discussions sur la création d’une école d’administration au xixe siècle.21 On pouvait souhaiter qu’un concours limite l’arbitraire des pouvoirs de nomination et qu’une formation unifiée produise une administration plus compétente et plus efficace qu’un recrutement hétéroclite de personnels sans formation spécifique. Mais une telle école apparaissait aussi comme productrice d’autonomie : à l’image des écoles d’ingénieurs, l’unité du recrutement et de la formation pouvait générer un corps uni et fort, donc une autonomisation incompatible avec l’idéal de l’employé d’État comme pur instrument des volontés du pouvoir.
15Ces arguments et ces inquiétudes s’appliquent aussi aux corps techniques, qui peuvent être soupçonnés de s’autonomiser. Pourtant les historiens considèrent parfois que la question ne se pose pas tout à fait de la même façon pour ces techniciens : leur constitution en corps, l’importance qu’y prend la formation, ne semblent pas devoir déboucher sur une véritable autonomisation des administrations techniques. Ce sont, semble-t-il, leurs capacités techniques qui garantissent que ces corps resteront de purs exécutants, malgré leurs fortes identités.22 S’il n’y a pas lieu de craindre qu’ils confisquent une partie de l’autorité publique, c’est qu’ils ne prendraient aucune décision « politique. » On ne leur abandonnerait aucun pouvoir réel, puisque leur activité concernerait exclusivement un univers objectif : les corps techniques travaillant dans le monde des faits, leurs conclusions seraient indiscutables et n’empiéteraient donc pas sur l’ordre du politique, entendu comme discussion des affaires publiques. C’est la nature de leurs connaissances, de ce qui est en question dans l’ordre technique, qui garantirait que les corps ne s’approprient pas une part de pouvoir.
16Dans une telle justification, on voit les techniciens comme de simples outils, qui ne rajoutent ni ne changent rien à des décisions entièrement politiques qu’ils se contentent d’exécuter. On superpose ainsi plusieurs frontières supposées nettes, entre exécution et conception, entre technique et politique, entre un univers objectif où les choses peuvent être décidées rationnellement et l’univers des affaires humaines où les décisions sont toujours incertaines, liées à des luttes de pouvoir et d’intérêt. Une telle opposition est en réalité très artificielle, parce que les activités des techniciens et des gouvernants sont très imbriquées : les ingénieurs participent largement aux décisions et les gouvernants s’impliquent parfois jusque dans les détails de la réalisation. S’il y a bien une frontière entre le pouvoir politique et les techniciens, ce n’est pas une frontière nette, mais une zone de négociation sur le rôle que chacun entend jouer. Les relations du corps des Ponts et Chaussées à l’État s’inscrivent dans cette question plus générale de l’autonomisation des corps techniques et de la crainte qu’elle peut inspirer.
Service public : installation dans la durée d’un État fonctionnel
17Le problème du statut de l’administration dans l’État, la difficulté à penser le phénomène administratif, tient à la définition même de l’État. Si l’État est puissance publique, gouvernement, l’administration n’est qu’une émanation de cette puissance, sa chose, son exécutrice, et n’a aucune existence pour elle-même. L’idée même de souveraineté rend inconcevable qu’une administration ait une légitimité d’action propre.23 Mais si on donne un statut aux fonctionnaires, on installe l’administration dans la durée, ce qui introduit pour Rosanvallon « un facteur de dissociation potentiel entre la volonté générale (…) et l’intérêt général », entre puissance et fonction : « En s’inscrivant dans le temps, l’administration finit par s’identifier au principe de l’État » et ainsi assurer un service par-delà la succession des régimes.24 L’État n’est alors plus seulement défini comme puissance publique, mais aussi par les fonctions que remplit un appareil administratif agissant dans la continuité. En ce sens on peut parler de l’émergence d’un État service public.25
18Dans le processus qui voit grandir la part du service public dans l’État, les corps techniques ont eu une place importante. Leur existence ou plus exactement leur stabilité au cœur de l’État, leur installation dans le temps, change la nature de l’État : les corps techniques, comme appareils fonctionnels indépendants des changements de régime, ont concouru à renforcer la dimension service public de l’État, qui se définit par la prise en charge d’un certain nombre de missions. Les corps techniques sont parmi les toutes premières administrations à avoir été stabilisées au sein de l’État avec une véritable identité, un statut : par l’école, par la constitution en corps, par divers éléments statutaires caractéristiques (comme la retraite), les corps techniques changeaient le statut de l’administration et la nature de l’État.
19Ces deux dimensions de l’État se développent d’une manière un peu paradoxale : c’est la volonté de renforcer la puissance publique qui conduit à développer des administrations fonctionnelles et durables, un État service public, parce qu’on en attend une plus grande efficacité, donc un plus grand pouvoir. Ce paradoxe est particulièrement manifeste dans le régime napoléonien. La « confiance » est la grande affaire de ce régime, plutôt qu’une quelconque représentativité, et la confiance doit être obtenue par l’action. Si Bonaparte concentre sur lui-même toutes les possibilités d’action, s’il entend être seul souverain et que tout vienne de lui, son insistance sur l’action a comme conséquence de renforcer la dimension fonctionnelle de l’État. Pour pouvoir agir, il lui faut une administration efficace, capable d’exécuter ses intentions. C’est peut être justement parce que Bonaparte souhaite une administration stable et professionnelle, donc forte et potentiellement autonome, qu’il renforce parallèlement les mesures d’asservissement, afin de réduire cette administration à une exécutrice.
20Il y a donc une tension entre deux dimensions de l’État qui se nourrissent et se contredisent : un État puissance publique, pour lequel toute administration doit être transparente, pour ne pas confisquer une partie du pouvoir, et un État service public, qui résultant de la stabilité d’une administration fonctionnelle, chargée d’une mission précise, se trouve partiellement découplée du pouvoir et donc dans une certaine mesure autonome. Cette tension est très sensible dans le cas des Ponts et Chaussées, et se manifeste le mieux lorsque la nature ou l’existence de cette administration sont rediscutées.
21La question de l’autonomie du corps peut se poser d’une manière radicale, en termes d’existence : le corps a-t-il une existence propre ou n’est-il qu’une émanation du pouvoir, que celui-ci pourrait faire disparaître à tout moment ? Pour rendre la position des ingénieurs à ce sujet, on cite parfois une lettre de l’ingénieur Chézy (bras droit de Perronet à l’école des Ponts et Chaussées) écrite en 1789 à propos d’une initiative des élèves, qui souhaitaient instituer un fonctionnement révolutionnaire à l’école et en particulier former une assemblée26 :
Une nation existante par elle-même a le droit de se constituer, de se donner un chef qui peut l’assembler, pour qu’elle se fasse des lois et décide différentes questions qui l’intéressent parce que cette nation existe par elle-même et qu’elle n’appartient qu’à elle. Mais le corps des Ponts et Chaussées n’existe pas par lui-même ; il est créé pour le bien public par une administration qui le gouverne ; il n’a pas le droit de s’assembler, de se faire des lois ; loin de décider il doit suivre les ordres et les décisions de cette administration qui l’a formé, l’entretient, le conserve et peut le détruire quand elle le jugera à propos. À plus forte raison les élèves qui se disposent à devenir membres de ce corps, n’ont pas le droit de s’assembler, de faire des règlements, de décider du sort de leurs confrères.27
22On a lu dans ce passage la fidélité du corps, « l’attitude faite de soumission sans réserve à l’autorité dont ne se départira jamais le corps des Ponts, même dans les moments les plus difficiles. »28 Les ingénieurs auraient intégré l’idéal de l’exécutant transparent au point de considérer que le corps n’avait pas d’existence propre et d’accepter que les gouvernants puissent le dissoudre selon leur bon vouloir. Il faut cependant considérer le contexte de cette intervention : il s’agit pour Chézy de calmer la situation, de convaincre des élèves échauffés que leur initiative n’a aucune légitimité, et pour cela le discours officiel sur la subordination est tout indiqué. Ce discours permet, par ailleurs, de rassurer le pouvoir : les ingénieurs expriment souvent leur soumission afin que le corps continue d’apparaître, au moins dans les formes, comme une pure créature qui ne risque pas de s’autonomiser. Mais on ne peut pas croire que ces ingénieurs aient la conviction ici affichée que le corps n’aurait aucune existence propre et qu’ils accepteraient respectueusement leur suppression. La « soumission sans réserve » est loin de saisir les rapports complexes entre l’État et les ingénieurs et il suffit d’opposer à cette vision idéale les protestations et les nombreuses initiatives pour défendre le corps, lorsque justement son existence sera remise en question à l’Assemblée nationale. En 1790, La Millière présente lui aussi un corps au profil bas, obéissant, purement consultatif, mais il défend férocement son existence.29 Les ingénieurs dans les provinces souhaitent participer à cette lutte, se proposent de publier des mémoires, mais La Millière refuse qu’ils s’impliquent : il se charge seul de la défense, pour que celle-ci n’apparaisse pas fondée sur le corporatisme. Les ingénieurs ont, en effet, tendance à lui livrer des arguments sur l’évidence, sur le statut presque naturel du corps, au lieu de chercher à le comparer aux formes de gestion concurrentes qu’on lui oppose. Lecreulx milite par exemple pour que
l’existence du corps des Ponts et Chaussées soit maintenue telle qu’elle doit être de façon à conserver les principes honnêtes et le degré d’instruction qu’on a tâché de lui donner depuis 40 ans.30
23Le paradoxe sociologique est ici classique. Toute institution est le résultat d’un processus, n’a aucun caractère naturel et peut se trouver remodelée. Et pourtant, parce qu’elle existe, son caractère naturel est en quelque sorte un fait, confirmé par une histoire, une stabilité. Toute remise en question, toute reconfiguration, peut donc être problématique, parce qu’elle semble détruire un être social existant, qui souvent définit l’identité des personnes qu’elle réunit. Ce problème général est compliqué par l’existence d’un lien d’autorité : l’administration est théoriquement soumise au pouvoir. On trouve donc des ingénieurs qui vont accepter publiquement d’être des créatures révocables, purs dévouements aux volontés de l’État, mais qui dès que l’existence du corps va être attaquée défendront sa légitimité : l’impossibilité pour l’État de continuer sans eux, impossibilité fondée d’abord sur l’existence même du corps, sur son histoire, puis seulement sur l’intérêt d’une telle administration. Réaction qui ne pouvait qu’irriter les révolutionnaires pour lesquels les Ponts et Chaussées incarnait un modèle de société auquel ils voulaient porter un coup fatal : une société de corps, fractionnée, où chaque partie du corps social a une existence autonome, avec des droits propres qu’on ne peut ni réformer, ni supprimer.
24L’argument classique en faveur des corps, celui de nombreux ingénieurs et aussi celui de La Millière pendant la Révolution, est d’ailleurs très ambigu quant à l’autonomie de ces corps et leur subordination à l’État. Il met en valeur l’hermétisme des compétences techniques, connaissances complexes dont seuls les ingénieurs auraient la maîtrise et qui interdisent au pouvoir, comme à tout autre néophyte, de participer à des délibérations techniques. En l’absence de techniciens d’État, le pouvoir serait obligé de s’en remettre à des particuliers, dont les intérêts pourraient toujours être dissimulés sous des justifications en apparence techniques, sans qu’il puisse réellement en juger. Le pouvoir a donc tout intérêt à former ses propres techniciens, à disposer d’un personnel fidèle, garantissant un contrôle sur les Travaux Publics : la construction d’un corps clos, autonome par rapport à la société (aux entrepreneurs et aux spéculateurs), et appartenant résolument à l’État est de ce point de vue le meilleur garant d’une expertise technique veillant au bien de la puissance publique. Il n’y aurait donc pas lieu de s’inquiéter d’une autonomisation des corps techniques, car si elle existe, si même elle est inévitable, elle est tournée contre la société, les intérêts privés, et non contre le pouvoir.
25La stabilisation au cœur de l’État d’une administration qui finit par exister pour et par elle-même, en prenant en charge certaines fonctions, prend chez les ingénieurs une réalité identitaire. Ils considèrent avoir une légitimité à exercer leur fonction, légitimité historique qui peut être soutenue par la nécessité d’une expertise d’État. Le corps est autonome de fait, parce qu’il maîtrise des compétences pour lesquelles le pouvoir ne peut que s’en remettre à lui. Mais tout en soulignant le caractère quasi naturel du corps, seul moyen pour palier à l’impuissance du pouvoir face aux spéculateurs, le corps ne tient pas à inquiéter et cherche donc à apparaître aussi comme un pur outil, un exécutant transparent du pouvoir, qu’il serait même légitime de détruire. Ces deux attitudes, en apparence contradictoires, peuvent être tenues ensemble par la référence au bien public : ce qui est bon du point de vue de la technique, où les ingénieurs se réservent une entière autonomie, est bon du point de vue de l’État, de la mission que les ingénieurs assument au sein de l’État, et est donc bon pour le gouvernement.
Bonaparte affranchit les Ponts et Chaussées ?
26L’attitude du pouvoir par rapport aux Ponts et Chaussées a évolué au cours de la période napoléonienne. Au début du Consulat, Bonaparte considère que le corps doit décider des questions techniques d’une manière assez autonome, ce qu’il motive assez classiquement par la spécificité de ce type d’administrations : leur compétence doit les amener à jouer un rôle important dans des domaines où le pouvoir est relativement démuni.
27L’affaire de Saint-Quentin est révélatrice de cette première attitude. Consultée une première fois, l’assemblée des Ponts et Chaussées a retenu deux projets, mais elle conclut n’être pas habilitée à trancher entre facilité d’exécution et intérêt économique d’une part, image du corps et de l’État de l’autre. Les ingénieurs ont donc conscience des limites de leurs prérogatives : ils ne pensent pas pouvoir décider seuls du problème, ils ne présentent qu’une préférence et laissent la décision à Bonaparte. Mais celui-ci ne tranche pas et le conseiller transmet donc à l’assemblée cette réponse :
Les consuls ont approuvé la circonspection avec laquelle vous avez formé votre avis ; mais ils ont déclaré qu’ils ne voulaient pas prononcer sur la double question présentée : l’assemblée des Ponts et Chaussées a leur confiance, ils veulent qu’elle apprécie elle-même l’universalité des circonstances directes ou indirectes qui doivent déterminer la préférence à accorder à l’un ou à l’autre des projets.31
28La confiance qui fait remettre à l’assemblée la charge de la décision est fondée sur une conception rationnelle de la discussion technique : les ingénieurs savent et peuvent seuls évaluer « l’universalité des circonstances. » Comme on l’a vu, ce second examen va s’avérer plus difficile et l’assemblée va se diviser sur le choix qu’elle estimait d’abord devoir revenir au gouvernement.
29L’affaire de Saint-Quentin introduit une nouveauté dans le rapport du corps à l’État : le pouvoir de décision des ingénieurs a été étendu et il n’est pas impossible que ceux-ci aient compris cet événement comme une extension plus générale de leur légitimité à décider, comme si on leur transférait une part qui jusqu’alors revenait au pouvoir. On pourrait alors suggérer une autre interprétation de la montée des affaires sous le Consulat : si les ingénieurs ont pensé qu’on leur reconnaissait une sorte d’autonomie, toutes les affaires plus ou moins importantes qui suivent dans l’espace de deux ou trois ans celle de Saint-Quentin peuvent apparaître comme une conséquence de cette nouvelle légitimité à décider. L’affaire de Saint-Quentin a peut-être introduit un certain flou dans les attributions respectives du pouvoir et du corps.
30Quoi qu’il en soit, le rôle des ingénieurs semble s’être étendu sous le Consulat, comme le montre par exemple le changement de qualification de l’assemblée des Ponts et Chaussées. La Millière insistait sur le rôle « purement consultatif » de cette assemblée, pour mieux souligner qu’elle n’avait aucune prétention à prendre des décisions et qu’elle se concevait comme un organe de conseil.32 On retrouve cette conception chez tous les auteurs, politiques ou ingénieurs, qui ont discuté du corps sous la Révolution : ainsi Fabre de l’Aude affirme qu’elle ne saurait être « une administration qui prenne des décisions ou des arrêtés », mais au contraire un « conseil d’administration » qui transmet ses avis au ministre, qui seul peut donner des ordres et en prendre la responsabilité.33 Sous le Consulat, cette vision modeste n’est plus de mise et ce ne sont pas seulement les ingénieurs qui se conçoivent alors en décideurs : dans le cadre de l’affaire de Saint-Quentin, on voit le conseiller d’État qualifier l’assemblé de « délibérative. »34 Il tiendra ensuite à ce qu’elle se prononce seule et acceptera pour cela des retards importants.
31Si le Consulat semble être une période de plus grande autonomisation du corps, où les ingénieurs se voient reconnaître des prérogatives plus larges et entretiennent avec le pouvoir des relations de confiance, Bonaparte va adopter dès la fin du Consulat une attitude plus restrictive et exiger du corps une transparence renforcée. Il est possible que l’apparition des affaires soit pour quelque chose dans ce retournement. Après tout, dans l’affaire de Saint-Quentin, le corps répond à la confiance du gouvernement par une dispute, une incapacité à produire une décision solide, et c’est finalement le consul qui doit trancher sur la question qu’il avait renvoyée aux ingénieurs. Mais ce revirement doit aussi à la reconnaissance d’une incompatibilité entre les exigences des ingénieurs et celles du pouvoir. D’abord et surtout obsédé par l’action, celui-ci s’impatiente des discussions interminables des ingénieurs : lorsqu’on lui confie toute la décision, le corps semble incapable d’en prendre aucune.
32Le changement d’attitude correspond à peu près à la réforme de 1804, qui est révélatrice de la manière dont Napoléon conçoit désormais l’administration. L’idéal de pur exécutant revient en force dans le texte même de la réforme, qui renforce tous les aspects les plus autoritaires du corps et lui donne une forme quasi-militaire.35 Mais la manière dont la réorganisation est discutée n’est pas moins symptomatique de la rupture : les ingénieurs n’y ont aucune part et on leur fait ainsi savoir que le corps n’a pas d’existence propre, qu’il n’est qu’un être social informe, que le pouvoir peut transformer à sa guise. L’organisation et les règlements ont toujours été imposés aux ingénieurs, mais sous l’Ancien Régime les inspecteurs participaient aux reconfigurations du corps, en tant que conseillers de l’intendant. Sous la Révolution, un conseil des Ponts et Chaussées avait même été conçu explicitement pour « examiner et proposer les vues relatives à l’amélioration du service. »36 Le corps avait donc une part dans sa propre organisation. Cette relative maîtrise de son sort se traduisait d’ailleurs par un certain conservatisme. Que ce soit à cause de celui-ci, ou parce qu’il tient à tout diriger lui-même, Bonaparte va progressivement exclure les inspecteurs des questions d’organisation et de réglementation.
33La manière dont le gouvernement procède pour la réforme de 1804 est à ce titre exemplaire. « On fit un mystère du contenu de cette organisation », dont le texte n’a été imprimé qu’au nombre exact d’exemplaires nécessaire à sa discussion au conseil d’État : on n’a aucune intention de consulter le corps. Le conseiller, soumis à la pression des inspecteurs qui s’étonnent de la situation, prétend avoir « eu le projet sincère de les consulter, (…) intention contrariée par des circonstances forcées. » Il est d’ailleurs presque trop tard, puisque le texte est sur le point d’être adopté. Le conseiller se résout pourtant à une consultation, distribue le texte aux inspecteurs et leur donne quatre jours pour lui remettre « s’ils le jugent utile, des observations à ce sujet. » Les inspecteurs, croyant toujours avoir à prononcer, protestent que le délai est trop court pour traiter d’un objet aussi important, mais finissent par accepter. Cette consultation va se révéler tout à fait fictive et provoquer l’indignation d’inspecteurs comme Lecreulx :
On croit peu utile de rappeler que les observations des inspecteurs généraux, quoique faites précipitamment, attaquaient un grand nombre d’articles de la nouvelle organisation, mais qu’on n’y eut aucun égard et que peu de jours après, ladite organisation a été décrétée à peu près conformément au projet imprimé.37
34Reconfigurer le corps sans aucune participation des ingénieurs, c’est leur signifier que les temps ont changé, qu’ils ne sont plus qu’un organe au service d’un pouvoir qui peut les réformer comme il l’entend. La réaction de Lecreulx à la réforme, comme celle des ingénieurs face à la remise en question révolutionnaire, montre qu’il y a une tension au cœur des Ponts et Chaussées : les ingénieurs mettent toute leur fierté à être des exécutants fidèles, à être dévoués au pouvoir et au bien public, mais ils entendent exister en ce rôle d’une manière moins informe que ne le souhaite le gouvernement. Ils considèrent que leur fonction leur confère une légitimité propre, comme si l’accomplissement de ce service les détachait un peu de la puissance publique.
35La méfiance du pouvoir à l’égard des administrations se renforcera constamment sous l’Empire. L’introduction des auditeurs en est un bon exemple : conçus comme une élite entièrement dévouée au pouvoir, ces apprentis-administrateurs, dépendant du conseil d’État et se destinant aux plus hautes fonctions, sont progressivement détachés au cours de l’Empire dans toutes les directions générales et en particulier aux Ponts et Chaussées.38 Ils y ont un rang immédiatement inférieur au conseiller d’État et, sur ses instructions, font des tournées, prennent des mesures disciplinaires, traitent des affaires de contentieux. Dans la plupart de ces fonctions, les auditeurs remplacent donc les inspecteurs.39 D’une manière plus significative encore, ces auditeurs siègent au conseil des Ponts et Chaussées avec un rang supérieur aux inspecteurs et en nombre toujours plus important, devenant même finalement majoritaires. Cette introduction de personnels très proches du pouvoir, qui limitent et contrôlent de plus en plus la place donnée aux techniciens dans les décisions, est un phénomène caractéristique de l’Empire.
2. Les ingénieurs et la loi
36La loi est très présente dans l’affaire du canal de l’Ourcq. Jamais, dans les discussions de projets, même pour le très conflictuel canal de Saint-Quentin, on ne trouve un tel travail argumentatif autour des textes de loi. On peut considérer ce phénomène dans le cadre de la dispute entre Girard et ses collègues, comme un échange d’arguments au sujet de la navigation du canal. Mais en s’engageant dans ce registre particulier, en discutant la loi, les ingénieurs en viennent inévitablement à se positionner par rapport aux autorités. C’est cet autre niveau, celui des positionnements multiples et complexes des ingénieurs face au pouvoir, qu’on va privilégier ici. Louanges ou critiques, acceptation ou refus, les ingénieurs ne semblent prêts à adopter leur rôle d’exécutant que s’ils peuvent conserver une certaine place dans le processus de décision.
Une navigation d’abord évidente
37Le canal de l’Ourcq a été ordonné par le gouvernement. Le rapport à ces ordres va se révéler fort complexe. Pour bien saisir les discussions des ingénieurs à leur sujet, il faut tout d’abord rappeler brièvement le contenu de la loi et des arrêtés relatifs au canal.
38Le premier texte est la loi du 19 mai 1802, adoptée dans les termes mêmes de la proposition consulaire transmise deux jours plus tôt. Elle ordonne en particulier :
(Article 1er) Il sera ouvert un canal de dérivation de la rivière d’Ourcq ; elle sera amenée à Paris, dans un bassin près de la Villette.
(Article 2e) Il sera ouvert un canal de navigation, qui partira de la Seine au-dessous du bastion de l’Arsenal, se rendra dans le bassin de partage de la Villette, et continuera par Saint-Denis, la vallée de Montmorency, et aboutira à la rivière d’Oise près Pontoise.40
39Cette formulation reprend exactement le projet que les entrepreneurs Solages et Bossu avaient proposé à l’examen du consul, en particulier l’idée d’utiliser l’eau de l’Ourcq pour alimenter un autre canal de Paris à Pontoise. Mais la loi est intentionnellement vague sur l’exécution du canal, suivant les recommandations du conseiller d’État. En effet, celui-ci avait suggéré, dans un rapport au ministre de l’intérieur en mars 1801, qu’en attendant que soit clarifiée la question des droits acquis par Solages et Bossu, on ne mentionne pas les détails du projet.41 La formulation « très générale » proposée par le conseiller et reprise, un an plus tard, dans la loi permettra, on va le voir, des interprétations multiples.
40Le gouvernement décide ensuite de reprendre le projet à son compte. La loi est donc suivie, le 13 août 1802, d’un arrêté des consuls qui ordonne la « dérivation » de la rivière d’Ourcq, fixe le début des travaux au 23 septembre 1802 et leur durée à trois ans. Le texte prévoit aussi les fonds nécessaires, grâce à la perception d’un droit additionnel sur l’octroi des vins entrant dans la capitale, charge le préfet du département de la Seine de l’administration des travaux et les ingénieurs des Ponts et Chaussées de leur exécution, « d’après les plans et devis joints. »42
41Enfin une instruction du conseiller d’État, du 15 septembre 1802, nomme Girard directeur du canal, lui demande de s’occuper de la rédaction d’un plan et d’un projet détaillés et de se concentrer dans un premier temps sur la partie entre Paris et Claye, pour en faire un rapport au plus vite à l’assemblée des Ponts et Chaussées, et permettre avant l’hiver l’ouverture de travaux dans les bois de Saint-Denis.
42Ces textes vont être discutés principalement sur un point, la navigation du canal, et quelques précisions sont nécessaires à ce sujet. En effet, lorsque Girard présente son premier rapport à l’assemblée en novembre 1802, il déclare que « l’objet du canal de l’Ourcq est d’amener les eaux de cette rivière dans un réservoir » afin de les distribuer dans Paris, mais dans les détails du projet le canal apparaît aussi comme navigable.43 Girard n’entreprend pas de justifier ce choix et présente la nature mixte du canal (alimentation en eau et navigation) comme une évidence, ce qu’elle semble être d’ailleurs pendant un certain temps. En effet, si ce choix sera au cœur de la dispute à partir des avis de 1804, il ne suscite pas ou peu de réactions pendant les discussions à l’assemblée.44
43Ceci s’explique par le fonctionnement même de l’assemblée, où la commission chargée d’examiner le projet concentre l’essentiel des fonctions, les autres ingénieurs ayant peu de place et d’ailleurs peu d’informations : le débat est donc structuré, au début de l’affaire, par l’opposition entre Girard et la commission, laquelle se trouve être largement acquise à ce principe d’un canal mixte. L’inspecteur Besnard, qui est nommé commissaire le 15 novembre 1802, est certes opposé à cette mixité, mais il n’a guère l’occasion de protester puisqu’il est remplacé, dès le 24 novembre, par l’inspecteur Gauthey rentré de sa tournée.45 Il semble que les ingénieurs aient reconnu à Gauthey une compétence en matière de canaux et surtout une implication particulière dans le projet de l’Ourcq, pour ainsi reconfigurer après coup une commission.46 Quoi qu’il en soit, cette nomination va être décisive pour le positionnement de la commission, car Gauthey y prend toute suite une place centrale : il devient rapporteur, on n’entend que lui et (mis à part de rares interventions de Prony) personne ne va s’opposer à lui. Comme pour Gauthey le canal doit être navigable, donc mixte, la commission qu’il domine va suivre cette conception.
44La nature du canal n’est donc pas en discussion à l’assemblée, mis à part dans la séance du 12 janvier 1803 où quelques ingénieurs essayent de lancer un débat sur ce point : l’inspecteur Besnard, qui proteste contre le choix de la navigation et invoque pour la première fois les textes du gouvernement, et l’ingénieur en chef Becquey, qui considère que la nature du canal n’est pas évidente et doit être discutée. Ce dernier demande qu’on écoute l’ingénieur en chef Bruyère, qui a travaillé aux opérations de vérification du projet des entrepreneurs et aurait de ce fait une connaissance particulière de l’Ourcq. Ces trois ingénieurs sont alors les seuls à aborder la navigation comme un problème. Mais leurs interventions ne suffisent pas à convaincre les commissaires, qui répliquent qu’ils « n’ont pas cru devoir discuter la question relative à l’espèce de canal qu’on doit exécuter », qu’elle ne leur semblait pas de leur ressort, sous-entendu qu’elle était déjà décidée par le gouvernement.47 La commission ne croit pas qu’il y ait sérieusement grand-chose à débattre et elle ignorera même la résolution de l’assemblée qui lui demande de s’occuper de cette question.
Les termes de la loi
45Dans leurs avis, les ingénieurs distinguent la « loi » des « arrêtés » ou « décrets », mais la figure du législateur n’apparaît jamais comme distincte du gouvernement : que ce soit la loi ou l’arrêté, ce sont des ordres du gouvernement.48 La posture ordinairement affichée par les ingénieurs est celle du respect de la loi : ils prétendent la défendre et ne pas tolérer qu’on s’y oppose. S’ils discutent les ordres du gouvernement, s’ils les interprètent, c’est au nom d’un respect scrupuleux : en bon exécutant, l’ingénieur doit s’incliner devant la loi, conçue comme l’expression de la volonté du gouvernement. Mais ce respect de la loi prend des formes diverses et inattendues.
46L’interprétation de la loi est d’abord une question de vocabulaire. Certains ingénieurs affirment que les termes choisis sont suffisamment clairs pour ne pas laisser d’ambiguïtés sur le sens que le gouvernement a voulu leur donner. Prony est exemplaire de cette conception sémantique de la loi :
Je relis les ordres du Gouvernement et les arrêtés auxquels ils ont donné lieu et je vois que le Canal de l’Ourcq n’y est désigné que comme canal de dérivation ; d’habiles ingénieurs ont pensé qu’on devait l’exécuter de manière à le rendre navigable, mais cette opinion, qu’on peut appuyer de raisons très fortes, ne doit être qu’une opinion individuelle et la commission en corps passerait les bornes qui lui sont présentées si son examen ne portait pas uniquement sur un canal de dérivation.49
47Face aux volontés du gouvernement, il ne faut tenir aucun compte des « opinions » des ingénieurs. Ceux-ci sont très compétents et savent justifier leurs opinions avec d’excellents motifs, mais devant la loi ces raisons doivent s’effacer. Cette position ne peut se concevoir que si les ordres sont parfaitement univoques. S’il n’y a qu’une interprétation possible, c’est que les mots correspondent de manière non ambiguë aux choses, ce que Prony suggère en consacrant une note à la définition des canaux : « L’expression pure et simple Canal de dérivation est exclusivement appliquée aux eaux destinées à l’arrosement, aux besoins individuels et privés des citoyens, etc. » Si l’on souhaite qu’un canal de dérivation soit navigable, il faut pour le « désigner sans équivoque (…) l’appeler Canal de dérivation et de navigation. »50 La loi aurait donc suivi ces définitions communes et se serait exprimée autrement si elle avait voulu autre chose : le législateur a choisi le terme juste et respecter la loi, c’est respecter ce choix des mots.
48Mais tout n’est pas si simple, car le vocabulaire n’est pas aussi stabilisé que Prony voudrait le croire. Même un ingénieur plutôt opposé à la navigation comme Becquey déplore la polysémie de l’expression choisie : la loi « ne désigne que sous le nom de dérivation, qui est très vague, le canal à ouvrir. » Il faudrait donc que l’assemblée fixe, avant toute discussion, la nature du canal à exécuter, ce qui revient à donner un sens précis à une expression vague. Becquey entend séparer trois sens du terme, correspondant à trois objets : une « simple rigole » pour alimenter un canal Paris-Pontoise, une adduction pour les besoins de Paris, ou un canal navigable.51 L’attribution de sens doit passer par un choix entre ces trois possibilités, ce qui exclut d’emblée la solution mixte de Girard : pour Becquey, chaque sens correspond à un objet spécifique, aux caractéristiques bien identifiées, aux « moyens d’exécution » différents. Si le mot choisi par le gouvernement est vague, il ne peut se référer qu’à l’un de ces trois objets. En ordonnant une dérivation, le gouvernement a donc laissé une grande indétermination.
49Mais ce constat n’est pas partagé par les collègues de Becquey, pour lesquels la loi reste évidente, au détail près que cette évidence n’est pas la même pour tous. Dans cette quête du sens, le mot « dérivation » n’est d’ailleurs pas le seul à être discriminant (ou vague). Gauthey, partisan de la navigation, conteste ainsi que la loi ait ordonné seulement une adduction pour les besoins de Paris :
Si on eût voulu n’en tirer que cet usage, on se serait servi du terme de rigole, et non pas de celui de canal. Qui ne sait pas que tous les canaux d’Italie, qui sont en très grand nombre, et tous ceux de la Belgique, qui ne sont que de simples dérivations de rivières, sont tous des canaux de navigation ?52
50Lorsqu’ils considèrent que les termes de la loi sont « très positifs », les ingénieurs présupposent une maîtrise du vocabulaire technique par le législateur, laquelle va de pair avec une connaissance des objets. Pour se convaincre de cette maîtrise, il suffit de relever que la loi utilise un vocabulaire différencié : qui distingue les termes, sait qu’il y a quelque chose à distinguer ! La loi, en effet, ne parle pas seulement du canal de l’Ourcq, elle ordonne également un canal Paris-Pontoise. Or, dira Bruyère, les dénominations utilisées ne sont pas les mêmes : le canal Paris-Pontoise est qualifié de « canal navigable » alors que le canal de l’Ourcq n’est désigné que comme « dérivation », d’où l’on déduit, « en ne s’écartant pas des termes de la loi », que le gouvernement n’a pas souhaité que le canal de l’Ourcq soit navigable.53
L’esprit de la loi
51L’insistance sur le vocabulaire est manifestement insuffisante pour fixer un sens clair et les ingénieurs vont donc discuter, au-delà de la lettre, l’esprit de la loi. Ce sont surtout Girard et Gauthey qui vont développer cette autre manière d’interpréter la loi. Pour comprendre comment Girard en vient à adopter l’interprétation de son opposant le plus virulent, il faut se pencher sur le type de navigation très particulier qu’il préconise.
52Dès son premier rapport, en novembre 1802, Girard donne à son canal de petites dimensions. Dans son projet d’octobre 1803, il défendra celles-ci par le choix d’une petite navigation. Ce concept avait été récemment introduit en France grâce à la traduction de l’américain Robert Fulton, qui en était le principal promoteur en Grande-Bretagne.54 Il s’agit de réaliser une navigation sur des cours d’eau ou des canaux disposant de ressources en eau très faibles, en utilisant des écluses dites sèches ou en réduisant les dimensions du canal (et donc celles des bateaux).55 L’entrepreneur Brullée avait conçu au xviiie siècle un canal de l’Ourcq selon ces principes, dont il était un grand défenseur.56 Mais Girard n’évoquera jamais ce dernier comme source d’inspiration et dira plutôt avoir repris l’idée à un projet de Gauthey pour l’Ourcq.57 Au cours de l’année 1801, Gauthey semble en effet avoir penché pour la petite navigation, mais très vite il renonce à celle-ci et, lorsque les débats commencent à l’assemblée, il se prononce au contraire pour un canal large avec écluses. Lorsque la référence de Girard à la petite navigation devient explicite, Gauthey s’oppose violemment à ce choix. Dans sa Lettre au préfet de la Seine, il accuse Girard d’avoir renoncé à la navigation en proposant ce qu’il estime n’être qu’une petite rigole non navigable : les petites dimensions ne permettraient qu’une navigation de très petits bateaux, c’est-à-dire pas de navigation du tout. Gauthey inclut donc Girard dans les opposants à la navigation et entreprend de montrer que le gouvernement a bien voulu et ordonné un canal navigable.
53Gauthey avance une interprétation nouvelle : la loi, dit-il, ne parle pas de dériver seulement « une partie de la rivière », il est donc « évident » que « l’on a entendu » la dériver toute entière. C’est dans son absence de précision qu’il faut chercher le sens de la loi. Gauthey défend alors son interprétation par l’absurde : le gouvernement a ordonné de dériver l’Ourcq, mais il est clair que lorsqu’on va chercher une telle rivière à 80 km de Paris, « ce n’est pas pour en dériver seulement un filet d’eau. » D’autres souligneront après lui qu’on aurait pu dériver des rivières plus petites, mais aussi plus proches de Paris. Pour Gauthey, la prémisse est donc acquise : raisonnablement, l’intention du gouvernement ne pouvait être que de détourner toute la rivière. Mais ce faisant, on supprime la navigation actuelle sur la rivière d’Ourcq :
N’est-il pas ridicule de penser que le gouvernement se déterminerait à faire un canal à grands frais pour détruire une navigation existante, et ne s’ensuit-il pas nécessairement que l’intention du gouvernement ne peut être que de rétablir cette navigation depuis l’Ourcq à Paris puisqu’on la supprime de l’Ourcq à la Marne.58
54Car il y a déjà une navigation sur l’Ourcq et qui plus est d’une certaine importance. Au xvie et xviie siècles, on a rendu la rivière navigable (sous le nom de Canal d’Ourcq59) jusqu’à son embouchure dans la Marne, où les petits bateaux utilisés sur l’Ourcq transféraient leurs cargaisons dans les grands bateaux marnais.60 Ces travaux de grande ampleur (chemins de halage, écluses, désensablements) s’expliquent par l’importance de cette communication pour l’approvisionnement de Paris, surtout en matériaux de chauffage, le bois des forêts de Villers-Cotterêts étant la première marchandise transportée. Ces aménagements ont été malmenés par la gestion révolutionnaire et leur état semble avoir été catastrophique en 1799, moment où l’on commence à envisager de grands travaux de réparation.61 L’établissement de la navigation sur le nouveau canal de l’Ourcq est donc en concurrence avec une restauration des infrastructures sur la rivière. Mais quelles que soient leurs positions, tous les ingénieurs s’accordent sur le caractère indispensable de la communication avec l’Ourcq pour l’approvisionnement de Paris. Gauthey conclut donc que si l’on détruit la navigation existante, en dérivant toute l’eau, il faudra la rétablir sur le canal.
55Dans son projet de 1803, Girard reprend exactement cette logique. L’arrêté ordonnerait « la dérivation de toutes les eaux, et non d’une partie seulement des eaux de cette rivière : d’où il suit évidemment qu’il [le canal] doit être navigable. »62 En empruntant à Gauthey son argumentation, Girard fait un choix très stratégique étant donné la position de force de Gauthey à l’assemblée : toute réplique contre lui s’adresserait aussi à Gauthey. Les ingénieurs attaqueront cependant, en faisant mine d’ignorer les positions de ce dernier et en prenant l’argumentation comme venant directement de Girard.
56Avec cette interprétation de la loi, commune à Gauthey et Girard, on sort de la littéralité, pour s’attaquer résolument au non-dit : il s’agit de chercher les sens possibles et d’exclure les sens absurdes. On suppose donc un raisonnement, on prête au gouvernement non plus une maîtrise des termes, mais une capacité de réflexion. Le gouvernement a pensé la loi et il suffit de restituer sa logique pour en trouver le sens : de manière indirecte, il aurait ordonné la navigation. D’autres ingénieurs, comme Bruyère ou Bertrand, chercheront dans les textes d’autres logiques du même ordre pour parvenir à une conclusion diamétralement opposée. Dans cet ordre d’idées, le plus simple consiste à relever la durée des travaux décrétée par Bonaparte : trois ans, « ce qui ne serait point exécutable pour un canal navigable. »63 Là encore on prête au gouvernement une compétence : le chef de l’État devait connaître les caractéristiques des ouvrages et savoir qu’un canal navigable serait beaucoup plus long à construire qu’une simple rigole.
Le bon et l’utile
57Avec ces raisonnements prêtés au gouvernement, on reste encore dans le cadre de la loi : il s’agit d’interpréter ce qu’elle a voulu dire, pour légitimer le canal envisagé. Mais certains ingénieurs vont beaucoup plus loin qu’une simple discussion sur les mots ou les logiques implicites. En poussant à son terme l’hypothèse de la compétence du gouvernement, on peut dépasser le stade de la loi. Le premier à franchir ce pas est Bruyère, bientôt suivi par plusieurs de ses confrères :
Comme on doit être persuadé que le gouvernement a dû vouloir et a voulu ce qui peut être bon et utile en ordonnant la dérivation de l’Ourcq, il paraît convenable au lieu d’entrer dans une discussion tout au moins inutile sur le texte de la loi et de l’arrêté du gouvernement, d’examiner si une navigation par le canal projeté présente des avantages assez grands pour mériter qu’on fasse les dépenses excédantes qu’elle entraînerait nécessairement, et qu’on renonce à l’espérance d’avoir des eaux pures pour les besoins de Paris.64
58Quel renversement ! Quoi qu’elle dise, la loi n’a plus aucune importance. Ce qui compte, c’est de décider du bon projet. Les « opinions » des ingénieurs, que Prony prétendait écarter devant l’autorité de la loi, les « raisons très fortes » par lesquelles ils peuvent appuyer telle ou telle option, doivent primer sur les textes officiels. Certes, le gouvernement est seul légitime, mais les ingénieurs peuvent confisquer sa parole, ils le doivent même afin que le gouvernement ne puisse pas être pris en défaut. Pour Lecreulx, la tâche de l’ingénieur n’est pas de réfléchir sur la loi, mais de définir « le parti qu’il croit le plus convenable aux intérêts du gouvernement. » Puisque ce dernier ne peut vouloir que ce qui est bon et utile et que seuls les ingénieurs peuvent déterminer la juste balance entre les avantages et les inconvénients, le gouvernement doit s’en remettre entièrement à eux sur ce chapitre.
59Cette nouvelle approche pose un problème de limite : s’il revient aux ingénieurs de définir le bon et l’utile pour les substituer à une loi vague et impuissante, de quoi ne discuteront-t-ils pas ? Les ingénieurs refusent au gouvernement le droit de décider d’un projet qui n’aurait pas reçu leur approbation, dont ils n’auraient pas au préalable établi l’utilité, mais ils cherchent à préserver une apparence de respect : le gouvernement a donc toujours une place centrale, c’est en son nom seul que l’exécution pourra se faire, et le raisonnement de l’ingénieur n’apparaît qu’après qu’une place ait été concédée à la loi. Dans les avis de 1804, les logiques interprétatives et réflexives ont donc un statut complexe, que plusieurs d’entre eux vont essayer de démêler en séparant, à la manière de Besnard, trois questions : la navigation est-elle « ordonnée » ? Est-elle « utile » ? Est-elle « possible » ?65
60Si l’on considère que la loi est évidente, les deux autres questions ne sont pas pour autant évacuées : l’ingénieur fait alors coïncider ses réponses techniques avec son interprétation de la loi et confirme ainsi par son analyse la décision du gouvernement. S’il considère au contraire que la loi est imprécise, les deux autres questions deviennent essentielles et permettent de trancher l’incertitude : l’ingénieur, au nom de sa compétence, parle alors pour le gouvernement qui ne peut qu’avoir voulu le bien. La coïncidence supposée entre le bien technique, défini par l’ingénieur, et le bien public, dont l’État a la charge, permet d’utiliser l’un pour l’autre indifféremment. C’est pourquoi, dans les avis, les trois questions ne sont souvent pas séparées : la discussion sur la loi semble se fondre avec une évaluation de l’utilité ou de la possibilité. Pour les ingénieurs, ces deux activités ne font qu’une. Pour les uns, comme Bruyère, il est inutile de discuter la loi, parce qu’établir l’utilité revient à établir la loi, qui ne peut pas avoir voulu autre chose. Pour les autres, la loi est incontestable parce qu’elle est conforme à leur évaluation de l’utilité. En somme, soit le bien public, supposé défini par le pouvoir, coïncide avec le bien technique des ingénieurs, soit il faut les faire coïncider. Si les ingénieurs se présentent toujours comme des exécutants respectueux des volontés de la puissance publique, leur respect est conditionnel : ils ne se conçoivent pas comme les valets d’une autorité, mais comme remplissant une fonction au sein de l’État. C’est l’État tout entier qui est supposé agir selon le « bon et l’utile » : le respect des ordres est donc suspendu à la coïncidence du bien public avec le bien technique, ce qui suppose que la puissance publique s’accorde au service public. La loi est donc un objet paradoxal, qui permet aux ingénieurs à la fois de manifester leur respect, leur effacement d’exécutants dociles, et d’affirmer leurs conceptions de ce qui peut ou doit être entrepris. En interprétant la loi, les ingénieurs pointent la faiblesse d’un gouvernement qui voudrait se passer de leur compétence et les priver de la place qu’ils estiment avoir dans la décision.
3. Besoins en eau
61Ce qui est en question ici, ce sont les rôles respectifs des ingénieurs et du gouvernement dans les décisions techniques. On peut essayer de préciser les conceptions des ingénieurs à cet égard : sont-ils là pour établir les données sur lesquelles une décision politique pourra être prise, ou pour répondre techniquement à une volonté politique ? Ces questions apparaissent en particulier à l’occasion des discussions sur les besoins en eau de Paris, auxquels le canal de l’Ourcq est censé répondre.
L’intention d’agir
62La question de la quantité d’eau nécessaire aux besoins de Paris n’est pas nouvelle : l’évaluation de ces besoins précède ou accompagne la plupart des projets pour l’alimentation de Paris depuis que l’académicien Antoine Deparcieux a proposé, en 1762, de fournir de l’eau à l’ensemble de la ville en dérivant la rivière de l’Yvette. Deparcieux avait alors évalué « la quantité d’eau nécessaire à une ville » à 20 pintes par jour et par personne, soit 1 pouce d’eau pour 1 000 habitants, quantité moyenne, « un peu trop grande peut-être pour les simples bourgeois et un peu trop petite pour les grandes maisons. »66 Supposant à Paris 800 000 habitants, les besoins se chiffraient donc à 800 pouces, auxquels Deparcieux opposait une évaluation des ressources disponibles : les aqueducs et les machines hydrauliques fournissaient 230 pouces, dont il fallait ôter les eaux non potables et les eaux du roi, portant le total disponible aux fontaines à 180 pouces, au mieux, car les machines étaient sujettes à de fréquentes pannes. L’écart impressionnant entre les besoins et les ressources devait convaincre de la nécessité d’entreprendre son canal : face à ce manque supposé de la capitale, il proposait d’amener par l’Yvette, « en tout temps, au moins 1 200 pouces d’eau courante. » L’excédent était destiné à nettoyer les rues et à éteindre les incendies.
63Cet exemple permet d’introduire un problème qui est au cœur de toute évaluation des ressources en eau : il est difficile de compter ce qui constitue au xviiie siècle, comme au début du xixe siècle, l’essentiel des ressources : les « conducteurs d’eau », simples porteurs ou équipés de charrettes avec lesquelles ils descendent dans la Seine remplir de grands tonneaux qu’ils vendent ensuite dans les quartiers plus éloignés du fleuve.67 Seul ce qui est mesurable est comptabilisé : les aqueducs et les machines. Mais ce problème de mesure se superpose en réalité aux objectifs du projet : pour Deparcieux les porteurs d’eau ne sont pas difficiles à évaluer, ils ne comptent pour rien ; ils n’apparaissent pas, parce que justement le projet propose de se passer d’eux.68 Deparcieux conçoit l’alimentation en eau de Paris comme une distribution par des fontaines nombreuses. Dès lors, seule l’eau des fontaines est comptabilisée comme ressource. La définition technique de Deparcieux suppose donc une redéfinition du social : l’alimentation en eau de Paris doit se passer des porteurs, une idée que la plupart des projets vont reprendre après lui. Mais on voit aussi que c’est la définition du projet qui conditionne ce qui doit entrer en ligne de compte : le manque d’eau établi par Deparcieux n’a de sens que par rapport à une certaine idée de la distribution qui compte les porteurs d’eau pour rien. Il ne s’agit pas de prétendre que Paris n’aurait pas manqué d’eau au xviiie siècle, comme de nombreux historiens le soutiennent.69 Mais ce manque est très difficile à établir, parce que les acteurs qui l’évoquent, tous impliqués plus ou moins directement dans des projets hydrauliques, définissent ce manque par rapport à une idée de ce que devrait être l’alimentation en eau de Paris : ils mesurent le manque à l’aune de leur projet.70 On ne peut alors être surpris de constater que ce qui ne peut être compté est justement ce qui doit disparaître.
64En 1799, les entrepreneurs Solages et Bossu cherchent à faire adopter leur projet pour l’Ourcq. Le gouvernement demande alors à l’ingénieur hydraulique employé par le département de la Seine, François-Jean Bralle, un rapport sur le manque d’eau à Paris, que les entrepreneurs décrivaient comme effrayant, mais sans en chiffrer l’ampleur. Bralle est le type même de l’hydraulicien classique : avec une petite formation en architecture, mais une grande pratique du terrain (auprès des généralités de Picardie, puis de Paris), il est devenu un spécialiste de premier ordre en matière hydraulique.71 Dans son rapport, Bralle revient d’abord sur ce qui lui a été demandé :
Le ministre, par sa lettre en date d’hier, me demande quel est le volume d’eau qui peut être nécessaire pour la consommation des habitants de Paris et pour les autres besoins (…) afin que la loi à intervenir pour l’exécution des projets de canaux (…) puisse, dans le cas où ils seraient acceptés, déterminer d’une manière certaine le volume d’eau à fournir par cette compagnie.
65Pour le gouvernement, il s’agit donc d’une expertise : on demande à un spécialiste de déterminer l’état des choses sur lequel on veut intervenir, afin de pouvoir ensuite fixer ce que la loi devra imposer aux entrepreneurs. L’évaluation de l’ingénieur a ici une fonction de conseil, mais qu’on peut s’attendre à voir devenir assez prescriptive : si le gouvernement se tourne vers l’ingénieur pour mesurer les besoins de Paris, c’est qu’il lui reconnaît la capacité de décider sur ces questions, c’est-à-dire, dans une certaine mesure, d’écrire la loi. Mais Bralle ne considère pas cette mission comme évidente ; elle lui semble au contraire difficile à réaliser sans de meilleures instructions :
Pour bien remplir les vœux du ministre j’aurais eu besoin de connaître quelles peuvent être les intentions du gouvernement à cet égard, c’est-à-dire, s’il veut se borner au strict nécessaire, ou si convaincu des avantages (…) d’une abondante distribution d’eau (…) il se déterminait à profiter de la construction du canal dont il s’agit pour en amener la plus grande quantité possible ; manquant de renseignements positifs qui m’eussent été nécessaires, je prendrai pour base de mes évaluations un terme également éloigné de la prodigalité et de la parcimonie.72
66Bralle soutient qu’il n’y a pas d’évaluation possible des besoins sans intention d’agir ! Il reconnaît ce que nous avons relevé comme problématique chez Deparcieux : ce qui doit être compté dépend de ce qu’on veut faire. Mais Bralle dit davantage : l’intention première, qui seule permet l’évaluation, doit venir du gouvernement et les mesures de l’ingénieur ne feraient alors que refléter le choix du gouvernement. La manière dont Bralle définit les prérogatives du pouvoir remet en question l’idée même de l’expertise telle qu’elle lui a été commandée : il n’y a pas d’un côté un ingénieur qui pourrait déterminer objectivement les besoins de Paris et de l’autre un pouvoir qui, fort du savoir établi par ses experts, prendrait des décisions nécessaires et indiscutables. L’ordre des interventions est renversé : il faut que le gouvernement ait fait un choix, pour que l’ingénieur puisse établir les faits conformément à ces intentions. C’est donc au gouvernement d’évaluer les « avantages » de tel ou tel usage, de telle ou telle quantité.
67Mais c’est aussi la nature du savoir des ingénieurs qui est en question. Si, comme l’affirme Bralle, il n’y a pas de connaissance des choses sans volonté d’agir sur elles, c’est parce que les choses que manipulent l’ingénieur n’existent pas indépendamment d’une telle volonté. Un besoin en eau n’est pas un objet naturel et évident, qu’on pourrait mesurer simplement et sans équivoque. C’est, au contraire, un objet qui reste à définir et dont la définition dépend des intentions qu’on a, de ce qu’on détruit et de ce qu’on crée, de ce dont on tient compte ou non.
68Deux types de savoir s’opposent ici : un savoir sur le monde tel qu’il est et un savoir sur le monde tel qu’il doit être. Le premier, dont on verra qu’il est dominant chez les ingénieurs des Ponts et Chaussées, cherche à établir des faits sur un monde existant. On peut ainsi se proposer d’évaluer la quantité d’eau consommée par les Parisiens, objet qui existe indépendamment de toute intention et des difficultés pratiques que peut poser une telle mesure. Dans le second type de savoir, l’objet à mesurer n’a de sens que par rapport à une certaine conception du futur. C’est le cas dans toute forme de projet : l’évaluation d’un manque ou d’un besoin, ne peut se faire que par rapport à un état idéal ou futur, qu’il faut d’abord avoir défini ; le manque n’est évidemment pas le même si l’on suppose que dans l’état futur Paris devra être inondé de fontaines jaillissantes, ou qu’on y distribuera tout juste ce que les Parisiens consomment dans le présent.
69La discussion sur ce qu’il convient de faire est d’un tout autre ordre que la discussion sur les choses telles qu’elles sont. On peut à ce sujet reprendre la distinction d’Aristote, pour lequel les argumentations qui visent à établir les faits sont d’un ordre dit judiciaire (au sens où l’on cherche à établir ce qui s’est passé, et par extension ce qui est), alors que les argumentations sur les affaires humaines, en vue de l’action, manipulent des choses incertaines et cherchent à établir ce qu’il faut faire dans l’avenir, ordre qualifié par Aristote de délibératif. On n’argumente pas de la même façon, on ne s’adresse pas aux mêmes personnes, selon qu’on vise le passé (le présent) ou le futur.73 Bralle ne fait donc que reconnaître qu’on s’est trompé en lui demandant d’établir un savoir sur le monde tel qu’il est, puisque les besoins ne sauraient être indépendants d’une intention. On lui demande en fait son opinion sur la gestion des affaires humaines et Bralle ne refuse pas (après avoir respectueusement noté que c’est là une prérogative du gouvernement) d’intervenir à ce sujet, donne son opinion sur ce qu’il conviendrait de faire, et se prononce finalement pour qu’on dérive « la plus grande quantité possible. »74 Bralle reconnaît qu’il se trouve dans l’incertitude des affaires humaines, où il ne peut être question d’établir des faits, d’avoir un regard objectif sur les choses, un compte du manque indépendamment des options : on ne peut qu’argumenter pour convaincre en présentant ce qu’on estime être des avantages et des inconvénients, des normes et des attentes. Cette attitude est cohérente avec la situation de Bralle comme expert extérieur : il préfère démontrer son respect du gouvernement, souligner le caractère politique de la tâche, plutôt que d’insister sur son statut ou son savoir pour imposer son évaluation comme seule légitime, ce que feront les ingénieurs des Ponts et Chaussées.
Besoins : les usages et l’arbitraire
70Les rapports avec le pouvoir se jouent donc aussi dans la manière dont les ingénieurs conçoivent leur activité. On peut préciser ce point en comparant la manière dont l’hydraulicien Bralle et l’ingénieur des Ponts et Chaussées Bruyère évaluent les besoins de Paris, leurs approches reflétant deux conceptions de l’activité de l’ingénieur, deux rapports au pouvoir.
71Pour son évaluation du juste milieu entre prodigalité et parcimonie, Bralle commence par se référer à des autorités : « tous les savants » considèrent qu’il faut 20 litres par personne et par jour, où l’on retrouve en gros la quantité proposée par Deparcieux. Mais Bralle, sensible à la différence entre ce qui est et ce qui devrait être, précise qu’il ne s’agit pas d’une évaluation de la consommation actuelle :
La consommation d’eau est sans doute beaucoup moindre aujourd’hui parce que la disette rend économe ; mais lorsque l’abondance écartera les difficultés qu’on éprouve à se procurer de l’eau dans les quartiers éloignés de la rivière, les besoins se multiplieront et il est sage de prévoir qu’alors la consommation pourra atteindre l’évaluation ci-dessus.75
72Contrairement à Deparcieux, pour lequel la moyenne de 20 litres était un besoin atemporel, Bralle considère que l’augmentation des ressources entraînera celle des consommations et qu’il faut donc prévoir large : la moyenne de 20 litres est donc conçue plutôt comme une projection. Bralle reste assez vague sur cette progression, mais il exclut qu’on se repose sur les consommations existantes comme seule mesure de ce qui doit advenir. Il semble en réalité que seuls ceux qui attendent du canal des quantités d’eau considérables, imaginent une telle incidence de la nouvelle distribution sur les consommations.76
73Des besoins individuels, Bralle déduit ceux de la population parisienne : 600 pouces.77 Il constitue ensuite un inventaire des autres usages : d’une part, les bâtiments publics (hospices, maisons d’arrêt, muséum, palais des Tuileries, etc.), totalisant 200 pouces, d’autre part, les fontaines jaillissantes, les abreuvoirs, les bains, les lavoirs, le lavage des rues, objets de « salubrité et d’agrément » pour lesquelles Bralle prévoit « au moins 2 000 pouces. » L’ensemble des besoins de Paris se chiffre donc à 2 800 pouces. Le calcul de Bralle est très remarquable parce qu’il propose une évaluation des besoins à partir d’un inventaire des usages possibles. Le compte de Bralle se veut un inventaire des avantages qu’il y aurait à conduire à Paris la « plus grande quantité d’eau possible. »78
74Après avoir consulté Bralle, le gouvernement demande l’examen du projet des entrepreneurs par les Ponts et Chaussées. Bruyère y travaille pendant un an et remet son rapport le 29 avril 1802. Il y déclare le projet de l’Ourcq techniquement impossible et propose de dériver plutôt la Beuvronne, dont il a évalué le débit entre 1 000 et 1 700 pouces. Si l’on s’en tient à l’évaluation de Bralle, cette rivière ne peut suffire aux besoins de Paris. Doit-on être alors surpris de voir Bruyère réexaminer les besoins et les trouver bien inférieurs ? Pour rendre une nouvelle évaluation légitime, il faut discréditer les précédentes. Bruyère utilise pour ce faire un moyen classique chez les ingénieurs, il évoque la variation : les auteurs qui ont traité des besoins ont donné des chiffres très différents, preuve de l’indétermination de cette quantité.
La plupart ont exagéré cette quantité, afin de persuader leurs co-associés que la vente des eaux produirait des sommes considérables. Mais, comme un gouvernement sage ne doit tromper, ni laisser tromper personne, il est temps de ne plus s’abuser sur cette évaluation.79
75La variation permet de rejeter les autres évaluateurs dans le champ de l’erreur intéressée : s’ils exagèrent, c’est qu’ils y ont intérêt. Bruyère introduit donc une distinction entre deux figures, deux démarches : d’une part, des auteurs qui cherchent à séduire et que Bruyère confond dans une évocation vague d’entrepreneurs, d’autre part l’ingénieur d’État qui, comme représentant du gouvernement, doit fixer la réalité et la distinguer des belles promesses. D’un côté, l’incertitude de ceux qui proposent des spéculations brillantes mais douteuses ; de l’autre, la certitude des ingénieurs, qui forts de leur compétence savent évaluer les choses à leur juste mesure et donc trancher entre ce qui est possible ou non, ce qui est avantageux ou non. Bruyère s’attribue ainsi des qualités d’exactitude. Mais il définit aussi le fonctionnement de l’expertise : l’ingénieur qui affirme qu’il « est temps de ne plus s’abuser », prétend déterminer les besoins au nom du gouvernement, et pour mesurer cette quantité, il ne lui faut aucune intention préalable : il peut définir et mesurer les choses, c’est là sa compétence, son métier.
76Bralle et Bruyère ne s’opposent donc pas seulement sur leur évaluation des besoins, ils s’opposent aussi sur leur conception du rôle et de l’activité de l’ingénieur. Pour Bruyère, il existe bien une évaluation objective, qui est le propre de l’ingénieur, qui permet d’établir des faits, et qui peut seule discréditer les évaluations séductrices et sans fondements. Dans cette démarche le gouvernement n’a pas de place, parce qu’il ne peut qu’être victime des spéculateurs, parce qu’il n’est pas en mesure de séparer les faits des exagérations. L’argumentation, les considérations sur les affaires humaines, sont ici suspectes : contrairement à l’établissement des faits qui ne cache aucune mauvaise intention, la volonté de convaincre suppose des intérêts non avoués. L’ingénieur vient donc au secours d’un pouvoir abusé, en opposant aux argumentations brillantes la juste mesure des choses. C’est parce qu’il œuvre pour le bien de l’État que l’ingénieur peut se substituer à un pouvoir manipulable. Pour Bralle, au contraire, l’évaluation objective est un non-sens : les besoins ne peuvent être évalués qu’en fonction d’intentions préalables. Le gouvernement n’est donc pas considéré comme un être faible et influençable, mais comme celui qui seul peut et doit fixer les lignes directrices des projets, ce qui n’exclut pas d’ailleurs que l’ingénieur puisse lui présenter ses idées. Le gouvernement doit donc considérer les divers avantages, les usages possibles de l’eau, et se décider. L’ingénieur n’a pas ici le monopole de ces considérations et la nature de son intervention ne diffère pas fondamentalement de celle de tout autre acteur. Dans cette démarche l’argumentation prend donc un sens tout à fait positif.
77Comment se déroule l’évaluation objective selon Bruyère ? Si l’on a « été dans l’habitude de supposer » 20 litres par jour et par personne, une telle quantité est selon Bruyère considérable, et il faut croire que « ceux qui ont les premiers établi cette évaluation » comprenaient dans cette quantité « tout ce qui sert à la communauté », nettoyage des rues, bains, etc. Charitablement, Bruyère ne rejette pas les savants (comme Deparcieux) du côté des spéculateurs, mais à condition qu’on puisse donner un sens défavorable à leurs évaluations : le chiffre classique de 20 litres ne saurait concerner les seuls habitants. Pour mesurer les besoins de ceux-ci, Bruyère applique un principe très simple : il juge par la consommation existante.
Il est de fait, et chacun peut s’en convaincre, qu’une famille composée de 10 individus, ne consomme moyennement que 3 voies d’eau par jour, ou environ 69 litres.
78Appel à l’évidence du réel tel qu’il est : il suffit de regarder autour de soi ! Il ne faudrait à ce compte-là que 250 pouces pour satisfaire les besoins des habitants. Bruyère connaît les besoins de Paris par l’état actuel des consommations : il faut donner aux Parisiens ce qu’ils consomment déjà, l’intérêt de la dérivation étant d’améliorer la distribution d’eau dans Paris et non pas d’augmenter considérablement les quantités disponibles. Bruyère conclut, en effet, qu’il ne faut pas supposer une quantité beaucoup plus grande, et s’il tient compte d’une évolution des consommations, c’est pour noter :
Tout ce que l’on pourrait raisonnablement espérer, c’est que de plus grandes facilités rendissent [les habitants de Paris] moins avares de cet objet de première nécessité.
79Une telle évolution ne saurait porter les besoins à plus de 350 pouces, ce qu’il considère comme un « objet de spéculation », une limite absolue. C’est là une quantité assez faible, comparée aux 600 pouces de Bralle et aux 800 pouces de Deparcieux, qui fait apparaître comme considérable le volume de la Beuvronne (de 1 000 à 1 700 pouces) que Bruyère conseille de dériver à la place de l’Ourcq. Le reste du volume est supposé servir au nettoyage des rues, aux bains, etc.
80Bruyère prétend ramener les évaluations dans le champ du « raisonnable » : il ne faut pas s’abuser sur les espérances et en rester le plus possible aux certitudes, à ce que l’on peut mesurer. Dans cet esprit, il se refuse purement et simplement à considérer les quantités qui pourraient être destinées à « l’agrément général » : ce sont, dit-il, des « projets arbitraires. » Puisque l’ingénieur fait une évaluation objective, il ne peut considérer que ce qui se mesure dans le réel. Au projet mesurable, aux besoins calculables, s’opposent donc des usages divers, des projets multiples, donc « arbitraires. » Ce n’est pas le travail de l’ingénieur, semble insinuer Bruyère : « on n’entreprend pas de déterminer une telle quantité. » Mais il ne faut pas croire qu’il laisse ici la possibilité au pouvoir d’ordonner « l’arbitraire », qu’il laisse une place à des intentions gouvernementales :
Il serait sans doute fort beau de voir des eaux jaillir et couler en abondance dans toutes les places publiques ; mais avant de se livrer à un grand luxe, il faut d’abord pourvoir à l’objet le plus nécessaire.
81Et cette priorité n’est pas temporelle : en repoussant l’éventualité des eaux jaillissantes dans l’avenir, lorsque les besoins seront satisfaits, Bruyère ne leur laisse aucune place dans le présent projet. L’impossibilité d’évaluer l’arbitraire coïncide avec l’obligation morale de s’en tenir à l’essentiel. En limitant l’action publique au nécessaire, c’est-à-dire à l’évaluable, à ce qui se mesure dans la réalité actuelle, l’ingénieur définit un espace de décision pour les techniciens qui doit s’imposer au pouvoir. L’approche objective de Bruyère l’amène d’ailleurs à une conception un peu paradoxale du métier des ingénieurs : dans la construction de nouvelles infrastructures, ceux-ci doivent privilégier ce qui existe (qui a l’avantage d’être mesurable, objectif) contre ce qui pourrait advenir, décrié comme arbitraire, décidable sans mesure. Tout semble indiquer que pour conserver la décision, l’ingénieur doit garantir sa maîtrise sur les choses et donc contenir la délibération sur le futur dans les mesures du présent.
Besoin ou quantité disponible
82L’évaluation de Bruyère, sa conception de l’expertise, vont avoir une grande influence dans l’affaire du canal de l’Ourcq. La question des besoins y est d’abord discutée, comme la navigation, en rapport avec les ordres du gouvernement. En effet, Girard et Gauthey déduisaient de la loi que la rivière entière devait être dérivée. Plusieurs ingénieurs vont leur répondre que la loi ne dit rien de bien précis, qu’elle ne « s’explique [pas] d’une manière tout à fait aussi positive. »80 Les ingénieurs se sentent donc autorisés à définir ce qui a été laissé ouvert par le gouvernement et ils se lancent dans des justifications sur les avantages de telle ou telle quantité. Gauthey, puis Girard, cessent alors de défendre l’inscription plus ou moins implicite dans la loi, pour plaider en faveur de « la plus grande quantité possible » :
Quoique le gouvernement n’ait rien statué sur la quantité d’eau à dériver de la rivière d’Ourcq, les avantages qui résulteraient pour la capitale d’en mettre à la disposition de ses habitants la plus grande quantité possible, sont si faciles à reconnaître et ont été déjà si généralement sentis qu’il serait superflu de les rappeler ici, si l’opinion de la plupart des membres de l’assemblée des Ponts et Chaussées ne prouvait pas, qu’entraînés par celle qu’un de leurs collègues a émise sous plusieurs formes et à différentes reprises, ils les ont dans cette circonstances tout à fait perdus de vue.81
83C’est l’influence de Bruyère qui est ici dénoncée. On semble donc quitter tout à fait la référence au gouvernement pour s’engager dans une discussion sur les avantages. Pourtant, au terme de ces argumentaires, le rapport aux ordres va réapparaître sous une nouvelle forme.
84Dans leurs avis, les ingénieurs discutent les avantages et les inconvénients qu’on peut espérer de diverses quantités. À la manière de Bralle, ils considèrent les besoins de Paris selon les usages possibles de l’eau. Girard, par exemple, évoque l’assainissement, l’arrosage, les embellissements par les fontaines jaillissantes, le nettoyage des égouts, l’approvisionnement des habitants aux fontaines et le fonctionnement des usines. Mais à la grande différence de Bralle, ces inventaires ne sont jamais chiffrés. Chez Girard, cela se justifie par une position radicale, selon laquelle il ne pourra jamais y avoir assez d’eau : il faut amener la plus grande quantité possible parce qu’on ne pourra jamais satisfaire tous les usages. D’autres ingénieurs vont adopter cette position : « Il ne peut y avoir trop d’eau » annonce ainsi l’inspecteur Bertrand, qui s’éblouit dans une vision anatomique d’un Paris « revivifié par un millier de veines partant d’une grosse artère » ; si réellement on devait atteindre la « surabondance », il suffirait de reverser cette eau « dans les plaines arides du Bourget et de Saint-Denis. »82 On verra bien, en somme, les usages ne manqueront pas. Pour ces adeptes de l’abondance, il n’est pas utile de calculer les besoins en détail, parce qu’ils sont innombrables. L’évaluation des besoins est alors retournée : on ne mesure plus la quantité nécessaire, mais la quantité disponible. Cette manière de procéder a un grand avantage : en ne chiffrant pas exactement les différents usages, on ne se prononce pas sur l’avenir, on renvoie à une discussion ultérieure la question de l’utilisation de l’eau.
85Mais le plus troublant, c’est que cette attitude se retrouve chez les ingénieurs de toutes tendances. Le raisonnement sur la quantité disponible n’est pas le propre de ceux qui ont des visions d’abondance : les ingénieurs qui, comme Bruyère, prétendent connaître exactement les besoins de Paris, peuvent eux aussi proposer qu’on dérive la totalité de l’eau disponible dans la rivière retenue (généralement la Beuvronne ou l’Ourcq), sans détailler précisément les usages des eaux. L’influence de Bruyère est ici manifeste : aucun ingénieur des Ponts et Chaussées dans l’affaire de l’Ourcq ne reproduit le geste de Bralle, un inventaire chiffré des besoins, détaillé selon les usages, mais ils sont nombreux à suivre la manière de Bruyère et à faire coïncider les besoins évalués avec le volume de la rivière qu’on se propose de dériver. Il ne subsiste, dans les avis de 1804, que deux types d’évaluation chiffrée. D’une part, les besoins des habitants qui, lorsqu’ils sont évalués, sont réduits à la consommation existante. D’autre part, une évaluation du débit de la rivière choisie, que ce soit la Beuvronne ou l’Ourcq, qui coïncide généralement avec la quantité qu’on se propose de dériver. L’évaluation détaillée des besoins non domestiques n’est presque jamais tentée.
86L’influence de Bruyère est donc sensible en ceci que les ingénieurs ne se risquent à aucune autre évaluation qu’à celle de quantités existant dans le présent : leur compte des besoins futurs se réduit à la consommation actuelle des habitants et aux volumes des rivières qu’on se propose de dériver. Plutôt que de rentrer dans une discussion sur les avantages de l’eau, les usages possibles, les ingénieurs limitent leur analyse à des quantités mesurables. La plupart ne cherchent pas à justifier l’intérêt qu’il peut y avoir à dériver la quantité qu’ils proposent plutôt qu’une autre ; en revanche ils justifient longuement l’intérêt qu’il y a techniquement à dériver la Beuvronne ou l’Ourcq, à les rendre ou non navigables.
87Les ingénieurs des Ponts et Chaussées semblent donc privilégier l’approche objective, selon laquelle ils doivent surtout fixer les faits, approche qui leur permet de rejeter tout ce qui peut être décidé sans leur intervention comme arbitraire. Pourtant, ces ingénieurs conditionnent bien leur mesure par une intention. En effet, celui qui fait coïncider les besoins de Paris avec le volume de la rivière qu’il souhaite dériver, produit une évaluation qui s’ajuste à son intention : il fait coïncider ce qui est (la rivière et son volume) avec ce qui doit être (les besoins des habitants.) Ce qui distingue cette attitude de celle de Bralle, c’est donc surtout qu’on n’entend pas laisser l’intention au gouvernement.
88Ces réflexions sur les besoins nous ramènent donc à la loi, car s’il y a une chose sur laquelle celle-ci est très claire, c’est sur le choix de la rivière : c’est bien l’Ourcq dont le gouvernement a ordonné la dérivation. Or, une bonne moitié des ingénieurs, en alignant le choix de la quantité sur le choix de la rivière, se prononcent ouvertement pour une dérivation de la Beuvronne (voire d’autres rivières comme la Bièvre et l’Yvette.) La question des besoins, c’est-à-dire la question du choix de la rivière, est donc un sujet sur lequel les ingénieurs n’hésitent pas à s’opposer au gouvernement.
4. Il faut changer la loi
89Que la loi parle d’elle-même, qu’on puisse en saisir l’esprit ou même lui substituer une nouvelle analyse, dans tous les cas les ingénieurs font parler la loi et, pour une bonne part, ils concluent contre elle qu’il ne faudrait pas dériver l’Ourcq mais la Beuvronne (ou quelque autre rivière.) Après leurs diverses interprétations, les ingénieurs doivent donc conclure : ont-ils bien compris le gouvernement, le gouvernement les autorisait-il à discuter les ordres, que doit faire le gouvernement ?
Le gouvernement n’a pas consulté l’ingénieur : il s’est trompé
90Plusieurs extrémistes n’hésitent pas à affirmer dans leurs mémoires que le gouvernement s’est trompé, qu’il faudra donc qu’il l’admette et revienne sur sa décision. Une telle radicalité concerne surtout le canal Paris-Pontoise. Ce projet des entrepreneurs Solages et Bossu, adopté par l’Assemblée constituante dans un décret du 30 janvier 1791, avait été repris par la loi consulaire du 19 mai 1802. Cette filiation historique va être utilisée par plusieurs ingénieurs pour dénoncer les décisions prises sans ou contre eux.
91L’inspecteur Bertrand souligne ainsi l’importance de la compétence dans la prise de décision : ceux qui maîtrisent le sujet devraient au moins avoir été consultés. Pour l’Ourcq, ce sont Girard et Bruyère, qu’il présente comme les deux seuls qui « aient jamais étudié le local sur toute sa longueur avec toute l’attention nécessaire et l’instrument à la main. »83 Bertrand s’étonne donc que les constituants aient pu se décider avant même d’avoir consulté ces deux spécialistes : « comment donc, bien avant leur entremise, cette navigation pouvait-elle se trouver déjà ordonnée ? » Ainsi formulée la question semble absurde, puisqu’à l’époque ni l’un ni l’autre de ces ingénieurs n’avait encore eu l’occasion de devenir un spécialiste de l’Ourcq. Ce que Bertrand attaque, c’est la décision prise sans consultation des ingénieurs :
Ce n’a pu être avec connaissance de cause suffisante : certainement il y a eu grande imprudence ou légèreté : l’assemblée constituante était sans doute persuadée que son comité de commerce avait sous les yeux les pièces convaincantes de la possibilité et de la nécessité de ce canal.
Mais il n’avait que des pétitions brillantes et emphatiques sans aucun plan ni profils assurés, (…) et tout cela du paraître magnifique et concessible aux yeux de ceux qui n’étaient pas bons artistes en ce genre.
92Le gouvernement de l’époque a été manipulé, ébloui par des promesses, et comment ne l’aurait-il pas été, puisqu’il n’était pas juge de l’art ? La compétence seule permet de juger d’un projet ; une assemblée politique, un comité législatif, ne sont pas en mesure d’évaluer les avantages, de discerner entre des propositions brillantes, mais impossibles, et des projets sérieux, fixés dans des formes précises.84
93Bertrand reprend la répartition des rôles suggérée par Bruyère. Les entrepreneurs sont plus spéculateurs qu’artistes, donc généralement incompétents. Comme ils sont mus par le profit, on doit les soupçonner des pires manipulations. Ils sont dangereux, parce que brillants argumentateurs, ils peuvent aisément convaincre les autorités, démunies devant leurs talents oratoires. L’ingénieur d’État se déduit de cette figure comme rempart contre les spéculations, garantie de compétence, ce qui justifie que pour les constructions publiques il prenne en charge l’autorité de l’État. Mais Bertrand va beaucoup plus loin que Bruyère. Il ne se contente pas de proposer une répartition idéale des rôles, où l’ingénieur d’État est le protecteur d’un pouvoir manipulable, il montre les conséquences désastreuses des interventions du pouvoir, pour mieux justifier que celui-ci n’a rien à faire dans l’espace des ingénieurs. La critique des révolutionnaires permet de faire un éloge conditionnel du gouvernement actuel :
Néanmoins cette navigation de Paris à Pontoise et au-delà, commence à être regardée généralement aujourd’hui comme elle l’aurait du l’être d’abord, c’est-à-dire comme chimérique. (…)
Et en effet le gouvernement actuel plus prudent et bien mieux éclairé que n’étaient les comités législatifs n’a point encore adopté cette partie la plus considérable de leur décret du 10 janvier 1791 qui a donné le branle à tout le reste.85
94La loi consulaire serait une reprise imprudente du texte des constituants, attribuée implicitement à un corps législatif incapable. Mais le gouvernement aurait eu la sagesse de ne pas reprendre le canal de Paris à Pontoise dans son arrêté du 13 août 1802. Il aurait été mieux conseillé – entendez, il aurait respecté le rôle de l’ingénieur, son conseil. Mais derrière l’éloge, Bertrand vise aussi le gouvernement actuel. En distribuant comme il le fait les bons et les mauvais points entre la loi et l’arrêté, il fixe ce qui doit être : en condamnant la loi, il menace le gouvernement, s’il venait à faire un deuxième décret pour compléter l’exécution de la loi. L’étonnement de Bertrand sur la décision prise avant consultation des deux seuls spécialistes ne se limite évidemment pas aux révolutionnaires. Le présent gouvernement avait consulté les ingénieurs, Bruyère avait été chargé d’une mission de vérification, et il avait même remis un rapport, deux semaines avant la proposition de loi. L’indignation de Bertrand a donc aussi un sens très actuel : comment la loi ordonnée pouvait-elle ne tenir aucun compte du rapport de Bruyère ?86 Gauthey insinuera une critique semblable, lorsqu’il s’étonnera que l’arrêté des consuls n’ait pas attendu « la décision de la discussion pour les projets du C. Solages » : le gouvernement a légiféré avant que les ingénieurs ne se soient décidés.87 Cela souligne assez le juste ordre des choses : la source d’une bonne décision est dans la discussion des ingénieurs. Le gouvernement se doit d’être compétent, il doit donc être artiste, c’est-à-dire plus ou moins se soumettre au verdict des ingénieurs.
95Le caractère chimérique du canal de Pontoise permet donc de rappeler le rôle de chacun, la nécessité d’être « bon artiste en ce genre. » Mais ce caractère chimérique n’est pourtant pas clairement établi. Il repose sur un bref jugement de Bruyère, ou plutôt un jugement au futur : Bruyère avoue, en effet, n’avoir pas étudié cette partie du projet des entrepreneurs, parce que justement ce problème réclamait selon lui un rapport particulier.
Dans ce second rapport qui ne m’a point été demandé, je me proposais d’abord de démontrer la folie du projet Brullé et l’impossibilité physique de celui de Solages pour le canal de Paris à Pontoise, en indiquant le seul moyen qui peut rendre ce projet possible dans le cas où son utilité eut été assez majeure pour déterminer à faire de grands sacrifices.88
96Voilà toute l’épaisseur des critiques qui alimentent le rejet des projets d’entrepreneurs pour le canal de Pontoise : une démonstration à venir. L’ingénieur est seul à connaître l’impossibilité des choses, qu’il peut établir au besoin. C’est donc lui qu’il faut interroger avant d’entreprendre, d’autant plus qu’il sait alors trouver la seule solution à un projet impossible : l’ingénieur est celui qui peut transformer une spéculation irréalisable en un projet réaliste. À condition toutefois que les avantages justifient les sacrifices ! Pour Bruyère, il ne suffit pas que le gouvernement annonce une intention, il faut que celle-ci soit pertinente et justifiée. Cette nécessaire justification impose un ordre : le pouvoir doit d’abord consulter l’ingénieur qui, s’il juge les avantages suffisants, acceptera de chercher la délicate solution au problème envisagé. Mais on n’a tenu aucun compte de l’avis de Bruyère, on ne lui a pas demandé de rapport sur le canal Paris-Pontoise : une condamnation sans appel doit répondre à l’attitude d’un gouvernement qui ignore le rôle central de l’ingénieur.
Définir l’utilité publique – Parler pour le peuple
97Bruyère conclut d’ailleurs son second rapport sur une tonalité menaçante pour le gouvernement. Après avoir détaillé les divers motifs qui doivent interdire la réalisation du canal de Girard et avoir réaffirmé qu’on ne doit envisager qu’une dérivation de la Beuvronne, Bruyère déclare :
Indépendamment des indemnités préalables accordées aux propriétaires par les lois, ils ne sont tenus de céder leurs propriétés que dans les cas où l’utilité publique bien démontrée l’exigerait ce qui fait sentir combien il est important qu’il ne subsiste rien de vague et d’incertain qui puisse donner lieu à des réclamations fondées.89
98Bruyère se pose ici en défenseur du droit des particuliers. Après avoir longuement contesté le projet Girard, qui conduit aux expropriations en cours, il ne laisse aucun doute que c’est à l’ingénieur de juger de l’utilité publique, qu’il est seul capable de décider ou de contester la légitimité des expropriations. La déclaration de Bruyère ne s’adresse pas à l’extérieur, aux propriétaires lésés, qui ne sont pas en mesure de discuter de l’utilité publique. C’est vers l’intérieur de l’État qu’elle se tourne, vers les ingénieurs, les administrateurs, le gouvernement. Bruyère signifie à tous ceux qui pourraient défendre ou adopter le projet Girard, qu’ils se rendraient coupables envers les propriétaires.
99La déclaration d’utilité publique qui permet l’expropriation est aux mains du gouvernement. Pour rompre avec des abus de l’Ancien Régime, les révolutionnaires avaient décidé que toute déclaration d’utilité publique nécessiterait une loi.90 Avec Bonaparte, cette déclaration ne requiert plus qu’un décret. La « menace » de Bruyère s’adresse donc bien au gouvernement, qui peut déclarer l’utilité publique contre l’avis des techniciens, ou en suivant un dangereux marginal comme Girard. Bruyère insinue que, dans ce cas, il pourrait s’y opposer, dénoncer l’injustice faite aux propriétaires. Pourtant cette éventualité est tout à fait hors de propos : l’ingénieur ne peut pas autoriser, légitimer, les protestations des propriétaires contre la déclaration d’utilité publique ; ce serait donner raison à des intérêts particuliers et donner implicitement une autorité technique à ceux qui n’en ont aucune. L’idée même d’un soutien aux particuliers est inconcevable : le corps a très mauvaise réputation sur ce chapitre des expropriations et doit constamment se défendre contre des accusations. Il ne peut donc être question de donner raison aux propriétaires, le corps y perdrait toute crédibilité : c’est justement parce qu’il prétend se détacher des intérêts particuliers et défendre l’intérêt général, au besoin contre les propriétaires, que le corps peut définir l’utilité publique. S’il venait à soutenir les particuliers dans leurs protestations, s’il se mettait de leur côté contre l’État, il perdrait sa raison d’être. Le corps doit au contraire rester dans l’État et s’opposer aux particuliers. Bruyère ne profère donc pas à proprement parler une menace : il rappelle plutôt la définition des rôles.
100Cette apparition assez paradoxale des particuliers mérite qu’on s’y arrête un instant. S’ils ne sont pas à proprement parler rares dans l’affaire de l’Ourcq, les particuliers n’interviennent presque jamais que dans la bouche des ingénieurs. Cette participation médiatisée est révélatrice du rôle que les ingénieurs entendent jouer par rapport au pouvoir. Pour le mettre en évidence, on peut détailler ici un exemple pour lequel on a pu reconstituer toute la médiation.
101Le débat sur les avantages et les inconvénients de telle ou telle navigation change avec l’information disponible, d’abord presque inexistante, puis de plus en plus importante. Bruyère va rapidement s’imposer auprès de ses collègues comme la référence en matière de navigation traditionnelle par l’Ourcq et la Marne. Pour les ingénieurs, cette compétence particulière de Bruyère tiendrait à son expérience de terrain lors de la vérification du projet des entrepreneurs. Mais Bruyère a d’autres sources : avant de prendre la parole pour la première fois à l’assemblée, le 12 janvier 1803, Bruyère a préparé son intervention par un long travail d’enquête. Lorsque la discussion s’amorce à l’assemblée, en novembre 1802, Bruyère n’est plus chargé d’aucune opération relative à l’Ourcq (il a rendu son rapport depuis plus d’un an), et pourtant il prend alors contact avec un régisseur-receveur du canal d’Ourcq, un dénommé Prunay.91 Le personnel du canal d’Ourcq est opposé à la navigation du nouveau canal, puisqu’elle menace l’existence du leur, et le régisseur Prunay ne fait pas exception.92 En poste depuis 30 ans, il affirme « connaître [son] canal par cœur » et reste convaincu que l’Ourcq « a une superbe navigation », mais il demande d’abord à Bruyère de ne pas le faire apparaître directement dans les débats, car il craint
de déplaire au gouvernement en fournissant matière à contrarier un projet qui paraît avoir été adopté. Je ne suis ni Romain ni Spartiate ; je n’ai pas le courage de sacrifier une place qui fait vivre ma famille à la franchise républicaine.
102Mais sa crainte des sanctions ne l’empêche pas d’avoir des opinions. Une fois rassuré par Bruyère qu’ils partagent la même opposition et que son nom n’apparaîtra pas, le régisseur se révèle être une mine d’informations. Des informations prises au plus près des foyers de contestation, car Prunay ne livre pas seulement ses propres arguments et les données dont il dispose sur la navigation, il fait aussi des comptes-rendus détaillés de l’ambiance dans les populations concernées. Ainsi un conseil de navigation, tenu à la sous-préfecture de Meaux, a été une occasion pour mesurer l’hostilité générale :
Des négociants de la Ferté-sous-Jouarre, Mari, Triport, Meaux, Lagny, Charenton, etc. ceux pour Paris et de Paris ont annoncé que le canal projeté ruinerait leur commerce
Les mariniers ont jeté des hauts cris
Les meuniers ont démontré qu’ils étaient ruinés ainsi que leurs propriétaires
Les cultivateurs ont calculé la perte qu’éprouverait l’agriculture et la diminution des approvisionnements de la capitale
Les propriétaires regrettent d’avance maison, fermes, terres, clos et jardins
Je crois que tous les mémoires réunis feraient un antiphonaire.
103L’hostilité générale n’est pas surprenante : la plupart des constructions de canaux suscitent ce genre de réactions. Les projets de dérivations de rivières pour l’alimentation de Paris se proposent généralement d’enlever l’eau à des populations qui en sont dépendantes pour de nombreuses activités (moulins, irrigations, navigations) et on comprend donc aisément leur hostilité, qui se transforme parfois en contestation.93 L’échec du canal de l’Yvette, dans les années 1780, était largement dû à une telle opposition des populations.94
104Ces cris sont très intéressants, parce qu’ils constituent un des rares exemples, dans les archives, de protestations de particuliers contre le canal de l’Ourcq. Il y a bien la médiation du régisseur, mais celui-ci reproduit une ambiance que l’on ne retrouve jamais chez les ingénieurs. La transformation de ces cris par Bruyère est très révélatrice : les protestations sont reprises à l’intention de ses collègues, comme autant de causes légitimes à prendre en compte.
La suppression de cette [ancienne] navigation (…) exciterait de vives réclamations de la part des meuniers, des propriétaires riverains, des marchands de Paris qu’elle ruinerait sans nécessité.95
105Les cris qu’on entendait à l’instant, nombreux, désordonnés, n’ont pas lieu. Dans la prise en charge par l’ingénieur, les cris qui emplissent la sous-préfecture n’existent qu’au conditionnel : ce sont des cris qui pourraient se produire, qui vont sans doute se produire, mais personne aujourd’hui ne crie.
106Pourquoi ceux qui crient effectivement deviennent chez l’ingénieur ceux qui pourraient crier ? Tout d’abord, pour la forme : ils ne peuvent pas crier, car ce serait avouer un désordre public. Or, il ne serait pas bon pour l’image du corps de reconnaître qu’il est à l’origine d’un tel désordre. Mais au-delà de l’ordre public, l’ingénieur ne peut pas utiliser les cris effectifs comme signe d’une réelle injustice, d’un réel problème, parce qu’en tant que personnes les crieurs n’ont aucune légitimité à crier : seul l’ingénieur a la compétence pour décider ce qu’il est juste et bon de faire, les motifs des particuliers ne pouvant être que mauvais et intéressés. Le cri réel est plutôt encombrant pour les ingénieurs, mais ce n’est pas le cas du cri potentiel : si les personnes ne sont pas habilitées à parler, il y a bien un principe de justice qui peut être malmené et l’on peut prendre en charge la justice pour les habitants, parler à leur place et pour leur bien. Les cris du peuple ne seraient que du bruit, les particuliers ne pourraient rien dire qui ne soit pas irrecevable, mais l’ingénieur peut transformer ce bruit en parole raisonnable, et prononcer la justice.96
107D’une certaine manière, les deux raisons de cette transformation, ordre et justice, se rejoignent. La justice faite aux particuliers coïncide avec l’adoption d’un bien technique par les ingénieurs. L’invocation de l’injustice est donc aussi une menace de désordre : le particulier ne peut crier que comme instrument de l’ingénieur pour demander une décision bonne techniquement et donc juste, sans laquelle on risquerait le désordre à tous niveaux. Au lieu d’être un fauteur de trouble qui produit du désordre public, l’ingénieur devient un garant de l’ordre : il réclame la justice pour garantir l’ordre. Dans le monde de l’ingénieur, les particuliers ne protestent jamais : c’est un monde paisible où l’ingénieur identifie les causes justes, pour lesquelles les populations pourraient être amenées à protester s’il ne s’en saisissait pas à temps et ne ramenait la justice, donc l’ordre. À Meaux, les riverains et les commerçants crient au massacre, mais les ingénieurs qui comme Bruyère ont bien entendu les cris, n’en parlent jamais que comme une possibilité, une menace lointaine, que l’ingénieur maîtrise.
108L’ingénieur, garant de l’utilité publique, prend la parole pour les particuliers, ceux qui ne peuvent pas légitimement parler ; il rend la justice à ceux qui ne peuvent l’exiger. Si l’ingénieur doit rester maître des décisions techniques, c’est justement parce qu’il est seul en mesure d’établir l’utilité, donc la justice, qu’il peut seul parler pour tous, pour le bien public. La prise en charge du peuple, de la justice qui lui est faite, et de l’ordre dans lequel il est maintenu, donne au corps une légitimité à décider. Le pouvoir ne peut que suivre le corps lorsqu’il prononce l’utilité publique. La dénonciation d’une injustice faite aux particuliers reste évidemment imaginaire, mais son évocation permet de réaffirmer les rôles de chacun et de reporter éventuellement sur le gouvernement, ses administrateurs, la responsabilité du désordre apparu dans l’affaire de l’Ourcq.
Que le gouvernement agisse !
109Si pour la plupart des ingénieurs le pouvoir n’a pas respecté l’ordre de l’expertise, les prérogatives du corps, si plusieurs d’entre eux ont déclaré la loi mauvaise, se sont prononcés ouvertement pour une autre solution, ils leur faut bien reconnaître que, dans la situation présente, une décision faisant autorité s’impose. Elle est devenue d’autant plus indispensable, que Girard tire profit de l’opposition de plusieurs ingénieurs à la dérivation de l’Ourcq : la loi étant claire au moins sur ce point, il peut facilement écarter une bonne partie de ses opposants pour leur résistance aux ordres du gouvernement.97
110Puisque, pour plusieurs ingénieurs, la loi est mauvaise, il faut pour sortir de l’impasse en changer. Lecreulx développe cette idée assez radicalement :
Ne serait-ce pas compromettre l’autorité du Gouvernement qui a ordonné l’exécution d’un canal de l’Ourcq à Paris ? Le Gouvernement peut-il rétrograder sur ce qu’il a ordonné et peut-il se déterminer à admettre de nouveaux projets qui annuleraient les premiers ?
111Bien évidemment ! répond Lecreulx, le gouvernement peut faire marche arrière et même il le doit, ce qui peut être montré sur l’exemple (inépuisable) des entrepreneurs : les constituants avaient émis une loi en faveur de ce projet, mais une loi inutile puisque les vérifications ont pu établir que le projet était « dans toutes ses parties (…) impraticable. »
En vain la loi en avait ordonné l’exécution, son impossibilité, qui tenait à la nature du terrain rendait nécessairement cette loi sans pouvoir et sans application exécutable.
112La loi ne peut pas tout ! L’intention du gouvernement ne suffit pas. Celui-ci peut certes tout ordonner, mais l’impossibilité physique est sans appel : les ingénieurs manient des lois de la nature autrement plus impératives que celles du législateur. Le gouvernement actuel a commis la même erreur que l’ancien, ils ont tous deux cru qu’ils pouvaient ordonner l’impossible, qu’ils pouvaient se passer de l’avis des ingénieurs. « Il devient donc urgent », conclut Lecreulx, de reconnaître « s’il est indispensable de changer ou modifier la loi, dans le cas où la première conception serait reconnue inexécutable. »98 L’expertise des techniciens peut seule être à l’origine de la bonne loi et le gouvernement peut et doit donc revenir sur un texte mauvais donc impuissant. Le respect de l’ordre des tâches permettra d’établir un canal réaliste et de le faire ordonner. On ne peut donc pas se passer de la loi, des ordres du gouvernement, dont on espère bien qu’ils auront la force nécessaire pour ramener l’ordre dans une situation perturbée, mais ces ordres doivent respecter le conseil des ingénieurs.
113Tous les ingénieurs n’adoptent pas cette attitude radicale. D’autres se sont engagés dans une voie moins frontale. Ils ont montré l’impossibilité du projet Girard ou son manque d’avantages et ont conclu en faveur d’autres solutions, qui vont parfois directement à l’encontre de la loi, mais ils n’ont pas oublié qu’ils s’adressent au pouvoir, un pouvoir très personnalisé et assez autoritaire. Les avis de 1804 sont destinés au conseiller d’État et, à travers lui, au gouvernement. On n’est donc pas surpris de voir dominer dans ces avis d’ingénieurs une certaine réserve. Celle-ci se manifeste en particulier dans les conclusions : si presque tous s’opposent au projet Girard, s’ils sont nombreux à reprendre les arguments de Bruyère, seule la moitié des ingénieurs consultés osent conclure avec celui-ci que la dérivation de l’Ourcq est un projet impossible ou mauvais. Même ceux qui osent, adoucissent souvent la radicalité de leurs propos, en présentant leur avis comme une simple consultation : on dit ce qu’on en pense, mais la décision revient au gouvernement.
114Dès le début, les attitudes étaient partagées. Quelques ingénieurs prudents, après avoir livré leurs interprétations, leurs certitudes, demandaient au gouvernement de préciser ses intentions, qui bien qu’évidentes pouvaient avoir été mal comprises. Ainsi Besnard, dans la séance du 12 janvier 1803 :
La circonstance dans laquelle nous nous trouvons semble nous commander de demander au gouvernement qu’il veuille bien nous faire connaître si le canal dont il s’agit doit être un simple canal de dérivation ou un canal de navigation.99
115D’autres avaient repris cette idée d’un appel au gouvernement. Becquey avait même affirmé qu’il « appartenait seul au gouvernement de fixer » le sens de l’expression vague de « dérivation. »100 Mais au lieu d’en appeler au gouvernement, de demander au conseiller qu’il précise ce sens, les ingénieurs avaient adopté à la fin de cette même séance l’avis suivant :
Il est important que la commission examine attentivement l’espèce de canal qu’il est plus avantageux d’exécuter, les arrêtés et instructions du gouvernement y relatifs ne présentant rien de précis sur l’usage auquel on le destine, et la décision de cette question étant indispensable pour l’examen du projet qui doit être ultérieurement soumis à l’assemblée.101
116Les ingénieurs concluent donc collectivement, que puisque le gouvernement n’a pas précisé ce sens, il revient aux ingénieurs de le fixer. L’espace d’indécision gouvernemental est un espace de décision pour les ingénieurs.
117Dans leurs avis, les ingénieurs se feront parfois plus conciliants, demandant que le gouvernement s’exprime, ou lui laissant au moins un droit de passer outre leurs opinions. Gauthey, après avoir décidé que le canal doit être navigable, glisse un « sauf au gouvernement à prendre un autre parti s’il le juge convenable. » D’autres conservent aussi au gouvernement le pouvoir d’ordonner contre les ingénieurs, à condition que ce soit justifié : ainsi Lefebvre, qui préconise la dérivation d’autres rivières proches de Paris, n’exclut pas qu’on puisse dériver les eaux de l’Ourcq, « si le gouvernement juge à propos de l’effectuer après l’examen et les réformes nécessaires. » Il serait donc possible d’exécuter les ordres, si ceux-ci faisaient suite à l’examen des ingénieurs et l’adoption de modifications par eux proposées. Même un Bruyère, pourtant l’un des plus féroces opposants de l’Ourcq, rajoute après avoir démontré très clairement l’impossibilité et le manque d’avantages de la navigation, que « si le gouvernement avait l’intention bien formelle que la dérivation de l’Ourcq fut navigable », s’il persistait en somme, on s’efforcerait de trouver une solution « convenable. »
118On peut d’ailleurs demander au gouvernement qu’il se prononce, tout en limitant strictement le champ de sa décision. Besnard dans son avis de 1804, plus rude qu’en séance, en donne un bon exemple : « il est important et urgent que le gouvernement prononce tout de suite qu’il s’agit d’ouvrir une rigole ou un aqueduc »102, dit Besnard, sans même évoquer la possibilité d’un canal navigable. Le gouvernement est reconnu comme source d’autorité, on attend qu’il prononce, qu’il produise une décision incontestable. Mais l’indiscutable que l’on attend est celui que l’on a soi-même établi : ce que le gouvernement doit enfin prononcer, c’est la seule chose raisonnablement possible.
119Si les ingénieurs peuvent en venir à des contestations assez radicales des décisions gouvernementales, s’ils peuvent poursuivre leurs interprétations de la loi pendant des années, c’est aussi que leurs demandes de réponse, lorsqu’elles existent, ne sont pas suivies d’effets. Ce qui permet aux ingénieurs d’occuper un espace de discussion et de décision qui ne leur revient pas intégralement, c’est une certaine absence du gouvernement. On peut comprendre celle-ci de deux manières. On peut y voir l’effet d’une sorte de délégation de pouvoir aux ingénieurs : durant le Consulat, Bonaparte ne concevrait pas les ingénieurs des Ponts et Chaussées comme devant se plier à un idéal d’administration transparente et leur laisserait une place dans la décision. Mais il faut aussi rattacher cette absence à une vacance du pouvoir plus générale, aux doutes qui planent sur les intentions de Bonaparte, à la faible autonomie qu’il laisse à ses administrateurs, lesquels hésitent alors à intervenir dans les affaires et n’osent plus décider. Le conseiller d’État, Crétet, incarne cette absence du pouvoir : il n’apparaît que très peu à l’assemblée sous le Consulat et n’ose guère intervenir que lorsque la situation y dégénère tout à fait. Il deviendra un peu plus directif hors de l’assemblée (les avis de 1804, la commission des jauges), mais toujours semble-t-il en espérant que les ingénieurs parviennent à se décider : la plupart de ses initiatives visent à régler la question non pas en interrogeant le gouvernement, mais en forçant les ingénieurs à conclure. Il contribue ainsi à créer un vide décisionnel, l’absence d’un pouvoir qui impose, explicite, et confirme ses intentions.
120C’est dans cet espace que les ingénieurs s’autorisent une sorte de contestation. L’affaire de l’Ourcq devient une occasion pour les ingénieurs de marquer leur place, de rappeler au gouvernement le rôle de chacun : si le pouvoir peut seul donner à un projet l’autorité qui est nécessaire à sa bonne exécution, ses décisions ne peuvent avoir de force qu’en s’inscrivant dans le vocabulaire, dans les objets et dans les réflexions techniques, dont seuls les ingénieurs ont la maîtrise. Ceux-ci estiment donc que le gouvernement ne peut pas décider d’un projet sans qu’ils en aient au préalable défini la possibilité, les avantages, l’utilité publique. Leur activité consiste d’ailleurs souvent à limiter les possibilités de projets dans l’ordre de leur maîtrise, à faire coïncider ce qui doit être (ce qu’on souhaite établir) avec ce qui est (ce qu’ils peuvent mesurer, déterminer), de sorte que tout ce qui leur échappe puisse être rejeté comme arbitraire.
121En somme, les ingénieurs rappellent au gouvernement qu’ils ne sont pas de simples exécutants (bien que leur attitude d’apparent respect vise à satisfaire cette attente du pouvoir), mais qu’ils forment dans l’État le seul organe capable de départager les spéculations brillantes des projets réalistes, d’établir l’utilité publique, les injustices faites aux propriétaires, et les limites naturelles devant lesquelles les lois humaines sont impuissantes. Ils appellent donc le pouvoir à agir conformément au bien technique, dont ils s’estiment dépositaires. Ils sont prêts à accepter leur rôle d’exécutants, à s’effacer devant le pouvoir, à condition de rester les concepteurs des projets. La conception et l’exécution ne doivent donc pas être comprises comme une frontière claire entre deux types d’activité (concevoir ou réaliser un projet), il s’agit d’une limite assez floue, où se joue le rôle, la part de chacun dans la décision.
Notes de bas de page
1 Jean Petot, Histoire de l’administration des Ponts et Chaussées, 1599-1815, Paris, Marcel Rivière, 1958.
2 Petot, op. cit., p. 427.
3 Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 131.
4 Petot, op. cit., pp. 405 et 492.
5 Petot, op. cit., pp. 405 et 413.
6 Jacques Godechot, « Sens et importance de la transformation des institutions révolutionnaires à l’époque napoléonienne », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1970, tome 17, pp. 795-813. Annie Jourdan, L’Empire de Napoléon, Paris, Flammarion, 2000, pp. 81-85.
7 J. Tulard, « Napoléon et la naissance de l’administration française », in Revue du Souvenir Napoléonien, n° 359, 1988, p. 7.
8 Voir Clive Church, Revolution and Red Tape : the French Ministerial Bureaucracy, 1770-1850, Oxford, Clarendon Press, 1981.
9 Burdeau, Histoire de l’administration française, Montchrestien, 1989, p. 74.
10 Cité par Burdeau, op. cit., p. 74.
11 Jourdan, op. cit., p. 70. Bonaparte a multiplié les organismes consultatifs, mais ceux-ci n’ont pu exercer un véritable rôle de conseil que dans les premières années du régime.
12 Stefano Mannoni, « “Administratio mediatrix” : sur la centralisation napoléonienne », in Revue d’histoire du droit, 1997, n° 75 (3), pp. 447-461. Mannoni entend cependant la médiation dans un sens plus profond : selon lui, l’administration napoléonienne ne se réduit pas au contrôle d’en haut sur la société, elle assure aussi la cohésion de la nouvelle société, société d’individus, par un relais de bas en haut.
13 Jean-Yves Coppolani, Les élections en France à l’époque Napoléonienne, Paris, Albatros, 1980, p. 178.
14 Igor Moullier propose en ce sens une étude du rôle politique de l’administration. Igor Moullier, Le ministère de l’intérieur sous le Consulat et le Premier Empire (1799-1814) – Gouverner la France après le 18 brumaire, Thèse d’histoire, Université de Lille III, 2004, consultée le 15 octobre 2007 sur http://documents.univ-lille3.fr/files/pub/www/recherche/theses/moullier-igor/html/these.html
15 Petot, op. cit., p. 408.
16 Jourdan, op. cit., p. 76 et p. 87.
17 Jean Tulard, Napoléon – Le pouvoir, la nation, la légende, Paris, Librairie Générale Française, 1997, p. 25.
18 Jourdan, op. cit., pp. 87-88.
19 Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 51.
20 L’exécutif est d’ailleurs inclus dans ce rôle passif pour les conventionnels. Bertrand de Jouvenel, Les débuts de l’État moderne – Une histoire des idées politiques au xixe siècle, Paris, Fayard, 1976, pp. 70-88. Rosanvallon, op. cit., p. 53.
21 Une telle école est proposée dès 1800 par Destutt de Tracy, pour préparer aux « places éminentes de la République. » Rosanvallon, op. cit., p. 65.
22 Voir par exemple Rosanvallon, op. cit., p. 70.
23 Rosanvallon, op. cit., p. 84.
24 Rosanvallon, op. cit., p. 82.
25 Nous entendons ici service public dans ce sens proposé par Rosamallon, comme catégorie d’analyse. Pour une historicisation de la notion de service public, voir les travaux de Dominique Margairaz.
26 Voir, par exemple, Antoine Picon, L’invention de l’ingénieur moderne – L’École des Ponts et Chaussées, 1747-1851, Paris, Presses de l’école nationale des Ponts et Chaussées, 1992, pp. 246-247.
27 Lettre de Chézy à Advyné du 18 août 1789, citée par Petot, op. cit., p. 337.
28 Picon, op. cit., p. 248.
29 La Millière, Mémoire sur le département des Ponts et Chaussées, Paris, Imprimerie Royale, 1790.
30 Lettre de Lecreulx à La Millière, 1789, AN F14 – 11053.
31 Séance du 24 ventôse an 9, AN F14* – 10910.
32 La Millière, op. cit., p. 83.
33 Fabre de l’Aude, Rapport sur l’organisation des Ponts et Chaussées, Paris, Imprimerie nationale, an 6, p. 10.
34 Séance du 21 nivôse an 10, AN F14* – 10910.
35 Petot (op. cit., p. 427) décrit en fait le corps sous le régime napoléonien surtout à partir de cette réforme.
36 Organisation du conseil des Ponts et Chaussées, an 4, AN F14 – 11052.
37 Guillon, « Un ingénieur orléanais – Lecreulx (1728-1812) », in Mémoires de la société archéologique et historique de l’Orléanais, 1905, tome 29, pp. 439-440.
38 Jourdan, op. cit., p. 70 et p. 240. Petot, op. cit., pp. 417-420.
39 Le secrétariat général, présentant le décret d’introduction des auditeurs à l’empereur, le 26 octobre 1808, note que « cette heureuse innovation garantit à l’égard des ingénieurs jusqu’ici surveillés par leurs pairs une inspection plus dégagée des affections qui tiennent à l’esprit de corps » et vise clairement un remplacement des tâches de contrôles par les administrateurs. AN F14 – 2147.
40 Loi du 29 floréal an 10, reproduite in Girard, Mémoires sur le canal de l’Ourcq, Paris, Carilian-Gœury, 1831, p. 192.
41 Rapport du conseiller d’État au ministre de l’intérieur, ventôse an 9, AN F14 – 685.
42 Bulletin des Lois n° 1601. Arrêté qui affecte des fonds au paiement des travaux du canal de dérivation de la rivière d’Ourcq du 25 thermidor an X, s.l.n.d.
43 Le canal a en particulier des chemins de halage. Girard, Rapport à l’assemblée des Ponts et Chaussées, les 22 et 24 brumaire an 11. AN F14 – 685.
44 Girard repoussera plus tard sur ses collègues la responsabilité d’avoir créé un problème de toutes pièces. Lettre de Girard au conseiller d’État, le 28 germinal an 12, Mbhvp 1177.
45 Séance du 3 frimaire an 11, F14* – 10910.
46 Gauthey a indirectement participé aux vérifications du projet des entrepreneurs et a conçu un projet qu’il publiera plus tard : Gauthey, Projet de dérivation jusqu’à Paris des rivières d’Ourcq, Thérouenne et Beuvronne, d’une part, et des rivières d’Essone, Juine, Orge, Yvette et Bièvre de l’autre, Paris, Perronneau, 1803.
47 Séance du 22 nivôse an 11, AN F14* – 10911.
48 On verra que les ingénieurs peuvent faire une différence entre la loi et l’arrêté, entendu comme mise en application de la loi, lorsqu’ils ont intérêt à le faire.
49 Prony, Observations du directeur de l’école des Ponts et Chaussées sur les discussions relatives au canal de l’Ourcq, 18 messidor an 11, Menpc 2731.
50 Prony, ibid.
51 Séance du 22 nivôse an 11, F14* – 10911.
52 Gauthey, Lettre au préfet du département de la Seine, Paris, Perronneau, 1803, p. 19.
53 Bruyère, Observations sur la dérivation de l’Ourcq, 22 nivôse an 11, Mbhvp 1177.
54 Robert Fulton, Recherches sur les moyens de perfectionner les canaux de navigation, Paris, Dupain-Triel, an 7. Voir aussi Bétancourt, Mémoire sur un nouveau système de navigation intérieure, Paris, 1807.
55 Ces mécanismes, développés en Angleterre, permettent de faire passer les bateaux d’un niveau à un autre grâce à des élévateurs ou sur des plans inclinés, sans perdre les volumes d’eau importants consommés par les écluses ordinaires.
56 Rapport sur les écluses sèches à double plan incliné, de M. Brullée à l’Athénée des Arts, 29 pluviôse an 13, AN F14 – 685.
57 Girard, Mémoires sur le canal de l’Ourcq, Paris, Carilian-Gœury, 1831, tome 1er, p. 26.
58 Gauthey, Lettre au préfet du département de la Seine, etc., op. cit., p. 19.
59 La dénomination de « canal » pour une rivière régularisée n’est pas exceptionnelle.
60 Girard (op. cit., pp 1-16) fait une histoire des projets et travaux antérieurs sur et autour de l’Ourcq.
61 Pour répondre à la pénurie de bois de chauffage, le représentant chargé de l’approvisionnement de la capitale avait autorisé le flottage sur l’Ourcq. Cette technique, qui consiste à tirer les troncs par trains directement dans la rivière, est considérée en ce début du xixe siècle comme responsable de ces dégradations. AN F14 – 684a.
62 Girard, Rapport à l’assemblée des Ponts et Chaussées sur le projet général du canal de l’Ourcq, Paris, Imprimerie de la République, 1803, p. 29.
63 Bruyère, Ibid.
64 Bruyère, Ibid.
65 Besnard dans la séance du 22 nivôse an 11, AN F14* – 10911.
66 1 pinte = 0,93 litre, 1 pouce d’eau = 19,2 m3 par jour environ. Deparcieux, « Mémoire sur la possibilité d’amener à Paris, à la même hauteur à laquelle y arrivent les eaux d’Arcueil, mille à douze cents pouces d’eau », in Histoire de l’Académie royale des sciences, année 1762, avec les mémoires de mathématiques et de physique pour la même année, Paris, Imprimerie royale, 1764, p. 342.
67 Pour une description dramatique de ces activités, voir Mémoire des frères Vachette, frimaire an 9, AN F14 – 685.
68 Plus exactement Deparcieux ne s’intéresse pas à la distribution depuis les fontaines, ce qui laisse une place pour l’activité de quelques porteurs.
69 Laure Beaumont-Maillet, L’eau à Paris, Paris, Hazan, 1991. Daniel Roche, Histoire des choses banales : naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (xviie-xixe siècle), Paris, Fayard, 1997.
70 Sur ces questions de besoins et de manque, voir F. Graber, « Inventing needs : Expertise and water supply in late eighteenth- and early nineteenth-century Paris », in British Journal for the History of Science, 2007, n° 40 (3), pp. 315-332.
71 Le fait qu’on interroge Bralle plutôt que les Ponts et Chaussées s’explique par le manque d’expertise de ces derniers en matière d’aménagements hydrauliques urbains. Sur la carrière de Bralle, voir son dossier administratif (il sera intégré dans le corps des Ponts et Chaussées en 1807) AN F14 – 21802.
72 Lettre de Bralle au ministre de l’intérieur (Laplace), 19 frimaire an 8, AN F14 – 685.
73 Aristote, Rhétorique, Paris, Gallimard (Collection Tel), 1998, Livre 1, pp. 30-33.
74 L’idée actuelle de « scénarios », où l’on développe des solutions techniques correspondant à plusieurs intentions ou développements possibles, est absolument étrangère à ces ingénieurs : lorsqu’on leur demande de se prononcer, ils ne proposent presque jamais des solutions concurrentes.
75 Bralle, ibid.
76 C’est le cas par exemple de l’historien de l’Institut Petit-Radel, qui comparant le canal de l’Ourcq aux aqueducs de Rome, s’inquiète de ce que l’abondance d’eau pourrait multiplier l’usage du bain, l’abus des thermes ayant été selon lui responsable de la décadence romaine. Louis-Charles-François Petit-Radel, Notice historique comparée sur les aqueducs des anciens et la dérivation de la rivière d’Ourcq, Paris, Langlois, 1803.
77 Ce passage pose plusieurs problèmes : on suppose les besoins également répartis sur la ville, alors qu’ils grandissent avec l’éloignement du fleuve ; il faut par ailleurs évaluer la population parisienne, qui varie d’un auteur à l’autre : 600 000 chez Bralle, 720 000 chez Bruyère, 800 000 chez Deparcieux.
78 Pressentant que son évaluation paraîtra exagérée, Bralle convoque la comparaison classique avec Rome, à laquelle il attribue une alimentation colossale, qui lui permet de ramener le volume exigé pour Paris « bientôt presque à rien. » Petit-Radel estimait au contraire que la dérivation de l’Ourcq permettrait à Paris de dépasser Rome. Petit-Radel, op. cit., pp. 65-66.
79 Bruyère, Rapport du 9 floréal an 10 sur les moyens de fournir l’eau nécessaire à la ville de Paris, Paris, Courcier, an 12, p. 13.
80 Lamandé, Opinion du C. Lamandé, inspecteur général des Ponts et Chaussées sur le projet de dérivation de la rivière d’Ourcq, an 12, Mbhvp 1177.
81 Girard, Mémoire sur une modification proposée au projet général du canal de l’Ourcq, 27 germinal an 12, Mbhvp 1177.
82 Bertrand, Réflexions sur le canal de l’Ourcq, 3 pluviôse an 12, Mbhvp 1177.
83 Bertrand, ibid.
84 Les décisions en faveur de projets d’entrepreneurs, sans consultation des ingénieurs d’État, sont un fait assez ordinaire de la Constituante. Sous le Consulat, les ingénieurs reconsidèreront les projets ayant acquis des droits pendant la Révolution et les rejetteront pour la plupart.
85 Bertrand, ibid.
86 Le rapport de Bruyère du 9 floréal an 10 rejetait toute dérivation de l’Ourcq ainsi que le canal Paris-Pontoise.
87 Gauthey, Observations sur le projet du canal de l’Ourcq, 18 pluviôse an 12, Mbhvp 1177.
88 Bruyère, Observations sur la dérivation de l’Ourcq, 22 nivôse an 11, Mbhvp 1177.
89 Bruyère, ibid.
90 Voir Petot, op. cit., p. 448.
91 Lettres de Prunay à Bruyère, les 13 et 17 nivôse an 11, Menpc 2406.
92 L’ingénieur en chef du canal d’Ourcq, Potier, est certainement le plus virulent dans cette contestation. Voir Observations sur la dérivation de l’Ourcq d’après les demandes faites par ordre du premier consul, Menpc 1620 (1).
93 Le plus souvent on enlève à la province pour donner à Paris. Le cas de la Bièvre dans le projet de l’Yvette est un contre-exemple intéressant, puisqu’en détournant cette rivière, on détruit des usines majoritairement situées à Paris.
94 Fer de la Nouerre reprenant l’idée de Perronet de détourner l’Yvette et la Bièvre, c’est sur cette dernière rivière, très utilisée à la fois pour l’agriculture et surtout pour l’industrie, que l’entrepreneur doit éprouver la combativité des habitants, pour lesquels cette eau est absolument vitale. Dès les premières difficultés de l’entreprise, les habitants n’hésitent pas à attaquer physiquement le canal, arracher les plans d’arbres qui doivent le longer et reboucher les tranchées. Jean Bouchary, L’eau à Paris à la fin du xviiie siècle – La Compagnie des eaux de Paris et l’entreprise de l’Yvette, Paris, Marcel Rivière, 1946 ; Beaumont-Maillet, op. cit., pp. 111-117.
95 Bruyère, ibid.
96 L’idée qu’il y a un mécompte de la parole en politique et que la parole de certains ne compte que pour du bruit est au centre de l’ouvrage de Jacques Rancière, La Mésentente – Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
97 Girard note que le rapport de Bruyère, « loin de pouvoir être regardé comme un projet de dérivation » de l’Ourcq, « devait au contraire être considéré comme une série d’objections à faire contre cette opération. » Girard, Rapport à l’assemblée des Ponts et Chaussées sur le projet général du canal de l’Ourcq, Paris, Imprimerie de la République, 1803, p. 13.
98 Lecreulx, Mémoire et avis sur un canal destiné à amener les eaux à Paris, 15 pluviôse an 11, Mbhvp 1177.
99 Besnard, Notice préliminaire pour être lue à la commission, AN F14 – 685.
100 Séance du 22 nivôse an 11, AN F14* – 10911.
101 Séance du 22 nivôse an 11, AN F14* – 10911.
102 Besnard, Observations sur le canal commencé de l’Ourcq, 13 pluviôse an 12, Mbhvp 1177.
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