« La complicité des faits à observer »
p. 89-92
Texte intégral
1L’année suivante la priorité est à la Finlande. Aux liens culturels et linguistiques entre l’Estonie et la Finlande s’ajoute un rapprochement intervenu à la fin de l’année 1937 entre tous les États de la Baltique. Tallinn et Helsinki réaffirment leurs liens d’amitié et leur souci de rester neutres en cas de conflit. Des signes prémonitoires placent en effet l’avenir de leurs relations avec la Russie sous un éclairage sinistre. Dans les derniers jours de 1937, deux gardes-frontière estoniens ont été tués par leurs collègues soviétiques dans la région-frontière du Peïpous, sur la glace du lac gelé. Un guet-apens destiné à désamorcer toute tentative antirusse venant de l’Ouest – allemande s’entend. Les États baltes, et en premier lieu l’Estonie, pessimistes, envisagent la possibilité d’une invasion « défensive » par l’Armée rouge. Tandis que se dessinent les premiers symptômes d’une guerre imminente, les riverains de la Baltique font leur possible pour éviter d’y participer,
2La mission s’échafaude en urgence, mais auréolée du prestige que connaît la petite équipe de chercheurs soudée en phalange autour de Rivet. Boris Vildé bénéficie d’un moment particulièrement faste pour l’ethnologie française : le musée suscite alors une admiration unanime et, dans sa nouvelle version, révèle au monde le génie de ses chercheurs.
3L’ouverture solennelle du nouveau bâtiment construit sur la place du Trocadéro a enfin eu lieu, le 27 juin 1938, aux sons d’une « Cantate pour l’inauguration du Musée de l’Homme » écrite par Darius Milhaud sur un texte d’Yvan Desnos, un moment lumineux dans une atmosphère politique alourdie par le rattachement de l’Autriche au IIIeReich.
4Le 12 août 1938, Rivet fait annoncer par les Affaires étrangères à la légation de France à Helsinki l’arrivée de Boris Vildé, chargé par l’Éducation nationale d’une mission dans les États baltes ainsi qu’en Finlande. Les Affaires étrangères transmettent l’information à Tallinn et le 24 août, la légation de France confirme à Paris qu’il est bien arrivé111.
5Vildé se rend seul en Finlande. Zourov est retourné en Estonie terminer ses recherches de l’année précédente. Vildé ne le rencontrera qu’en passant. Mais en Estonie rien ne va comme prévu. Zourov est en effet invité à quitter les lieux, soit que l’ordre de mission n’ait pas été en règle, soit qu’il ait procédé à des relevés trop proches de la frontière orientale, à moins qu’il n’ait commis des impairs ou tenus des propos choquants, on ne sait trop, le fait est que sa mission s’interrompt brutalement. Quand on connaît l’atmosphère confinée de ces légations lointaines, les jalousies, les délations et les chicaneries ridicules, on peut tout imaginer. Selon toute vraisemblance, Zourov, plus porté vers la critique que vers l’action, a dû outrepasser la limite des privilèges assignés à sa mission. Comme l’affaire se passe au moment où se discutent les accords signés à Munich les 29 et 30 septembre 1938, on peut imaginer qu’il s’est livré à des commentaires peu flatteurs pour la France. Zourov s’était bien intégré et était devenu plus connu de la population que Boris Vildé.
6Zourov présentera son départ précipité comme une mesure de sécurité imposée par la situation internationale. En effet, après les accords qui livrent une partie de la Tchécoslovaquie à l’Allemagne, une réprobation plus ou moins nuancée contre la politique française s’étend à tous les petits pays orientaux. En tout cas, l’incident crée par Zourov semble assez grave pour que, furieux, le ministre de France exige qu’il parte sans délais. Boris Vildé récupère chez son adjoint le coûteux appareil photographique, confié et réclamé par le musée. Il ne s’attardera pas à justifier la conduite de son compagnon. Il écrit à Soustelle qu’il a appris avec étonnement la mésaventure de Zourov : « Moi, personnellement, je n’ai pas beaucoup de raisons de le défendre et je suis très sceptique quant à son travail, mais je crois que ses intentions avaient été bonnes et j’espère qu’on ne sera pas trop sévère pour lui112. »
7Hormis la moisson d’objets et de notes que Zourov se chargera de classer et de rédiger, la mission ne connaît pas un grand retentissement. Zourov publiera en 1946 deux articles en russe sur ses prospections archéologiques et ethnographiques dans la région des Setu, rédigés à partir de ses notes113. Le rapport sur la mission estonienne, envoyé à son retour par Boris Vildé, en français, avec un ajout en russe et en estonien apparaît quelque peu sommaire en termes de résultats. Le musée serait en droit d’exiger mieux d’un jeune savant intéressé par son sujet. Mais le temps lui manque pour publier ses résultats. Les fiches et les carnets de dessins admirables vont ainsi rejoindre le purgatoire des archives inexploitées. En revanche, les objets rapportés sont placés en vitrine et attestent du succès de la mission.
8Malgré les impairs de son adjoint, Vildé a été agrée dans le cercle des ethnologues comme l’un des leurs. Le 31 août 1938, il écrit à Marcel Mauss pour le remercier très sincèrement de son enseignement : « Vous préparez vos élèves à la complicité des faits à observer114. »
9Néanmoins soyons sûrs que les événements qui se sont déroulés alors qu’il était aux fins fond de l’Europe n’ont pu laisser Vildé indifférent. À Munich, Daladier et Chamberlain ont signé les accords abandonnant la Tchécoslovaquie aux ambitions expansionnistes d’Hitler. « Munich » devient le symbole du défaitisme pour ceux qui gardent les yeux ouverts, mais ils ne font pas nombre. La foule pavoise, soulagée. Le lendemain, le ministre des Affaires étrangères, Georges Bonnet adresse aux dirigeants tchécoslovaques une lettre de condoléances. Il admire, confesse-t-il, leur haute tenue morale et leur maîtrise de soi inoubliable...
10Ces accords lèvent les dernières incertitudes que pouvait nourrir Hitler sur l’attitude des démocraties. À vrai dire, beaucoup de socialistes placent encore leur confiance dans l’Allemagne et sa culture humaniste ancienne. Il paraît absurde à certains d’entre eux « de se laisser tuer pour trois cent mille juifs en Tchécoslovaquie », comme l’écrit un ancien socialiste proche de Guy Mollet, Zoretti, devenu pro allemand. Blum est déchiré, avouant dans Le Populaire qu’il se sent partagé entre un lâche soulagement et la honte.
11La famille Lot aussi est partagée, à l’image de la France. Le 2 octobre, Ferdinand Lot écrit à une de ses correspondantes scientifiques, de nationalité tchécoslovaque, que l’horizon s’est dégagé, au moins temporairement, et que ses beaux-fils, Boris et Jean, l’époux de Marianne, peuvent continuer leurs études. De son côté, Myrrha ajoute : « Nous pleurons la Tchécoslovaquie et nous avons honte pour la France ». Après l’invasion de la Tchécoslovaquie, elle écrit encore : « La disparition de la Tchécoslovaquie n’est que le second acte de la tragédie. Certes, l’URSS est maintenant directement menacée, mais elle ne peut être écrasée par l’Allemagne. [...] Mais la belle, la douce France115 ? »
12Au même moment, la NRF s’affirme antimunichoise, Gide et Paulhan figurant parmi ceux qui protestent au nom de l’éthique. Paul Rivet et de nombreux socialistes quittent alors le parti qui persiste à défendre Munich.
Notes de bas de page
111 AMAE, fonds rapatriés d’Helsinki, vol. 9.
112 AMH, fonds Soustelle, lettre de Vildé datée d’octobre 1938.
113 Prospection archéologie et ethnographique à Setumaa et Matériaux ethnographiques 1937-1938 sur la vénération des pierres, des sources et des arbres à Setumaa, cité par Tatiana Benfoughal, op. cit., p. 251.
114 Cité par Marcel Fournier,op. cit., p. 611.
115 Lettres du 02. 10. 1938 et du 24. 03. 1939, Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 144.
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