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Introduction

p. 5-16


Texte intégral

1L’auteur de cet ouvrage n’est pas étrangère au sujet traité. Bien que plusieurs générations l’en séparent elle fait partie, à l’instar de nombreux historiens de l’immigration, des « issus de… ». Cet aveu biographique, énoncé en avant-propos, entend désigner la posture spécifique de ceux qui revisitent l’histoire contée dont ils ont hérité. Or cette histoire-là, en dépit de la multiplicité des parcours et de la diversité des filiations de ses narrateurs, a eu pour particularité de se dire et redire de façon étonnamment semblable. Elle racontait, d’abord et avant tout, une multitude de destins exceptionnels rassemblés en un vaste panthéon de poètes, d’écrivains, de politiciens, d’artistes, de penseurs. D’où son irréductible singularité… Les bouleversements de la Révolution d’Octobre en donnaient l’explication : la part de la société russe anté-bolchevique, alors en situation de pouvoir et de savoir, avait été contrainte à la fuite. Cette histoire-là n’est en rien une histoire fausse, elle n’a de faux que d’être partielle.

2Ces récits, devenus mythes avec les années, ont longtemps détourné l’attention de ce qu’il en était véritablement des trajectoires sociales des centaines de milliers d’hommes, de femmes, de familles qui, au lendemain de la guerre civile, se sont présentés aux frontières orientales de l’Europe comme réfugiés. Pour revisiter cette histoire, pour observer la diversité des parcours, enquêter sur les identités sociales forgées ou reconfigurées par la migration, il convenait, dans un premier temps, d’adopter des points de vue « extérieurs », de considérer la façon dont cette histoire a été perçue et infléchie par les instances internationales et les différents pays d’accueil. C’était là une vaste entreprise.

3Avec la « question russe », en effet, a émergé en Europe la « question des réfugiés », groupe social jugé nouveau qui, par son ampleur, demandait une action concertée. Dès lors l’histoire des Russes en exil s’est confondue avec la progressive institutionnalisation du « réfugié ». Institutionnalisation qui, sous l’égide de la Société des Nations, a été impulsée par la création du premier Haut-commissariat aux Réfugiés. Cette prise en charge, jusqu’alors inédite, caractérisée par une étroite collaboration entre acteurs étatiques, internationaux, et associatifs, amène l’historien à considérer le rôle de l’action internationale dans l’orientation même des trajectoires des réfugiés.

4L’histoire sociale de l’exil russe ne pouvait être dissociée de celle de l’assistance humanitaire. Ce terme regroupe un ensemble d’interactions multiples qu’il s’agissait de démêler pour reconstituer la genèse, les caractéristiques et la portée de l’action internationale. De cette étude est ressorti un constat majeur : l’implication des réfugiés dans la mise en œuvre des formes d’assistance, le rôle significatif des organisations russes d’entraide dans l’élaboration des actions engagées en Europe. L’histoire sociale de l’exil russe ne pouvait se faire sans que soient distingués « assistants » et « assistés » chez les exilés eux-mêmes. On retrouvait alors, mais d’une autre façon, cette « spécificité russe » portée par la voix unanime des récits l’importance des élites au sein de cette émigration. L’enquête faisait apparaître à travers leur engagement très singulier dans la structuration de l’entraide, leur rôle décisif dans l’organisation de la collectivité. Le retour à l’histoire interne de l’émigration russe s’imposait, et la première interrogation portait à l’évidence sur l’impact du lien communautaire dans la capacité d’adaptation des réfugiés. Ce lien, formalisé dans un univers associatif extrêmement divers, touchant pratiquement tous les domaines de la vie sociale, a effectivement tenu une place centrale dans le devenir des Russes en France. Quant au tropisme élitaire, si présent dans l’histoire contée, il se pourrait que l’engagement des « hommes d’influence » en faveur des « réfugiés ordinaires » ait incité le plus grand nombre à s’identifier à sa minorité agissante.

5Ainsi esquissé, ce cheminement de l’interrogation désigne plusieurs lieux d’observation : l’histoire de la migration dans le contexte européen du début des années 1920, l’histoire de l’immigration dans le pays alors considéré par tous comme les « États-Unis de l’Europe », l’histoire d’une microsociété qui, entre conquête d’une représentation institutionnelle et réglementation de l’organisation communautaire, a créé les formes de sa distinction.

6Réfugiés ? migrants ? immigrés ? émigrés ? acteurs ou assistés ? Comment désigner au mieux ces expatriés aux différents moments de leurs parcours ? « L’exil russe » nommait la multitude des événements qui ont noué tant de destinées à travers l’histoire de leur dispersion.

L’exil Russe : une histoire Européenne

7La sortie de guerre prit aux frontières orientales de l’Europe un sens littéral : y affluèrent en nombre des civils démunis et des militaires en déroute fuyant la défaite et le désastre engendré par des années d’affrontements fratricides. La victoire du bolchevisme en Russie entraîna l’apparition brutale de centaines de milliers et, disait-on alors, de millions de réfugiés. Et cette masse de fugitifs se présenta d’emblée comme un « problème » pour le nouvel ordre européen.

8Les réfugiés russes n’étaient pas, loin de là, les premières victimes de l’immense cataclysme généré par la Première Guerre mondiale. Si la Révolution russe et le triomphe du pouvoir prolétarien produisirent une multitude d’exclus, la création des nouveaux États-nations bâtis sur la ruine des empires eut pour corollaire le rejet d’individus et de groupes minoritaires, expulsés par les nouvelles majorités nationales hors des territoires étatiques imposés par les traités de paix. Ceux-là, pourtant, mobilisèrent peu l’attention des puissances européennes ils étaient considérés comme une des conséquences résiduelles de bouleversements jugés dommageables mais inévitables dans la recomposition raisonnée de la carte européenne. L’apparition des réfugiés russes au cours de l’hiver 1920-1921 entraîna, au contraire, une mobilisation inédite des pouvoirs publics et des organisations internationales. Elle se fit au nom de « l’intervention d’humanité ».

9La concentration des réfugiés en certains lieux et, plus particulièrement, au « Proche-Orient » sur les braises de l’Empire ottoman, fut le révélateur d’une crise démographique de vaste ampleur qui n’avait pas encore dit son nom. La « question russe » précéda de peu les transferts de populations gréco-turques qui, eux-mêmes, réactualisèrent la question des réfugiés arméniens massivement regroupés dans la région… Les migrations contraintes de réfugiés et déplacés allaient représenter durant la première moitié de la décennie le grand défi posé à la paix.

10Bien que traités au cas par cas, ces mouvements de population furent appréhendés dans un souci commun de contrôle et d’orientation des migrations. Qui, combien, où ? Une ingénierie sociale des déplacements humains dans un cadre planifié, telle était la réponse unitaire issue des concertations. Fait remarquable, en s’imposant pour la première fois sur la scène européenne, le problème des réfugiés était posé non pas tant sur le plan politique mais plutôt comme une question technique et c’était là une nouveauté.

11L’exil russe apparut en Europe au moment où, avec la fin du rapatriement des prisonniers de guerre, s’estompaient les dernières séquelles de la guerre. L’organisation du retour au foyer de près de 500 000 hommes avait été pour la Société des Nations la première expérience d’envergure de migrations dirigées. Cette expérience allait constituer un cadre de références et de pratiques pour la prise en charge des réfugiés russes.

12À partir de 1921 débuta, avec la création du Haut-Commissariat aux réfugiés russes, un processus visant à faire du réfugié une catégorie distincte d’étrangers protégés. Au-delà de l’urgence humanitaire c’est surtout par l’indétermination de leur statut de « sans patrie » et, bien souvent, par l’absence de tout document attestant de leur d’identité que les Russes devinrent un « problème » pour l’ordre européen. Un problème tangible dès lors qu’il s’agissait d’orienter de nouvelles migrations vers des pays susceptibles de les accueillir plus durablement qu’ils ne l’étaient dans les refuges précaires des territoires frontaliers. L’élaboration du certificat de réfugié, destiné à pallier l’absence de documents officiels, ouvrit sur un projet nouveau : créer pour les apatrides une autorité de substitution à même de les représenter et de garantir leur protection.

13Où aller ? Cette question mobilisa tous les interlocuteurs impliqués dans l’assistance aux réfugiés. De vastes projets de colonisation des terres vierges du Brésil et de l’Argentine virent le jour, mais sans grands résultats. Face aux limitations de l’immigration imposées par les États-Unis, l’Europe apparaissait comme le seul lieu possible d’un accueil effectif. L’histoire de l’émigration russe fut essentiellement l’histoire d’une dispersion à travers les pays du vieux continent, tantôt considérés comme territoires de transit, tantôt comme lieux d’installation durable, tantôt l’un et l’autre.

14La migration russe s’effectua surtout à travers des trajectoires collectives des parcours solitaires, des cheminements aléatoires ont bien existé, mais furent loin d’être la norme. Sollicités de toutes parts, les États ont inégalement répondu au devoir d’accueil, et ces réponses n’ont pas toujours été faites en fonction des capacités réelles de prise en charge et d’insertion des réfugiés. Des considérations logistiques – accueillir au plus près –, des affinités politiques, des proximités culturelles ont joué dans cette polarisation des migrations. Et, de fait, les politiques d’accueil ont été très diverses et les engagements spécifiques.

15De tous les grands États d’Europe occidentale la France fut le pays qui accueillit le plus grand nombre de réfugiés russes, de 70000 à 80000 personnes ; chiffre important, même s’il est loin des 400000 lyriquement proclamés… Cet accueil fut remarqué, d’autant que la France était le pays le plus éloigné des premières terres d’asile. Dans les années 1920 les Russes se retrouvèrent ainsi l’un des nombreux groupes étrangers présents dans le pays, le seul d’Europe qui se soit alors engagé dans une politique massive d’immigration.

L’exil Russe : des trajectoires Françaises

16L’ouverture des frontières aux travailleurs étrangers aux lendemains de la Grande Guerre marque une étape nouvelle dans l’histoire de l’immigration en France, non seulement en raison de l’importance des arrivées, mais aussi par les pratiques innovantes de recrutement et de gestion de cette main-d’œuvre. La planification, conçue en fonction des besoins des entreprises, étendit le mode de recrutement déjà initié pendant la guerre : l’embauche massive, à distance, des immigrés. Des accords cadres bilatéraux, passés avec les pays d’origine, organisaient la venue de groupes entiers et les répartissaient dans les différents centres industriels du pays. Les migrations dirigées étaient donc loin de ne concerner que les réfugiés, elles s’étaient imposées comme le mode dominant d’organisation de l’immigration.

17Tout ceci modifiait profondément la façon dont l’étranger était appréhendé. La généralisation de l’État-nation fixait désormais clairement les frontières entre nationaux et étrangers selon une législation exclusivement fondée sur la notion de ressortissant. La France, grand pays d’immigration, joua en Europe un rôle central dans l’élaboration des nouvelles réglementations sur les droits d’entrée et de séjour des « ressortissants étrangers ». La nouvelle catégorie de « réfugié » fut élaborée parallèlement à celle de « l’immigré » qui, à travers la contrainte administrative, acquit un statut particulier.

18Le contexte français de l’entre-deux-guerres est ainsi marqué par la mise en place de règles et de normes qui, par définition, excluaient l’accueil des réfugiés « sans-patrie ». Quelle place, alors, leur donner dans l’histoire de l’immigration si, d’entrée, ils y apparaissent dans leur « anomalie » ? La tentation est grande de les considérer, avant tout, dans leur différence « a-juridique » et leur situation sociale atypique. Cette tentation est en France dominante dans l’opinion et se retrouve aussi chez de nombreux historiens. L’irréductible singularité de cette émigration n’est pas seulement revendiquée de « l’intérieur », elle est accréditée à « l’extérieur ». Mais la force du préjugé a aussi son histoire…

Le mythe Français du « Russe blanc »

19La France, le plus grand pays d’accueil des réfugiés ; c’était là dans les années 1920 une évidence, tant l’arrivée des Russes y fit sensation. Ils incarnaient la face inverse de la Révolution celle des nantis déchus, et cela ne pouvait éveiller que passion et compassion. Leur situation suscita l’imaginaire français avec une rare intensité. Le cinéma, la littérature, la presse racontaient sur tous les registres les nombreux épisodes de leur épopée, de la grandeur à la décadence. La mode russe, investie par les fantasmes qu’éveillait un monde si brutalement révolu, inonda la scène parisienne : haute couture, parfums, jouets, cigarettes, restaurants, cabarets, chacun tenait à se prévaloir du « cachet russe ». Et « l’ame slave » à la mode invitait à exalter le lyrisme expressif des émotions, des plus pathétiques aux plus excentriques… L’arrivée des Russes déclencha un phénomène culturel, certes circonscrit, mais étroitement lié aux Années Folles. Dans la mémoire française de l’émigration russe ces années-là occupent une place majeure. Cette mémoire a gardé en nombre des faits exceptionnels ou romanesques, bien plus qu’elle n’a conservé les traces tangibles de l’existence concrète des réfugiés dans la vie sociale de l’époque. Les représentations de l’émigration russe se sont forgées dans un curieux mélange de fiction et de réalité, cristallisé dans le stéréotype vivace du « Grand prince devenu chauffeur de taxi », figure emblématique de la chute de l’ancien monde… Aux yeux des Français le destin des Russes s’incarne ainsi dans l’inéluctable déclassement social des anciennes classes dirigeantes, même si quelques réussites remarquables, comme celle de Henri Troyat, l’heureux élu de l’Académie française, témoignent d’une intégration consacrée. De fait, les Russes ont fortement marqué de leur présence les milieux parisiens, intellectuels et artistiques de l’époque, mais cette empreinte, suscitant une perception très élitiste de l’émigration, a contribué à masquer tout ce qu’il en était de « l’autre émigration ».

20Le « tropisme parisien » dans la construction de la mémoire construite des Russes en France explique, selon nous, le peu d’intérêt que les spécialistes de l’immigration ont jusqu’à ce jour porté à l’histoire de ce groupe. Pour preuve, les synthèses aujourd’hui nombreuses consacrées à l’histoire des étrangers en France au xxe siècle où les Russes n’apparaissent, au mieux, que de façon marginale, leur présence étant surtout considérée dans son atypicité. Fait d’autant plus remarquable que l’historiographie a connu au cours de ces trente dernières années un renouvellement considérable de ses problématiques et de ses savoirs. Notre étude doit beaucoup à l’ensemble de ces travaux, que ce soit dans l’exploration des pratiques étatiques, des trajectoires sociales des immigrés, ou encore des comportements communautaires. Il s’agissait dès lors de réintégrer l’histoire des réfugiés russes dans l’histoire de l’immigration en montrant que leur venue était loin d’avoir eu lieu sans contrôles ni limitations. Les réfugiés russes ont connu, comme d’autres, les « migrations dirigées », ils ont été, comme d’autres, constitués en « groupes placés » dans les centres économiques du pays et, plus généralement ont fait l’objet des mêmes politiques d’immigration que celles appliquées à l’ensemble des étrangers. Ceci, à l’évidence, n’excluant pas nombre de trajectoires atypiques. En d’autres termes, les réglementations et modalités d’accueil ont été les mêmes pour les Russes que pour les autres ; la dérogation à la règle par l’élaboration de mesures spécifiques ne faisant qu’en présentifier la contrainte.

21L’introduction de dispositifs ad hoc pour les réfugiés entraîna les grands flux d’arrivées du milieu de la décennie. Les trajectoires des émigrés de la guerre civile allaient croiser celles des Russes déjà présents : des vétérans de la Grande Guerre ou des émigrés installés de longue date, plus nombreux qu’on ne le considère habituellement : en 1911, 35000 sujets de l’empire russe étaient en effet enregistrés en France, pour la plupart dans le Bassin parisien et sur la Côte d’Azur.

22Parmi eux une importante communauté juive issue des grandes migrations qui avaient suivi les violences antisémites des années 1880, communauté qui s’était fortement accrue dans la première décennie du xxe siècle quelques groupes très peu nombreux, reliquat des émigrés politiques révolutionnaires ou libéraux partis après la révolution de 1905 ; et une minorité de militaires difficile à évaluer. Parmi les milliers de soldats des corps expéditionnaires russes, venus pour renforcer le front en 1916, certains s’étaient en effet installés en France et, au lendemain de la guerre, d’anciens prisonniers de guerre russes qui avaient traversé le Rhin ou qui étaient venus des départements libérés d’Alsace-Lorraine s’étaient adjoints à ces groupes de vétérans.

23Les Russes sont donc loin d’être inconnus en France quand arrivent les grands flux de réfugiés de la guerre civile. Des rencontres ont lieu entre les uns et les autres, dans certains milieux professionnels, à travers les réseaux associatifs d’anciens militaires, au hasard d’embau-ches communes, ce qui n’exclut pas rejets ou distance entre ces générations migratoires. Les émigrés du Pletzl forment, de leur côté, un monde à part. Parmi les réfugiés nouvellement arrivés, les Juifs sont une minorité, en revanche bien représentée au sein de l’intelligentsia où ils jouent souvent le rôle de passeurs entre des univers communautaires culturellement et politiquement distincts.

24Ce qui caractérise l’émigration anti-bolchévique de l’entre-deux-guerres c’est qu’elle affirme une identité unitaire russe, laquelle renvoie bien plus à la réalité impériale de la Russie qu’à la présence des « Grands-russes ». Ceux-ci sont, de fait, minoritaires par rapport aux originaires d’Ukraine ou du Caucase ; mais, en France tout au moins, le partage d’un même destin et ressenti face à l’URSS a contribué à homogénéiser la collectivité dans la revendication d’une appartenance russe.

25Que sait-on, en définitive, de ce groupe qui a toujours invoqué son extériorité d’« émigrés » et qui s’est soudé dans l’adieu contraint à la terre d’origine. Que sait-on de l’émigration russe ?

Une histoire interne de l’émigration Russe

26Cet ouvrage chemine sur des voies peu fréquentées mais déjà dessinées dans l’importante historiographie consacrée à l’émigration russe de l’entre-deux-guerres, une historiographie aux traits spécifiques, comportant à la fois d’évidents acquis et de fortes limites liées à la posture de ses principaux auteurs.

27L’histoire de l’émigration russe a d’abord été entreprise par les émigrés eux-mêmes, et ce fait a son importance. L’ego-histoire induit en effet un angle de vue qui a conditionné les recherches ultérieures pour devenir le cadre même des études. Cet angle donne à voir une entité déterritorialisée : la Russie hors frontières (Zarubežnaja Rossija) ou l’histoire d’une diaspora. La diversité des configurations des communautés selon leurs composantes, les pays d’accueil, s’est trouvée ignorée ou minorée par la mise en évidence d’un territoire existentiel et culturel partagé, forgé tout autant dans le malheur de l’exil que dans ses défis. Davantage que l’activité politique proprement dite, l’affirmation d’une présence russe hors de l’Union Soviétique constitua l’essentiel du combat mené par les bannis de la Révolution. La pérennisation des valeurs et références de l’ancien monde dénoncées par le nouveau régime fut le socle sur lequel s’édifia cette Russie hors frontières, caractérisée, malgré la grande dispersion des hommes, par la diffusion de véritables modèles d’organisation et de comportements. De fait, la constitution d’une diaspora fut l’une des caractéristiques de l’exil russe qui s’est illustrée non seulement à travers une multitude de liens personnels et associatifs, mais aussi et tout particulièrement à travers l’intense circulation d’une abondante production intellectuelle.

28Témoin du dynamisme et de la créativité de l’émigration, l’édification de ce patrimoine forgeait les contours de cette Russie immatérielle où les interactions avec le monde extérieur n’étaient pas perçues comme essentielles. Ceci restera une constante dans les travaux ultérieurs l’histoire de la Russie en exil fut appréhendée comme une histoire culturelle, et cette orientation perdura. Il est vrai que la réalisation précoce de nombreux inventaires bibliographiques, le recensement impressionnant de publications, tant savantes que populaires, ou encore les nombreuses chroniques des manifestations littéraires, artistiques, scientifiques, y invitaient. Avec la fin de l’URSS, le tabou portant sur l’émigration a été levé, d’où un intérêt, une curiosité extrêmes en Russie pour ce pan d’histoire occulté. Synthèses et articles pour grand public y côtoient entreprises encyclopédiques, monographies savantes, publication d’archives, etc. Cet investissement récent, mais qui ne se dément pas, n’a pas vraiment infléchi les tendances dominantes d’une approche très « culturelle » de l’émigration. Il les aurait même accentuées… la « Russie manquante » représentant chez bien des auteurs russes contemporains la part lumineuse d’un sombre xxe siècle soviétique.

29Pourtant, dans ces vingt dernières années, des démarches novatrices s’affirment. L’historiographie s’est considérablement enrichie avec la multiplication des travaux russes ou étrangers consacrés à des milieux sociaux spécifiques, les militaires par exemple, ou par le développement d’approches « territoriales de l’émigration dans les pays balkaniques, en Tchécoslovaquie, et bien sûr en France. Mais il s’agit bien là de « tendances » et non pas de l’exploration systématique d’un champ de recherches qui a pourtant montré toute sa richesse potentielle.

30Notre étude s’appuie ainsi sur un corpus bibliographique très important mais pour une grande part polarisé sur les milieux les plus influents de l’exil, davantage appréhendés dans leur singularité que dans leurs liens et leurs fonctions à l’intérieur même de la vie communautaire. Notre ambition a été de mettre en évidence les interactions qui ont joué au sein même de cette collectivité, socialement très diverse, et celles qui l’ont liée à ses partenaires extérieurs.

L’histoire des réfugiés Russes et ses acteurs

31La forte spécificité de l’émigration réside à l’évidence dans la représentativité de ses élites qui constituèrent, du moins en France, près du tiers des réfugiés. Proportion remarquable mais néanmoins minoritaire au sein d’un groupe très divers et hétérogène. Si, comme l’établissent nombre de témoignages et d’études, cette émigration s’est caractérisée par la force de son lien communautaire, comment se sont alors organisés les rapports sociaux, quel rôle ont joué les élites dans la structuration de la collectivité, quelles dynamiques ont-elles impulsées ? Cette question est abordée à travers le développement de l’auto-assistance. La création et la refondation de grandes organisations d’entraide dans l’émigration se sont inscrites dans la continuité de l’expérience humanitaire développée au cours des guerres – mondiale et civile – en Russie. Mais l’assistance interne n’aurait pu exister dans son ampleur et son inventivité sans les ressources propres issues de divers fonds de l’État russe à l’étranger. L’histoire de ces ressources met en scène différents milieux d’acteurs, fait apparaître les rapports de force existants, et rend compte des formes d’arbitrage instaurées pour assurer et garantir la cohésion d’une communauté en exil. C’est, au bout du compte, toute une architecture de l’organisation communautaire qui se révèle, tenue par un encadrement sûr.

32Milieux d’animateurs sociaux (obščhestvennye dejatel’i), de médiateurs et d’arbitres internes, le monde de l’« exécutif » russe fut aussi celui de l’interface avec les interlocuteurs extérieurs, gouvernementaux et internationaux. F. Nansen, fit participer les associations russes aux travaux du Haut-Commissariat aux réfugiés dès leurs débuts et elles y furent influentes, aussi bien dans l’orientation donnée à l’action internationale que dans le processus d’institutionnalisation de l’asile. Ainsi la nécessité de créer une existence juridique palliant la perte d’une appartenance étatique et garantissant les droits des apatrides fut d’emblée inscrite comme une priorité dans les concertations. Ce projet suscita une intense mobilisation des représentants de l’émigration qui aboutit, à la fin de la décennie, à l’élaboration d’un système international de protection. Or, ce système fut conçu, pour l’essentiel, au sein de la commission consultative des juristes russes et arméniens mise en place à Genève au milieu de la décennie. La très grande singularité qui caractérise la création du premier statut de « réfugié » réside ainsi dans le fait qu’il est issu de travaux menés par les exilés eux-mêmes. L’entre-deux-guerres constitue de ce point de vue une période unique de collaboration et de partenariat entre les institutions internationales et les réfugiés qui ne furent pas seulement des assistés mais des acteurs à part entière dans l’élaboration des modalités de leur distinction et de leurs droits.

Différents observatoires sur les parcours des réfugiés

33Reconstituer l’histoire d’une migration collective depuis le foyer natal jusqu’à l’arrivée en France, tel était le premier objectif de cette étude à plusieurs volets. La première question était bien de savoir comment s’étaient effectuées les trajectoires migratoires des réfugiés et quelles avaient été leurs incidences sur les parcours sociaux ultérieurs. Il y eut des trajectoires aléatoires, accidentelles, toujours singulières, mais l’hypothèse de migrations groupées, inscrites dans de tout autres logiques était suggérée à la fois par la concordance des récits de vie collectés et par les grandes orientations de l’action internationale dont témoignaient les multiples rapports, échanges et correspondances entre Genève et les gouvernements. Mais comment vérifier cette hypothèse ? La consultation des dossiers des réfugiés russes enregistrés à l’Office de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) et l’exploitation statistique des données sur les parcours migratoires fournit des réponses décisives Les différentes histoires collectives se faisaient jour d’elles-mêmes, et, selon les parcours suivis et les moments d’arrivée, se distinguaient les trajectoires des « élites » de celles des « réfugiés ordinaires » venus plus tardivement par d’autres voies et selon d’autres modalités. À partir de là se dessinaient d’autres pistes d’exploration de l’histoire de l’immigration des Russes en France. Les sources d’époque ont été largement sollicitées : les recensements de population, les enquêtes journalistiques, les archives des associations russes, les mémoires, les récits de vie, et, bien sûr, les documents liés à l’activité des instances genevoises : le Haut-commissariat aux Réfugiés et le Bureau international du Travail en charge du placement professionnel des réfugiés en France… Tout ceci orientant, in fine, l’enquête sur l’étude des différents aspects de l’institutionnalisation de l’asile et de l’organisation communautaire.

34Une histoire moins éloignée de nos interrogations contemporaines qu’elle n’aurait pu, tout d’abord, le paraître…

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