La réclusion
p. 143-152
Texte intégral
1Lewitsky est incarcéré au Cherche-Midi ; Vildé, dans la grande prison grise de Fresnes, au sud de Paris. Isolés, ils subissent avec courage les dures conditions de détention et la brutalité des interrogatoires. L’instruction du procès se prolongera pendant six semaines, jusqu’au 6 janvier 1942.
2Interné à Fresnes, Maître Jubineau a relaté sa rencontre avec Boris Vildé, organisée en vue d’une confrontation : « Il paraissait beaucoup souffrir. Il nous avait été interdit de nous parler. La menace très voisine de revolvers devant garantir l’exécution de cet ordre. Pour plus de sûreté, cette présentation était faite par le truchement d’un miroir mural. Nous ne nous sommes pas reconnus. Et j’affirme que pas un muscle de nos visages n’a trahi nos émotions. Nous avions travaillé ensemble des mois entiers. Nos idées et nos sentiments étaient les mêmes. J’avais pour lui, et il me le rendait bien, une affection profonde. Nous nous étions jurés de ne jamais nous reconnaître. Nous avons tenu parole. Il n’était pas inutile de rapprocher cette confrontation de l’autre [avec une personne qu’il ne connaissait pas], tous deux s’étant mis à rire ». Une confrontation analogue avait eu lieu entre Vildé et Élisabeth de la Bourdonnaye, qui ne se sont non plus pas reconnus.
3Sur Anatole Lewitsky, les informations sont rares. Incarcérées dans la même prison, Yvonne Oddon et Agnès Humbert communiquent avec « Toto » par le tam-tam habituel sur les tuyaux. « Par ce moyen, on ne s’est jamais autant embrassés », relate avec humour Agnès Humbert. Durant ces sept mois de prison, peut-être Lewitsky se remémore-t-il le récit jadis rédigé sur un petit garçon malade et qui a peur de mourir. Sa nourrice le rassure, lui parle de la prière, de Dieu qui est certes loin, mais sait tout et peut tout : s’il doit mourir, c’est parce que Dieu sait que c’est mieux ainsi. Le petit garçon comprend que mourir n’est pas grave et que s’il guérissait, ce serait un merveilleux cadeau194.
4En mai, Jean Paulhan, arrêté à son tour, est interrogé. On veut obtenir ses aveux sur la ronéo dont il a hérité à la suite des arrestations successives. Il nie. Questionné sur ses « amis » Vildé et Lewitsky, il répond : « Plutôt des camarades. Ce sont des savants. Je leur ai demandé des livres, en 1938 pour la NRF. L’un prépare une histoire des métiers, l’autre une étude sur le chamanisme... » On lui rétorque qu’on connaît leurs activités, qu’ils fomentent une action armée contre les Allemands, qu’au jour fixé les sapeurs pompiers doivent couper l’eau et le gaz. « Vous provoquez aussi des désertions. Vous envoyez aussi de jeunes Français en Angleterre. L’un d’eux a tout avoué. » Tout cela n’était pas tellement faux, commente Paulhan.
5Entre deux interrogatoires, il passe par un bureau sombre où quelqu’un lui touche l’épaule. Il aperçoit un homme qui l’effraie, « avec quelque chose de plié, flexible. Je voudrais dire la vérité : végétal. Les genoux flottants. Et la figure fripée. À la lèvre inférieure, une sorte d’abcès qui lui tordait un peu la bouche. Au front, deux bosses dont l’une suppurait. » C’est Lewitsky. « Puisqu’ils me le montrent, c’est que je ne sortirai pas d’ici », pense Paulhan. « Et moi, est-ce que je saurai me tenir ? » Lewitsky lui dit : « Ce n’est pas ce que vous pensez. J’ai voulu m’enfuir. En me reprenant ils m’ont blessé. » Paulhan n’en croit pas un mot. Il suppose qu’on les écoute. La confrontation n’a pas dû durer plus d’une demi heure. Il relate : « Lui me disait “J’ai pris toutes les responsabilités sur moi, j’étais le chef.” Puis “Avouez le journal et la machine. Puisque c’est vrai. J’ai la parole d’honneur du capitaine que vous serez relâché.” Et moi, j’avais la conviction absurde qu’il n’avait pas pu tout avouer, que ce n’était pas vrai, que ce n’était pas juste qu’il prît tout sur lui, qu’en niant, je pouvais encore le tirer d’affaire. Alors je niais tout, la machine, la chambre et le reste. “Et sa parole d’honneur, vous y croyez ?” Voilà qui était maladroit. Puis on nous sépara195. »
6Après réflexion, Paulhan décide de revendiquer la responsabilité de ses actions et avoue tout. Néanmoins, le jeune officier, qui avait effectivement donné sa parole à Lewitsky, ne veut rien savoir de ce qu’il nomme les « bêtises » de Paulhan. Après une semaine au mitard, Paulhan est libéré, faute de preuves. Bien qu’heureux de cette issue, il reste troublé par les circonstances d’un dénouement qu’il s’explique mal, même s’il suppose que son successeur à la NRF, Drieu La Rochelle, a pu plaider en sa faveur auprès de Brinon, le délégué du gouvernement de Vichy auprès de l’occupant196. Version qu’il ne semble pas vouloir accréditer par la suite, soucieux de prendre ses distances avec un réprouvé.
7Aimant parfois prendre une certaine pose, dont n’est pas absente la complaisance envers sa supériorité morale, Paulhan est d’autant plus sensible au geste altruiste de Lewitsky qu’en ces temps de délation et de chacun pour soi, il relève d’un désintéressement peu courant. En témoigne une référence très littéraire à Don Quichotte, confortée par l’extrême maigreur du prisonnier. Une image qu’inspire la foi en un absolu idéal, mais qui implique que le chevalier se leurrait dans son rêve héroïque. Or, pour Lewitsky, il n’y a ni moulins ni géants, mais la certitude d’une vérité des âmes qui s’accomplit naturellement dans un dessein qu’elle ignore. Ce sens de la transcendance propre à Lewitsky a-t-il touché Paulhan ? Pendant longtemps, celui-ci avait tenté de cerner l’obstacle posé par la raison à la communication des idées, comme en témoigne son essai Les Fleurs de Tarbes. Paulhan lui donne une suite en 1941, Le Don des langues, où il décrit la parole sous la forme d’un transfert de pensée direct, une sorte de transcendance entre individus qui se comprennent à demi-mots, telle qu’elle s’effectue dans une société secrète197.
8Généreux, Lewitsky pense beaucoup plus aux autres qu’à son propre sort de prisonnier. Il se fait du souci pour ses proches qui paient de leur personne les conséquences de son engagement. Serge Lewitsky, son père, âgé et malade, se trouve incarcéré pendant deux mois, une pression destinée à amener Anatole à dénoncer ses amis. Sans résultat, naturellement. Le prisonnier a aussi confié à sa sœur le soin d’obtenir que le musée continue de verser à l’ancienne épouse sa pension habituelle, on ne peut plus généreuse, les deux tiers du salaire mensuel de l’ethnologue198. Rien de plus normal pour Madame Schimansky, stoppeuse de son métier, qui habite au 288, rue Vaugirard, près de la porte de Versailles, dans l’un de ces immeubles bon marché où les réfugiés russes se regroupent dans une sorte de ghetto pour pratiquer spontanément la solidarité en ces temps de restrictions et de froid glacial. Mais, gens modestes et dépourvus de relations, les proches de Lewitsky ne savent comment faire pour aider le malheureux.
9Ce sont ses amis du musée qui interviennent en sa faveur, sans s’arrêter au risque d’attirer ainsi l’attention des autorités d’occupation. Marcel Mauss écrit au ministre de l’Instruction publique, Jérôme Carcopino, pour préciser qu’en dépit de ce que peut suggérer son nom, Lewitsky n’est pas juif, mais de petite noblesse russe. Il explique que la détention d’Anatole Lewitsky et d’Yvonne Oddon porterait préjudice au musée. Quatre mois plus tard, le ministre confirme la mise à la retraite du professeur. Mauss est aussi intervenu - en vain - auprès de son ancien élève Marcel Déat. S’il peut se permettre d’entreprendre des démarches pour sauver ses disciples sans être inquiété, c’est qu’il a le sentiment d’être protégé par celui-ci autant que par sa propre notoriété199. Il suit aussi l’action entreprise dans le même sens par l’ancien sous-directeur du musée auprès du délégué du gouvernement de Vichy à Paris. La lettre de Georges Henri Rivière, datée du 18 novembre, est un long panégyrique de Lewitsky, « homme de science modeste et fin, très attaché à sa nouvelle patrie à laquelle sa profonde culture française l’avait préparé200... » Le lendemain, Paul Lester, le directeur par intérim du Musée de l’Homme, réclame de son côté qu’on lui rende un collaborateur indispensable pour la bonne marche de l’institution dont la gestion lui a été confiée.
10Boris Vildé, lui aussi, est quasiment au secret. Irène, la seule admise à le voir, n’aura avec lui que deux entrevues. En janvier, à travers deux grilles et en présence d’un interprète, il a le temps de lui glisser que Gaveau l’a trahi, mais elle ne sait pas de qui il s’agit, pas plus que les amis auprès desquels elle s’est renseignée. Une autre fois, il l’aperçoit avec une émotion poignante de loin parmi la foule des femmes venues porter aux prisonniers un peu de linge, des livres ou de provisions. À l’occasion, il lui transmet des lettres qu’il sait soumises à la censure et où il évite d’ailleurs tout sujet susceptible d’accroître les angoisses de sa jeune épouse. Lorsque Agnès Humbert le croise tandis qu’on le conduit à un interrogatoire, elle devine à son apparence vieillie les souffrances endurées. Son visage amaigri et lumineux évoque pour elle celui d’Édouard Manet dans sa jeunesse... Vildé passe, les mains liées dans le dos, bizarrement vêtu d’un pantalon bleu et d’un veston noir gansé à l’ancienne. Il semble avoir perdu le sens de l’équilibre. Ses yeux qui la fixent expriment « une indicible tristesse201 ».
11Mais le prisonnier, à mesure que passent les jours, élève sa pensée au-dessus des contingences subies. Il reconstitue de mémoire un poème écrit jadis, dans une vie antérieure. Que de péripéties vécues entre-temps, et le voilà revenu là où il était, il y a quatorze ans, en réclusion solitaire. Lui revient la strophe qui s’applique si bien à sa vie présente :
– Tout est si simple, si facile, si clair.
– Vivre ? Entreprendre des actions, puis retomber ?
– Cinq pas jusqu’au mur et retour,
– Et en retour aussi, seuls cinq pas mesurés.
12Mais il s’agissait alors d’aventures vécues en solitaire. Désormais, il a élargi son cercle de pensées, il a charge d’âmes. Lui qui jouait sa vie, il pense à ceux qui souffriront par son arrestation, ses proches, ses compagnons. Les notes prises par Boris Vildé pendant cette seconde détention permettent de mesurer la distance parcourue par le jeune aventurier. Des notes éparses qui constituent un journal202.
13Ce journal, par son honnêteté, ressemble à un examen de conscience, par sa concision aussi, car le papier manque ainsi que la lumière et il s’agit de trouver l’expression juste. Si dans les premières entrées il évoque le froid, la faim et la solitude dont il souffre, bientôt, il se félicitera de cette réclusion qui lui permet de faire le point et la lumière. Il cherche à se libérer des contingences de la vie matérielle en les combattant de toute son énergie et parvient à les oublier. À travers les textes s’imposent les deux principes selon lui essentiels, justice et vérité.
14Dans une langue superbe, Vildé livre au fil des jours sombres et désormais comptés ses réflexions d’homme, de résistant et d’ethnologue, ce qui pour lui est tout un. Se succèdent dans son esprit des méditations sur la connaissance, le langage, la pensée, le temps, qui toutes débouchent sur la mort203. L’amour et la mort. Il adresse ces notes à Irène, le gentil petit animal, « zverik », dont l’innocence fait la vertu, ces « feuilles de Fresnes », un « cruel cadeau », mais aussi « un peu de moi-même ». « Sans valeur littéraire ni philosophique. Elles sont sincères204 ».
18 septembre. Si je veux être franc, je dois avouer que je suis et reste un aventurier-né. Ma passion subite pour la philosophie n’est que de l’aventurisme spirituel. Les doctrines philosophiques m’amusent, comme dans le temps m’amusaient les voyages, les romans policiers, les femmes et les études ethnologiques. [...] De même dans la vie : je me pousse exprès dans des situations graves ou désespérées pour voir comment je m’en tirerai, ou bien pour voir comment la vie s’y prendra pour résoudre une situation compliquée. C’est merveilleux d’être arrivé à un point d’où seul un miracle peut vous sauver (surtout qu’on n’est pas toujours sûr que le miracle survienne)205.
15À celui qui joue sa vie, l’issue devient secondaire, car l’essentiel se révèle à lui dans une certitude lumineuse : mourir libre peut advenir partout, même dans les fers. Rompant le tumulte qui l’agite, cette pensée lui apporte la paix. Roger-Pol Droit l’inclura de ce fait dans la grande famille des philosophes206. Tel que nous le connaissons, soyons certains que Vildé n’aurait pas renié cette appartenance. Reste qu’il n’est pas un homme de systèmes, il n’a que l’intuition d’un monde qu’il cherche à saisir, tel le poète, et peut-être ne revendique-t-il que le droit du monde à la poésie qui seule peut exprimer ce qui se passe entre ciel et terre, une vision très proche finalement de celle des mystiques. Existe-t-il au firmament une étoile de miséricorde à l’écoute de son âme en détresse ? L’homme qui a tenté sa chance voudrait encore une fois vérifier qu’il dispose toujours de la grâce, car il croit en son étoile comme à une puissance tutélaire.
16À travers ses méditations sur la religion, la morale et la connaissance, Vildé accède à des certitudes très platoniciennes sur sa place dans la marche du monde. Dans sa grande solitude ne le distraient que les livres qu’Irène dépose pour lui dans une valise avec quelques objets de première nécessité, sans le voir. Il lit Goethe, Bergson, Dostoïevski, Pascal, Chestov... Le meilleur de ce que peut offrir la littérature européenne. Il travaille aussi, entreprend l’étude du grec ancien, puis s’attaque au sanscrit, comme Socrate avait fait l’apprentissage de la lyre avant de boire la ciguë. Mais il ne s’attarde pas à organiser sa défense, détaché comme à l’habitude de son propre sort.
17Au départ, on le sait, le jeu : « Aventures matérielles, intellectuelles, spirituelles. Je joue avec tout ce qu’il y a de plus sacré ? Soit, mais le monde entier n’est-il pas un simple jouet des dieux ? » Puis survient une sorte de grâce, la foi en une présence supérieure où peut se mouvoir l’homme délivré des contraintes qui brident d’ordinaire son esprit. Lui-même s’y découvre en privilégié. Pense-t-il à son père disparu si jeune ? Il ne redoute pas la mort :
Tu as trente-trois ans. C’est un bel âge pour mourir. Jésus est mort à cet âge et Alexandre le Grand. Pouchkine fut tué à trente-six, Essenine se suicida à trente. Ce n’est pas que je veuille te comparer à ces personnages, mais pour te faire voir que d’autres ont accompli leur vie à ton âge, achevé leur mission. Tu n’as pas eu de mission, mais tu avais toi aussi à accomplir ta vie, à en réaliser le sens. Et je prétends que tu l’as fait et qu’il ne te reste rien à ajouter à ta vie. Sais-tu le sens de ta vie ? Fais une rétrospective de ton devenir et tu verras que cela était ton humanisation207
18Le prisonnier s’élève au-dessus de son cas d’individu privé d’espace et auquel le temps est compté. Qu’est-ce que la liberté pour soi si ce n’est pour tous ? Son cœur s’est ouvert, alors qu’il ne s’y attendait pas, bouleversé soudain par l’amour que lui porte Irène, la chaleur dont l’entoure la famille Lot et la confiance que lui manifestent ses amis. Par les effets de son incarcération aussi. Car, comme l’ont éprouvé les mystiques orientaux, les reclus du désert, ces pères de l’église si chers à Myrrha Lot, dans le silence qui l’entoure, c’est le cœur qui parle. Boris retrouve la solitude qui l’étreignait adolescent. Apprivoisée, il la traite en amie, mais lorsqu’il entend à travers les murs de sa cellule des signaux qui indiquent que d’autres sont là, comme lui, cela lui réchauffe le cœur. Irène l’a humanisé, mais ce n’est là qu’un amour humain, pâle reflet de l’amour infini qui l’entoure et dont il se nourrit. Leur mariage, pense-t-il, les a tous deux déçus, mais Boris a été touché par le miracle du véritable amour, et il se demande si Irène le comprend. Peut-être plus tard, encore qu’à travers leur vie commune, grâce à celle-ci, pense-t-il, elle ait pu apercevoir ce qu’était la vraie vie...
19Pour cet homme ami du mystère, l’adhésion intime à une évidence supérieure représente un envol auquel il cède sans effort, bien qu’il ait délaissé les rites. Vérité et justice à la fois. Comme au temps de son enfance, il éprouve à nouveau le sentiment mystique de la présence, à plusieurs reprises. Il vit le monde comme un tissu continu dont chaque partie participe au sort des autres.
20Tous partagent la même angoisse et la trompent avec les moyens dont ils disposent. Vildé refuse d’avoir peur, mais quand il pense aux autres prisonniers, il est saisi de pitié. « Combien de millions de morts comptera cette guerre ? » Il découvre que sa destinée est en communion avec celle des autres, les anonymes, les gens qu’il fréquentait jadis avec désinvolture et jugeait durement, tous ceux qu’il n’aimait pas au départ, mais dont il se sent désormais proche : « Tu ne te rendais pas compte toi-même comment peu à peu tu t’attachais aux hommes, à la vie : tu les aimais... » En ce 2 novembre 1941, il se répond à lui-même : « Non, je ne me rendais pas compte. Souvent j’en ai été surpris moi-même. Quand j’ai vu les soldats allemands à Paris la première fois après mon retour, c’est une douleur physique aiguë au cœur qui m’a appris combien j’aimais Paris et la France208. » Le terme approche et il ne veut pas s’y soustraire. Il souffre certes de la douleur que ressentira Irène lorsqu’il ne sera plus, mais cette mort, il l’a déjà apprivoisée. L’amour maître de la mort, « Par la mort il a vaincu la mort », comme il le chantait lors des liturgies pascales de son enfance.
21Cette élévation, Vildé la transcrit dans sa lettre à Irène pour les fêtes de fin d’année, datée du 8 décembre. Il l’assure qu’elle ne doit pas s’affliger, il a presque honte d’avouer qu’il ne souffre pas de la réclusion, ni de la solitude, ni du silence. L’inactivité forcée ne l’a pas abattu : jamais sa vie intérieure n’a été aussi tendue, intense. Occupé à contempler, penser, connaître, rien ne l’en distrait. Au contraire. Bien entendu, il repense parfois à ses joies d’homme libre, les cafés, le Luxembourg, le métro, les chats et même les gens. Mais la prison ne l’a privé de rien : « Le regard de Dieu est en nous », cite-t-il. Il a franchi la frontière qui sépare les mondes, mais les mots, faits pour ce monde, ne peuvent expliquer son état. La raison doit avouer son impuissance : l’histoire de la philosophie le prouve, même la philosophie rationaliste. Spinoza admet que la connaissance provient d’une source mystérieuse, qui relève de l’expérience mystique au sens le plus large. Ainsi en est-il pour les mathématiques... L’amour, Boris en a déjà beaucoup parlé, mais c’est dans cette connaissance irrationnelle qu’il situe son essence. Aimer est avant tout un verbe intransitif et l’amour un état d’âme, il survient quand la réalité du monde entre en communion avec l’homme : que ce soit l’amour que l’on porte à Dieu, à l’humanité, à l’homme, à la nature, aux tableaux de Botticelli. L’essentiel réside dans la joie que donne la certitude de participer à l’éternité. L’amour est la fusion totale avec la vérité éternelle. Il ne peut s’incarner sur terre et ne s’accomplit que dans la mort, même si cet amour terrestre n’exclut ni l’amertume ni la souffrance.
22Ainsi Boris est-il prêt, dans un élan de joie pure, à quitter ce monde crée par Dieu. Ces pensées sur l’amour et sur le destin, il y revient dans une lettre du 5 janvier. Il se voit telle une flèche lancée par le plus précis des archers, et la cible atteinte correspond à la mort. La mort, l’amour, un lien qu’il redécouvre chez ses poètes favoris, Paul Valéry et surtout, Rainer Maria Rilke209.
23La montée graduelle du prisonnier vers la communion et le sacrifice, nul doute qu’Anatole Lewitsky ne la partage. Plus porté vers l’élévation mystique et moins sensible à l’analyse du philosophe, Boris Vildé rejoint pourtant comme lui l’idéal de la noblesse ancienne, où la supériorité n’existe qu’au profit de la responsabilité. Livré à la solitude, Vildé ne la transpose plus en poésie, comme au temps de son adolescence lointaine, mais se replace par sa réflexion dans le sillage des principes moraux qu’Anatole Lewitsky avait fixés, des années auparavant, dans ses écrits de jeunesse et repris en filigrane dans ses textes sur le chamanisme. Lewitsky se souvient-il des efforts de son maître Mauss, qui voulait entrer dans ses vues, mais ne comprenait décidément rien à la religion, une expérience qui dépasse les rites et les allégeances formelles ?
24Si, des deux prisonniers, l’un a passé sa vie à écrire et réfléchir, l’autre l’a réalisée au grand galop dans l’aventure. Leurs chemins finissent par se rejoindre. Tous deux se situent dans la grande tradition de l’Europe ancienne. Mais raisonnent-ils encore sur ce qui les a déterminés à agir ? Boris Vildé, comme Anatole Lewitsky, connaissent tous deux cette liberté absolue, la capacité de s’abstraire des contingences, celles de leur destin individuel comme celles du monde qui les entoure. Ils se réfugient dans un empyrée où nul ne peut les atteindre, celui de la vraie sagesse. La force de leur vie spirituelle leur permet ainsi, envers et contre tout, de ne pas sombrer dans le désespoir. Elle les élève vers les espaces où règne l’esprit, au-dessus de l’horreur quotidienne.
25« Pour que la lumière soit, il faut que quelque chose brûle, ainsi l’âme. »
Notes de bas de page
194 AMH, fonds Lewitsky, carton 3.
195 Jean Paulhan in Seghers, op. cit., p. 121-124.
196 Germaine Tillion, op. cit., p. 186. Jean Paulhan, Choix de lettres, op. cit., 22 mai 1941, lettre à Drieu La Rochelle, p. 214-215.
197 Laurence Brisset, La NRF de Paulhan, op. cit., p. 93-94.
198 AMH, fonds Yvonne Oddon, papiers Lewitsky, 2AP2.
199 Marcel Fournier, op. cit., chapitre II.
200 Ibid., p. 742.
201 Agnès Humbert, op. cit., p. 40.
202 Boris Vildé, Journal et lettres de prison, Paris, Allia, 1997. Première édition dans les Cahiers de l’IHPT, 1988.
203 Jean Jamin, Gradhiva, n° 5, 1988, p. 86.
204 Boris Vildé, op. cit., p. 150. Zvierik est un diminutif affectueux russe, signifiant « petit animal ».
205 Ibid., p. 62.
206 Roger-Pol Droit, La Compagnie des philosophes, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 243.
207 Boris Vildé, op. cit., p. 63 et p. 90.
208 Ibid., p. 94.
209 Cette lettre n’est connue que sous la traduction russe qu’en donne Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 259-262 et p. 265-268. Elle est évoquée dans la postface de F. Bédarida au Journal de prison, mais il dit ne pas l’avoir retenue à cause de son caractère trop personnel.
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