Chapitre 4. Réfugiés russes et immigration étrangère (1920-1930)
p. 99-121
Texte intégral
1Tout au long des années vingt la France a été le plus grand pays d’immigration du vieux continent. Avec près de 3 millions d’étrangers en 1931, elle était devenue, pour reprendre l’expression de Charles Lambert, « États-Unis de l’Europe ». La saignée de la Première Guerre mondiale et la mise en place des grands chantiers de reconstruction à partir de 1918, la faible natalité et la réduction du temps de travail expliquent largement le fait. Le déficit de main-d’œuvre fut à l’origine de l’appel massif à l’immigration dans la première décennie d’après-guerre.
On peut dire, affirmait Fridtjof Nansen à la tribune de la SDN en 1923, que tous les réfugiés russes valides et cherchant à travailler soit comme ouvriers soit comme journaliers peuvent trouver en France un travail rémunérateur. Le gouvernement français a favorisé dans une large mesure l’immigration russe1.
2Dans cette décennie où l’opinion commençait à dénoncer l’absence de politique d’immigration, les milliers d’exilés qui arrivaient paraissaient incontrôlables. Les migrations spontanées, liées autant au déséquilibre économique de l’Europe qu’à la perméabilité des frontières ou au principe démocratique d’accueil hérité de la Révolution, se présentaient comme une évidence. Que l’asile accordé aux Russes soit condamné à gauche ou applaudi à droite, on s’accordait sur un acquis incontestable : la France ne pouvait pas ne pas laisser entrer l’immense cohorte des anti-bolchevistes2.
3Les années trente furent très différentes. Avec le retournement de la conjoncture économique l’immigration fut autant que possible dissuadée. Le rapatriement encouragé de milliers d’immigrés, et tout particulièrement de Polonais, les réticences manifestées à l’accueil des réfugiés fuyant les régimes fascistes et nazis marquèrent un tournant3. Par opposition, les années vingt apparaissent comme celles d’un âge d’or de liberté et d’accueil, et les Russes furent bien souvent pris à témoin de la générosité qui avait prévalu aux lendemains de la Grande Guerre.
4Cette perception des faits communément admise ne se vérifie cependant que partiellement. Le contexte favorable d’après-guerre n’a pas entraîné un accueil sans limites ni contrôles et encore moins une posture spécifique du pays des Droits de l’Homme quand il s’est agi de l’immigration des apatrides. Contrairement à une opinion répandue dans la société de l’époque, l’État français a fait preuve, en ce qui concerne des Russes tout au moins, d’une sûre maîtrise des flux d’immigration.
5Il n’en reste pas moins que le discours des dirigeants a pour beaucoup contribué à fausser la représentation des faits. D’où la persistance de malentendus dans le rôle joué par la France dans l’histoire du refuge russe en Europe, de même que dans l’évaluation du nombre de Russes effectivement accueillis dans le pays. Mieux qu’une analyse systématique de l’écart entre rhétorique et réalité, l’histoire des chiffres donne la meilleure illustration des contradictions entretenues par l’État français entre ses dires et ses actions. Cette mise au point prend à revers le mythe du déferlement d’innombrables Russes dans le pays.
L’immigration Russe en France : des décomptes variables
6En 1924, la France est considérée comme le premier pays d’accueil des réfugiés russes en Europe. À l’appui de cette affirmation, un chiffre : 400 000 Russes installés sur le territoire, chiffre repris dans toutes les statistiques internationales jusqu’au milieu des années 1930 et souvent présent tel quel dans les travaux des historiens4.
7Ainsi, en l’espace des quatre années qui séparent la fin de la guerre civile de ce premier bilan officiel, le pays aurait accueilli presque autant de réfugiés russes que d’immigrés polonais. Encore fallut-il une décennie pour faire venir, par recrutement organisé, près d’un demi million de travailleurs polonais. Invraisemblable si on considère l’histoire de l’immigration des années 1920, cette évaluation est en contradiction avec les données statistiques françaises de la période. Au recensement de 1931 (apogée numérique de la présence russe) c’est à peine 100 000 Russes, étrangers et naturalisés, qui sont dénombrés sur le territoire.
8Autrement dit, chaque discours produit son chiffre. Et chaque chiffre diffère selon qu’il s’agit de la politique française d’asile sur la scène européenne ou de l’immigration dans le contexte national. C’est donc l’histoire de cette estimation de 400 000 russes qu’il importe de retracer pour comprendre l’origine, le contexte et les raisons d’une telle spéculation.
9Principal moteur dans la création du Haut-Commissariat pour les réfugiés, le gouvernement français s’est trouvé, à partir de 1921, destinataire de très nombreux mémorandums sur la situation des émigrés documents provenant des organisations humanitaires, politiques et philanthropiques russes à l’étranger. Ces mémoires comportent des évaluations quantitatives des réfugiés à l’échelle de l’Europe et/ou de la France. Ils donnent ainsi les premières références numériques sur lesquelles les autorités françaises ont pu s’appuyer. La société russe de la Croix-Rouge, le Comité des zemstvos et des villes russes (Zemgor), le Comité International de la Croix-Rouge, le Conseil russe, la Conférence russe de Paris et bien d’autres organisations présentèrent ainsi diverses estimations du nombre des réfugiés russes en France en 19215. Les chiffres varient entre 65 000 et 150 000 personnes, les estimations les plus élevées provenant de la Croix-Rouge (CICR et Société russe de la Croix-Rouge) directement impliquée dans l’évacuation des Russes et associée aux travaux de la SDN.
10Suite à la première conférence intergouvernementale d’août 1921, le compte rendu comportait un premier tableau de la répartition des Russes. Trois pays d’accueil dominaient par le nombre de leurs résidents : l’Allemagne qui estimait à 300 000 les réfugiés installés sur son territoire, la Pologne qui en dénombrait 400 000 et la France qui les évaluait à 100 000. Que la Pologne comptât plusieurs centaines de milliers de Russes, le fait ne surprenait personne et il paraissait autant redevable à l’émigration antibolchevique qu’au démantèlement de l’Empire qui avait créé une importante et nouvelle minorité nationale dans le pays. Plus surprenants étaient les chiffres fournis par l’Allemagne. Fallait-il y voir une évaluation tactique au moment où le Haut-Commissaire Nansen demandait que fût introduit un représentant allemand aux séances de la SDN6 ?
11La réponse de la France ne se fit pas attendre. Dans un courrier daté du 5 septembre 1921, le ministre des Affaires étrangères écrivait : « Au cours de l’exposé qui a été fait devant l’Assemblée il a été signalé que le nombre des réfugiés russes se trouvant actuellement en France serait de 100 000. Ce chiffre me paraît très inférieur à la réalité7. » Le message fut immédiatement enregistré. Dès la séance de travail du Haut-Commissariat aux Réfugiés, le 14 septembre 1921, M. de Reffye introduisait sa communication par une rectification « estimations concernant le nombre des réfugiés russes en France ne sont pas, comme l’indiquent certains documents, de 100 000 mais de 250 000 personnes8 ». Ainsi en l’espace de quelques semaines la France se trouvait avoir accueilli presque autant de réfugiés russes que l’Allemagne et, de plus, elle avait pris en charge près de 150 000 personnes évacuées en Turquie
12Il ne restait alors qu’un pas à franchir pour anticiper que la France allait accueillir la majorité des Russes évacués en 1920 vers Constantinople. Dans la première moitié des années vingt, le représentant français à la SDN revint périodiquement sur la question des réfugiés de Turquie et de Grèce et sur l’effort permanent auquel consentait la France pour accueillir les Russes. Début 1924, il annonça finalement que, selon le ministre des Affaires étrangères lui-même, « aucune statistique ne permettait d’indiquer avec exactitude le nombre de Russes en France (…) : les services administratifs l’évaluent à 400 000 environ, sans qu’il soit possible de fournir des bases précises de cette évaluation (…). Un grand nombre d’étrangers négligent de se faire délivrer la carte d’identité réglementaire et échappent au recensement9. En dépit des précautions qui avaient été prises lors de sa présentation, cette évaluation ne sera jamais corrigée10.
13L’estimation du nombre de réfugiés présentée par les représentants français à la SDN eut pour conséquence de jeter un doute systématique sur les résultats des statistiques nationales. En 1937, par exemple, le rapport de Michael Hansson, chargé de la liquidation de l’Office Nansen (organisme qui succéda en 1930 au HCR), soulignait à juste titre « que le nombre de réfugiés (était) sans doute beaucoup moins élevé qu’on ne l’avait cru » mais il poursuivait « avec cette réserve cependant qu’en France, notamment, la statistique fixant à 71 000 le nombre de réfugiés (était) certainement bien en dessous de la réalité11 ».
14Les chiffres qui circulaient à Genève avaient sans doute de quoi surprendre les statisticiens français. En revanche, ils confortaient les convictions de l’opinion publique partagées par les milieux de l’émigration russe12 : « On disait qu’ils étaient en France un demi million. À Paris et en banlieue en tous cas, ils étaient près de deux cent mille13 », écrit Zoé Oldenbourg dans ses mémoires. De tels exemples pourraient être multipliés. Ils ont grandement contribué à la création de cette image consensuelle : la France premier pays d’accueil de l’émigration russe. À partir de là tout résultat des recensements devenait suspect. Quels sont donc les « vrais chiffres » ?
15Le premier recensement d’après-guerre date du 6 mars 1921 et il dénombre 32 200 Russes contre 35 000 au recensement de 1911. Ainsi, plus de trois ans après le déclenchement de la Révolution, les statisticiens constatent non pas un accroissement mais au contraire une diminution de la présence des Russes, qu’ils attribuent aux conséquences du démantèlement de l’Empire tsariste : « Sans doute un grand nombre de Polonais recensés en France en 1921 sont-ils nés dans les limites de l’ancienne Russie, ce qui explique la diminution du nombre de Russes dans les 87 départements d’avant-guerre14. Pour les spécialistes français, il ne fait pas de doute que les Russes installés en France en 1921 sont dans leur majorité des émigrés de l’époque tsariste.
16Le recensement de 1926 enregistre un bond : le nombre des Russes a plus que doublé. On compte en effet 67 220 Russes et 5 800 naturalisés français d’origine russe. Cet accroissement de quelque 40 000 personnes reflète bien l’évolution des arrivées vers le milieu de la décennie. Peut-être y a-t-il eu sous-enregistrement les premières années d’installation ont pu être marquées par quelque négligence dans les démarches administratives, mais la tendance a pourtant été celle d’une régularisation progressive des situations personnelles. De ce point de vue, le recensement de 1931 (82 900 Russes dont 11 000 naturalisés) est significatif. La croissance du nombre d’immigrés est confirmée, mais dans une moindre mesure par rapport à la période 1921-1926. Si cette hausse prend en compte les enregistrements tardifs, c’est donc dans de faibles proportions. En 1931 l’immigration massive des Russes est pour ainsi dire arrivée à terme. Les arrivées dans les années trente seront un phénomène marginal. En 1936, on ne recense plus que 64 000 Russes et 13 000 naturalisés d’origine russe. Le recensement accuse donc, à l’instar des autres pays d’accueil en Europe, une nette décroissance de la présence russe15.
17En l’espace de trois recensements, de 1926 à 1936, on observe donc une forte cohérence des résultats aucun des dénombrements ne fait apparaître de variations spectaculaires de la présence russe dans l’entre-deux-guerres. Cette cohérence donne-t-elle la mesure de la fiabilité des statistiques françaises ?
18Tout porte à penser que chaque émigré russe pouvait considérer de son intérêt de s’enregistrer comme tel auprès des autorités françaises. Le bénéfice du statut de réfugié, (créé à la fin des années vingt par référence à la perte de nationalité), garantissait à ses détenteurs une certaine protection. Le titre de réfugié était attribué à tout Russe pourvu qu’il puisse prouver son origine nationale. L’Office central des réfugiés russes (OCRR), héritier des anciennes représentations diplomatiques anté-bolchevistes (celles-ci restèrent en fonction jusqu’en 1924, date de la création de l’OCRR), avait pour principale mission de certifier l’identité (russe) des réfugiés. Cette attestation était nécessaire à la délivrance de la carte d’identité en France. L’analyse des dossiers de l’Office des réfugiés montre que le fait d’être d’une nationalité « étrangère » (c’est-à-dire non russe et non française) ne constituait nullement un obstacle à la reconnaissance de l’origine nationale russe. Nombre de certificats délivrés par l’OCRR portent en effet la mention « nationalité roumaine » « polonaise », etc., qui se trouve abolie par l’enregistrement à l’Office sous la désignation de « réfugié » avec la mention suivante : « L’Office central des réfugiés russes certifie par la présente que M. X, né à Tambov en Russie (…) et détenteur d’un passeport roumain délivré à Iassi en Roumanie, est un ancien citoyen russe déchu de sa nationalité16. » Les autorités de l’OCRR possédaient donc les pleins pouvoirs pour statuer sur la nationalité des requérants. Les dossiers traités par cet office fournissent, en dernière instance, un indicateur supplémentaire pour évaluer le nombre de Russes installés en France dans l’entre-deux-guerres17. Avec près de 49 000 inscrits l’Office central des réfugiés russes est loin de contredire les résultats des statistiques françaises. In fine, le nombre de Russes accueillis dans les années vingt peut être comparé (à 20 000 unités près) à celui des Arméniens arrivés dans la même période, à savoir environ 60 000.
19Comment comprendre alors la persistance des estimations très élevées présentées par les agents français à la tribune de la Société des Nations malgré les démentis successifs des recensements « La France, le plus grand pays d’accueil de l’émigration russe » (notamment après le départ massif des réfugiés russes d’Allemagne consécutif à la crise économique de 1922-1924), était une image qui avait un double avantage celui d’en faire l’interlocuteur privilégié du Haut-Commissariat aux Réfugiés et celui de conforter le prestige du « Pays des Droits de l’Homme ». Avec, en conséquence, un troisième avantage toute : nouvelle sollicitation d’accueil pouvait être légitimement rejetée. L’incomparable générosité de la France avait, par nécessité, des limites…
20En ce sens, le flottement des statistiques concernant la présence russe offre une illustration convaincante de l’instrumentalisation du chiffre dans le discours politique qui, en se substituant à toute démonstration, s’érige en preuve suffisante. Se présenter en puissance protectrice forte de ses valeurs universelles, se poser en exemple pour la nouvelle Europe, et conserver à l’intérieur de son territoire une bonne maîtrise de sa population, tel était l’enjeu de la politique française. Le rythme et les modalités d’immigration des Russes en France prouvent que leur accueil était loin d’être effectué sans contrôle.
L'immigration Russe, immigration étrangère : des mouvements migratoires en coïncidence
21La reconstitution des grands mouvements d’entrée des Russes en France contredit l’idée (partagée par les spécialistes comme par l’opinion commune de l’entre-deux-guerres) selon laquelle les réfugiés russes se distinguent des autres étrangers par leurs trajectoires aléatoires, hasardeuses, à l’écart des modes de migration en vigueur. Le fait est parfois avéré. Tel est le cas de ce bateau de réfugiés russes en provenance de Constantinople et à destination du Brésil qui, en raison de contrariétés techniques, aborda dans le port d’Ajaccio et y débarqua des migrants qui finalement s’installèrent pour partie en Corse, pour partie en France18. Nombre d’intellectuels, d’artistes sont arrivés individuellement, à l’invitation de collègues ou à l’occasion d’opportunités diverses. Mais la singularité de certains parcours ne doit pas faire oublier les grandes tendances du mouvement d’immigration des Russes vers la France. L’analyse de ce processus peut se faire à l’aide de divers paramètres (en particulier la prise en compte de la date d’entrée en France et du pays de provenance). Et le croisement de ces paramètres permet de retracer les trajectoires migratoires et d’entrevoir, derrière le désordre apparent, les logiques qui ont guidé l’ouverture des frontières aux réfugiés.
22La comparaison entre les rythmes d’entrée des Russes et ceux de l’ensemble des étrangers surprend par la similarité des mouvements observés (voir Graphique 1, infra). À l’exception du début de la décennie où les réfugiés russes immigrent plus tardivement, (à partir de 1922), l’immigration massive (jusqu’en 1927) concerne aussi bien les Russes que les autres étrangers. Cette grande vague d’entrées est d’autant plus remarquable qu’elle s’interrompt brutalement en 1927 en raison de la récession forte, mais temporaire, de l’économie française. Dès l’année suivante, les frontières s’ouvrent à nouveau et l’immigration des Russes, comme celle des autres étrangers, reprend. Le mouvement d’entrée des réfugiés s’affaiblit rapidement en 1929, un an avant le tarissement généralisé de l’immigration qui marque le renversement de conjoncture.
23Trois périodes d’arrivées se distinguent ainsi nettement. La première, qui recouvre les années 1918-1922, est caractérisée par des entrées relativement peu nombreuses, la deuxième (1923-1926) est au contraire marquée par la croissance très importante de l’immigration qui culmine en 1924. La troisième (1928-1930) montre une brève reprise. Les similarités relevées dans les mouvements d’immigration des Russes et des autres étrangers sont-elles fortuites ou, au contraire, révélatrices de l’absence de distinction manifestée par les pouvoirs publics dans l’accueil des réfugiés russes et des autres étrangers L’analyse détaillée de chacune des trois périodes d’entrées apporte des informations éclairantes.
1919-1922 – Les « arrivées précoces » : des parcours hétérogènes
24Evaluées à l’aune de la période qui s’étend de la Révolution à la fin des années vingt, les arrivées de Russes en France sont jusqu’en 1919 un phénomène très marginal et, d’une manière générale, elles restent peu significatives jusqu’en 1922 (5 % de l’ensemble de la période). Minoritaires, les arrivées précoces sont aussi caractérisées par des trajectoires migratoires « originales » comparées à celles qui vont par la suite dominer.
25On constate tout d’abord une proportion notable d’arrivées directes de Russie, particulièrement importantes en 1917 (80 %) et qui décline régulièrement jusqu’à la fin de la guerre civile, reflet des bouleversements intervenus dans le pays. On observe en outre une forte représentation d’émigrés venus des « pays de transit », minoritairement représentés dans les trajectoires des réfugiés des années qui suivront. Il s’agit pour l’essentiel des pays de l’Europe occidentale et scandinave : la Suisse, l’Angleterre, l’Italie, l’Autriche, la Suède, la Norvège et la Finlande. Le passage par les pays scandinaves correspond en général aux départs individuels de la région de Petrograd (souvent remémoré comme une période d’abondance retrouvée après les années de guerre20). En Suisse, en Italie et en Angleterre, l’implantation russe a été spécifique. Un rapport du Zemgor rappelait que « dans ces pays où l’entrée fut presque prohibée aux réfugiés russes, l’émigration consistait en des gens plus ou moins aisés venus d’autres pays, soit en anciens émigrés du temps de la Russie tsariste soit en personnes qui furent surprises dans ces pays par la Grande Guerre et qui y restèrent afin de s’y établir »21. Ajoutons que le passage des Russes par l’Angleterre était lié à la participation de ce pays à l’intervention alliée. Mais les réfugiés accueillis en Grande Bretagne furent souvent dissuadés de s’y installer durablement dans la période morose de l’immédiate après-guerre22.
26Certaines des « arrivées précoces » sont aussi liées à la fin de la Grande Guerre. Dans les années 1918-1919 des Russes venus d’Allemagne, pour la plupart anciens prisonniers de guerre libérés par les alliés, arrivent en France pour travailler, en particulier dans les chantiers de reconstruction23.
27Significatives de cette période sont encore les arrivées en provenance de Tunisie et plus précisément de Bizerte. En dédommagement des frais engagés pour l’entretien des réfugiés à Constantinople et dans ses environs24, il avait été convenu entre le gouvernement de Russie du Sud et la France qu’un certain nombre de bâtiments de la marine russe seraient remis à la flotte française. Partis des côtes russes ces bateaux acheminèrent 5 réfugiés à Bizerte, pour la plupart des militaires souvent accompagnés de leur famille25. La présence de la flotte russe à Bizerte suscita la création d’une école navale russe, active jusqu’en 1925. Bien qu’une petite colonie russe se soit durablement implantée en Tunisie, la majorité des réfugiés qui y avaient débarqué se dirigèrent progressivement vers la métropole26.
28Enfin, on observe à partir de 1919 des vagues d’arrivées en provenance de Turquie dont le volume ira croissant avec les années (5 % en 1919, mais déjà 30 % en 1920, 40 % en 1921, et près de 50 % en 1922). Certes contenue, comme l’attestent les rythmes d’entrées jusqu’en 1923, cette immigration suggère déjà la contribution importante, voire décisive, de la France dans l’évacuation des camps de réfugiés de Turquie. En dehors de ces réfugiés qui, à partir de 1920, annoncent les grandes vagues d’immigration en provenance du sud-est de l’Europe, les autres trajectoires des Russes venus en France dans cette période sont atypiques comparées à celles qui suivront. Elles reflètent dans une large mesure l’installation précoce des représentants les plus influents de l’ancienne société russe.
29La présence des diplomates et des politiciens dans la capitale française était liée à l’actualité internationale et, en particulier, aux concertations portant sur les traités de paix où les porte-parole de la Russie anté-bolchevique comptaient bien faire entendre leur voix. À partir de 1920 de nombreuses associations destinées à représenter les intérêts russes à l’étranger, qu’ils soient d’ordre politique, économique, culturel ou professionnel, se localisèrent à Paris en raison de la présence déjà significative en France de notables, d’intellectuels et d’anciens dirigeants. L’Union des banques russes, des avocats, des écrivains et journalistes, le conseil des ambassadeurs, pour ne mentionner que quelques exemples, témoignaient d’une présence forte des élites russes dans la capitale française avant même la fin de la guerre civile. De multiples biographies illustrent ce constat, tel cet homme d’affaires rappelé à Paris en novembre 1917 parce que responsable de la banque russo-asiatique qui y avait ses bureaux27, ou le père d’Irène Némirovsky, également banquier, arrivant avec sa famille via la Finlande et Stockholm, pour s’installer en juin 1919 dans un hôtel particulier avenue du Président Wilson28. L’existence de relations anciennes avec la France favorisa de nombreuses arrivées, comme celle de cette réfugiée venue en 1919 « car des parents travaillaient en collaboration avec l’Institut Pasteur »29, ou de cette autre « arrivée pour continuer mes études à l’âge de 18 ans avec mes parents qui possédaient une propriété en France »30.
30Ces premières installations ont durablement influencé la représentation de l’émigration russe en France. Comme l’a justement fait remarquer Carmen Ennesch, « il est un fait que ce fut surtout le premier flot de réfugiés appartenant à la caste la plus élevée de la société russe qui impressionna fortement la bourgeoisie des capitales européennes31. » La perception de l’émigration anti-bolchevique formée des nantis déchus a pris corps dans ces années où, encore très minoritaires, les exilés faisaient néanmoins beaucoup parler d’eux en raison de la visibilité de leur activité en faveur de la Russie, de leur notoriété, de leur aisance, et des soutiens dont ils bénéficiaient dans les hautes sphères de la société française. Sans oublier que bon nombre d’entre eux étaient francophones…
31Jusqu’à la fin de l’année 1922, l’arrivée des Russes en France constitue un fait marginal dans l’immigration. La débâcle de 1920 a précipité les départs de Russie, mais les émigrés se sont surtout fixés dans les pays voisins. Les raisons souvent avancées par les réfugiés pour expliquer ce cantonnement dans les périphéries de l’ancien Empire russe renvoient à l’espoir, un moment entretenu, de la chute imminente du régime soviétique et à la possibilité d’un retour rapide au pays32. Il semble cependant qu’ait aussi joué l’attitude du gouvernement français visant à dissuader, dans cette période, l’émigration des Russes vers la France. Cette attitude, explicite si l’on se reporte à la position des autorités françaises de Constantinople en faveur du rapatriement des Russes dans leur pays, est également suggérée par les correspondances du consulat russe de Paris (resté en fonction jusqu’en 1924) qui, en réponse aux recommandations rédigées pour soutenir des demandes de visas, reçut de nombreux refus non motivés. Ainsi, ce courrier du ministre à M. Boubnoff, secrétaire de l’ambassade russe à Paris, en date du 6 janvier 1921 : « Suite à votre lettre du 31 décembre dernier, j’ai l’honneur de vous faire connaître à mon vif regret que les autorités compétentes n’ont pas jugé possible d’autoriser la venue en France de M. X et de sa famille ainsi que de Mme Y33… » En revanche, les réponses positives mettent souvent en évidence l’importance de la concession accordée. Dans une lettre adressée le 22 janvier 1921 à M. Basily, conseiller de l’ambassade de Russie à Paris, le responsable du cabinet ministériel précisait : Après nouvel examen, les demandes du prince X et de Mme ont été favorablement accueillies et notre consul général à Londres vient d’être autorisé à viser leurs passeports. Je m’empresse de vous en informer sachant l’intérêt que vous portez à ces personnes34. » Certes ces documents ne valent qu’à titre indicatif, mais ils sont néanmoins significatifs de l’extrême vigilance dont le gouvernement français faisait preuve dans l’attribution des visas.
32Il est vraisemblable qu’au début des années vingt (les pronostics sur la survie ou l’évolution du régime soviétique restant très incertains), le gouvernement français chercha à contenir la venue des Russes, voire, comme cela a été rappelé, à favoriser leur retour au pays. Mais cette réticence à l’accueil dans les années 1920-1922 allait de pair avec la relative indétermination des réfugiés eux-mêmes concernant leur destination ultérieure : la conjonction de ces deux facteurs explique ainsi le nombre limité des arrivées russes au début de la décennie.
1923-1927 – Les arrivées russes massives : la vague « balkanique »
33À partir de 1923 on assiste à une hausse spectaculaire des arrivées de réfugiés, qui culmine en 1924. L’immigration russe se poursuit à un rythme soutenu jusqu’à la crise de 1927 marquée par la chute brutale des entrées. Dans l’intervalle, les flux les plus importants de la décennie ont été enregistrés. Dans ces arrivées prédominent les réfugiés en provenance de l’Europe du Sud-Est (Turquie, Grèce, Yougoslavie, Bulgarie) qui représentent les deux tiers de l’ensemble. Près de 15 % des Russes viennent d’Europe Occidentale, c’est-à-dire, pour l’essentiel, d’Allemagne. D’Europe centrale et orientale, soit surtout de Pologne et, dans une moindre mesure de Tchécoslovaquie et des pays Baltes n’arrivent qu’une faible proportion de réfugiés (12 %).
34La configuration migratoire qui se dessine dans ces années avait été déjà pronostiquée par les autorités françaises. Dès juillet 1921, M. annonçait : « Le Haut-Commissariat aux Réfugiés devra remédier au sort d’environ 200 000 personnes dispersées dans plusieurs pays et concentrées principalement dans certaines régions du Proche-Orient, soit en Bulgarie, en Yougoslavie, en Turquie et en Grèce, où il est impossible de leur procurer du travail35. Outre l’échec de l’intégration économique dans ces pays, la crise politique et démographique générée par le conflit gréco-turc ne faisait que rendre plus urgent le départ des réfugiés concentrés dans ces territoires. La moitié des Russes immigrés en France en 1923 viennent de Turquie ; l’année suivante ils ne représentent déjà plus que le quart des arrivées mais cette proportion restera stable jusqu’en 1926 inclus. Les arrivées en provenance de Grèce (10 % en moyenne dans la période) étaient elles aussi considérées à juste titre comme liées à la crise proche-orientale. Au début des années vingt l’évacuation des réfugiés vers la Grèce concernait essentiellement les invalides et les malades accueillis dans les hôpitaux d’Athènes et des environs. À la conférence de Genève en août le nombre de Russes installés en Grèce était considéré comme marginal quelque 4 000. Mais d’après le recensement grecque de 1928 (distinguant le nombre de Russes arrivés dans le pays « avant et après le désastre d’Asie Mineure »), sur 11 435 Russes recensés, 5 étaient arrivés avant 1922 et 6221 après cette date36. Privilégiant ses nationaux récemment revenus dans le pays, le gouvernement d’Athènes exhorta les « étrangers réfugiés » à quitter la Grèce37.
35Dès 1923, et de façon croissante par la suite, les réfugiés sont également nombreux à quitter la Bulgarie et la Yougoslavie, pays qui les avaient généreusement accueillis, pour s’installer en France. Leur venue semble avoir été surtout motivée par des raisons économiques. Au milieu de la décennie les Russes installés dans ces pays présentaient des situations sociales assez similaires. D’après les statistiques du Bureau International du Travail, la Bulgarie comptait 26 494 réfugiés, dont 5 700 sans-emploi. La Yougoslavie en comptait 26 350 dont 6 488 sans emploi38.
36En l’espace de quelques années la grande vague venue du Sud-Est de l’Europe a donc considérablement diversifié la composition de l’émigration russe en France. De Yougoslavie, et plus encore de Bulgarie, arrivèrent surtout d’anciens militaires des armées blanches, célibataires pour la plupart, mais restés groupés par régiments. C’est au milieu des années vingt que se multiplient en France les associations de vétérans des armées blanches, comme l’Amicale de la 13e division, l’Union des anciens de Gallipoli, l’une et l’autre enregistrées en 1924, l’Amicale du régiment de cavalerie Smolenski, fondée la même année, etc. Ces regroupements eurent une particulière visibilité dans le monde associatif des réfugiés russes en France39.
37Dans les années 1922-1923, l’attention des pouvoirs publics reste largement mobilisée par les Russes réfugiés dans la région du « Proche-Orient ». Mais de nouveaux cris d’alarme arrivent d’Allemagne où la crise monétaire contrarie brutalement le mode de vie dynamique de l’importante communauté russe installée dans le pays. Fridtjof Nansen dans un rapport très sombre sur la situation des réfugiés dans ce pays conclut qu’« il faut s’attendre à ce que le nombre d’émigrés russes d’Allemagne venant en France augmente dans des proportions considérables40 ». La flambée du mark provoque en effet de très nombreux départs. Mais en réalité les arrivées en provenance d’Allemagne sont proportionnellement très minoritaires dans la configuration migratoire d’ensemble (12 %) et pour l’essentiel limitées aux années 1923-1924. L’arrivée à Paris de nombreux intellectuels et de personnalités russes émigrés de Berlin a indéniablement contribué à créer cette représentation fausse d’une masse prépondérante de réfugiés provenant d’Allemagne vers le milieu de la décennie.
38Egalement surprenant est le petit nombre des entrées de réfugiés en provenance d’Europe centrale, en particulier de Pologne. Leur situation ne cesse pourtant d’empirer sous l’effet conjugué du chômage et d’un climat de xénophobie persistant. Malgré l’importance de l’immigration des nationaux polonais vers la France et la précarité de la situation économique des réfugiés en Pologne, les autorités françaises se montrèrent très réticentes à l’accueil des Russes provenant de ce pays. Comme le faisait remarquer le gouvernement de Varsovie et comme le confirmaient les organisations émigrées, les visas étaient très parcimonieusement délivrés41 ce qui montrait bien l’absence de liens entre politique d’immigration et politique d’asile. L’attitude réfractaire des pouvoirs publics dans cette situation reste difficile à interpréter, étant donné l’absence dans les archives françaises de toute directive ou commentaire à ce sujet. Elle peut néanmoins être déduite des priorités affichées dès la fin de la guerre civile par le gouvernement français : privilégier le soutien aux réfugiés russes du « Proche-orient » au détriment de ceux d’Europe Centrale. Les réticences manifestées à la délivrance de visas à Varsovie étaient d’autant plus fortes que les réfugiés étaient nombreux dans le pays et qu’il s’agissait bien de contenir une pression migratoire qui aurait risqué de s’amplifier démesurément au moindre signe d’ouverture.
39Bien que sélective (si l’on se réfère à la diversité de la politique d’attribution des visas selon les pays de provenance), la période faste d’accueil des Russes en France suit, à quelques mois près, l’entrée massive des étrangers en quête de travail. L’ouverture des frontières aux Russes est en partie liée à la création du « certificat Nansen », conçu à Genève en juillet 1922 pour pallier l’absence de documents d’identité des émigrés russes cette première réglementation internationale ouvrant la voie à la légalisation de leur situation42. L’évolution des entrées de Russes reste par la suite comparable à celle des autres étrangers jusqu’à l’année 1927, année qui marque la fermeture brutale des frontières à l’ensemble des étrangers, quel que soit leur statut.
40Les signes annonciateurs de la récession économique française étaient perceptibles dès la fin de 1926. Dès cette date, Raymond Poincaré affirma la nécessité « d’arrêter une invasion qui a été bienfaisante mais qui menace de devenir nuisible »43. Dans ses circulaires aux agents consulaires, le ministre des Affaires étrangères invitait ses subordonnés « à donner la plus grande publicité possible aux conditions économiques de notre pays, afin de décourager les venues spontanées » et précisait que « les mesures édictées seraient strictement appliquées44. » Bien évidemment, cette « publicité » et ces « mesures » concernaient aussi les réfugiés. En 1928, dans son exposé sur la situation des réfugiés, le Comité consultatif du Haut-Commissariat déclarait : « Depuis 1927 l’introduction des travailleurs industriels étrangers a été provisoirement suspendue en France et il est apparu que des mesures spéciales doivent être prises pour le placement des réfugiés45 . » De tels propos impliquaient la renégociation à la baisse de tous les accords passés avec le gouvernement français pour l’accueil des Russes.
41La brusque chute des entrées en 1927, qu’il s’agisse des Russes ou des autres étrangers, est à elle seule pleine d’enseignements sur l’immigration des Russes dans la décennie. Elle montre clairement que, pour les autorités, les réfugiés, quels que soient leurs antécédents, ne se distinguent pas des immigrés dits « économiques » dès lors que l’intérêt d’État est en jeu, en l’occurrence l’intérêt du marché de l’emploi. S’il est jugé menacé (comme il le fut pendant cette brève crise économique de la décennie), tout sera fait pour écarter la main-d’œuvre jugée inopportune.
1927-1930 – Immigration Russe, immigration étrangère : le tarissement
42La forte récession de l’immigration en 1927 (après une reprise de courte durée en 1928-1929), s’accentue encore à la fin de la décennie, provoquant le tarissement presque total des flux. Cette brève et dernière période est caractérisée par un certain rééquilibrage au profit des émigrés venus d’Europe centrale et orientale où la précarité de leurs conditions d’existence était due à un taux de chômage très élevé en particulier en Pologne, et dans les États baltes. Dans son rapport du 21 mai 1928, le Haut-Commissaire annonce que « le chômage dans les pays baltiques s’étant aggravé, la section des réfugiés envisage le transport de près de 400 familles d’ouvriers agricoles russes de ce pays vers la France »46. En effet, plus de 20 % des arrivées en 1929 proviennent d’Estonie et de Lettonie. Les arrivées de Pologne, contrairement à celles du sud-est de l’Europe, n’ont pas connu d’importantes variations mais le tarissement des flux et le déclin de l’immigration en provenance des Balkans ont accru leur proportion dans le mouvement général des entrées. Dès 1930, les flux sont quasiment taris47. À l’instar des contemporains, les historiens estiment qu’à partir de la fin des années vingt le problème des réfugiés est, pour ainsi dire, résolu48. La disparition de Fridtjof Nansen et la transformation du Haut-Commissariat en simple Office marquent surtout la fin de l’action engagée en faveur du placement des « réfugiés » qui sont désormais considérés comme appartenant au lointain passé de l’après-guerre. Ces changements, sur fond de déstabilisation politique et économique de l’Europe, ont contribué à mettre fin à la mobilité des Russes en Europe qui précède de peu le mouvement général de récession de l’immigration, manifeste en France dès le début des années 1930.
43L’observation du mouvement des entrées des Russes en France conduit à plusieurs constats. Le premier, et sans doute le plus important, est que la politique d’asile engagée en France dans les années vingt ne peut être dissociée de la politique générale d’immigration mise en place par les pouvoirs publics. Les réfugiés bénéficient de l’ouverture des frontières mais ne suscitent pas une posture d’exception de l’État français. La crise de 1927 apporte, de ce point de vue, la meilleure preuve de l’indifférenciation des réfugiés et des immigrés.
44Bien que généreuse au milieu de la décennie, la politique d’accueil des Russes en France n’en a pas moins été préférentielle, voire sélective. Le gouvernement français a surtout favorisé l’installation des réfugiés en provenance du sud-est de l’Europe au détriment de ceux concentrés dans les pays d’Europe centrale. La raison en est simple : son implication historique dans les évacuations de Crimée comme dans la crise du Proche Orient. Ont ainsi été accueillis des Russes identifiés dans leurs parcours comme étant de « vrais réfugiés » par opposition à ceux de Pologne, par exemple, suspectés par le gouvernement français (au dire même des autorités de Varsovie) d’être de simples victimes du changement de tracé des frontières, de chercher un meilleur gain à l’étranger ou de fuir la famine.
45Sensibilisé aux problèmes de surpopulation du Proche-Orient, le gouvernement français a favorisé la venue des Russes, mais aussi celle des Arméniens (deuxième groupe de réfugiés en France après les Russes) dans la mesure où les uns comme les autres pouvaient constituer le complément de main-d’œuvre dont le pays avait besoin. Et les modalités de leur accueil ont été le plus souvent comparables à celles des autres étrangers en quête d’emploi : contrats de travail, recrutement organisé à partir des premiers lieux d’accueil en exil, placement, etc49. Le « réfugié » a donc bien été appréhendé comme « l’immigré » dit « économique » venu de différents pays d’Europe.
46Comparés à l’immigration dans son ensemble, les flux de réfugiés (explicitement identifiés comme tels) sont restés très minoritaires, ne dépassant guère un effectif de 140 000 personnes pour un total de près de 2 millions d’arrivées dans la décennie50. La proportion relativement comparable de Russes et d’Arméniens accueillis dans le pays fait apparaître non pas l’existence d’une politique délibérée de quotas (il n’en existe pas de traces), mais un fort consensus de l’administration française et des organismes privés de recrutement pour contrôler par le contingentement l’entrée des réfugiés. Pourrait-on pour autant affirmer que les réfugiés furent peu nombreux à avoir bénéficié de l’asile en France ? Comparée au nombre des réfugiés des années trente, l’immigration des Russes et des Arméniens apparaît comme un phénomène de grande ampleur. Fin 1933, par exemple, on compte 25 000 Allemands réfugiés en France qui ne seront plus que 6 000 en 193651 et pourtant nombre d’historiens considèrent volontiers que l’afflux des réfugiés appartient surtout à cette décennie-là. Ceci, hormis l’arrivée massive des réfugiés espagnols à l’extrême fin de la décennie, n’est en réalité pas prouvé.
47Au bout du compte, l’analyse de l’immigration russe montre que, derrière l’anarchie de mouvements apparemment incontrôlables, les pouvoirs publics ont canalisé les flux et imposé leurs vues, mettant ainsi en place (contrairement aux conclusions auxquelles sont parvenus aussi bien les spécialistes de l’époque que certains historiens) une réelle politique d’immigration52. Les réfugiés des années 1920 ont été pris, avec d’autres, dans ces vastes mouvements de populations qui ont contribué à l’édification de la « France étrangère ». « Les fluctuations de l’immigration, écrit Georges Mauco, constituent le baromètre de l’état de l’économie française ». Les réfugiés russes peuvent, comme tous les autres étrangers, être pris à témoin pour vérifier ces dires53.
Notes de bas de page
1 Archives MAE, série Russie-Europe, dossier 600, Communiqué de la SDN du 19 décembre 1923, p. 92.
2 Ralph Schor, L’opinion française et les étrangers 1919-1939, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 1985, pp. 309-311.
3 Cf. notamment, De l’exil à la résistance. Réfugiés et immigrés d’Europe centrale en France, 1933-1945, Bartosek, R. Gallissot et D. Peschanski (dir.), Paris, Arcantère, 1989 ; Exils et migrations, Italiens et Espagnols en France 1938-1946, P. Milza et D. Peschanski (dir.), Paris, L’Harmattan, 1994 ; C. Zalc, « Des réfugiés aux indésirables : les pouvoirs publics français face aux émigrés du IIIe entre 1933 et 1939 » E guichard & G. noiriel (dir.), Construction des nationalités et immigration dans la France contemporaine, Paris ENS, 1997, pp. 259-273.
4 Cf. par exemple, M. Marrus, Les exclus. Les réfugiés européens au xxe siècle, Paris, Calmann-Levy, 1986. M. Raeff signale l’impossibilité d’établir un bilan quantitatif de la présence russe (M. Raeff, « La culture russe et l’émigration E. Etkind et al. (dir.), Histoire de la littérature russe, Le xxe siècle, t. II, La Révolution et les années vingt, Paris, Fayard, 1988, p. 63).
5 Archives MAE, série Russie-Europe, d. 596, pp. 26, 43,65, 89,133,146.
6 Archives MAE série Russie-Europe, d. 597, p. 10 et sq. Correspondances M. de Reffye avec F. Nansen, 2-10 septembre 1921.
7 Archives MAE, série Russie-Europe, d. 597, p. 6, lettre du ministre des Affaires étrangères au ministre de l’Intérieur, Paris, 5 septembre 1921.
8 Idem, p. 35, Rapport de la SDN du 14 septembre 1921.
9 Archives MAE série Russie-Europe, d. 600, p. 103, Note du Ministre des Affaires Etrangères au service français de la SDN, Paris, 14 février 1924.
10 Sur la permanence des estimations présentées en 1924 à la SDN par le gouvernement français cf. SDN, Journal officiel, sept. 1926, SDN, Doc. A.23, 1929, VII, Archives GARF, coll. SDN, f. 7067, op. 1, d. 175, Statistiques des réfugiés russes et arméniens en mai 1927.
11 GARF, collection SDN, f. 7067, op. 1, d. 749, Rapport du 25 mai 1937 au conseil de la SDN présenté par Michael Hansson, président du conseil d’administration de l’office international Nansen.
12 Rappelons que même les plus grandes organisations d’entraide de l’émigration ne possédaient pas d’indications précises sur le nombre d’émigrés présents en France. À titre d’illustration, on peut citer ce courrier, daté du 19 juin 1930, adressé par V. Rudnev, l’un des représentants du Zemgor au journaliste Jean Delage, auteur d’un ouvrage sur l’émigration russe, motivé par la quête d’informations chiffrées : « Quelques données (pour un rapports sur les enfants de réfugiés) font encore défaut, et tout particulièrement manquent les données exactes sur le nombre des réfugiés (Russes et Arméniens) résidant en France… », Archives russes de Leeds, collection Zemgor, MS 1500, n° 99.
13 Z. Oldenbourg, Visages d’un autoportrait, Paris, Gallimard, 1976, p. 26. De par son activité pastorale, le père Lev Gillet évaluait également à environ 200 000, le nombre de Russes dans la région parisienne (E. Behr-Sigel, Un moine de l’Eglise d’Orient. Le père Lev Gillet, Paris, Cerf, 1997, p. 177).
14 Statistique générale de la France, Résultats statistiques du recensement général de la population effectué le 6 mars 1921, Paris, 1923, t. I, 2e partie, p. 47.
15 Cette baisse, à l’échelle nationale, correspond à une diminution généralisée de la présence étrangère en France. Elle est cependant moindre par rapport aux étrangers d’autres nationalités qui accusent de façon plus marquée les conséquences de la crise, ce qui s’explique de façon évidente par le fait que contrairement aux immigrés les Russes ne pouvaient pas rentrer dans leur pays.
16 Archives OCRR, dossier 1063, année 1926.
17 En effet, l’OCRR possède un fichier nominatif des requérants mais celui-ci n’a été établi qu’en 1928, soit à une date déjà postérieure aux grandes vagues d’arrivées de la décennie. Il contient, pour la période 1928-1941, 31 380 fiches individuelles. On peut en revanche comptabiliser l’ensemble des dossiers traités par l’office entre 1924 (date de sa création) et 1941, qui s’élève à 71010. Ce chiffre, cependant, ne rend pas compte du nombre de réfugiés ayant sollicité l’organisme, dans la mesure où il n’est pas rare que ceux-ci l’aient plusieurs fois requis à des fins diverses (certificats de naissance, d’état civil, attestation spécifique pour une demande de naturalisation, etc.). En pondérant le nombre de dossiers traités par le nombre moyen de requêtes individuelles effectuées (étant donné que sur 100 fiches 64 ne contiennent qu’une demande, 26 en comprennent 2 et 10 en comprennent 3, on a considéré que pour un nombre n de dossiers, n = 0, 64 + 0,52 + 0,30 = 1, 46 x. Si x = n/l, 46 alors 71010/1,46 = 48 367) on a obtenu le résultat présenté.
18 Rossiiskij Zemsko-gorodskoj komitet, Otčet o dejatel’nosti (fev. 1921-aprel’ 1922), Paris, 1922, pp. 98-99.
19 Les nombres d’entrées des étrangers dans les années 1922, 1923 et 1924 se contredisent suivant les auteurs. Georges Mauco (Les étrangers en France, leur rôle dans l’activité économique, Paris, A. Collin, 1932) mentionne 195 483 entrées en 1922, 271 976 en 1923 et 263097 en 1924. Autrement dit, le pic d’arrivée se situerait d’après ces données en 1923. Jean-Charles Bonnet (Les pouvoirs publics français et l’immigration dans l’entre-deux-guerres, Lyon, Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1976) en se référant au rapport du Journal officiel du 24 juillet 1936, fournit les données suivantes : 181 652 entrées en 1922, 262 877 en 1923 et 265 355 en 1924.
20 E. Gille dépeint ainsi un hôtel cossu où se retrouvent essentiellement des femmes d’aristocrates avec leurs enfants qu’elles ne savent pas comment occuper en l’absence des nourrices et des gouvernantes. Elisabeth Gille, Le mirador, Paris, Presses de la renaissance, 1992, pp. 143-146. « La première étape de notre nouvelle vie, se souvient N. Tikanova, fut une sorte d’hôtel-sanatorium (…) qui me parut être le paradis. Partout une propreté éblouissante, des pièces bien chauffées (…), une salle à manger où sur des nappes empesées, la nourriture était abondante », Nina Tikanova, La jeune fille en bleu, Lausanne, L’Age d’Homme, 1991, p. 45.
21 GARF, f. 6094, op. 1., d. 26, Lettre du Comité des zemstvos et des villes russes à l’étranger adressée à F. Nansen, 5 août 1924.
22 Plusieurs témoignages soulignent la cherté de la vie en Grande-Bretagne et l’absence de dynamisme de la capitale dans la décision de la réémigration rapide en Europe continentale. « Il n’y avait pas grand-chose à faire à Londres et de toutes façons la vie était devenue trop coûteuse ». Entretien V. G., ent. cit. « J'en vins à conclure que la vie à Londres renforçait mon apathie. Londres semblait immobile, incapable de trouver une voie pour sortir de la situation créée par la guerre. Paris était tout différent ; en comparaison la capitale bouillait, écumait ». SAI Marie de Russie, Une princesse en exil, Paris, Stock, 1933, p. 136.
23 Archives OFPRA, dossiers 2403-B, 75190-G, 26681-B. Certains prisonniers se trouvaient en Alsace-Lorraine à la fin de la guerre et se sont retrouvés en France par le seul fait de la réintégration de ces régions à la France. Il faut signaler que les arrivées d’Allemagne restent circonscrites aux années 1918 (45 % du total des entrées de Russes au cours de cette année) et 1919 (36 %). Par la suite, elles cessent tout fait pour reprendre à partir de 1922.
24 En août 1921, le délégué français à la SDN, faisant le bilan des dépenses occasionnées par le gouvernement pour les réfugiés (évaluées à 150 millions de francs), rappela que la vente des navires russes (une trentaines d’unités) avait rapporté 37 millions de francs. Archives MAE, série Russie-europe, d. 596, SDN, procès-verbal de la séance du 25 août 1921.
25 Le Zemgor signale l’ouverture, à son initiative d’une école comptant une soixantaine d’enfants. Rossiiskij Zemsko-gorodskoj komitet, op. cit., p. 102.
26 Sur la vie de la colonie russe de Bizerte, cf. Marina Panova, « Istorija russkoj êmigracii « pervoj volny » v Tunise », Cahiers du monde russe, Vol 46/3 juillet-sept. 2005, pp. 545-575 ; A. Manstein-Chirinsky, La dernière escale. Le siècle d’une exilée russe à Bizerte, Tunis, Sud Editions, 2000.
27 Archives OFPRA, dossier 4019-M.
28 Elisabeth Gille, op cit., p. 156.
29 Archives OFPRA, dossier 27712-K.
30 Archives OFPRA, dossier 27709-K.
31 Carmen Ennesch, Emigrations politiques d’hier et d’aujourd’hui, Paris, IPE, 1946, p. 113.
32 » Quant à mon père, il disait : « Attendons, laissons passer l’orage ». Il sut aussi que les Bulgares recevaient les Russes en frères « bratouchka », que la langue bulgare, langue slave, était voisine du russe et que là nous ne pouvions pas mourir de faim », Emmanuel Soyfer, 40 ans après, Monaco, Sylfa, 1969, p. 137.
33 Archives GARF, fonds 6 851 (Rossiskoj posolstvo v Pariže) d. 261.
34 Ibid.
35 Archives GARF, collection SDN, fonds 7067, op. 1, d. 23, Rapport sur la question des réfugiés russes présenté par M. Hannotaux, le 12 juillet 1921.
36 Statistiques de la Grèce (éd. bilingue), Athènes, 1928, p. 41. Les transferts internationaux de populations, Paris, 1946. Que Morgane Labbé qui a porté à ma connaissance ces documents soit ici remerciée.
37 Le fait est à plusieurs reprises rappelé dans les rapports du HCR. Archives MAE, série Russie-Europe, d. 600, Rapport de mars 1924, J.O. SDN, septembre 1926.
38 Archives GARF, collection SDN, f. 7067, op. 1, d. 175, Résumé statistique du recensement, de l’évacuation et de l’établissement des réfugiés russes et arméniens du 1er janvier 1925 au 15 mai 1927.
39 Sur l’enregistrement des associations militaires en France, cf. la grande enquête effectuée par la préfecture de police sur la communauté russe en France en 1933. Archives de la Préfecture de police de Paris, d. 7023 K, 31-66.
40 Archives MAE, série Russie-Europe, dossier 599, pp.55-56, Rapport au sujet de la situation des réfugiés russes d’Allemagne, 22 septembre 1923.
41 GARF, f. 6094, op. 1, d. 26, Lettre du 5 août 1924 du Comité des Zemstvos et des villes russes au ministre des Affaires étrangères.
42 Sur ce point, cf. 3e partie, chap. VIII
43 Cité par Jean-Charles Bonnet, op. cit. p. 171. Ralph Schor, op. cit., chapitre V (la poussée xénophobe de 1926), pp. 464-474. Cf. également infra, 2e partie, chap. VI.
44 J-C. Bonnet, op. cit., p. 172.
45 Archives GARF, collection SDN, f. 7067, op. 1, d. 362. Malheureusement, le rapport du comité consultatif ne précise pas le contenu de ces « mesures spéciales ». Il évoque néanmoins des négociations en cours avec le ministère de l’Agriculture pour le placement des réfugiés agricoles.
46 GARF, f. 7067, op. 1, d. 132, l. 124.
47 D’après l’exploitation des archives de l’OFPRA, les réfugiés russes venus dans les années 1930 ne représentent que 5 % du total des arrivées et ils viennent en majorité d’Allemagne.
48 M. Marrus, op. cit., p. 99.
49 Voir 2e partie, chap. VI.
50 Les spécialistes s’accordent sur le chiffre d’environ 60 000 Arméniens accueillis en France, bien que les recensements de l’entre-deux-guerres n’en dénombrent que 30 000 (ce problème renvoie à la conception des catégories nationales utilisées dans les statistiques françaises : les Arméniens n’ont pas été reconnus en tant que tels avant le recensement de 1931 et à cette date beaucoup furent encore enregistrés comme Turcs). Cf. notamment, Y. Lequin (ed.), La mosaïque France. Histoire des étrangers et de l’immigration en France, Paris, Larousse, 1992.
51 D’après J. H. Simpson, The Refugee Problem, op. cit., p. 562. D’après C. Zalc (art. cit.), 60 000 émigrés du IIIe Reich auraient été accueillis en France entre 1933 et 1939.
52 L’absence de contrôle de l’immigration et plus généralement des frontières est le leitmotiv de tous ceux, politiciens et spécialistes, qui prirent la parole sur le problème de l’immigration dans l’entre-deux-guerres, cf. Marcel Paon, L’immigration en France, Paris, Payot, 1926. Charles Lambert, La France et les étrangers : dépopulation, immigration, naturalisation, Paris, Delagrave, 1928, Georges Mauco, op. cit., etc.
53 Déjà citée à plusieurs reprises, l’étude effectuée par G. Mauco sur les étrangers en France constitue l’un des ouvrages pionniers en la matière. Mais il convient de revenir sur la posture de l’auteur qui joua un rôle important dans la définition d’une politique française de l’immigration au cours des années 1938-1945. Qualifié de « démographe nationaliste » par l’un des éminents spécialiste de la question, G. Mauco développa le principe d’une immigration familiale sélective. Xénophobe et antisémite, cet expert qui participa avant, pendant et après la guerre à différentes instances chargées de l’immigration, soutenait l’idée que la venue des étrangers devait être conçue selon des critères ethniques, certaines nationalités étant jugées indésirables et « inassimilables ». Parmi ceux qui, à son avis, étaient ethniquement les plus éloignés de la nation française figuraient les Russes, les Arméniens et les Juifs… Cf. à ce sujet, Patrick Weil, La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, Paris, Calmann-Levy, 1991.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007