La tentation de l’émigré
p. 23-28
Texte intégral
1Boris a disparu pendant quelques mois, en 1927. A-t-il alors séjourné en prison ? C’est ce qu’affirme l’auteur balte qui a retrouvé ses poèmes et esquissé un début de biographie, glissant quelque peu rapidement sur une chronologie lacunaire17. Un poème écrit en prison évoque une œuvre de Verlaine sur le même thème. En dehors de sa valeur poétique certaine, En réclusion solitaire illustre un événement majeur dans la vie de Boris, dont on ne sait rien hormis ce poème, qui reste un rébus. On ne peut pourtant douter de sa véracité :
Tout est calme, cellule n° 4.
Jour après jour, sans espoir ni déception.
Sinon le carré du ciel, par-delà
Les fenêtres grillagées de fer, rappellent le monde.
Tout est calme, cellule n° 4.
Je pleure moins, et moins souvent, ma liberté,
La captivité m’a englouti, puis avalé.
Le murmure des tristes murs de pierre
Est paisiblement désarmant, enjôleusement affectionné.
Je pleure moins, et moins souvent ma liberté.
Semaines oiseuses, si dénuées de pensées.
Je me repose de mes nuits passées,
De l’angoisse des gueules de bois perpétuelles,
Des souillures sur mes discours inutiles.
Semaines oiseuses, dénuées de pensées.
Tout est si simple, si facile, si clair.
Vivre ? Entreprendre des actions, puis retomber ?
— Cinq pas jusqu’au mur et retour,
Et en retour aussi, seuls cinq pas mesurés.
Tout est calme, cellule n° 4.
L’acier des fenêtres grillagées n’appelle pas l’angoisse.
Et, avec chaque jour, la paix d’une folie bleue
S’épanouit, toujours plus profonde en moi.
Tout est calme, cellule n° 418.
2Tartu se situe au bord du lac Peïpous, à la frontière russe, non loin de Pskov, dans un paysage de lacs et de moraines qu’ourlent de sombres forêts. Dans cette lande, peu de villages. Saint-Pétersbourg semble à portée de la main : on devrait pouvoir y passer de nuit en se faufilant dans les sous-bois connus des paysans, à moins qu’on ne traverse le lac à la nage. Appelé Peïpous par les Baltes, celui-ci reste pour les Russes la mer de Tchoudov, un haut lieu vénéré que hantent encore les fantômes des chevaliers teutoniques engloutis sous les glaces lors de la bataille qui permit au prince russe Alexandre Nevsky de refouler l’envahisseur germanique. Une date-clef, un 5 avril 1242 encore très hivernal, qui assied la puissance russe dans la région. Un monastère bâti au xiiie siècle commémorait encore dans l’entre-deux-guerres les paladins qui avaient payé de leur vie cette victoire miraculeuse. Un haut lieu situé à la frontière de deux mondes.
3Pour Boris Vildé, sur ces mêmes rives, s’accomplit un moment clef de sa vie, une traversée qu’il situe en 1927 : « Tu as failli périr dans une tempête sur le lac Peïpous, seul dans la nuit, dans cette petite barque de plaisance. Tu te croyais perdu, et tu t’amusais royalement et, tout en te débattant au milieu des vagues, tu riais de te sentir supérieur à la tempête et de défier la mort. Tu t’étais juré de faire de ta vie un jeu amusant, capricieux, dangereux, difficile...19 » La force du souvenir réside dans le sentiment affirmé d’indifférence et d’invulnérabilité.
4Ce récit voilé et poétique cache une incursion en Russie soviétique. À son retour, Boris aurait expliqué qu’il avait essayé de traverser la frontière russe, avait été arrêté par des gardes frontière soviétiques et emprisonné dans la région de Gdov-Pskov, en bordure du lac Peïpous, sur sa rive orientale, puis remis aux Estoniens. Aussitôt exclu de l’Université, il est banni par autorités estoniennes dans la région de Kwiili, Kochtlo-Jaarve, un village sinistre près de Narwa, non loin de la frontière russe. Sa biographe balte suggère que Boris a été contraint de travailler à l’extraction des schistes bitumineux contenant du pétrole20 Boris est en effet chimiste. Faut-il pour autant voir dans cette affectation une forme de bannissement ou plutôt un exil qui n’a rien à voir avec une sanction ? Le fait est que son oncle, propriétaire d’une scierie, a plaidé sa cause et obtenu que l’escapade soit oubliée. Peu après, toujours dans cette province, il obtient un poste « sérieux », où il se lie d’amitié avec un poète russe qui eut son heure de gloire au début du siècle, Igor Severianine. Le vieil homme privé de lecteurs a essayé de se faire une place parmi les littérateurs russes à Berlin mais, mal accueilli, il y a renoncé pour revenir dans sa campagne. Il prend Boris Vildé comme confident de ses désillusions.
5Boris a bien été emprisonné, mais pour quel motif ? A-t-il, pour effacer une action moins glorieuse, brodé le récit d’une initiative terriblement dangereuse à l’époque ? Les clandestins entrant en Russie risquent le peloton d’exécution. Le gouvernement estonien de son côté redoute l’influence que Moscou continue d’exercer sur son ancienne province peuplée de paysans russes, dans leur majorité vieux-croyants, regroupés autour du monastère révéré. Les incursions et les razzias soviétiques en terre estonienne maintiennent les habitants dans la crainte d’une attaque brusquée. La région grouille aussi d’espions, ce qui se solde par la trahison fréquente de passeurs qui introduisent en Russie des émissaires anti bolcheviks pour le compte de mouvements émigrés21. Des disparitions inexpliquées surviennent fréquemment parmi les clandestins envoyés par le Trust, une organisation militaire blanche que l’on découvrira infiltrée par le Guépéou22. Pour franchir la frontière hérissée de barbelés, les passeurs font cheminer les conspirateurs par des sous-bois, à moins que ceux-ci ne traversent le lac à la nage.
6La tentation de l’émigré n’a pas été épargnée à Boris. S’est-il livré à des imprudences ? À des actions subversives ? A-t-il servi de passeur ? S’est-il entendu avec un des attachés militaires qui, à Kaunas, assemblent patiemment les bribes d’informations pour déchiffrer les mystères de Moscou ? S’est-il laissé séduire par des arguments financiers ? Est-il vraiment entré puis ressorti sans encombres du pays des Soviets, ou l’a-t-il rêvé ? Les traces de ce passé ont disparu, hormis ce poème. Notons qu’une dizaine d’années plus tard, au moment de l’enquête qui précédera la naturalisation de Boris Vildé, le ministre de France à Tallinn, consulté, répondra qu’il n’a pu relever sur l’impétrant aucun antécédent de quelque nature que ce soit. Boris, de son côté signe sur l’honneur n’avoir jamais été condamné ni en France ni ailleurs... Son casier judiciaire sera donc estimé sans taches23.
7Les passages s’effectuent aussi en sens inverse. En effet, les sympathisants communistes sont nombreux dans les villes industrielles ainsi que long de la frontière avec l’URSS, dans la région de la Petchora et de la Narva, cette ligne nommée par les diplomates « le cordon sanitaire », qui forme la démarcation entre le monde occidental et la terre inconnue où s’officialise, avec cette même année 1927, la férule stalinienne. En 1928, deux députés estoniens d’extrême gauche quittent secrètement l’Estonie pour rejoindre le quartier général de l’Internationale. Un conseiller municipal de Reval, démasqué comme agent actif, est condamné à six ans de travaux forcés par les autorités estoniennes. Le climat devient délétère, et le risque politique d’autant plus grand qu’à partir de 1929 le gouvernement n’arrive plus à endiguer la crise économique qui se traduit par un chômage généralisé24. Dans un pays devenu autoritaire et xénophobe, Boris n’a plus rien à espérer.
8Quoi qu’il en soit, la vie en Estonie n’offre plus qu’un avenir limité et provincial. Bastion de la pensée libérale, l’université de Tartu s’élèvera contre la dérive fascisante, en vain. La région subit les effets de l’agitation politique qu’y entretiennent les voisins, prise en étau entre la Russie et l’Allemagne, la peur du communisme étant la plus forte à une époque où les dangers du nazisme demeurent encore sujets à spéculation. Quitter l’Estonie s’impose. Si Boris a déjà franchi une frontière, c’est celle qui le séparait de son enfance ; en traversant ces forêts et ces marécages qu’il connaît depuis toujours, ce n’est pas pour vivre dans un pays soviétisé où le peu que l’on sait du régime stalinien offre une image rebutante de la vie quotidienne, mais pour réaliser un rêve : revoir la maison et le jardin, paradis perdus, entendre parler la langue qu’il porte en lui... Ce sera son adieu à la Russie.
9Vingt ans, n’est-ce pas l’âge où l’on doit rompre ses amarres, choisir sa vie, sans trembler à l’idée de la perdre, sans hésiter ? En visite chez sa sœur, à Riga, il lui confie : « Si je ne sors pas d’ici, je me tuerai25. » Il y a chez ce jeune homme un mépris du danger et une volonté de défier le destin. Plus tard, à Paris, un camarade qui l’a connu au lycée de leur enfance, confiera que Boris se promenait un soir avec un ami dans le jardin public de Tartu, armé d’un revolver, peut-être une arme retrouvée dans d’anciennes tranchées. S’approchant d’un couple assis à l’écart sur un banc, il avait pointé l’arme sur l’homme. « Voulez-vous me l’acheter ? » L’homme effrayé, n’osa rien faire, persuadé d’avoir affaire à un fou. Puis il avait offert à Vildé un billet que celui-ci avait accepté et mis dans sa poche, heureux, selon le témoin, du tour qu’il avait joué26
10Pour autant, le jeune Vildé n’a rien d’un conspirateur. Il est beau, il aime aussi les fêtes, les jeunes filles, les poèmes qu’il compose pour leurs albums. Mais, le quotidien de ces petites capitales baltiques a épuisé pour lui ses attraits et il a fait le tour des amis qu’il y retrouve. Sérieux ou résignés, ils ne sont pas à l’échelle de l’élan qui l’habite. En revanche, ils se souviendront tous de lui, se remémorant son esprit de résolution plutôt que son apparence physique, généralement décrite comme agréable. Il est de taille moyenne, fortement charpenté, les cheveux blonds bouclés autour d’un front dégagé, les yeux gris verts, cerclés de bleu, d’une étrange intensité lumineuse.
11Pour lui, la vraie vie se situe dans ces métropoles où se fait et se défait l’histoire du monde, Berlin ou Paris. Ses aspirations le portent vers Paris, mais Berlin est d’un accès plus facile, Severianine lui en a fourni les clés. Boris tente sa chance et passe en Lituanie, d’où il espère continuer vers la Prusse orientale. Comme sur son passeport « Nansen » de réfugié il lui manque un visa impossible à obtenir, la police le met dans un train et le renvoie vers son pays d’accueil, l’Estonie.
12Une tentative chaotique entreprise sur un coup de tête, mais qu’approuvent sa mère et sa sœur. Retourné à la case départ, il ne se décourage pas. A Liepaja, il embarque sur un bateau qui le dépose sur la côte allemande. Il marche, trouve des transports et se retrouve peu après à Berlin. Il n’a pas de visa et la chance veut qu’il ne soit pas expulsé.
13Quant aux étapes de ce périple, les traces en sont effacées, seul émerge le récit d’une rencontre. Alors qu’il avait quitté Tartu et passait par la petite ville de Valk, à la frontière lettonne, il s’est par hasard, dit-il, retrouvé chez une voyante. Comme il le racontera un peu plus tard à sa mère, elle lui révèle un avenir qui lui convient très bien :
Elle me voyait pour la première fois et elle m’a dit que je n’irai pas là où je veux, mais que m’attendent de grands voyages et aventures. Je ne retournerai pas à Iouriev (Tartu), et à court terme m’attendent un tribunal et la prison, mais tout finira bien. Je vivrai encore longtemps, chichement, mais par la suite, je deviendrai très riche. J’épouserai, par delà les mers, une belle blonde (avec une dot, j’imagine !) et je deviendrai célèbre. Toutefois ma vie de famille ne sera pas heureuse et je resterai toujours solitaire.
Pour le moment, la première partie s’est accomplie : le voyage malheureux, la prison et le tribunal, qui se sont bien terminés. Voyons la suite. Je n’ai d’ailleurs rien contre les aventures. Je ne puis prendre la vie au sérieux. Ce n’est qu’un songe bête et vide auquel succède le réveil : la mort. Et on ne peut y échapper. Peut-être suis-je philosophe, ou peut-être simplement bête, mais je n’ai dans la vie ni grandes joies ni grands chagrins. C’est bête, mais c’est vrai. Voilà27 !
Notes de bas de page
17 Ibid., p. 209.
18 Ibid., p. 212-213.
19 Boris Vildé, op. cit., p. 90.
20 Temira Pachmus, Die russische Emigration in Estland, p. 161, et Raïssa Raït-Kovaleva, op.cit., p. 40.
21 SHAT, carton 7N 2773, rapport de l’attaché militaire en Estonie pour 1925.
22 Nikita Struve, op. cit., p. 40-47.
23 CAC, dossier Vildé.
24 MAE, Z Finlande, vol. 21, fol. 22-26, note sur le contrôle des étrangers avec copie d’une dépêche du chargé d’affaire français à Tallinn, du 24 septembre 1928.
25 Raïssa Raït-Koveleva, Tchelovek iz Mouzeia Tcheloveka (L’homme du Musée de l’homme), Moscou, 1982, p. 63.
26 V.S. Yanovsky, op. cit., p. 206.
27 Lettre du 9 décembre 1930, citée par Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 69-71.
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