Chapitre premier. De l’exode à l’exil genèse et scénario de la dispersion russe en Europe
p. 19-48
Texte intégral
Le temps des troubles
1L’histoire des réfugiés russes s’initie dans le « temps des troubles » qui, de 1917 jusqu’à l’orée de la décennie suivante, a ensanglanté la Russie. Certes cristallisée autour de la Révolution d’Octobre, vécue ou remémorée comme le moment du grand divorce russe et des luttes fratricides, la période s’est néanmoins caractérisée par une succession de bouleversements où se sont enchevêtrés des conflits d’intérêts et d’identités si divers qu’aujourd’hui encore la synthèse en est malaisée. La Grande guerre à laquelle la Russie est mêlée jusqu’en mars 1918, l’effondrement de l’Empire et l’exacerbation des forces centrifuges, la guerre civile (celle-ci englobant aussi bien la radicalité des oppositions politiques que les interventions étrangères, les conflits nationaux ou les contentieux de voisinage), donnent les dimensions internationales, nationales et très locales de l’histoire chaotique de la Russie au cours de ces années.
2L’image d’une lutte sanguinaire opposant les nantis aux prolétaires occulte souvent la diversité des menaces, la réalité des craintes, la violence des conflits qui, selon les lieux, ont eu des formes différentes et des intensités inégales. Les pressions qui ont poussé au départ, les périples effectués jusqu’aux frontières du pays (frontières continentales, occidentales, de l’extrême orient ou des limites maritimes méridionales du pays) ont été en fait de natures très diverses.
3Mais a posteriori, dans l’émigration russe installée en France, prit corps un récit univoque de la genèse de l’exil où dominait la représentation de grandes évacuations par voie maritime parties du sud de la Russie dans le courant de l’année 1920. Le lien communautaire a ainsi été tissé par le récit d’une destinée collective prenant forme dans un cheminement ponctué d’étapes depuis les rives de la Mer Noire jusqu’à Paris ou Marseille.
4Quel crédit accorder à cette représentation de l’histoire de la dispersion ? Est-elle le produit du discours politique qui tendait à identifier l’ensemble de l’émigration au camp anti-bolchevique concentré au sud de la Russie ? Vient-elle de l’exil collectif des armées et des États-majors blancs dont le départ massif et spectaculaire de Russie par la mer Noire avait frappé les imaginations ? Est-elle, plus simplement, l’expression des trajectoires les plus communément effectuées par les réfugiés qui se sont installés en France dans le courant des années 1920 ? Il s’agit ici d’interroger un patrimoine existentiel partagé, issu de l’histoire de la migration, et qui aurait été le dénominateur commun assurant la base identitaire des réfugiés russes de France.
5Retracer ces chemins de l’exil c’est faire un patient travail de confrontation de multiples sources. Les données statistiques tirées des dossiers administratifs des réfugiés indiquent les grandes tendances observables dans les flux de population1. Elles donnent un cadre d’étude que les témoignages viennent emplir d’une riche matière événementielle. Les mémoires collectées par des entretiens ou livrées sous la forme d’autobiographies sont nombreuses2 : certaines sont spontanées, d’autres ont été suscitées. C’est ainsi, par exemple, que le Bureau pédagogique de Prague invita les élèves des lycées russes à l’étranger à rédiger leurs souvenirs à partir de 1917, rassemblant en 1924 près de 2 500 récits3.
6La question de savoir à quel moment commence l’exil n’est pas aussi simple qu’elle le paraît. Commence-t-il lorsqu’on ferme pour la dernière fois la porte de la maison, ou lorsqu’on franchit la frontière du pays natal ?
7La Russie est un pays immense difficile à quitter. À moins qu’ils aient résidé près d’une frontière les exilés ont fait leurs adieux à la terre natale au terme d’interminables pérégrinations à travers le territoire. Un territoire fragmenté où la possibilité de circuler se réduisait de jour en jour, notamment entre le nord sous contrôle bolchevique, et les régions du sud dominées par différents pouvoirs, en particulier celui des Blancs. Sans compter qu’avec l’intensification des conflits, les voies de communications ferroviaires (stratégiques en temps de guerre) étaient peu à peu soustraites à l’usage de la population. Les récits des années 1917-1920 sont ainsi marqués des improvisations et des aléas multiples qui ont, à un moment, orienté les destinations.
8Certes, les chemins de l’émigration ont été souvent tracés par les grands acteurs du camp antibolchevique élites politiques issues des partis conservateurs, libéraux, ou citoyens engagés appartenant à la mouvance socialiste-révolutionnaire soldats et officiers formant les contingents des armées blanches vaincues et personnels civils affectés à l’aide sanitaire et logistique du gouvernement du Sud. Mais politiciens, militaires et fonctionnaires ne représentent qu’une partie de l’émigration. Pour la masse des fugitifs, l’exil n’a pas seulement été le résultat des antagonismes politiques et sociaux de la période et il n’a pas concerné tous les laissés pour compte des changements, ni même tous les « ennemis de classe » désignés par le pouvoir bolchevique. Analysant en 1934 le devenir, depuis la révolution, d’une grande famille de l’aristocratie russe, les Galitzine, un démographe italien constatait que la moitié des membres, environ, avait émigré, l’autre moitié étant demeurée en Russie4.
9Bien que la menace bolchevique soit généralement invoquée à un moment ou à un autre des récits concernant cette période (souvent à travers le rappel d’une ou plusieurs perquisitions du domicile), les souvenirs de ces années sont dominés par l’instabilité chronique, par la violence de guerre et par tous les fléaux qu’engendre le chaos. Le banditisme, les épidémies, la disette, voire la famine comme à Petrograd, occupent souvent une place dominante dans les récits. Un adolescent originaire d’un village près d’Ekaterinoslav se remémorant les années précédant le départ rappelle les incessants retournements de situations : « Il y eut des cas, dit-il, où nous sommes restés sans pouvoir. Il y avait alors encore plus de pillages et de meurtres. Je me souviens comment, pendant un mois entier, le pouvoir n’a pas cessé de changer, c’était tantôt les Bolcheviques, tantôt les bandes de Petlioura, tantôt celles de Makhno, et d’autres. En 1920, tous ont commencé à partir5. »
10Les motivations au départ sont manifestement extrêmement nombreuses et dessinent de multiples portraits d’exilés entre ces deux extrêmes que sont l’émigré politique et le réfugié de guerre.
De multiples configurations de départs
11Les années qui vont de l’effondrement de l’autocratie jusqu’aux évacuations des armées blanches fin 1920 furent celles de bouleversements majeurs qui, selon la date d’émigration, ont créé des contextes de départ très différents. La trajectoire d’un émigré qui a quitté la Russie aux lendemains de la Révolution d’Octobre, bien avant l’embrasement du pays, peut difficilement être comparée à celle d’un réfugié qui a fui à la fin de la guerre civile, au terme de plusieurs années d’affrontements choisis ou subis, d’errances, d’incertitudes et de privations. Mais, en l’occurrence, cette comparaison est peu pertinente si on considère la prépondérance des départs qui ont eu lieu en 1920, année la plus meurtrière de la période6.
12Plus des deux tiers des émigrés russes arrivés en France ont quitté le pays vers la fin de la guerre civile. Seule une minorité (à peine 7 %) est partie en 1917 et 1918. 10 % environ ont émigré entre 1922 et 1925 dans le contexte de la normalisation soviétique engagée par la NEP.
13Dans l’esprit des contemporains, les départs massifs de 1920 sont ceux des armées blanches, statistiquement dominants dans les flux enregistrés. Ceci est incontestable mais reste une explication partielle. Ainsi, sur les 200000 à 230000 personnes évacuées vers le Bosphore dans le cadre des grandes opérations d’évacuation de l’Armée blanche, seuls 90 000 militaires sont précisément identifiés. Lors de l’évacuation de l’armée Wrangel (la dernière qui eut lieu en novembre 1920 alors que les troupes se trouvaient en pleine débâcle) 70000 militaires ont été enregistrés sur un total de 135000 personnes7. C’est dire que, tout en figurant en nombre significatif, les militaires sont loin d’avoir constitué la majorité des départs comptabilisés à la fin des conflits armés en Russie occidentale.
14En revanche, les évacuations des armées ont joué un rôle très important dans la dynamique des migrations de 19208. C’est ce que montre la cartographie des voies suivies par les réfugiés russes de France. L’élément évident, si l’on observe la configuration des flux, c’est l’importance des départs par les rives de la mer Noire et celles de la mer d’Azov, encadrés par les États-majors des pays alliés. Près de 60 % des Russes émigrés en France ont quitté la Russie par cette voie en 1919 et surtout en 1920.
15Les sorties par les frontières continentales de l’ouest, en particulier vers la Pologne, sont également importantes (20 % environ de l’ensemble), bien que moins spectaculaires que les départs par le Sud, alors que ce furent des voies de passage très massivement empruntées au cours et à la fin de la guerre civile. À l’échelle de la dispersion russe en Europe, les flux d’émigration les plus importants furent localisés dans ces marches occidentales de la Russie soviétique aux frontières encore mal délimitées. Une émigrée se rappelle avoir simplement franchi un pont sur la rivière Grabarka : « On passait encore facilement d’une rive à l’autre, tant l’époque était floue. Malgré tout, (mes parents) ont eu la chance de ne pas tomber sur une patrouille »9. L’une des particularités des trajectoires des réfugiés russes de France est d’avoir eu lieu dans les territoires méridionaux ouvrant sur la mer. Moins nombreuses ont été les voies de sortie par la Pologne ou les États Baltes, bien qu’en apparence d’accès plus faciles.
16Dans l’ordre d’importance des itinéraires empruntés, les traversées directes en train de l’Europe centrale et orientale à destination de l’Allemagne et de la France (10 %) constituent la troisième trajectoire aisément repérable. Mais cette voie de sortie a été principalement empruntée par les réfugiés précocement partis, en 1917 et dans la première moitié de l’année 1918 ou, au contraire, par ceux partis tardivement, après 1920.
17Comparées à ces trois principales voies de sorties, les départs des émigrés arrivés en France par d’autres frontières (Finlande, Roumanie, Extrême-Orient), apparaissent très minoritaires. L’hypothèse de départs favorisés par la proximité d’une frontière est infirmée dans bien des cas, comme dans celui des Petrogradois géographiquement proches de la Finlande, mais qui ont majoritairement quitté le pays par les frontières maritimes du sud.
18On ne peut rendre compte de cette géographie des départs qu’en restituant la configuration géopolitique des conflits qui se sont déroulés à partir du printemps 1918, en particulier dans les régions méridionales, lieu des affrontements armés les plus intenses.
Une grande porte de sortie : le sud
19L’évocation des contextes de la guerre civile passe par le rappel, même succinct, des rapports de force politiques dans les mois qui suivent la révolution d’Octobre. À partir de novembre 1917 on distingue trois types dominants de réactions au nouveau pouvoir10. Outre Petrograd et Moscou qui se trouvent dès novembre aux mains des Bolcheviks, les villes les plus rapidement et pacifiquement acquises au nouveau pouvoir sont les vieux centres industriels du Nord et de l’Oural où la tradition ouvrière et militante est forte.
20Dans les cités commerciales et industrielles, socialement plus hétérogènes, comme Nijni-Novgorod ou Saratov, les soviets se rallient moins rapidement. La tendance des Bolcheviks est alors de constituer un contre-pouvoir, notamment par l’intermédiaire des comités d’usine, avant de passer à l’offensive, créant ainsi des conflits ponctuels mais limités. Enfin, dans les villes moyennes qui sont surtout des centres agricoles et commerciaux, la résistance au nouveau pouvoir s’est tôt exprimée par la constitution de « comités de sauvegarde ». Dans la plupart des cas, les Bolcheviks ont dû intervenir de l’extérieur en provoquant des affrontements violents.
21Quelques semaines après l’insurrection d’Octobre, la majeure partie du nord et du centre de la Russie était sous le contrôle des Bolcheviks ou prête à s’y trouver, tandis qu’au sud de la partie européenne de l’ancien Empire, l’Ukraine, le Don et le Kouban constituaient les principales régions d’opposition ouverte au nouveau pouvoir. Cette ligne de partage s’est confirmée au printemps 1918 avec la constitution des fronts de la guerre civile.
22Au cours des trois années de conflits, les régions méridionales de l’ancien empire russe, l’Ukraine, le Caucase du Nord et la région du Don, vont devenir le théâtre des affrontements entre les différents camps11. Il n’est pas aisé pour autant de suivre leur déroulement en raison de l’importance et de la diversité des conflits locaux, et de leur caractère changeant. Mikhaïl Boulgakov, citant le cas de sa ville natale entre 1918 et en donne une illustration éloquente « Les habitants de Kiev estiment qu’il y a eu 18 changements de pouvoir. Certains mémorialistes sédentaires en ont compté moi, je vous dis qu’il y en a eu exactement 14, et qui plus est, j’en ai personnellement vécu 10. »12
23Soixante-dix ans après la guerre civile, la reconstitution des événements dans le Sud reste une gageure tant la fragmentation des territoires entre les différentes forces se prête mal à l’exercice. « Ce fut dans le sud de la Russie, souligne George Brinkley, qu’eurent lieu les confrontations les plus nettes entre le socialisme et le bolchevisme, entre le libéralisme et le conservatisme, entre le chauvinisme grand-russien et le nationalisme non russe et entre les différentes politiques alliées. Le Sud, en bref, fut le microcosme de tous les conflits qui se sont manifestés au cours de la guerre civile et de l’intervention (étrangère)13 ». L’enchevêtrement des enjeux et des rivalités a fait du Sud une véritable « poudrière ».
24L’intensité et la diversité des conflits dans les régions méridionales de l’ancien Empire expliquent en grande partie l’importance des départs enregistrés à partir des rives de la mer Noire. Les retraits militaires, la brutalité de la prise de contrôle des territoires par les Bolcheviks et, plus généralement, la guerre, ont fait fuir les populations. De fait, la majorité des réfugiés russes en France qui ont quitté leur pays par voie maritime sont originaires des régions du sud, soit de l’Ukraine, de la basse Volga ou du Caucase du Nord (60 %). Il s’agit là d’une population très diversifiée, plutôt urbaine, du moins en ce qui concerne les résidents d’Ukraine, plus marquée par la ruralité pour ceux originaires des provinces du Don ou de Stavropol, qui sont pour beaucoup des cosaques.
25Quant aux autres fugitifs partis de Novorossisk, de Sébastopol ou de Yalta, ils viennent, eux, de régions beaucoup plus excentrées. Ce sont souvent des résidents des capitales qui représentent 15 % des populations évacuées au sud du pays.
26La diversité des origines géographiques des évacués détermine donc des parcours différents durant la guerre civile. Il convient alors de distinguer les pérégrinations régionales des migrations internes plus amples qui, avant l’exil, n’étaient rien moins qu’un véritable exode.
De multiples trajectoires vers le sud
27Il est rare, dans les récits des émigrés originaires des régions du Sud, que l’abandon du foyer soit associé au projet de quitter immédiatement le pays. Il y a eu des exceptions, en particulier chez les riverains, Criméens de Sébastopol ou de Yalta ou résidents de Batoum. On peut citer le cas de cette famille d’un commandant de bateau qui partit dès l’arrivée des Bolcheviques dans la ville14. Mais, le plus souvent, le départ a été la résultante de diverses pérégrinations dans la région, elles-mêmes advenues après bien des bouleversements. En Ukraine, le passage de la Grande Guerre à la guerre civile est souvent perçu dans une même continuité. Les retours du front des chefs de famille se juxtaposent dans les récits au souvenir de l’occupation allemande, d’où les digressions de cet adolescent sur la folie russe. « Je ne peux pas comprendre, explique-t-il, comment notre ennemi a pu devenir notre hôte et notre protecteur contre nos frères, devenus, eux, nos ennemis15 ». On constate que les récits d’émigrés évoquent rarement un départ dû à la présence des Allemands16. C’est au contraire le retrait de l’occupant qui donne lieu à plus ou moins brève échéance à l’abandon du foyer pour partir à la recherche d’un lieu plus sûr. Les témoignages et les mémoires fournissent d’inépuisables récits de l’instant du départ et des pérégrinations où le paysage, tantôt ville, tantôt campagne, ne cesse de changer. On y lit le rôle déterminant de la conjoncture strictement locale dans la décision du départ alors que toute la région est embrasée, les familles ne partent que lorsque leur ville ou leur village est assailli ou sur le point de l’être, et les destinations sont alors plus ou moins aléatoires, selon les cas.
28La famille S., installée à Kharkov, quitte la ville en 1918 après la prise de la municipalité par les Bolcheviks. Le chef de famille, fondé de pouvoir d’un syndicat professionnel (le Conseil des métallurgistes et des mines de Russie du Sud) a été brièvement arrêté17. Juif originaire de Voznessensk, P. fuit précipitamment devant l’arrivée des troupes de Petlioura et se réfugie vers le sud à Odessa au moment où les Français procèdent à l’évacuation de la ville, évacuation à laquelle il se trouve mêlé18. Dans cette famille d’officiers qui, comme beaucoup, fut parmi les premières visées lors de l’arrivée des Bolcheviks, la fuite du père qui était recherché, entraîne peu après le départ des membres de la famille. Tous se retrouvent, après bien des haltes, dans les zones contrôlées par l’Armée blanche que le chef de famille a rejointes19. Dans certains cas, c’est moins la surprise provoquée par l’arrivée des troupes que l’instabilité chronique de la situation politique locale qui est invoquée pour expliquer le départ. Dans son récit, Emmanuel Soyfer rappelle l’occupation de Nicolaev par les Allemands, les Blancs, les Rouges. La famille quitte la ville en décembre 1919 alors que celle-ci est sur le point d’être reprise par les Blancs au terme d’une bataille de trois jours20. Le départ n’est pas toujours définitif, d’autant qu’il s’agit bien souvent de rejoindre un lieu proche, considéré comme plus « sûr ». La famille S., partie de Kharkov pour Novotcherkassk, revient brièvement à Kharkov en 1919 (reprise par les Rouges) pour repartir à Novotcherkassk avant de commencer, sous la pression des événements, une errance qui la conduit à Novorossisk d’où elle quitte le pays sur un navire de la marine marchande. Il y eut aussi des cas de transferts collectifs d’établissements scolaires ou militaires (écoles de cadets), notamment dans la province du Don, tel ce pensionnat près de Rostov dont tous les élèves furent conduits à Novorossijk pour être embarqués.
29Le repli progressif vers les villes portuaires n’est pas exclusivement lié aux situations des fronts. La paralysie des moyens de transports terrestres est un motif invoqué pour expliquer l’itinéraire suivi vers le sud et non pas vers le nord. N. B., originaire de Poltavka (petite ville au nord de Nicolaev) est envoyé avec son frère plus âgé chez ses grands parents résidant à Rostov. Mais, devant l’impossibilité de s’y rendre en train, ils se dirigent vers Odessa durant l’hiver 1920 et, de là, ils s’embarquent sur un bateau-hôpital en direction de Novorossisk d’où ils espèrent parvenir à Rostov. Mais les deux adolescents se retrouvent bloqués à Novorossisk d’où ils sont ensuite évacués21.
30Les cas sont nombreux de fuites dans le sillage des armées. Lorsque Rostov est prise par les Rouges, fin 1919, une masse de civils se décide à suivre les Blancs qui se retirent en pleine débâcle22. Chaque retrait donne lieu à des cortèges de familles affolées. Pour beaucoup l’attente du départ dans la cité portuaire est vécue comme un moment apocalyptique. Surpeuplement des villes, proximité du front, incertitude sur les capacités de transport des navires, tout se conjugue pour pousser à la fuite.
Chaos dans le port – raconte un témoin parti de Novorossisk en 1920. Avant tout le monde, des trafiquants enrichis, des propriétaires fonciers, des familles de généraux et des hommes politiques influents ont affrété des bateaux mercenaires pour les emmener en Turquie où ils savent qu’on les attend. Quand l’Armée des volontaires arrive, tous ces navires ont pris le large et ne restent à quai que des bâtiments de guerre anglais, français et quelques bateaux russes. L’embarquement, dans le plus grand désordre, commence aussitôt, et, sur les quais, la cohue augmente d’heure en heure. Mêlés aux militaires, des civils tentent leur chance (…). Les puissantes sirènes du Cuirassé Emperor of India donnent le signal du départ. Les amarres sont larguées au milieu des cris désespérés de pauvres gens abandonnés sur les quais 23.
L’exode vers le sud : le cas de Petrograd
31Dans la bousculade des foules qui stationnèrent, plus ou moins durablement, dans les villes portuaires, se sont retrouvés non seulement des gens du sud, mais également des réfugiés venus de loin, parfois arrivés là au terme d’un très long périple, ou encore présents dans la région depuis plus d’une année. Parmi eux nombreux sont ceux qui venaient des capitales, et en premier lieu de Petrograd, la ville la plus éloignée du Sud mais proche en revanche des frontières de l’Europe baltique, de la Finlande et de l’Estonie qui offraient a priori d’autres voies de sorties vers l’étranger. Mais, parmi les Petrogradois qui ont migré vers la France, très minoritaires (soit à peine un quart de l’ensemble) sont ceux qui ont quitté leur pays par les frontières continentales près de la moitié d’entre eux s’est dirigée vers le sud et quelque 10 % seulement ont traversé l’Europe en train pour arriver directement en Occident. Ce même parcours a été suivi par un certain nombre de Moscovites mais il est, de manière générale, plus rarement mentionné par les citadins des autres villes.
32Deux comportements extrêmes se dégagent ainsi de l’observation statistique. Il existe d’une part une tendance, certes relative, des Petrogradois à s’éloigner radicalement de la Russie et à s’installer provisoirement – dans l’intention du moins – en Occident, et une autre, la plus commune, à rejoindre les territoires « libres » du Sud, tels qu’ils sont perçus au début de la guerre civile. Le réflexe est moins d’émigrer que d’attendre en lieu « sûr » la suite des événements, de prendre une part effective à la lutte antibolchevique, ou encore de fuir une ville rapidement devenue sinistrée où sévissent privations et quasi-famine.
33À bien des égards Petrograd constitue le lieu d’observation privilégié du face-à-face entre les tenants de la Révolution et ses opposants. Capitale des tsars depuis Pierre le Grand, la ville était peuplée de nombreux aristocrates et de hauts fonctionnaires de l’Empire que la révolution « pacifique » de Février avait peu inquiétés, sinon par le désordre qu’elle avait provoqué dans la conduite des affaires de l’État. La physionomie de la ville ne se limitait cependant pas à celle, officielle et policée, d’une capitale d’Empire. Elle était aussi avec les ouvriers des faubourgs une cité frondeuse qui, depuis les affrontements de 1905, symbolisait le bastion de la Révolution. L’effondrement de l’autocratie en mars, la formation d’un double pouvoir – du gouvernement provisoire et du Soviet – avaient favorisé une effervescence politique que l’incertitude sur la poursuite de la guerre, l’organisation des comités de soldats et les nombreux heurts qui éclatèrent en 1917 ne pouvaient qu’accentuer. Les contrastes politiques et sociaux furent longtemps source d’incertitude dans l’appréciation du rôle à venir de la capitale. Kerenskij eut la tentation de transférer le gouvernement à Moscou mais reporta sa décision par crainte des réactions qu’elle pouvait susciter24. L’insurrection d’Octobre confirma les inquiétudes du gouvernement provisoire : face à la détermination révolutionnaire la ville allait révéler son extrême vulnérabilité.
34En mars 1918 les événements se précipitent avec la signature de la paix soviéto-allemande à Brest-Litovsk. Dans les jours et les semaines qui suivent l’armistice, nombre de militaires, officiers et généraux, organisent le repli vers le sud et répandent dans la capitale le mot d’ordre de départ. La période y est propice le gouvernement de Russie soviétique « abandonne » lui-même Petrograd pour Moscou qui, le 18 mars, est proclamée nouvelle capitale. Le retour de la capitale politique dans le centre historique de la nation russe facilite alors l’épuration naturelle des anciens cadres de l’État russe.
35Les départs des politiques acquis à la cause de la guerre anti-bolchevique ont lieu de novembre 1917 à l’été 1918, à des périodes précisément identifiables. Mais ces migrations comprennent aussi des groupes sociaux ou des groupes d’influence plus vastes. Elles font suite à des décisions tacites ou explicites, à des rencontres, sont déterminées par des liens sociaux particuliers, des réseaux personnels, associatifs, professionnels qui ont été réactivés après le renversement du gouvernement provisoire en premier lieu les organisations humanitaires para-gouvernementales créées ou développées au cours de la Première Guerre mondiale, comme l’Union des villes et l’Union des Zemstvos25 ou la Croix-Rouge russe qui allait jouer un rôle central dans l’organisation de l’arrière des fronts anti-bolcheviques26. L’effervescence de l’année 1917 avait suscité des regroupements d’intérêts socio-politiques ou professionnels et ces solidarités ont permis l’élaboration de stratégies migratoires qui, dans la première moitié de l’année 1918, ont facilité les départs vers le sud. Pour nombre d’acteurs sociaux (obščestvennyj dejatel’i) et d’anciens représentants de l’État russe, il s’agissait de participer directement, à titre civil ou militaire, à la résistance. C’est ainsi que Marie Bachmakoff, ancienne infirmière de la Croix-Rouge, décide de partir à Ekaterinodar dès qu’elle prend connaissance de la préparation d’un convoi de soldats vers cette destination27. Les motifs professionnels sont également invoqués, lorsqu’il s’agit par exemple de réorganiser ou de créer en « Russie libre » des succursales de sociétés financières et industrielles. Le père de A. S., brièvement arrêté au début de la Révolution, quitte Petrograd en juin 1918 pour superviser une filiale de la banque centrale russe, à Kiev d’abord, puis à Rostov28. M. S., fils d’un physicien, part, lui, avec ses parents rejoindre un groupe de scientifiques réfugiés à l’université de Yalta29.
36L’aristocratie n’est pas forcément la plus prompte à fuir, même si les perquisitions ou la menace de réquisition des biens contribuent à entretenir le sentiment « d'une classe persécutée en masse » selon l’expression de certains de ses membres. Inquiétés, les grands représentants de l’ancien régime ne font cependant pas l’objet d’agressions caractérisées, du moins jusqu’au début de l’été 1918. La fille du grand duc Paul quitte Petrograd en juillet, juste avant l’arrestation de son père30.
37Pour d’autres, partis il est vrai plus tardivement, c’est plutôt la dégradation rapide de la ville, de la situation sanitaire, des conditions de ravitaillement qui détermine le départ. « Une famine forte, rappelle un Petrogradois qui avait alors 16 ans, poussant à quitter la ville natale et à aller quelque part à la recherche d’un bout de pain, une fuite sans fin vers le sud31… ». Ce qu’évoquent bien d’autres récits « On quittait Petrograd comme s’envolent les oiseaux, écrit Alexandre Morskoj la faim, le froid, l’inconfort… Ils s’envolent pour revenir au nid quelques mois après. On partait pour Kiev, pas plus loin. De Kiev à Odessa pour un mois seulement… À Odessa orgies, débauches, arbitraire, justice sommaire (…). Tout au fond de l’âme, inavoué, impossible, tremblote un désir l’étranger… plus de Rouges, de Blancs, d’ultras, ni Allemands, ni Hetman32… »
38La décision du départ est toujours facilitée par la conviction qu’il ne sera que temporaire et par l’assurance de pouvoir disposer, dans la plupart des cas, d’un foyer d’accueil à l’arrivée. Certains partent retrouver des membres de la famille installée, qui à Rostov, qui à Vladikavkaz, d’autres rejoignent leur domaine33, ou celui d’amis, ou une maison de villégiature précédemment occupée. Certains lieux en Ukraine, en Crimée ou dans le Nord du Caucase correspondent aux cités balnéaires ou estivales prisées de l’ancienne élite, et c’est souvent vers ces « riviera » russes que les fugitifs se dirigent. « Nous étions partis de Piter34 Rouge et nous vivions tranquillement sur nos terres dans les grandes montagnes de Crimée », raconte un adolescent35.
39Graduels, les départs semblent être favorisés, sinon déterminés, par la pression exercée dans différents milieux d’appartenance où le réflexe de fuite se propage de proche en proche. Ces réseaux de fugitifs deviennent surtout visibles au lieu d’arrivée. Ainsi, quand Marie Bachmakoff arrive à Kislovodsk, c’est pour y retrouver sa « société » : « Toute l’aristocratie se trouvait ici, le grand duc André, sa mère, la grande duchesse Marie (…) On voyait le tout-Petrograd dans le parc, sur le Piatatchek, place où tout le monde se rassemblait. Je trouvai une chambre chez ma cousine36 ». Envoyé à Odessa, M. y côtoie tout un monde familier de publicistes progressistes avec lesquels il est finalement évacué37.
40Au printemps les voyages commençaient déjà à relever de l’épopée. La traversée de la Russie constitue, sur le modèle du Docteur Jivago, la part épique des récits, celle où les yeux s’ouvrent avec effroi sur le pays réel, la misère, le chaos, mais où existe aussi l’espoir du peuple (soldats démobilisés, propagandistes enthousiastes) qui forment la compagnie, souvent inopportune, du compartiment.
41À l’espoir succède l’attente anxieuse d’une reconquête, tandis que les retournements politiques entraînent des déplacements périodiques et qu’il faut songer, à mesure que se précisent les menaces, à un nouvel exode toujours plus au sud. Lors de son interdiction proclamée par le gouvernement bolchevique en janvier 1918, le comité directeur de la Croix rouge se rassemble à Kiev et se transporte un an plus tard à Odessa au moment de la prise de la ville, puis à Ekterinodar, et à Rostov en juin 1919 où il reste jusqu’à son nouveau transfert à Novorossisk à la fin de l’année, avant d’être évacué en 192038.
42Des départs en masse s’effectuent ainsi avant que la capitale soit sinistrée, ce qui entraîne d’autres fuites plus précipitées, orientées vers la frontière la plus proche, fuites dispersées ou liées à des opportunités spécifiques le repli des troupes de Yudenitch de Petrograd en 1919 provoqua le départ de plusieurs milliers de civils vers l’Estonie39.
43Au cœur de la guerre civile, Victor Serge, tout juste arrivé en Russie, découvre Petrograd en janvier 1919 et dresse le tableau pathétique d’une ville délaissée :
Nous entrions dans un monde mortellement glacé (…). Les larges artères droites, les ponts lancés sur la Neva, fleuve de glace couvert de neige, semblaient d’une ville abandonnée de loin en loin un maigre soldat en capote grise, une femme transie sous des châles passaient comme des fantômes dans un silence d’oubli. Vers le centre commençait une animation douce et spectrale. Des traîneaux découverts, traînés par des chevaux faméliques, s’en allaient sans hâte sur la blancheur. Presque pas d’automobiles. De rares passants transpercés par le froid et la faim avaient le visage livide. Des soldats haillonneux, le fusil accroché à l’épaule par une corde, cheminaient sous des fanions rouges (…). C’était la capitale du froid, de la faim, de la haine, de la ténacité. De trois millions d’habitants environ, la population de Petrograd venait de tomber en un an à quelques sept cent mille âmes en peine40.
44La fuite des capitales sous contrôle bolchevique pour gagner les territoires du sud a laissé chez les contemporains le souvenir de disparités régionales saisissantes.
À Rostov, écrit G. Annenkov arrivé dans la ville début 1920, je fus littéralement éberlué par la violence du contraste entre ce qui se présentait devant mes yeux et les visions funestes de Petersbourg. D’immenses marchés à ciel ouvert s’étendaient le long des rues et sur les places : montagnes de pain, mottes de beurre, de fromages, de jambons, de poissons, de volailles, de lard d’Ukraine (…) ; chevaux dételés et somnolents, la tête dans une musette d’avoine, cris, rires41…
45Malgré les conflits, l’insécurité, l’abondance (certes relative selon les régions) paraît miraculeuse si on la compare à ce que la guerre civile dans le Nord laissait à chacun. Mais peu de Petrogradois purent en faire l’expérience. Seuls ceux qui avaient quitté la ville avant la fin de l’année 1918 eurent cette chance. « Où fuir ? écrit un témoin en évoquant l’automne 1918 à Petrograd. Sur les murs des gares on lit l’affiche suivante Il est interdit de se rendre à Astrakhan, Kazan, Simbirsk, Pskov (…), dans le Don, le Caucase, en Crimée, en Sibérie, bref, la Russie entière est fermée aux Russes, chaque ville soigneusement isolée, séparée des autres par des cloisons étanches42 ».
Une voie de sortie naturelle : la Pologne
46Contrairement aux évacuations par le sud de la Russie, sur lesquelles témoignages et récits d’époques abondent, les autres itinéraires de sorties des réfugiés aux frontières continentales du pays sont difficiles à reconstituer. Le mouvement d’émigration par la frontière polono-russe fut, d’après les estimations nationales, polonaises, allemandes et internationales, la voie de sortie la plus massivement empruntée par les réfugiés de la guerre civile. En ce sens, les trajectoires des Russes immigrés en France sont atypiques puisque moins d’un quart d’entre eux ont suivi cette voie.
47Dans les régions frontalières de l’ouest le contexte des sorties était fort différent de celui des grandes évacuations du sud orchestrées et stimulées par les États-majors russes et alliés. La voie de l’ouest fut peu empruntée par les armées blanches, à l’exception des troupes du général Bredov en 1919, évaluées à 12000 hommes environ, et de quelques contingents courant 1920. L’incitation au départ provoquée par le repli collectif des armées n’a donc joué que dans une faible mesure pour expliquer les grandes vagues d’expatriation de la période.
48Les obstacles à la reconstitution du contexte des départs vers la Pologne tiennent d’abord à la complexité de la configuration politico-démographique dans les régions frontalières. Même s’ils ne furent pas directement impliqués dans le conflit entre Blancs et Rouges, les territoires des périphéries de l’ancien Empire furent touchés. Les tentatives locales de soviétisation, les rivalités nationales, l’expansionnisme polonais contribuèrent à polariser les conflits régionaux : les visées de l’armée ukrainienne sur l’ancienne Galicie autrichienne (que convoitait également Pilsudski) et la levée d’une armée galicienne sous le gouvernement dictatorial de Petruchevitch exacerbèrent les tensions dans la région de Lvov en 1919. Plus au Nord la région de Wilno, après l’occupation par les armées allemandes et une brève période de soviétisation, devint le lieu d’affrontement des rivalités lituano-polonaises. La ville, rappelle Henri Minczeles, changea huit fois de mains entre 1917 et 192543. Ces confins furent aussi fortement affectés par la guerre polono-russe de 1920 qui, malgré son caractère éclair, se caractérisa de part et d’autre par une grande violence exercée sur la population civile.
49En dépit de tous ces facteurs de déstabilisation, les provinces de l’ouest de l’ancien Empire furent d’importantes voies de passage pour les réfugiés, comparativement à d’autres régions frontalières, comme la Bessarabie roumaine.
50Les flux de réfugiés russes qui sont passés par la Pologne avant de venir en France ont eu lieu pour l’essentiel en 1920. Mais les départs se poursuivirent tout au long de la décennie. Un tiers des réfugiés qui ont suivi cette voie ont traversé la frontière entre 1921 et 1930, notamment lors de la famine en Ukraine en 1921-1922. La proportion significative de sorties après la fin de la guerre civile témoigne ainsi de la grande perméabilité des frontières polono-soviétiques jusqu’à la fin des années vingt44. De ce point de vue les migrations via la Pologne contrastent avec celles du sud, circonscrites pour l’essentiel aux années 1919-1920 et qui, pour cette raison même, suscitent de nombreux replis vers la frontière polonaise. Plusieurs récits insistent sur cette dernière possibilité de sortie fuir par la Pologne après le départ des Alliés au sud et la reprise en mains des territoires par les Bolcheviques. Ainsi M. parti de Moscou vers l’Ukraine avec ses parents, se remémore l’impossible embarcation sur les navires surchargés en partance d’Odessa et la décision prise de chercher refuge à Dantzig45. Zoé Oldenbourg, demeurée en Crimée après le départ des Blancs, raconte la chasse aux contre-révolutionnaires et le contrôle de la région par le gouvernement soviétique, ce qui entraîna la fuite précipitée de nombreux réfugiés vers l’ouest46.
51La spécificité de la situation migratoire dans les régions frontalières tient aussi aux effets de la Première Guerre mondiale et au démembrement de l’Empire. Les régions des confins ont été particulièrement éprouvées par le déclenchement la Grande Guerre qui entraîna de très importants déplacements de population. Ces zones frontalières, et par conséquent stratégiques, furent placées sous le contrôle direct de l’État-major de l’armée russe, et des transferts massifs de civils vers l’intérieur de l’Empire furent préventivement engagés avant que ces régions ne deviennent effectivement des zones de front, puis d’occupation par les armées des puissances centrales, entraînant encore de nouveaux déplacements47. Au moins 5 de personnes furent ainsi acculées au départ vers l’est au cours des années 1914-1917.
52En 1917 les régions frontalières étaient donc des zones, sinon désertées, du moins profondément bouleversées du point de vue démographique. À partir de mars le gouvernement soviétique favorisa dans un premier temps le rapatriement des réfugiés originaires des territoires de l’Ouest. En témoigne la clause concernant ces rapatriements qui figure dans le traité de paix signé avec les puissances centrales48. Mais l’encouragement aux rapatriements fut cependant de courte durée dès la seconde moitié de l’année 1918, fut suspendue l’attribution de laissez-passer aux réfugiés de la Grande Guerre alors dispersés dans les différentes régions de Russie. Les mouvements de retour ne reprirent officiellement que fin 1920. À cette date fut également autorisé le départ de Russie des « optants », c’est-à-dire des anciens sujets du tsar, originaires des nouveaux États baltes ou de la Pologne, qui avaient fait le choix de regagner leur patrie d’origine.
53La fin de la guerre civile et l’exil, via la Pologne, de ceux qui voyaient s’écrouler l’espoir d’une défaite bolchevique coïncidèrent donc avec ces importants mouvements migratoires de « retour » des populations anciennement déplacées et des optants. Les réfugiés issus de la guerre civile se trouvèrent ainsi mêlés aux flux très composites – tant du point de vue social que national – de ceux que la Première Guerre mondiale et l’écroulement de l’empire avaient chassé de chez eux, de sorte qu’il devint quasiment impossible de les distinguer dans la masse des migrants qui se pressaient aux frontières polono-soviétiques.
54Parmi les réfugiés russes de Pologne, se trouvaient de nombreux Juifs originaires des confins (soit des territoires de l’ancienne zone de résidence juive de l’Empire russe). Leur présence dans ce pays s’avéra rapidement problématique en raison de leur nombre, et plus encore de l’hostilité que leur arrivée suscita dans le climat de fort regain d’antisémitisme qui caractérisait la renaissance de l’État polonais. Au cours des années 1920, le gouvernement français fit état à plusieurs reprises de son action en faveur de l’accueil des Juifs russes réfugiés en Pologne et, si l’on se réfère aux déclarations des représentants gouvernementaux, la France aurait effectivement accueilli 4 000 d’entre eux environ. Mais, au-delà de quelques chiffres évoqués dans différents rapports, l’information sur l’immigration des réfugiés juifs russes en France demeure très lacunaire.
Une voie de sortie extrême le « Far-Est » oriental
55Dans la reconstitution des principaux mouvements migratoires des Russes venus en France on ne peut que signaler les itinéraires les plus singuliers mais qui occupent pourtant une place importante dans le patrimoine mémoriel de l’émigration. Aventures rocambolesques et invraisemblables mésaventures ont nourri les récits… Les migrations vers l’Extrême-Orient ont en effet constitué de véritables épopées. Peu de réfugiés russes immigrés en France ont suivi cette voie, et la plupart de ceux-là ne sont arrivés à Paris qu’après la Seconde Guerre mondiale. C’est la Fondation Tolstoj qui se mobilisa, lors de la Révolution chinoise, pour faciliter leur ré-expatriation vers l’Europe49. Cependant, rapportés à l’ensemble de l’émigration russe dispersée à travers le monde, les départs vers le Moyen-Orient et plus encore vers l’Extrême-Orient ne peuvent être tenus pour négligeables puisqu’ils ont concerné au moins 100 000 personnes50.
56Les migrations vers l’Extrême-Orient commencèrent dès 1917 et se poursuivirent jusqu’en 1922, parfois même au-delà. Les premiers fugitifs se dirigèrent surtout vers la Mandchourie (Kharbin fut fondée en 1898 par le gouvernement tsariste lors de la construction des chemins de fer de l’Est chinois). À partir de 1917, la voie du transsibérien constitua une ligne de retraite importante pour les civils et les militaires. Ainsi, 45 000 hommes franchirent, avec les soldats de la Légion tchécoslovaque, la frontière chinoise après la chute de l’amiral Koltchak. Lors de l’évacuation de Vladivostok, en octobre le général Dietrich évaluait à 40 000 environ le nombre de militaires et civils réfugiés.
57Les récits de ces années vécues en Extrême-Orient se présentent comme une succession de pérégrinations entraînées par les bouleversements historiques. En témoigne, parmi beaucoup d’autres, la trajectoire de cette réfugiée :
Mon père était établi fabricant de brosses à Odessa (…) et a été fusillé par les Gardes rouges comme capitaliste-bourgeois et contre-révolutionnaire. La vie étant devenue intenable à Odessa, ma mère a été obligée de tout abandonner et, avec quelques amis fuyant la Révolution, elle m’a emmenée en Asie avec la vague de réfugiés qui s’est dirigée vers l’Extrême-Orient. C’est ainsi que nous sommes arrivés d’abord à Kharbin (…) où nous avons vécu jusqu’en 1939, pour nous rendre ensuite à Tsien-Tsin. Nous ne sommes restés que peu de temps dans cette ville et c’est à Shanghai que j’ai poursuivi mes études (…). En 1949, en raison de la prise de Shanghai par les communistes chinois, nous avons été obligés de quitter la ville51.
58Ces nouvelles et tardives vagues d’arrivées en provenance d’Extrême-Orient vers la France après la Seconde Guerre mondiale seront remarquées mais resteront numériquement marginales. Elles seront concomitantes de l’immigration des réfugiés russes initialement installés en Europe centrale et qui, à l’instar de leur compatriotes venus d’Asie, fuiront la Pologne, la Tchécoslovaquie, voire la Yougoslavie après l’installation des nouveaux régimes communistes dans la région et la formation du bloc soviétique.
Une sortie sans départ « Les réfugiés sur place… »
59L’évocation des itinéraires suivis par les réfugiés russes de France serait incomplète sans la mention de la situation spécifique des « refugiés sur place »52, qui pourrait s’appliquer aux Russes résidents des pays Baltes, de la Bessarabie, de la Pologne russe ou la Finlande, c’est-à-dire des territoires qui dépendaient jusqu’en 1917 de l’Empire russe. Suite à l’écroulement de la Russie impériale, ces résidents sont devenus des minorités étrangères au sein des nouveaux États constitués. Une petite proportion de réfugiés venus en France (environ 5 %) s’est trouvée dans cette situation.
60Anciens fonctionnaires de l’État russe, commerçants, propriétaires terriens, entrepreneurs, ingénieurs ou militaires, les Russes installés dans les territoires rattachés à l’Empire russe formaient d’importantes colonies dans certaines villes comme Varsovie, Helsinki ou Vilna. Mais l’évolution de ces colonies reste mal connue. Les nombreux bouleversements intervenus à partir du début de la Première Guerre mondiale semblent avoir provoqué d’importants retours vers le centre de l’Empire.
61Vers 1920 les critères d’attribution de la citoyenneté obligèrent les nouveaux États nés du démantèlement de l’Empire à établir une distinction entre « minorités » et « réfugiés » selon la volonté des personnes concernées. Mais ce libre choix s’avéra plus théorique que réel, et fut souvent déterminé par la conjoncture ou les situations particulières propres à chacun des intéressés comme l’attestent de nombreux récits « Je suis né à Izbora, région de Pskov (Russie) (…). En 1919, l’Estonie a annexé le territoire russe où j’habitais et je suis devenu estonien de force. J’ai accompli 18 mois de service militaire dans l’armée estonienne. Lorsque j’ai été libéré, j’ai été appelé par la police qui m’a appris que je n’étais plus estonien et m’a muni d’un passeport Nansen pour réfugié russe53. »
62Dans sa typologie des populations allogènes des nouveaux États baltes et polonais, John Simpson assimile les réfugiés sur place aux anciens « nantis » du régime tsariste et les distingue des minorités nationales russes, le plus souvent rurales et installées à proximité des nouvelles frontières de l’URSS. Plusieurs émigrés russes nés en Pologne et installés en France comme apatrides insistent sur l’hostilité dont ils furent l’objet après la Révolution. Selon le témoignage de l’un d’entre eux, ils étaient considérés « comme des anciens occupants »54. Se sont ainsi solidarisées les anciennes élites de l’Empire installées dans les périphéries occidentales et les émigrés fuyant la guerre civile. Leur départ s’en est trouvé accéléré, qui de Riga, qui de Varsovie ou d’autres grandes villes des États d’Europe centrale et baltique.
Les exilés russes en France : Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ?
63Malgré la diversité des situations que les émigrés russes de France ont pu connaître (allant des « « réfugiés sur place » jusqu’à des migrations quasiment ininterrompues à travers le pays à partir de 1917-1918), des trajectoires dominantes sont nettement repérables. Le parcours qui va du pays natal jusqu’à la frontière maritime ou terrestre, dessine une certaine géographie des origines les Russes du nord, ou Grands Russes, sont minoritaires, surtout représentés par les résidents des capitales qui composent près d’un cinquième des réfugiés les émigrés originaires des régions méridionales constituent plus de 60 % de l’ensemble et viennent essentiellement des grandes villes d’Ukraine et les provinces cosaques de l’est. Par opposition, les localisations des réfugiés natifs des régions du centre, de la Volga et de l’ouest du pays, sont géographiquement très dispersées, en particulier le long des frontières occidentales. Cette cartographie des origines souligne, a contrario, la présence très marginale des réfugiés natifs des autres régions, en particulier de l’Oural et des territoires situés plus à l’est.
64Ainsi, les émigrés russes de France proviennent bien des diverses parties occidentales de l’ancien empire, mais forment un groupe dominé par la présence des méridionaux, en particulier des Ukrainiens. S’en trouve très relativisée l’appréciation générale de cette émigration comme étant « ethniquement russe ». Il est vrai que ces particularismes s’exprimeront par la suite de façon marginale tant la mémoire « impériale » de la Russie a été communément partagée, du moins au sein de l’émigration en France. En revanche, les distinctions entre Russes du Nord et du Sud se retrouveront quand nous observerons les milieux sociaux et les comportements.
65Que les fugitifs soient d’abord représentatifs des régions les plus touchées par les conflits armés, montre bien le poids de la guerre dans le choix du départ. La question est de savoir dans quelle mesure ces réfugiés présentent ou non une certaine homogénéité sociale dans la logique d’une lecture de la guerre civile comme l’expression exacerbée de la lutte de classes engagée à partir d’octobre 1917.
66Les opinions publiques occidentales étaient convaincues que l’émigration russe était essentiellement composée des anciens nantis de l’Empire défunt, en particulier de l’aristocratie solidaire du trône. Les intéressés (c’est-à-dire les associations russes émigrées autant que les responsables de l’aide aux réfugiés) relativisaient cette perception, tout en insistant sur l’existence d’une élite en exil « Les fugitifs appartiennent aux classes les plus diverses de l’ancienne société russe, précisait le Haut-Commissaire aux Réfugiés, et ils se trouvent inégalement préparés aux épreuves de leur situation actuelle. Si leur infortune est générale certains en souffrent davantage pour être touchés de plus haut55. » Plus explicites, les membres de la Conférence russe de Paris affirmaient « La masse des réfugiés se compose d’éléments très variés à côté des bourgeois et des intellectuels on trouve un grand nombre de paysans et d’ouvriers, etc., ayant fait partie des anciens corps expéditionnaires et des armées anti-bolchevistes56 ». L’idée selon laquelle les classes populaires de l’émigration étaient surtout représentées par les anciens régiments des armées blanches était très répandue au sein de la communauté russe : Une très grande partie de l’émigration, écrit Nina Gourfinkel, la fille du général Denikine, était composée de corps expéditionnaires réguliers et de troupes blanches automatiquement évacuées de la Crimée, du Caucase, d’Odessa. Le commandement militaire anti-bolchevique avait fait fuir la Révolution à ceux-là mêmes au nom desquels elle luttait »57.
67Les mémoires d’émigrés vont rarement au-delà de ces appréciations générales. Il existe bien quelques esquisses ou témoignages décrivant les réfugiés « ordinaires » mais ceux-ci sont bien rares et pauvres comparés à la masse de documents, de monographies, de travaux d’ensemble réalisés sur les élites de l’émigration58. Les ouvrages de synthèse renvoient immanquablement et presque exclusivement à cette spécificité que fut la présence, certes très attractive et singulière, de très nombreuses personnalités composant la « fine fleur » de la société russe de l’époque. Sa représentativité au sein de la communauté réfugiée n’en reste pas moins à déterminer.
68Les instruments d’évaluation des profils sociaux d’un groupe sont difficiles à élaborer et d’un maniement délicat. D’autant plus que, dans ce cas, on dispose de très peu d’informations sur les profils sociaux dans la période antérieure à l’exil. Quelques tentatives effectuées à partir de l’exploitation statistique des dossiers de réfugiés (OFPRA) méritent d’être présentées. Le niveau d’études mentionné par les réfugiés constitue par exemple un premier indicateur pour aborder la question.
69La répartition des réfugiés selon le niveau d’études (élémentaire, secondaire, supérieur) met en évidence la forte proportion de réfugiés possédant une instruction générale complète les deux tiers d’entre eux ont achevé des études secondaires59 et près de 15 % ont effectué des études supérieures. Seule une minorité (environ 5 %) indique n’avoir reçu aucune formation (rappelons qu’en 1917 le taux d’analphabètes en Russie dans la population âgée de plus de 9 ans reste proche des 30 %)60. Enfin, mention doit être faite de la proportion significative de réfugiés passés par une école militaire quelque 12 Il est vrai que ces données ont été recueillies tardivement (au début des années 1950) et qu’elles ne permettent pas de savoir si les études effectuées l’ont été en Russie ou à l’étranger. Or, une partie notable des réfugiés russes a poursuivi, repris ou achevé des études en exil (les organisations communautaires ont en effet joué un rôle décisif dans la formation), ce qui conduit à relativiser la pertinence des résultats présentés. Cette réserve faite, on ne peut que constater l’appartenance majoritaire à des milieux urbains, sinon privilégiés de longue date, du moins en pleine ascension à la veille de la Première Guerre mondiale. Une analyse plus détaillée du niveau de formation permettrait de confirmer l’hypothèse formulée par Madeleine Doré selon laquelle l’origine géographique des réfugiés recouperait, partiellement au moins, leur origine sociale, les intellectuels et l’aristocratie des capitales se distinguant des classes moyennes et de la minorité rurale originaires du sud de la Russie61. Les habitants des capitales sont plus nombreux, en proportion, à avoir effectué des études supérieures que ceux des grandes villes du sud comme Kiev, Kharkov ou Odessa et leur connaissance des langues étrangères accentue encore ces disparités62 un tiers des réfugiés Petrogradois parlent l’anglais ou l’allemand (et souvent les deux langues), contre 23 % des Moscovites et 10 % des natifs de Kharkov et d’Odessa ; la moyenne pour l’ensemble de l’émigration étant très faible (3,5 %).
70Ces résultats confortent les distinctions faites au sein de l’émigration russe entre les élites européanisées des capitales et la bourgeoisie composite des grandes villes de province. Celle-ci, pour une part issue des professions libérales et des cadres administratifs locaux, était par ailleurs formée de nouveaux groupes d’entrepreneurs : ingénieurs et techniciens supérieurs promus à la faveur du développement tardif mais rapide de la Russie à la fin du xixe siècle. Une hiérarchie sociale de la communauté russe de France pourrait être ainsi esquissée entre les anciennes élites d’empire (qui constituent, selon l’expression très juste de Madeleine Doré, « la minorité influente de l’émigration »), les élites urbaines locales et les nouvelles classes moyennes, plus représentatives de la population émigrée que la haute société de l’ancien régime et donnant le profil reconnaissable de la communauté. Un tiers environ des émigrés proviennent de milieux sociaux culturellement plus défavorisés ou très spécifiques issus, pour l’essentiel, de la paysannerie.
71Les militaires représentent, quand il s’agit de les dénombrer, la part la mieux connue de l’émigration russe. Socialement ils composent un ensemble hétérogène, visible dans l’encadrement même. On y trouve d’un côté un groupe d’anciens officiers militaires de carrière mais aussi de nombreux cadres de relève, formés dans l’urgence au cours de la Première Guerre mondiale et, d’autre part, une masse peu instruite de soldats du contingent où le cosaque symbolise dans l’émigration le bas de la hiérarchie sociale.
Le clivage pendant la Révolution, rappelle un ancien colonel, s’est fait d’une façon beaucoup plus curieuse qu’on ne le croit (…). Au fond, l’essentiel de l’Armée blanche était fait d’officiers de l’armée c’est-à-dire de ce que Denikine appelait lui-même le prolétariat instruit les troupes de choc du côté rouge étant les ouvriers, c’est-à-dire le prolétariat en train de s’instruire (…). Denikine était lui-même le fils d’un serf libéré du fait du service militaire et qui est arrivé officier, Kornilov était le fils d’un cosaque pauvre bien sûr, à côté d’eux il y avait un baron Wrangel mais il ne faut pas s’imaginer que c’était classe contre classe et que c’était uniquement des possédants qui formaient l’Armée blanche. Beaucoup de gens très riches avaient des capitaux à l’étranger et je ne crois pas qu’ils se soient aussi furieusement battus que ceux qui n’avaient rien63.
72Le cas des militaires reste problématique de 1914 à 1920 la Russie a été en état de guerre, aussi le terme de militaire s’appliquait-il à la plupart des hommes en âge de prendre les armes. La très grande majorité des réfugiés de sexe masculin enregistrés par l’administration française ont servi dans l’armée au cours de la période considérée 64. Leur réflexe naturel est de se présenter comme des militaires dans la mesure où, pour la plupart d’entre eux, cette expérience a tenu lieu d’entrée dans la vie active.
7370 % des hommes s’étant déclarés militaires se sont engagés dans la lutte anti-bolchevique. Néanmoins, un quart des réfugiés n’ont participé qu’à la Première Guerre mondiale et une minorité a effectué son service avant-guerre sans avoir été par la suite mobilisée. Autrement dit, près d’un tiers des hommes réfugiés n’ont pas pris une part active au conflit qui a déchiré la Russie entre 1918 et 1920.
74Plus d’un tiers des réfugiés déclarés comme militaires ont participé à la Première Guerre mondiale puis à la guerre civile. Il s’agit de soldats et d’officiers qui, sitôt annoncée la démobilisation du front en mars 1918, ont rejoint l’Ukraine pour combattre l’occupant allemand et les Bolcheviks. Certains se réfèrent à cette imbrication des événements pour expliquer leur départ : « (Je suis parti) parce que j’ai suivi mon régiment et que je suis devenu Russe blanc »65. De ce point de vue le rôle des officiers dans la part que l’armée russe a prise dans l’armée blanche a été déterminant. Enfin, un tiers des réfugiés ayant pris les armes ont exclusivement participé à la guerre civile (dont la moitié pendant une année seulement).
75La présence des militaires lors des grandes évacuations des rives de l’Ukraine et leur participation décisive à l’organisation de ces départs collectifs contribueront largement à fixer des images durables dans la mémoire de l’exil et les représentations des réfugiés. Si « l’émigration blanche » désigne au sens étroit les anciens contingents des armées contre-révolutionnaires, l’extension de cette appellation à l’ensemble des réfugiés de l’entre-deux-guerres est significative elle démontre l’incidence du contexte migratoire dans le processus d’identification des émigrés. Nonobstant la diversité des trajectoires qui ont conduit à l’expatriation, la part prépondérante des « dans le refuge russe en France fonde la mémoire de l’exil. « Autres rivages » écrira Vladimir Nabokov pour intituler son autobiographie. La figure emblématique des adieux au pays natal est en effet une terre qui s’éloigne du regard dans le mouvement des eaux, le renoncement à la terre ferme pour l’univers mouvant de la mer et de l’inconnu. Embarqués, les civils le sont avec les armées, en présence d’un encadrement militaire imposant, russe ou étranger. C’est lui qui donne les consignes, définit les modalités d’organisation à l’arrivée aux abords de Constantinople où les réfugiés font l’objet d’un premier enregistrement. D’où viennent-ils, ou vivaient-ils jusqu’au coup d’État bolchevique, quels sévices ont-ils eu à subir de la part des Rouges Les questionnaires remis induisent la trame du récit. Quelles qu’aient été les circonstances du départ, la détermination personnelle, politique, l’enchaînement des événements, l’environnement et le partage d’un vécu collectif jouent déjà en faveur de la rationalisation des trajectoires. Tend alors à se fixer une mémoire homogène de l’exil qui épouse la destinée des armées blanches depuis le départ de Russie jusqu’aux rives du Bosphore et, au-delà, dans les transferts chaotiques vers les pays balkaniques avant l’arrivée en France. « L’émigration blanche » désigne ainsi le patrimoine mémoriel qu’a produit l’une des voies historiques de la dispersion russe en Europe. En France, ce patrimoine largement partagé assurera la solidité du lien communautaire. Il sera un puissant facteur d’homogénéisation recouvrant les disparités sociales des réfugiés et la diversité des situations historiques qui les ont poussés à s’expatrier.
76Dominante en France, l’émigration liée aux évacuations du sud de la Russie n’est pas pour autant prépondérante dans l’histoire de la dispersion russe en Europe. La géographie des différents flux migratoires au sortir de la guerre civile montre, au contraire, la part minoritaire de « l’émigration blanche » dans l’ensemble des refuges russes en Europe. Ceci désigne d’emblée la spécificité de l’émigration russe en France. Pour en comprendre les particularités (dues pour l’essentiel aux politiques suivies par l’État français et le Haut-commissariat aux Réfugiés) un retour à la configuration du refuge russe dans les différentes parties de l’Europe s’impose. De même qu’il est nécessaire d’aborder l’action, très sélective, des responsables de l’assistance aux réfugiés qui ont orienté les migrations vers l’ouest du vieux continent.
Notes de bas de page
1 Pour une présentation de cette source et de son élaboration, cf. annexe.
2 Cf. bibliographie. Nous avons personnellement collecté plus d’une cinquantaine de récits sous la forme d’entretiens libres ou dirigés et avons également utilisé des sources orales existantes comme celles constituées par C. Vernik dans le cadre de la préparation d’une émission télévisée.
3 Ces récits ont fait l’objet de plusieurs publications partielles (Vospominanija 500 detej, Prague, 1924 ; Deti Russkoj êmigracii, Lidija. Petruševa (dir.), Moscou, Terra, 1997 ; Les enfants de l’exil. Récits d’écoliers russes après la Révolution de 1917, présentés par Catherine Gousseff et Anna Sossinskaïa, Paris, Bayard, 2005). Parmi les autres entreprises visant à réunir les mémoires de la période, il faut également évoquer la constitution à Prague des Archives russes à l’étranger (alias Archives de Prague), qui donnèrent lieu, notamment, à la rédaction de nombreuses autobiographies et mémoires réalisées à la demande des responsables de cette collection (Cf. à ce propos, GARF, f. R-5881).
4 Franco Savorgnan, « Das Schicksal eines russischen Fürstengeschlechetes nach der Revolution », Actes du Congrès mondial de la population, Berlin, 1935, pp. 348-352.
5 Deti russkoj êmigracii, op. cit., p. 154.
6 Selon les travaux de Frank Lorimer, The Population of the Soviet Union. History and prospects, Genève, League of Nations, 1946. L’auteur fait remarquer en effet que, contrairement aux estimations selon lesquelles la famine de 1922 marque le record de mortalité, c’est l’année 1920 qui a été de ce point de vue la plus critique, en raison de l’effet cumulé des pertes de guerre, des épidémies de typhus, de dysenterie, et plus généralement de l’état de délabrement sanitaire, d’affaiblissement économique du pays. Cf. également Serge Adamets, Guerre civile et famine en Russie : le pouvoir bolchevique et la population face à la catastrophe démographique, 1917-1923, Paris, Cultures & Sociétés de l’Est, n° 36, IES, 2003 ; Serge Adamets, Alain Blum et Serge Zakharov, Disparités et variabilité des catastrophes démographiques en URSS, INED, Dossiers et recherches, n° 42, 1994.
7 Cette évacuation est certainement la mieux connue car elle fut prise en charge majoritairement par les alliés et a fait l’objet d’un enregistrement quasi systématique des réfugiés lors de leur passage par Constantinople à partir de mai 1920. Cf. GARF, f. 5982, op. 1, d. 5 ; archives ; MAE, série Russie-europe, d. 596, en particulier pp. 46, 63, 87).
8 Dans son panorama général des différents départs collectifs (évacuation d’Arkhangelsk en 1918 organisée par les Britanniques et comprenant 12 000 personnes, évacuation du général Yudenič la fin de l’année 1919 vers l’Estonie – 18 000 personnes – évacuation du général Bredov vers la Pologne en 1919 – 12 000 personnes –, évacuations alliées du Sud 1919-1920 de Simferopol, Odessa, Novorossi sk, Yalta, Batoum, etc.), John Simpson indique toujours une présence importante de civils (John H. Simpson, The Refugee problem. Report of a Survey, Londres, Oxford University Press, 1939, pp. 62-88). Les seuls départs collectifs connus effectués hors d’un contexte militaire sont ceux des Caréliens du Nord, réfugiés en Finlande après s’être révoltés contre le gouvernement de Russie soviétique. Cf. Marja Leinonen, « Helsinki : Die russische Emigration in Finnland », Der Grosse Exodus. Die russische Emigration und irhe Zentren, 1917 bis 1941, Karl Schlögel (dir.), Munich, C. H. Beck, 1994, p. 170 et sq. Outre les Caréliens, il faut mentionner le départ de 3 000 Grecs implantés depuis longtemps dans les environs de Kherson et qui quittèrent le pays en avril 1919. Mais ce départ fut effectué à l’aide des armées alliées.
9 Marie Bronsard, Une traversée slave du siècle. Souvenirs de Catherine Pillet-de Grodzinska, Pézenas, ed. Domens, 2002, p. 31.
10 Cette typologie présentée par J. Keep, The Russian Revolution : a Study in Mass Mobilization, Londres, Weidenfeld & Nicolson 1976, et synthétisée par Marc Ferro, La révolution de 1917, tome II Octobre, naissance d’une société, Paris, Aubier-Montaigne, 1976, pp. 427-428.
11 Le rôle des Cosaques et, plus généralement les origines socio-économiques de la configuration géographique de la guerre civile ont fait l’objet de nouveaux éclairages très importants. Cf. à ce sujet, Peter Holquist, Making War, Forging Revolution. Russia’s continuum of crisis, 1914-1921, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2002.
12 Lettre de Boulgakov (référence non indiquée), citée par J.A.E. Curtis, Mikhail Boulgakov, Les manuscrits ne brûlent pas, Une vie à travers des lettres et des journaux intimes, Paris, Julliard, 1993, p. 17.
13 George A. Brinkley, The VolunteerArmy and Allied intervention in South Russia, 1917-1921, A study in the politics and diplomacy of the Russian Civil War, Notre Dame Ind., University of Notre Dame press, 1966, p. 13.
14 Deti russkoj êmigracii, op. cit., p. 73.
15 Ibid., p. 144.
16 Rappelons qu’à la suite de la signature de la paix entre la Rada de Kiev et les puissances centrales, l’État-major allemand établit une sorte de protectorat sur l’Ukraine visant, officiellement, à protéger le pays des offensives bolcheviques.
17 Entretien V. G. Versailles. Décembre 1992.
18 Selon le récit qu’il fit à sa fille, enquête INED, cas n° 3.
19 Deti russkoj êmigracii, op. cit., pp. 83-84.
20 Emmanuel Soyfer, 40 ans après, Monaco, Sylfa, 1969. Son père, pharmacien, a été arrêté lors de la prise de Nicolaev par les Rouges mais c’est finalement le retour des Blancs qui provoque son départ…
21 N. B., entretien Paris, novembre 1983.
22 Fonds Claude Vernick, Entretien effectué à la maison de retraite russe de Nice.
23 Oleg Ivachkevitch, Mémoire des Russes en Oisans, Grenoble, Ed. de Belledonne, 1997, pp. 84-86.
24 Eva Berard, « Et Moscou redevint capitale » Moscou 1918-1941, De l’Homme nouveau au bonheur totalitaire, Catherine Gousseff (dir.), Paris, Autrement, 1993, p. 28.
25 Les administrateurs locaux des districts ruraux (zemstvo) et des villes s’étaient constitués en Unions au cours de la Première Guerre mondiale pour pallier les carences de l’État dans divers domaines (sanitaire, de l’aide aux réfugiés évacués des zones de front, etc.). Tout en conservant chacune ses spécificités, ces deux Unions poursuivront leurs activités en émigration sous l’égide d’un seul comité directeur, le Zemgor, dont il sera maintes fois question dans ce livre.
26 Sur la mobilisation des libéraux au cours de la Première Guerre mondiale, cf. notamment, Raymond Pearson, The Russian moderates and the crisis of Tsarism, 1914-1917, Basingstoke, Macmillan, 1977.
27 Marie de Bachmakoff, Mémoires, 80 ans d’épreuves et d’observations, Paris, Besson et Chantemerle, 1958, p. 188.
28 Entretien A. S. cit.
29 Enquête INED, cas n° 8. Le rôle exercé par l’Université de Yalta dans le regroupement des scientifiques est rappelé dans plusieurs témoignages d’époque. Vernadskij, le recteur de cette université, décida de ne pas émigrer et revint à Moscou en 1920.
30 SAI Marie de Russie, Une princesse en exil, Paris, Stock, 1933, p. 68.
31 Deti russkoj êmigracii, op. cit., p. 176.
32 Alexandre Morskoj, Carnets de notes, 1917-1948, Archives de la Cinémathèque française, cité par François Albera, Albatros. Des Russes à Paris 1919-1929, Paris, Cinémathèque française, 1995, p. 78.
33 Sur ces destinations, cf. successivement : Nina Berberova, C’est moi qui souligne, Arles, Actes sud, 1989, pp. 114-115. Enquête INED, cas n° 2 ; N. Souvoroff se rend avec sa grand-mère dans la propriété familiale de Saltykova à la limite de la Grande et de la Petite Russie, près du chemin de fer de Koursk.
34 Surnom de Saint-Petersbourg.
35 Deti russkoj êmigracii, op. cit., p. 221.
36 Marie de Baschmakoff, op. cit., p. 210.
37 Mark Višnjak, Sovremennye zapiski, Bloomington, Indiana University Press, 1957, p. 58.
38 Rossijskoe obščestvo krasnavo kresta, Očerk o dejatel’nosti glavnago upravlenija i mestnih predstavitel’stv za granicej po 1-e iulija 1922, Paris, Union, 1922, p. 11.
39 J. Simposon, op. cit. pp. 74-75. Les principales données statistiques sur l’émigration russe en Estonie proviennent de la Croix-Rouge américaine qui intervint en hâte pour endiguer une épidémie de typhus chez les réfugiés.
40 Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire 1901-1941, Paris, Seuil, 1978, (1951), p. 78. Selon le Bulletin statistique (Vestnik Statistiki) de 1924, Petrograd comptait 723 000 habitants en 1920 (recensement de 1920) contre 2, 3 millions en 1917.
41 G. Annenkov, En habillant les vedettes, Paris, Quai voltaire, 1994 (1951), p. 167.
42 Serge de Chessin, L’apocalypse russe, Paris, Plon-Nourrit, 1921, pp. 89-94.
43 Henri Minczeles, Vilna, Wilno, Vilnius, la Jérusalem de Lituanie, Paris, La découverte, 1992, p. 127.
44 Un mémorandum du Comité des zemstvos et des villes russes signalait encore en 1930 que « par suite de l’introduction du régime collectiviste dans les campagnes (…) un certain nombre de familles cherchent asile en Pologne » (GARF, collection SDN, f. 7067, op. 1, d. 340, mémorandum présenté à la commission du HCR le 14 mars 1930).
45 M. S., entretien, Paris, septembre 1994.
46 Zoe Oldenbourg, Visages d’un autoportrait, Paris, Gallimard, 1976, p. 106.
47 Peter Gatrell, A whole empire walking. Refugees in Russia during World War I, Bloomington, Indiana University Press, 1999.
48 Jurij Fel’štinskij, K istorii našej zakrytosti. Zakonodatel‘nye osnovy sovets-koj immigracionnoj i êmigracionnoj politiki, Moscou, Terra, 1991, pp. 18-19.
49 Créée en 1939 par l’une des filles du célèbre écrivain, la Fondation Tolstoj se consacra à l’aide aux réfugiés russes et organisa principalement l’émigration vers les États-Unis des personnes déplacées au cours de la Seconde Guerre mondiale.
50 John Hope Simpson, op. cit., p. 83 et sq.
51 Archives OFPRA, dossier 8834-D.
52 Ce terme, usité par l’administration de l’Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) dans les années cinquante, désignait les résidents étrangers en France qui, à la suite de bouleversements politiques intervenus dans leur pays d’origine, devaient être considérés comme des réfugiés.
53 OFPRA, dossier 12985-B.
54 OFPRA, dossier 3536-R. Un autre réfugié affirme : « Les Polonais n’aiment pas les Russes » (dossier 43400-C) un troisième souligne qu’il a été « persécuté parce que russe » (dossier 2675-C). cf. également à ce sujet, Mark Višnjak, Pravo menšinstv (Le droit des minorités), Paris, La presse française & étrangère, 1926.
55 Archives MAE, série Russie-Europe, d. 596, Genève, 26 août 1921, compte rendu de la conférence sur les réfugiés russes, p. 288.
56 Archives MAE, série Russie-Europe, d. 596, Mémorandum présenté à la SDN par la Conférence russe de Paris, p. 146.
57 Nina Gourfinkel, Aux prises avec mon temps, T. I., Naissance d’un monde, Paris, Seuil, 1953, p. 77.
58 Parmi les témoignages et essais sur les « réfugiés ordinaires cf. notamment, I. Ivachkevitch, op. cit., N. Berberova, Chroniques de Billancourt, Arles, Actes Sud, 1992 ; K. Parčevskij, Po russkim uglam, Moscou, RAN, 2002.
59 Ces résultats confirment toutes les estimations faites antérieurement. Cf. J. H. Simpson, op. cit., p. 85, P. Kovalevskij, Zarubežnaja Rossija, Paris, Lib. Des cinq continents, 1972 p. 13. Selon ces auteurs les trois quarts des émigrés avaient achevé des études secondaires.
60 D’après B. N. Mironov, « Gramotnost’Rossii 1797-1917 godov, Istorija SSSR, 1985, n° 4, cité par Wladimir Berelowitch, La soviétisation de l’école russe 1917-1931, Paris, 1990, p. 80.Cf. également Wladimir Berelowitch, « L’école russe en 1914 », Cahiers du monde russe et soviétique, XIX, (3), 1978, pp. 285-300.
61 Auteur d’une enquête réalisée en 1943 dans les communes de Meudon et du Petit-Clamart dont les résultats furent publiés dans deux articles. Madeleine Doré, « Enquête sur l’immigration russe », INED, cahier n° 2, 1947, pp. 140-159, Madeleine Doré et Robert Gessain, « Facteurs comparés d’assimilation chez les Russes et les Arméniens », Population, n° 1, 1946, pp. 99-116. En dehors de ces travaux, les seules enquêtes sociologiques sur les immigrés russes sont celles de M. Sams, réalisée en 1937 pour le rapport de J. Simpson sur les réfugiés (et dont ce dernier ne tire que des informations partielles) et celle du SSAE réalisée en 1950 (Thérèse Le Liepvre et Marie-Hélène de Bousquet, « Etude de 4 000 dossiers du Service Social d’Aide aux Emigrants », Français et immigrés. Nouveaux Documents sur l’adaptation, INED, cahier n° 20, 1954).
62 Rappelons que dans les formulaires de l’OFPRA, le français n’est pas considéré comme une langue étrangère et n’est donc pas pris en compte… L’analyse suivante de la connaissance des langues et des profils de militaires a été effectuée à partir de l’analyse statistique des dossiers de réfugiés de l’OFPRA.
63 Fonds Claude Vernick, entretien avec le colonel Garder.
64 Soit 86 %.
65 OFPRA, dossier 5433-V.
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