Chapitre 1. La lente reconnaissance du patrimoine archéologique
p. 13-51
Texte intégral
1L’apparition d’une archéologie fondée sur la notion de patrimoine transforme des monuments, jadis dédaignés, en sujets d’études, puis en témoins d’un passé à préserver, substrat de la nation. En effet, à compter de la Révolution se fait jour l’idée que préserver les monuments c’est prendre en compte l’existence d’un patrimoine historique national permanent, par-delà les critères et soubresauts politiques, philosophiques ou théologiques. Pendant la majeure partie du siècle, il ne s’agit que de préserver l’existant qui menace ruine ou destruction, et qui peut être chronologiquement affecté aux périodes historiques. Les vestiges d’un passé plus lointain, antéhistorique, en ce qu’ils demeurent des matériaux scientifiques par ailleurs très controversés, ne bénéficient pas encore du même mouvement. Mais au-delà de la prise en compte du patrimoine historique, c’est bel et bien la lutte entre deux principes sociaux qui se fait jour : l’impossible rapprochement entre l’inviolabilité de la propriété privée et la légitime protection d’un élément transcendant (l’intérêt national de l’histoire et de l’art) qui impose le recours éventuel à la contrainte. En d’autres termes, l’archéologie découvre qu’il peut être chimérique d’espérer concilier droit individuel et intérêt public.
I. L’apparition de la notion générale de « monuments historiques »
2Depuis le xvie siècle, la France des clercs, puis des antiquaires, a connu un réel développement du goût pour les collections d’art ou d’histoire naturelle. Plusieurs personnalités, animées d’une volonté de conceptualiser leurs travaux, parviennent à émerger d’un ensemble essentiellement composé de collectionneurs. Les Nicolas Fabri de Peirese, Jacob Spon, Dom Bernard de Montfaucon, Anne-Claude-Philippe de Tubières-Griomard de Pestels de Levis comte de Caylus ou Claude-Madeleine Grivaud de la Vincelle forment la première cohorte des archéologues9, et se révèlent à travers l’archéologie de la Gaule10.
A. La Révolution et ses contradictions : destruction et conservation
3La période révolutionnaire est quant à elle marquée par une double épuration politique et esthétique. D’un point de vue patrimonial, deux tentations antithétiques pèsent sur ceux qui entendent mettre à bas l’Ancien Régime : la volonté de détruire tous les vestiges et symboles d’un passé honni, et ce sans retenue, voire sans discernement, accentuée par la nécessité de vendre les biens nationaux afin de se doter des moyens financiers indispensables pour répondre à la crise financière et à la guerre aux frontières.
4Mais c’est aussi sous la Révolution que naît la notion de patrimoine collectif, c’est-à-dire l’idée de biens nationaux et indivis hérités du passé à transmettre aux générations futures. Le concept même de biens nationaux ne recoupe pas celui de domaine public, connu antérieurement. Il s’agit là, essentiellement, de faire rentrer dans les caisses publiques, désespérément vides, un peu d’« argent frais ». Il trouve son origine dans la proposition du comte de Mirabeau adoptée le 2 novembre 1789 par l’Assemblée nationale de considérer que « la propriété des biens ecclésiastiques appartient à la nation »11. Ces biens nationaux servirent aussitôt à garantir des emprunts remboursables en terres, avec un médiocre succès. Le 13 février 1790, l’Assemblée nationale supprime les ordres et congrégations. Nombre d’édifices religieux sont laissés à l’abandon.
5Le 13 octobre 1790, l’Assemblée nationale prend connaissance d’un projet de décret rédigé par le Comité de constitution présenté par Charles de Talleyrand, évêque d’Autun. Le Comité travaille alors à la préparation d’un texte consacré à l’instruction publique qui devrait être ultérieurement adossé à la Constitution. Mais, comme plusieurs autres comités (finances, santé) interférent entre eux, le Comité sollicite de l’Assemblée un rappel, par voie de décret, de ses prérogatives en matière d’instruction. Cette audition lui offre l’opportunité d’étendre ses compétences propres à d’autres questions intéressant l’instruction, en particulier le pillage de certains monuments qui « sont de grands moyens d’instruction, dont le talent enrichit sans cesse les générations suivantes. »12 En réalité, son réquisitoire contre les déprédations n’entraîne aucun débat. Il ne s’agit que de prendre acte. D’ailleurs, le projet de décret ne vise à assurer la protection que des seuls biens nationaux, en l’espèce ceux qui appartenaient précédemment au clergé et dont l’Assemblée peine à se faire une idée précise. C’est parce qu’elle méconnaît l’étendue réelle de ce patrimoine que l’Assemblée demande aux départements d’en faire l’inventaire, de remettre cet état à son Comité d’aliénation (assisté lui-même d’une commission spéciale chargée des sciences, lettres et arts) et de veiller « par tous les moyens qui sont en leur pouvoir » à la conservation des églises et des maisons, de province et de Paris, devenues domaines nationaux13. Six mois après la création des assignats, c’est implicitement la vente de ces biens qui est à terme envisagée. Mais, dans l’immédiat, il est décidé que les objets recueillis seront rassemblés dans des dépôts spécifiques14.
6La Commission des monuments, née le 6 décembre 1790 de la fusion de la Commission d’aliénation et de sa commission spéciale, désigne l’ancienne maison conventuelle des Petits-Augustins comme lieu de conservation, ou plutôt de séquestre, des statues et tableaux provenant des institutions religieuses « arrachés des mains de la destruction » afin de la préserver « de la torche de l’Hérostracisme »15. Le 4 janvier 1791, le peintre Alexandre Lenoir est nommé conservateur de ce dépôt, le plus important en nombre d’objets.
7Contrairement à ce qui se passait ailleurs, Lenoir va savoir préserver l’intégrité des pièces qui lui seront confiées et en faire l’inventaire, consignant scrupuleusement dans un journal les entrées et sorties de tous les objets. Le 21 octobre 1795, il va même obtenir l’autorisation de transformer son dépôt en musée historique, selon une présentation chronologique de la sculpture française16 qui débute par la description des « monuments de l’ancienne Gaule », terme vague évoquant l’époque considérée comme la plus reculée. Ce musée connaît rapidement un réel succès, tant par le nombre de ses visiteurs que par le sens qu’ils accordent à sa visite. De fait, pendant de nombreuses années, son souvenir va marquer l’intelligentsia française, mais également servir de modèle à d’autres pays. Ainsi, en 1843, à la Chambre des députés, François Arago rappellera que :
« Le musée des monuments français de la rue des Petits-Augustins [...] était visité journellement par une foule studieuse et recueillie. Dès les premiers pas qu’on faisait dans ce regrettable musée, le culte de l’art se mariait à de vifs sentiments de nationalité, et il était rare que la lecture attentive de quelques chapitres de notre histoire ne terminât pas la journée des visiteurs. »17
8L’historien Jules Michelet, dans Le Peuple, l’évoquera également en indiquant ce qu’il lui doit dans sa passion pour l’histoire :
« Ma plus forte impression d’enfance, après celle-là [la découverte de L’imitation de Jésus-Christ], c’est le musée des monuments français, si malheureusement détruit. C’est là, et nulle autre part, que j’ai reçu d’abord la vive impression de l’histoire. Je remplissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans quelque terreur que j’entrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde. »18
9Mais l’exemple de la gestion scrupuleuse du dépôt administré par Lenoir apparaît comme une exception.
10À l’été 1792, c’est une nouvelle révolution qui débute lorsque l’Assemblée nationale législative « décrète que la patrie est en danger » et décide l’arrestation du roi ainsi que la confiscation des biens de la Couronne. Dès lors, c’est l’État lui-même qui prend l’initiative de favoriser le saccage des monuments anciens, car la Terreur se lance dans la surenchère afin de ne pas « laisser plus longtemps, sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l’orgueil, au préjugé et à la tyrannie »19. En trois jours (11-13 août) toutes les statues des places publiques de Paris sont renversées. Les arrestations, les massacres de Septembre, l’émigration d’une partie de la noblesse vont mettre en péril, entre autres trésors, de nombreux cabinets de curiosité, collections particulières d’histoire naturelle et bibliothèques. C’est ainsi que le 14 août, l’Assemblée nationale législative adopte un décret tendant à convertir en canons les œuvres d’art et monuments en bronze qui se trouvent dans les établissements publics ou royaux. Toutes les statues, bas-reliefs et autres inscriptions en bronze des parcs et jardins publics, mais aussi des maisons devenues biens nationaux doivent être enlevés et placés sous la responsabilité des communes avant d’être fondus. La destruction « sans aucun délai » des symboles visibles de l’Ancien régime est ordonnée « à la diligence des communes ». Enfin, la commission qui avait été créée le 11 août devra veiller à la conservation du mobilier de la couronne et des objets d’art et en établir l’inventaire afin de décider de leur sort20.
11À partir du 16 septembre, l’assemblée semble se ressaisir. Il est vrai qu’elle vient de prendre connaissance d’un énième acte de saccage, en l’occurrence des coups de fusils tirés sur les deux chevaux de marbre des jardins de Marly. Elle affirme qu’il convient de continuer à livrer à la destruction les monuments qui rappellent « le souvenir du despotisme », tout en appelant à préserver et à conserver « honorablement les chefs-d’œuvre des arts, si dignes d’occuper les loisirs d’un peuple libre ». Dans cette perspective, la Commission des arts et des monuments21 est alors chargée d’inventorier tous les biens mobiliers des édifices nationaux et « maisons ci-devant dites royales », à charge pour les administrations de « veiller spécialement à ce qu’il n’y soit apporté aucun dommage par les citoyens peu instruits ou par des hommes malintentionnés »22. Le 10 octobre 1792, la Convention nationale finit par décider de surseoir à la vente de toutes les collections de livres, tableaux et objets scientifiques et, le 18 octobre, confirme la Commission des monuments dans ses fonctions. En réalité, celle-ci n’est qu’en sursis.
12C’est en 1793 qu’est définie la première réglementation protectrice des monuments. Le 13 avril 1793, la Convention nationale, avertie par un inspecteur de la salle que « des malveillants ont mutilé quelques statues aux Tuileries », décrète une peine de deux années de détention pour ceux qui « seront convaincus d’avoir mutilé, cassé les chefs-d’œuvre en sculpture dans le jardin des Tuileries et autres lieux appartenant à la République » (décret des 13-17 avril). Après des années d’anarchie, il ne s’agit plus de seulement constater et parfois de déplorer des déprédations, mais bien de reconnaître en ces actes des délits. Le 6 juin, la Convention nationale écoute un rapport de Joseph Lakanal au nom du Comité d’instruction publique. Avec emphase et le sentiment d’agir pour l’histoire, il vole au secours d’une victoire acquise dès le 13 avril mais qu’à l’évidence il est nécessaire de conforter. À l’issue, l’assemblée réitère ce qu’elle a décrété précédemment, c’est-à-dire une pénalisation des dommages : une « peine de deux ans de fer contre quiconque dégradera les monuments des arts dépendants des propriétés nationales » (décret des 6-16 juin)23. Toutefois, c’est cette même Convention qui décrète que les « tombeaux et mausolées des ci-devant rois, élevés dans l’église de Saint-Denis, dans les temples et autres lieux, dans toute l’étendue de la République, seront détruits le 10 août ».
13Le 24 octobre 1793, le mathématicien et député du Puy-de-Dôme Charles-Gilbert Romme rend à la Convention nationale, au nom du Comité d’instruction publique, son rapport sur le vandalisme officiel. Le même jour un décret est adopté. Il a pour but de limiter les destructions abusives de tous les signes de la royauté et de la féodalité dans les jardins, parcs, enclos et bâtisses.
14Les mesures prises en 1793 n’édictaient de peines qu’à l’égard des auteurs de délits, c’est-à-dire que leur champ d’application ne concernait que les mutilations intentionnelles stricto sensu, en l’espèce des dégradations des chefs-d’œuvre exposés dans les lieux publics ou des monuments dépendant des propriétés nationales. Mais, plusieurs années de destructions encouragées par l’État et un champ d’application trop restreint rendaient ces normes d’application vaine. Avec les confiscations successives des biens du clergé, des émigrés puis du roi, en moins de trois années la Révolution s’est trouvée à la tête d’un patrimoine considérable qu’elle se révèle incapable de gérer (tant en terme de sauvegarde que d’inventaire) et la Commission des monuments, certes complètement dépassée par l’ampleur de la tâche, va en être la victime expiatoire.
15Le 8 novembre 1793 (28 frimaire an II), dans un rapport remis à la Convention au nom du Comité d’Instruction publique, le député du Bas-Rhin François Mathieu rappelle les errements qui ont présidé à l’administration des biens depuis leur saisie. Si, les premiers mois de son existence, la Commission a semblé agir avec zèle, celui-ci s’est ensuite amoindri jusqu’à en devenir suspect (« le civisme de plusieurs membres de cette commission a paru stationnaire et celui de quelques-uns arriéré »). Pour Mathieu, plusieurs explications essentiellement structurelles interdisaient à la Commission de remplir l’intégralité de sa mission :
« Son organisation était insuffisante, en ce sens qu’elle manquait de moyens de surveillance et d’exécution pour assurer dans toute l’étendue de la République l’exactitude et l’activité des travaux auxquels elle vaquait à Paris. [...] Elle n’était pas munie de membres pour plusieurs divisions de travail importantes. La littérature, les arts ; les antiquités y comptaient des hommes éclairés et des gens de lettres ; mais les sciences naturelles et les fortifications, ainsi que d’autres branches avaient été omises ou faiblement pourvues. »
16Incapable d’assumer le tout, elle dédaigne autant le particulier et ne s’oppose pas aux destructions. Encore plus grave, elle est à ce point dépourvue de civisme que de nombreux biens sortis de demeures d’émigrés, voire ayant « appartenu à la femme du tyran », sont mis en vente par des particuliers et des étrangers, des Anglais, s’en portent acquéreurs. Le rapporteur Mathieu reproche également à la Commission des monuments de n’avoir pas fait de tri entre les pièces qu’elle a mises en dépôt. Ses membres « ont tout recueilli, tout fait enlever, pêle-mêle, bon et mauvais ». La Convention se trouve, de ce fait, dépassée par le nombre et la diversité des pièces saisies. Le Comité d’Instruction publique lui recommande de ne laisser planer aucun doute sur sa volonté de conserver ces monuments qui permettraient d’établir un grand nombre de musées dans toute la République « sans préjudice d’une grande collection centrale ». Il lui propose un projet de décret en ce sens.
17Discuté en séance le 18 décembre 1793 (28 frimaire an II), il est adopté avec quelques modifications. La Commission est définitive ment supprimée et remplacée dans ses fonctions par la Commission temporaire des arts, dont les membres sont salariés afin de pouvoir remplir leur mission. Surtout, par rapport au projet, un article 7 est ajouté qui prévoit que :
« Le comité d’instruction publique présentera incessamment à la Convention nationale des moyens d’assurer, dans toute l’étendue de la République, la conservation des monuments, objets d’arts et de sciences, et bibliothèques sans autre déplacement que celui que peut nécessiter la conservation même des objets. »24
18D’un point de vue formel, ce décret de 1793, pris en pleine tourmente, marque un grand pas en faveur de l’idée de conservation des monuments et objets patrimoniaux, au nom de l’intérêt national et au profit de l’instruction de la nation et des sciences. Mais, alors que la sévérité des peines encourues prévue par des textes précédemment édictés aurait dû être par elle-même dissuasive, en pratique, qu’il s’agisse du décret du 23 octobre 1792, de la loi du 10 octobre 1792 ou des décrets des 13-17 avril 1793 et 6-16 juin 1793, on ne peut que constater l’inexécution ou l’inefficacité de ces textes.
19Le 31 août 1794 (14 fructidor an II), l’abbé Henri-Baptiste Grégoire intervient à son tour dans ces débats. Il donne lecture à la Convention d’un important rapport sur « Les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer »25. Rappelons que la France est alors dans un contexte politique très différent puisque la victoire de Fleurus le 26 juin a écarté tout péril extérieur, et la mort de Robespierre le 10 thermidor – 27 juillet – a marqué la fin de la Grande Terreur. Cet exposé lui offre l’occasion de passer à la postérité comme le héraut de la sauvegarde du patrimoine et l’inventeur du mot nouveau « vandalisme » : « Je créai le mot pour tuer la chose » dira-t-il dans ses Mémoires26.
20Il ne s’agit pas seulement pour la Convention de prendre acte des déprédations en cours, mais bien de remédier définitivement aux nombreuses destructions et « dilapidations » commises sur le territoire. De fait, après lecture de ce rapport, l’assemblée vote un décret d’application des mesures de surveillance proposées puisqu’il y a, incontestablement, urgence à intervenir. Depuis cinq ans, constate Grégoire, le « pillage » s’est étendu des bibliothèques aux monuments eux-mêmes :
« Les fripons, qui ont toujours une logique à part, ont dit :nous sommes la nation ; et quoiqu’en général on doive avoir mauvaise idée de quiconque s’est enrichi dans la révolution, plusieurs n’ont pas eu l’adresse de cacher des fortunes colossales élevées tout-à-coup. Autrefois ces hommes vivaient à peine du produit de leur travail, et depuis longtemps ne travaillant pas, ils nagent dans l’abondance. C’est dans le domaine des arts que les plus grandes dilapidations ont été commises. Ne croyez pas qu’on exagère en vous disant que la seule nomenclature des objets enlevés, détruits ou dégradés, formerait plusieurs volumes. La commission temporaire des arts, dont le zèle est infatigable, regarde comme des conquêtes, les monuments qu’elle arrache à l’ignorance, à la cupidité, à l’esprit contre-révolutionnaire, qui semblent ligués pour appauvrir et déshonorer la Nation. »
21Grégoire, au nom de la commission, appelle à la préservation des biens nationaux « qui, n’étant à personne, sont la propriété de tous. Ces monuments contribuent à la splendeur d’une nation et ajoutent à sa prépondérance politique. C’est là ce que les étrangers viennent admirer. Les arènes de Nîmes et le pont du Gard ont peut-être plus apporté à la France qu’ils n’avaient coûté aux Romains. »27 Pour lui, au-delà des strictes mesures répressives (emprisonnement de ceux qui ont « détruit ou dégradé des monuments de sciences et d’arts »), une surveillance active des monuments doit être menée par les citoyens eux-mêmes, les comités locaux et les administrations et leurs représentants. Il s’agit d’un devoir moral national, d’un acte patriotique. Le 14 décembre 1794 (24 frimaire an III), à l’occasion de son dernier rapport28, il exhorte de nouveau, au nom de la patrie, à la conservation des « chefs-d’œuvre des arts ». Ces appels resteront dans l’ensemble lettre morte. Tout juste permettront-ils de brider quelques initiatives malheureuses. Cependant, ils vont fonder la politique patrimoniale de la France : l’État-nation devient le garant de la sauvegarde et de la transmission des biens d’intérêt national.
B. Des droits à venir et à respecter
22Le 25 février 1799 (7 ventôse an VII), l’abbé Pierre Legrand d’Aussy donne lecture à l’Institut national d’un « Mémoire sur les anciennes sépultures nationales et les ornements extérieurs qui en divers temps y furent employés, sur les embaumements, sur les tombeaux des rois francs dans la ci-devant église de Saint-Germain-des-Prés, et sur un projet de fouilles à faire dans nos départements »29. Legrand d’Aussy est alors conservateur du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, et il a été élu en 1798 à la Classe des sciences morales et politiques de l’Institut national (section histoire).
23Son analyse représente une évidente rupture. Elle révèle une réflexion poussée sur la place des monuments dans la gestion publique, en associant bilan et prospective, réflexion scientifique et programmation administrative, mais aussi histoire et préhistoire. Ce travail est une amorce, technique et épistémologique, des futures politiques du patrimoine. Au-delà, on peut considérer qu’un des apports essentiels de Legrand d’Aussy réside également dans la conception nouvelle du rôle qu’il confère à l’État, qui devient à la fois le maître d’ouvrage de l’archéologie (en tant que dépositaire et protecteur du patrimoine) et son maître d’œuvre (en tant que coordonnateur et acteurs des fouilles et recherches). Les idées de Legrand d’Aussy apparaissent d’une extraordinaire modernité, « en avance sur ses contemporains » écrira plus tard le préhistorien Émile Cartailhac, qui n’hésitera pas à l’élever au rang des principaux fondateurs de l’archéologie et de l’ethnographie comparées30. Précurseur, il l’est sur bien des points : dans le rôle majeur qu’il confère aux fouilles elles-mêmes, dans l’organisation de la recherche archéologique qu’il suggère, dans la reconnaissance d’une branche spécifique et antéhistorique de l’archéologie, dans l’interdisciplinarité scientifique à laquelle il fait appel, dans sa capacité à appréhender les questions de conservation, voire de muséographie et de diffusion des connaissances au sens large. Autre élément novateur de ce rapport : le bilan des savoirs de l’archéologie historique et de celle qui ne porte pas encore le nom de préhistorique, c’est-à-dire ce qui concerne les « sépultures gauloises ». Son originalité tient également dans le fait qu’il ne se contente pas de dresser un inventaire des connaissances et de nommer, le premier, les différents monuments mégalithiques. Il en tire un certain nombre de conclusions fonctionnelles et organisationnelles qui tranchent par rapport aux pratiques d’alors.
24C’est ainsi que Legrand d’Aussy consacre la troisième partie de son exposé aux « fouilles à faire dans les départements »31. Après avoir décrit les types de « tombeaux » que l’on peut rencontrer dans les campagnes et dans les villes, il constate qu’en matière de « fouilles pour les collines » (il s’agit des tumulus) l’« on ne peut, à moins de grandes dépenses, les fouiller sans les détruire ». Legrand d’Aussy fait de ce point une préoccupation générale : l’appétit de connaître ne doit pas avoir pour conséquence la destruction des vestiges étudiés. C’est pour cela qu’il invite à faire preuve de la plus grande attention, du plus grand soin. Il envisage même de conserver des témoins « comme monuments et objets d’antiquité », à côté des tumulus qui auront été fouillés, c’est-à-dire de préserver pour l’avenir des buttes particulièrement remarquables non encore fouillées. Quant à la fouille elle-même, il préconise une « méthode de travaux » et une organisation centralisée des activités de terrain. En l’espèce, le contrôle et l’initiative doivent demeurer du ressort des administrations et de l’administration centrale (le ministre) en particulier.
25En précurseur, il définit la nécessité de procédures garantissant la régularité des recherches. La première étape consiste dans la rédaction d’un état des lieux car, de fait, la découverte des tombeaux antiques relève généralement du hasard, le plus souvent à l’occasion des travaux agricoles. Il propose tout d’abord d’effectuer un recensement des antiquités des régions grâce à des questionnaires qui seraient envoyés aux départements. Les administrations devraient y consigner « les tombeaux, tant connus que présumés, qui sont dans les communes de leur arrondissement » et « donner l’extrait de ce qu’en apprennent l’histoire et la tradition du pays ». La collecte des réponses aux questionnaires permettrait de rédiger un mémoire exhaustif. Les textes de cet ouvrage « enrichiraient notre histoire nationale d’une branche nouvelle » et les dessins qui les illustreraient « donneraient de la valeur et du nom à des monuments jusqu’à présent dédaignés ou inconnus ». Fort des éléments reçus des départements, le ministre pourrait alors décider ou donner l’autorisation de pratiquer des fouilles. Cette conception très centralisée de la protection du patrimoine est sans doute conforme à l’esprit de l’époque, mais rompt avec les principes de respect de la propriété privée et de l’initiative individuelle. En effet, Legrand d’Aussy ne vise pas exclusivement les biens nationaux mais le domaine public au sens large. Ce qui lui importe, c’est la conservation des monuments, et non pas de savoir qui est propriétaire du terrain sur lequel ils se situent.
26Une fois la liste des sites à fouiller établie, le ministre expédierait alors aux administrateurs du département : « Une instruction détaillée à laquelle ils seraient tenus de se conformer rigoureusement, à moins qu’à raison de l’importance de l’objet, il ne crût convenable d’y envoyer en son nom un ou deux commissaires pour inspecter et diriger l’entreprise. »32 Outre veiller au bon déroulement des opérations de terrain, les administrateurs et les commissaires éventuels devront prendre les précautions nécessaires afin que les ouvriers ne dérobent aucun des objets précieux trouvés et que les curieux soient écartés.
27Par ces mesures, Legrand d’Aussy veut également garantir l’authenticité des recherches, afin d’en tirer toutes les conclusions scientifiques possibles. C’est pour cela qu’il invite les représentants à apposer des scellés sur les découvertes, à tenir un procès-verbal de leurs travaux (véritable carnet de fouille avant l’heure) afin d’y consigner précisément leurs différentes phases et les conditions dans lesquelles les « sépultures » auront été découvertes, ainsi qu’un inventaire des objets dégagés puis placés sous verre, etc. Les fouilles sont considérées ici comme une étape décisive. Leur déroulement doit être méthodique et faire appel à des spécialistes des sciences auxiliaires : chimistes (cas d’embaumement, vases contenant des parfums ou autres substances) et anatomistes. Ce dernier point est significatif dans la mesure où ce principe de nécessité d’une étude approfondie et pluridisciplinaire des restes humains trouvés à l’occasion des recherches ne sera acquis que bien des décennies plus tard.
28Ce travail de Legrand d’Aussy permet aussi d’esquisser, pour la première fois, une classification chronologique des sépultures des premiers âges. S’inspirant de la découverte de celle de Cocherel, que l’on considère comme la première fouille d’archéologie préhistorique menée en France33, il détermine les monuments mégalithiques comme faisant partie de ce qu’il appelle le premier âge où, selon lui, les corps furent incinérés, c’est pourquoi l’on n’y découvre plus que des haches de pierre et des pointes de flèche.
29Mais, prenant en considération toutes les étapes de la recherche archéologique, Legrand d’Aussy se demande que faire de toutes les pièces mises au jour dès lors que les gisements ont été fouillés et le matériel recueilli scientifiquement exploité. Il estime qu’il ne faut pas laisser détruire ce que les fouilles ont permis d’exhumer mais mettre en œuvre une politique de conservation intégrant l’éducation du public. Pour cela, il envisage l’exposition d’un grand nombre de pièces et le musée des monuments français de Lenoir est le lieu tout trouvé pour cela. Ce musée aurait vocation à présenter tous les âges, toutes les époques « et spécialement ceux des temps primitifs » : « J’y veux menhirs, lécavènes, dolmines, dolmines en galerie, colonnades. »34 La solution réside dans le placement du matériel archéologique sous la protection de l’État, c’est pourquoi, à l’issue des travaux de terrain proprement dits, « l’administration chargerait un de ses professeurs, instruit dans les antiquités » de rédiger un inventaire détaillé et raisonné, les objets recueillis seraient « exposés à la curiosité du public » afin de « servir à son instruction ». Dans cette perspective, Legrand d’Aussy suggère même quelques pistes muséographiques (mannequins pour présenter les costumes et bijoux, salles rappelant par leur conformation et l’éclairage l’architecture et l’art antiques, etc.) car il « regarde comme précieux non-seulement ce qui est beau, mais encore ce qui est instructif ».
30Indubitablement, l’analyse faite par Legrand d’Aussy est singulièrement en avance sur son époque. D’une part, il propose une organisation rationnelle et centralisée des fouilles archéologiques, dont il fait de l’inventaire la première étape, et, d’autre part, il fait de la qualité des fouilles un élément qu’il n’hésite pas à faire primer sur les droits individuels de l’inventeur du site (droits intellectuels et droits du propriétaire). Non seulement Legrand d’Aussy fait prévaloir l’intérêt général à travers l’aspect patrimonial de la fouille, mais il formule également un concept nouveau : celui des droits à venir et à préserver. Pourtant, ce rapport ne connut pas de réelle mise en œuvre par les pouvoirs publics de l’époque et n’ouvrit pas la voie à l’étape suivante, qui aurait été de doter la France d’un musée d’antiquités nationales ou d’une administration des antiquités à l’image de celle de la Suède, du Danemark et de certains États allemands.
C. « Guerre aux démolisseurs ! »
31Au sortir de la période révolutionnaire et de l’Empire, l’article 257 du code pénal, inspiré des textes précédemment promulgués, punissait la dégradation « des monuments, statues et autres objets destinés à l’utilité ou à la décoration publique ou avec son autorisation ». De même, les articles 434 à 462 (livre 2, chapitre 2 consacré aux crimes et délits contre les propriétés) sanctionnaient de peines sévères les « destructions, dégradations et dommages ». Mais, ces textes n’étaient pas applicables au propriétaire détruisant ou altérant son propre bien. Or, en pratique, le vandalisme était rarement le fait d’agissements délibérément criminels. Il pouvait également sembler difficile, voire paradoxal, de désirer mettre les particuliers devant leurs responsabilités alors que l’État lui-même donnait le mauvais exemple en laissant les communes, les fabriques et les établissements publics disposer à leur gré des bâtiments historiques.
32La France de la Restauration, politiquement apaisée, ne s’est pas posée, du point de vue du patrimoine, en héritière des mesures antérieures. Tirant un bilan de cette période, Charles de Montalembert, celui qui « le premier porta les questions d’art et d’archéologie à la tribune politique »35, n’hésite pas à écrire en 1833 dans sa première lettre sur le vandalisme :
« Chose étrange, la Restauration, à qui son nom semblait imposer la mission spéciale de réparer et de conserver les monuments du passé, a été, tout au contraire, une époque de destruction sans limite. Il n’y a pas un département, en France, où il ne se soit consommé, pendant les quinze années de la Restauration, plus d’irrémédiables dévastations que pendant la durée de la République et de l’Empire. »36
33Même si Montalembert se laisse un peu emporter quant à la responsabilité qui incomberait à la Restauration, cette époque est de fait celle de destructions de monuments majeurs (abbatiale de Cluny, abbaye de la Victoire, églises à Reims, Soissons, par exemple) et sonne également le glas du Musée des monuments français. Il est vrai que cette institution avait depuis fort longtemps un adversaire en la personne de Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy. Celui qui, autrefois, s’était vu chargé de transformer l’église Sainte-Geneviève en « Panthéon français », s’est toujours opposé à ce dépôt hétéroclite :
« Déplacer tous les monuments, en recueillir ainsi les fragments décomposés, en classer méthodiquement les débris, et faire d’une telle réunion un cours pratique de chronologie moderne ; c’est pour une raison existante, se constituer en état de nation morte ; c’est de son vivant assister à ses funérailles ; c’est tuer l’Art pour en faire l’histoire ; ce n’est point en faire l’histoire, mais l’épitaphe. »37.
34Honoré par la Restauration, nommé en 1816 secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-arts, Quatremère de Quincy est décisif et le musée est supprimé par un décret du 18 décembre 1816.
35En ce qui concerne la poursuite de la politique d’inventaire qui avait été engagée par la Révolution, plusieurs tentatives vont être menées, avec des succès mitigés. Le 18 mai 1810, le ministre de l’Intérieur Montalivet expédie une circulaire aux préfets (Legrand d’Aussy préconisait les administrations départementales), ceux-ci étant devenus les seuls correspondants de « terrain » du fait de la disparition en 1793 des sociétés savantes. Cette circulaire, inspirée par Alexandre de Laborde visait à dresser un inventaire des châteaux, tombeaux et abbayes ayant échappé aux destructions. Les résultats furent transmis à l’Institut qui nomma en 1818 au sein de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres une commission pour en faire rapport. Mais le groupe de travail chargé d’en exploiter les résultats se trouva assez vite confronté à une difficulté : sur 86 départements, seuls 41 avaient fourni des renseignements complets, six n’avaient répondu que sommairement et les autres n’avaient rien envoyé. Cependant, face à la richesse des informations recueillies, l’Académie fut d’avis que le travail soit poursuivi.
36Un nouveau questionnaire est alors rédigé. Il étend l’enquête à tous les monuments nationaux et à tous les vestiges antiques, y compris les antiquités dites gauloises :
« Rechercher et décrire, dans chaque département : 1° Tous les monuments en pierres simplement posées ou superposées, connus du vulgaire, dans divers endroits, sous les noms de pierres aux fées, de pierres levées, etc. et auxquels on a attribué la dénomination de monuments celtiques ; 2° Toutes les éminences ou terres rapportées, connues sous le nom de tumuli ; indiquer ceux qui n’ont pas été fouillés et les objets qu’on a trouvés dans les fouilles. »38
37Le 8 avril 1819, Élie Decaze, ministre de l’Intérieur, adresse cette instruction aux préfets et leur demande de s’en inspirer pour les recherches à mener dans les lieux pour lesquels la circulaire de 1810 n’avait pas produit de résultats. La nouvelle enquête, placée sous les auspices de l’Académie des Inscriptions où Laborde a été élu en 1813, donne des résultats plus substantiels. Mais, une fois encore, l’entreprise se révèle être un demi-succès. Faute de budget spécial, d’organisation spécifique et pérenne mais également faute d’un suivi de la part des pouvoirs publics, les résultats sont décevants : quatre-vingts préfets ont répondu aux questionnaires et ont envoyé 250 dossiers et 600 « pièces » de contenu inégal (catalogues, « recopiages de notices dans des publications », etc.). Cependant, dans les départements, se mettent en place, à l’image de l’Académie nationale des Inscriptions et Belles-Lettres, des « commissions des antiquités » qui permettent de voir émerger à partir de 1820 une archéologie « du terrain » et des réseaux d’archéologues39.
38Jacques Corbière, ministre de l’Intérieur, adresse le 3 avril 1824 une nouvelle circulaire enjoignant aux préfets « jusqu’à nouvel ordre, [de] cesser toute correspondance relative à la recherche des antiquités », « les matériaux réunis jusqu’ici par l’Académie paraissant devoir être plus que suffisants »40. Le grand projet d’un inventaire national et d’une monographie des richesses archéologiques de la France semble bel et bien enterré.
39Toutefois, même si rien de décisif ne se fait sous la Restauration, tout se joue pourtant à cette époque, au moins en terme de prise de conscience nationale. C’est effectivement pendant ces quelques années que se forge le sentiment du patrimoine national, même si ce n’est que plus tard qu’il entre dans les faits et dans le droit, dans les musées et dans l’organisation administrative du pays.
40La première moitié du xixe siècle voit l’éclosion d’un genre littéraire qui fait très largement appel à l’histoire. François-René de Chateaubriand, Victor Hugo et bien d’autres bâtissent une œuvre qui puise amplement dans les souvenirs, les grands événements voire l’histoire religieuse. Hugo va prendre à témoin l’opinion publique au service de la sauvegarde des monuments. Il va se servir de la « naissance de l’opinion archéologique »41 pour faire progresser ses idées et éduquer ses contemporains. La défense des monuments du passé devient un combat politique et littéraire du romantisme, dont Ludovic Vitet disait « C’est en deux mots le protestantisme dans les arts »42.
41En octobre 1825, six ans avant de faire de la cathédrale Notre-dame de Paris une héroïne subversive de roman, le jeune Hugo fait paraître un retentissant article : « Guerre aux démolisseurs ! ». Ce texte de « M. Victor Hugo dont nous sommes véritablement les enfants en archéologie du Moyen Âge », écrira Didron Aîné à l’occasion de l’entrée de l’écrivain à la chambre des Pairs43, marque, par son impact sur le milieu érudit, une étape importante dans la prise de conscience qu’il est devenu nécessaire de protéger les vestiges du passé :
« Le moment est venu où il n’est plus permis à qui que ce soit de garder le silence. Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne. [...] Tandis que l’on construit à grands frais je ne sais quels édifices bâtards, qui, avec la ridicule prétention d’être grecs ou romains en France, ne sont ni romains ni grecs, d’autres édifices admirables et originaux tombent sans qu’on daigne s’en informer, et leur seul tort cependant, c’est d’être français par leur origine, par leur histoire et par leur but. »44
42Il ne s’agit plus, comme au temps de l’abbé Grégoire, des destructions intempestives qui frappaient tout ce qui, de près ou de loin, pouvait rappeler l’Ancien régime. Pour l’écrivain, le vandalisme, tout en prenant une forme moderne, continue de sévir. L’État, en refusant d’agir, se rend complice de ces ravages. Et Hugo d’énumérer, pour ainsi dire au fil de la plume, la litanie des sites défigurés qui sont essentiellement des témoins issus du Moyen Âge, les œuvres d’art abandonnées et oubliées dans les cours et les caves de l’École des Beaux-Arts, c’est-à-dire dans le couvent des Petits-Augustins, à la fermeture du musée de Lenoir. Certaines pièces, depuis, ont disparu ou été mutilées, voire détruites. À défaut de se doter des moyens légaux pour agir efficacement contre les destructions, la France, à l’image d’autres pays, ne pourra pas s’opposer aux étrangers qui viennent se servir chez elle en objets précieux ou démonter pour les exporter tout ou partie de constructions monumentales :
« On nous a dit que les Anglais avaient acheté trois cents francs le droit d’emballer tout ce qui leur plairait dans les débris de l’admirable abbaye de Jumièges. Ainsi les profanations de lord Elgin se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les Turcs ne vendaient que les monuments grecs ; nous faisons mieux, nous vendons les nôtres. »45
43Devant cet immense gâchis, l’écrivain pressent que seule la force de la loi est à même de faire obstacle à ces destructions. Car s’y opposer, ce n’est pas seulement décréter l’inviolabilité de tel ou tel monument, mais bien se doter des moyens permettant d’en préserver l’intégrité au profit de l’intérêt général, y compris au préjudice des intérêts particuliers et par conséquent du respect de la propriété privée, le socle du droit français. Le Code civil n’édicte-t-il pas une règle de protection intégrale du droit de propriété : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » (art. 544). Pour Hugo
« Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait ; qu’on la fasse. Quels que soient les droits de propriété, la destruction d’un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles, qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares ! »
44Remarquons que cet appel ne vise que les destructions de monuments et non les mesures conservatoires liées à la restauration. Il n’évoquera ce point que plus tard, en 1832, dans un second libelle. Tout comme il rendra responsables de ces dommages à la fois l’ensemble des pouvoirs publics (autorités centrales et locales) et les particuliers.
45Néanmoins, dès cette époque la situation semble pouvoir évoluer. Les milieux intellectuels, qu’il s’agisse des auteurs qui fréquentent les salons parisiens ou des érudits de province, tous communient dans une même mystique où se mêlent nature primitive, découverte des paysages, rêveries poétiques et excursion champêtres. À partir des années 1830, tout concourt à ce que la France redécouvre son passé : « On a reconnu que la France était une mine inépuisable de monuments et de chefs-d’œuvre qui n’avaient rien à envier ni à l’antiquité, ni aux pays étrangers. »46 L’art religieux et le Moyen Âge en particulier sont l’objet de toutes les sollicitudes ou de toutes les relégations. Mais c’est, de façon plus globale, l’histoire de France elle-même qui est au cœur de la création littéraire et des prémices d’une « révolution » des « études historiques ».
46À leur tour, les pouvoirs publics, finissant eux-mêmes « par céder à l’entraînement général »47, vont commencer à prendre la mesure de la nécessité de défendre le patrimoine national. À cet égard, deux hommes, Ludovic Vitet et Prosper Mérimée vont marquer de leur empreinte une nouvelle structure créée sur mesure : l’inspection des monuments historiques. Avec ces missi dominici, l’État qui n’intervenait que de loin va directement s’impliquer dans la conservation de son patrimoine.
II. La conservation des monuments historiques
A. De l’inspection à la Commission des monuments historiques
47C’est en 1830, sur l’initiative de François Guizot, ministre de l’Intérieur, que les Chambres votent un premier crédit de 80.000 francs pour la conservation des monuments historiques. Un poste d’inspecteur général des monuments historiques, rattaché au ministère de l’Intérieur division des Beaux-Arts (3e division), est créé :
« Parcourir successivement tous les départements de la France, s’assurer sur les lieux de l’importance historique ou du mérite d’art des monuments, recueillir tous les renseignements qui se rapportent à la dispersion de titres ou des objets accessoires qui peuvent éclairer sur l’origine, les progrès ou la destruction de chaque édifice (...), éclairer les propriétaires et les détenteurs sur l’intérêt des édifices dont la conservation dépend de leurs soins et stimuler, enfin, en le dirigeant, le zèle de tous les conseils de département et de municipalité, de manière qu’aucun monument d’un mérite incontestable ne périsse par cause d’ignorance et de précipitation (...) et de manière aussi à ce que la bonne volonté des autorités ou des particuliers ne s’épuise pas sur des sujets indignes de leurs soins. »48
48La charge est tout d’abord confiée le 23 octobre 1830 à Vitet puis, le 27 mai 1834, à Mérimée qui occupera ces fonctions jusqu’en 1860. Ces deux inspecteurs vont, chacun à leur tour, jouer un rôle déterminant dans la sauvegarde du patrimoine monumental français.
49Dès lors, la notion même d’archéologie va se préciser et gagner peu à peu son indépendance y compris au sein même de l’État, où les administrations l’intègrent à leur politique. Une circulaire du 13 mars 1838 du ministre de l’Intérieur Montalivet tente d’encadrer la pratique des fouilles. Elle demande aux préfets un inventaire des sites susceptibles d’être fouillés, précise que les projets de fouilles doivent être signalés à la Commission des monuments historiques qui pourra subventionner les recherches, que le préfet peut désigner les personnes compétentes pour la fouille et devra favoriser l’entrée dans les collections publiques des pièces mises au jour49. Une autre circulaire du 29 décembre 1838, précise que, malgré la création d’un ministère de l’Instruction publique, « tout ce qui touche à la réparation et à la conservation des anciens édifices, tout ce qui concerne les fouilles et les découvertes de monuments antiques et du Moyen Âge » dépend toujours de l’Intérieur. Le 12 mai 1839, Adrien de Gasparin, secrétaire d’État, retient même l’appellation de « science archéologique » dans une de ses circulaires. Assimilée aux travaux publics, elle relève alors de la direction des bâtiments et des monuments publics et historiques qui est chargée de la « conservation des édifices publics et des anciens monuments qui présentent un intérêt historique ou artistique », ainsi que de « l’examen des questions des découvertes et inventions nouvelles qui intéressent l’art de bâtir »50.
50Mais c’est la création de la Commission des monuments historiques (29 septembre 1837) chargée de gérer l’emploi des crédits votés par le Parlement qui va marquer une étape décisive. Elle se substitue, d’un point de vue administratif et technique, au Comité historique des arts et monuments créé en 1835 (le Comité des travaux historiques reprenant certains de ses champs d’investigation en particulier l’inventaire des monuments). Pour la première fois, une structure administrative pérenne, dotée de moyens d’action juridiques et financiers est mise en place. Concrètement, sa mission est double : établir le classement des édifices dignes d’être conservés et répartir les crédits afin de procéder aux réparations les plus urgentes. Trois circulaires (19 février, 18 septembre et 1er octobre 1841) installent les attributions et modalités d’action de la Commission (conséquences du classement, nature des travaux subventionnés, caractère des subventions de l’État) et vont constituer pendant un demi-siècle « la charte du service »51.
51Les monuments préhistoriques nommés « celtiques » ont beaucoup de mal à trouver leur place dans cette organisation et demeurent globalement exclus des premières fouilles subventionnées (hormis une somme de 200 francs allouée en 1833 pour la réparation d’un dolmen de la Manche). Alors que les campagnes de fouilles préhistoriques commencent à se multiplier en France (qu’il s’agisse des travaux des pionniers Édouard Lartet et Henri Christy par exemple), que la reconnaissance de la haute antiquité de l’homme s’établit peu à peu et dépasse le cadre strict des cénacles scientifiques pour passer dans le grand public, c’est un pan entier de recherches qui demeure à l’écart des institutions de référence. Pour l’archéologue et historien Albert Grenier, cette indifférence tient essentiellement au fait que les principaux animateurs de la Commission des monuments historiques étaient « des littéraires et des artistes » alors que la préhistoire, contrairement à l’archéologie classique, puise selon lui ses racines dans les sciences naturelles, dans la géologie et la paléontologie52.
52Ce sont les sociétés savantes locales, en plein essor, qui vont, en encadrant des chercheurs par nature isolés, prendre la place laissée vacante et permettre à la préhistoire de faire son entrée dans la politique de conservation à travers la protection des mégalithes53.
B. Bouvard et Pécuchet archéologues
53Depuis le début du xixe siècle, la redécouverte de l’Histoire a entraîné la résurgence de groupements savants d’un nouveau type pour la France. Il ne s’agit plus de ces Académies provinciales du siècle précédent aux buts essentiellement littéraires, mais de « sociétés savantes » vouées aux sciences, à l’agriculture, à la médecine. Cette fois, un éclectisme ayant souvent l’histoire (traditions populaires, récits de voyages, grandes figures locales, etc.) pour fil conducteur est institutionnalisé. À défaut de structure étatique équivalente, voire d’interlocuteur, ces groupements vont former le socle administratif et scientifique sur lequel la recherche archéologique va se construire. L’État, lui, ne va avoir de cesse d’augmenter son ascendant sur ces sociétés d’érudits, jusqu’à vouloir en contrôler l’activité. Qu’elles soient ou non très influencées par la « celtomanie », elles vont toutes afficher une volonté de sauvegarde du patrimoine et fonder cette démarche sur son inventaire.
1. L’Académie celtique et la celtomanie
54Le 30 mars 1805 (9 germinal an XIII), après neuf mois de gestation, s’ouvre la première assemblée générale de l’Académie celtique, qui deviendra en 1814 la Société royale des antiquaires de France. Elle se fixe pour objectifs « 1° de reproduire l’histoire des Celtes, de rechercher leurs monuments, de les examiner, de les discuter, de les expliquer ; 2° d’étudier et de publier les étymologies de toutes les langues de l’Europe, à l’aide du Celto-Breton, du Gallois, et de la langue Erse que l’on parle encore dans sa pureté primitive, pour ainsi dire, dans les montagnes de l’Irlande. »54 Avec emphase, son président, Alexandre Lenoir, place l’Académie sous la protection de l’impératrice Joséphine dans un étonnant « Épître dédicatoire à Sa Majesté l’impératrice et reine ».
55Le principe d’un inventaire des monuments est acquis dès l’origine puisque, lors de la séance du 20 mai 1805 (30 floréal an XIII), une commission de l’Académie présente une enquête comprenant une suite de cinquante et une séries de questions qui seront « soumises par l’organe des préfets et des savants de leurs départements, à l’opinion par tête de tous les habitants »55. Ces questions ont essentiellement trait aux usages et traditions populaires. Seuls les séries 23 à 27 sont consacrées aux « monuments antiques » c’est-à-dire aux « tombeaux antiques » : inventaire, description, fouilles pratiquées, superstitions locales et vertus conférées, etc.
56Pourtant les travaux de l’Académie seront essentiellement linguistiques et privilégieront une pseudo mythologie celtique. De manière générale, une exubérante imagination s’impose au détriment d’une rigueur plus scientifique et mène ses adeptes à une impasse intellectuelle56. « Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l’archéologie celtique » ironisera Gustave Flaubert. Mais les scientifiques également ne sont pas en reste. Lors de ses leçons d’archéologie préhistorique, celtique, gallo-romaine et franque professées à l’École du Louvre en 1896, Salomon Reinach n’hésite pas à donner une définition acerbe du galimatias doctrinal de la Celtomanie :
« Les Celtes sont le plus ancien peuple de la terre ; leur langue, mère des autres langues, s’est conservée presque intacte dans le bas-breton ; ils étaient de profonds philosophes, dont les révélations se sont transmises aux écoles bardiques du pays de Galles ; les dolmens sont les autels où leurs prêtres, les Druides, offraient des sacrifices humains ; les alignements sont leurs observatoires astronomiques. »
57Reinach estime que la Celtomanie, même s’il convient de lui reconnaître l’effet positif d’utile contrepoids au caractère exclusif de l’archéologie classique et « l’avantage d’appeler l’attention des savants sur la littérature et le folklore des pays celtiques, ainsi que sur les monuments mégalithiques », a cependant provoqué « une masse de publications ineptes, de fraudes littéraires et historiques » et a « déteint sur des esprits distingués, comme H. Martin et Michelet ». De plus, elle a « discrédité, par ses folies, les études celtiques elles-mêmes, jusqu’à une époque relativement voisine de nous. »57 Reconnaissons tout de même aux celtomanes le mérite d’avoir permis de détacher l’archéologie préhistorique de l’archéologie classique.
2. Le temps de la fondation avec Arcisse de Caumont
58La Société des antiquaires de Normandie va jouer un rôle précurseur. Elle est fondée en 1824 par Arcisse de Caumont58, qui venait de créer en 1823 la Société linnéenne du Calvados, avec quelques érudits normands comme Charles de Gerville (à l’origine du terme « roman »), l’abbé de La Rue, Auguste Le Prévost ou l’ingénieur en chef des ponts et chaussées Jacques Pattu. Elle se donne pour philosophie de « découvrir, mais aussi conserver » les traces du passé de la Normandie et entend créer une véritable dynamique de recherche pluridisciplinaire associant pour cela historiens, épigraphistes, numismates, architectes, statuaires, géomètres, physiciens, minéralogistes et géologues. Caumont va marquer de façon décisive la marche vers la reconnaissance par la France de son patrimoine historique et préhistorique. Son Cours d’antiquités monumentales sera la référence de tous les antiquaires et archéologues du xixe siècle. Caumont est également le premier vulgarisateur de termes qui, pour certains, vont devenir des classiques du genre pour la description et la classification des monuments « celtiques » ou mégalithiques. Il en fournit une classification typologique et non chronologique, sous la forme d’un « tableau synoptique » composé de : « pierres druidiques » (« pierres levées », « pierres posées », « pierres branlantes », « pierres non mobiles de formes singulières », « trilithes ou lichavens »), de « monuments en pierres composés » (« dolmens – Cromlecks des antiquaires anglais », « allées couvertes et grottes aux fées », « enceintes druidiques – enceintes en pierres ou cromlecks », « alignements », « pierres groupées », « roches naturelles consacrées au culte druidique »), de « monuments funèbres » (« tumulus ». « sépultures diverses »), d’« instruments divers en pierre » (« poignards et couteaux », « pointes », « marteaux », « pierres de fronde », « haches »)59.
59La création de la Société des antiquaires de Normandie intervient six ans avant que Vitet ne soit nommé inspecteur, et treize avant la création de la Commission des monuments historiques. Elle est donc une des toutes premières institutions de sauvegarde du patrimoine. Caractérisée par une forte structuration, principe qui inspirera la Société française pour la conservation et la description des monuments historiques, elle dispose d’un patrimoine propre, participe au financement de chantiers de fouilles et à la publication des résultats scientifiques et intègre de nombreux correspondants y compris à l’étranger (ils seront 182 en 1844). Ses liens avec la puissance publique, à l’image de sa collaboration étroite avec l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, sont nombreux et personnels. Les parcours individuels de ses animateurs s’entremêlent parfois avec des charges publiques. Ainsi Hippolyte-Philibert Passy, qui a longtemps dirigé la Société, a été à plusieurs reprises ministre et député de l’Eure. Auguste le Prévost sera lui-même un temps Sous-préfet de l’Eure puis député. En 1837, il intègre la première Commission des monuments historiques et est pendant de nombreuses années correspondant du ministère de l’Instruction publique.
60Malgré cela, la Société se place, résolument, dans une démarche indépendante des autorités en faisant de ses adhérents le moteur essentiel de ses activités et de sa réussite puisqu’elle fonde son succès espéré sur « la confiance », « l’harmonie » et « l’ardeur » de ceux-ci. D’ailleurs d’un point de vue financier, elle puise ses ressources dans le « droit de diplôme » et « la cotisation annuelle de chaque membre » car ses fondateurs n’ont pas tenu à solliciter le soutien pécuniaire des conseils généraux, estimant que si des fonds sont à réclamer, ce sera « à MM. les préfets lorsqu’il sera question de faire des fouilles ou tout autre travail dans quelques-uns des cinq départements. »60 Le succès de la Société des antiquaires de Normandie est tel qu’une circulaire ministérielle en date du 29 octobre 1830 la cite en exemple comme « un des moyens les plus efficaces pour la confortation des monuments »61et incite à la création d’autres structures de ce type dans les localités importantes.
61En 1832, Vitet alerte Caumont à propos d’un projet d’aménagement qui menace de destruction le baptistère Saint-Jean de Poitiers. Ce dernier mobilise alors les sociétés savantes et les érudits de la région jusqu’à ce que le projet de démolition soit annulé et la chapelle achetée par l’État. Cet épisode lui a démontré la puissance de l’union des forces locales en faveur de la sauvegarde du patrimoine monumental. Aussi, le 23 juillet 1834, étend-il à l’ensemble du territoire national ce regroupement occasionnel en organisant la fédération de toutes les bonnes volontés qui veulent œuvrer pour la défense du patrimoine : il fonde à Caen la Société française pour la conservation et la description des monuments historiques, des bibliothèques et des archives. Caumont consacre ainsi l’important réseau de correspondants qu’il a constitué au cours des dix dernières années pendant lesquelles il a parcouru la France, étudié les monuments, prospecté dans les campagnes et tissé de nombreux liens avec les érudits locaux ou les principales figures nationales de l’archéologie. Cette nouvelle société s’inspire des principes d’organisation de la Société des antiquaires de Normandie (structuration, inventaire et intervention) et, en cela, se démarque notablement de la majeure partie des autres sociétés savantes. Elle est très structurée puisqu’elle se compose d’un directeur général, inspecteur pour toute la France (Caumont), de vingt inspecteurs divisionnaires, de quatre-vingt-six inspecteurs de département, d’un trésorier en chef et de membres ordinaires. Il s’agit-là du premier réseau d’inspection culturelle, première ébauche des futurs services administratifs de l’archéologie. De même, elle accorde une large place à la rédaction et à la publication d’inventaires systématiques. Cette description s’accompagne de la surveillance active des monuments pour « empêcher la destruction des anciens édifices, et les dégradations qui résultent de restaurations mal-entendues [...] »62. Ce n’est qu’à compter d’une circulaire du 11 mai 1839 que la Commission des monuments historiques va ébaucher un réseau de ce type et, en 1840, qu’elle arrête une liste de soixante-dix-sept correspondants pour cinquante-six départements. Mais elle est encore loin d’un corps spécifique d’inspection. Animée par un Caumont énergique et déterminé, la Société n’hésite jamais à s’opposer à l’État. Il est vrai qu’une caractéristique essentielle de cette nouvelle société est qu’elle émane d’initiatives individuelles. Ce sont des particuliers, des provinciaux majoritairement, qui s’associent pour défendre le patrimoine. Puisque l’État est parfois défaillant, car la Commission des monuments historiques est de création récente et ses moyens d’action sont très limités, c’est à la nation, à travers ses forces vives intellectuelles, de se réapproprier cette mission. Caumont montre toute l’ambiguïté sur laquelle va se construire la politique de défense du patrimoine archéologique :
« Il ne faut pas le dissimuler, l’époque actuelle exige la réunion de tous les efforts individuels pour réagir contre le vandalisme ; ce n’est point seulement à quelques hommes influents à prendre nos anciens édifices sous leur protection, c’est à toute la population éclairée de la France à s’opposer aux destructions qui désolent nos provinces. »63
62Ce propos explique déjà toutes les oppositions futures entre deux mondes : entre Paris et la province, entre les institutions centralisées d’État et les sociétés savantes provinciales, entre les professionnels et les bénévoles. C’est ainsi qu’à de nombreuses reprises, la Société s’en prend à la Commission des monuments historiques, pointe ses déficiences, expose son impuissance, l’accuse de tiédeur. Celle-ci va longtemps tenir rigueur à Caumont de ces attaques et, au-delà, à toute la Société. À deux reprises (1854 et 1870), elle émettra un avis défavorable à la demande de reconnaissance d’utilité publique déposée par elle. Elle motivera ainsi son refus en 1870 :
« Si certaines considérations ont fait ajourner cette demande en 1854, la Commission ne voit rien qui soit venu depuis cette époque justifier un changement dans les dispositions de l’administration vis-à-vis de cette société. »64
63Mais il est vrai que, dès l’origine, État et sociétés savantes ont affiché une défiance réciproque. Chacun marque son territoire, quitte, en ce qui concerne l’État, à empiéter toujours plus sur celui des sociétés locales. En 1871, devant la Société des antiquaires de Normandie, Caumont rappellera l’état d’esprit frondeur et revanchard qui prévalait à la fondation de la société normande :
« En 1823, quand vous fîtes appel à tous ceux qui voulaient étudier l’histoire de notre belle province, décrire ses monuments, évoquer les souvenirs qui s’y rattachent, une telle Compagnie était chose nouvelle : il n’en existait qu’une en France, dont le siège était à Paris. On croyait alors qu’on ne pouvait étudier qu’à Paris, parce que, disait-on, les conditions indispensables du succès manquaient ailleurs. »65
64Parallèlement, de modèles à suivre, les sociétés vont passer, à mesure que les pouvoirs publics complexifient la technostructure et étendent leur champ de compétence et d’intervention, au statut d’organisations directement concurrentes. Pour preuve de cette évolution, l’attitude équivoque de Guizot, en tant que ministre de l’Instruction publique. D’un côté, il est établi que c’est avec un regard favorable qu’il accueille, voire favorise, la création des premières sociétés savantes. De l’autre, il entend bien rappeler et défendre les prérogatives de l’État, ce qu’illustre, par exemple, la lettre de félicitation qu’il adresse à Caumont après la fondation de sa Société française pour la conservation et la description des monuments historiques :
« Je me félicite de la formation de cette Société ; je ferai tout ce qu’il dépendra de moi pour la seconder et j’espère qu’elle me prêtera également le concours de son zèle et de ses lumières. Ses travaux se rattachent évidemment au dessein que j’ai formé pour la publication des monuments inédits relatifs à l’histoire de France et pour laquelle des fonds spéciaux seront à ma disposition en 1835. Je viens d’organiser un comité [Comité des travaux scientifiques] chargé d’examiner le plan et les moyens d’exécution qu’il convient d’adopter pour cette grande entreprise. Dès que ce premier travail sera terminé, j’en informerai votre Société et je réclamerai ses avis et sa coopération. »66
C. « Il faut laisser l’initiative privée agir comme bon lui semble »
65Après l’échec des mesures prises sous la Révolution, depuis 1837 et la création de la Commission des monuments historiques, le premier outil de sauvegarde du patrimoine dont dispose alors l’État est le classement. Même si elle n’est pas créatrice de droits et de devoirs, la procédure de classement démontre malgré tout que non seulement la mesure conservatoire prise est d’intérêt général, d’utilité publique, mais que l’implication de l’administration, éventuellement financière, se veut décisive. De leur côté, les collectivités locales (communes et départements) devraient être les acteurs essentiels de la conservation des monuments classés du domaine public. Mais ce n’est pas toujours le cas. Pour les biens privés, cette politique de conservation ne peut porter ses fruits que si les propriétaires ont pleinement conscience de la valeur patrimoniale de la chose qui vient d’être classée. Pour ce faire, l’administration a, en théorie, toujours disposé d’un panel varié de moyens d’action pour favoriser la pérennité des biens. En pratique, il n’y a pas fait appel, qu’il s’agisse de primes annuelles qui auraient pu être versées au propriétaire, de la location ou de l’acquisition de gré à gré par l’État des terrains sur lesquels se trouve le ou les monuments. En raison du coût financier de ces mesures et eu égard aux moyens restreints de la Commission, le recours à celles-ci, en particulier pour les monuments préhistoriques, ne pouvait qu’être exceptionnel.
66Mais le pendant de cette défaillance des pouvoirs publics est sans conteste la méfiance des archéologues et préhistoriens à l’égard de tout ce qui pourrait leur apparaître comme une tutelle, une entrave à leurs travaux. À la fin du xixe siècle, force est de constater qu’ils ont appris à se passer de l’État. Ils ne souhaitent pas, pour des raisons pratiques ou idéologiques, qu’il s’immisce dans leurs activités. Dès lors, tels monsieur de Rénal que Stendhal nous décrit, dans Le Rouge et le Noir, poursuivant à coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusif et traversait un coin de son verger, ils deviennent les gardiens vigilants du respect de l’initiative et de la propriété privée. Ainsi, le préhistorien Gabriel de Mortillet rendant compte en 1873, dans son Indicateur de l’archéologue, de la réforme engagée en Italie pour la protection des objets mis au jour, profite de l’occasion pour en tirer une règle pour la France et dénoncer toute mesure qui tendrait, comme dans la Péninsule, à « annuler la libre disposition des objets d’art et d’archéologie » :
« Que le gouvernement, que les municipalités, que les établissements publics prennent toutes les mesures possibles pour empêcher la dilapidation des objets leur appartenant, rien de plus juste. [...] Que l’État, que les administrations se réservent les découvertes faites dans les travaux dont ils accordent la concession, dans tous les travaux publics, très bien. Que l’État, les municipalités, les corps savants fassent des recherches, des fouilles, des acquisitions, rien de mieux. Mais, en dehors de cela, il faut laisser l’initiative privée agir comme bon lui semble ; il faut respecter le droit de propriété de chacun. C’est le seul moyen de stimuler les recherches, de sauver bien des trésors, de répandre le goût des sciences et des études. »67
67Pourtant, l’inadéquation de la réglementation par rapport à l’ampleur des mesures de protection à mettre en œuvre préoccupe de plus en plus ceux qui ont en charge la conservation. Dès 1840 et les premières séances de la Commission des monuments historiques, Vitet avait souligné l’insuffisance de la législation et recommandé de recourir à l’expropriation pour cause d’utilité publique. Cette manière d’aborder la question n’était pas nouvelle car, en 1839, le président du Comité des arts et monuments, le comte Adrien de Gasparin, se demandait déjà « Si le gouvernement, qui a le droit de chasser un propriétaire de chez lui pour cause d’utilité publique et qui porte ainsi une atteinte grave, mais approuvée de tous, à la propriété privée, ne devrait pas se faire conférer le droit d’expropriation pour cause d’intérêt historique et de conservation monumentale »68 Inévitablement, en l’absence de mesures en ce sens, le classement des monuments par la Commission n’était pas réellement créateur de droits et obligations (que ce soit pour l’État ou les propriétaires). L’écart entre l’objectif à atteindre et les moyens mis en œuvre pour cela n’a fait qu’augmenter au cours du xixe siècle. En théorie, le classement avait pour conséquence de prévoir qu’aucun travail de restauration ou de décoration ne serait entrepris sans avoir été préalablement soumis et accepté par le ministère de tutelle de la Commission. Encore faut-il remarquer que cette doctrine avait mis un peu plus de quarante ans à se formaliser et seulement par voie réglementaire69. Dans la pratique, nombre de classements sont faits d’office, à l’insu des propriétaires. La liste des monuments classés, établie par arrêté du ministre, est ensuite adressée au préfet et au maire. Le classement se trouve réduit à un acte administratif simple car la Commission ne peut ni ordonner, ni contraindre. C’est ainsi, entre autres exemples, que le 2 février 1849, Mérimée signale à la Commission des monuments historiques que la construction d’une route nouvelle a entraîné des dommages importants aux monuments mégalithiques d’Erdeven. Désarmée, la commission n’a d’autre ressource que d’adresser une remontrance au préfet70. De plus, ce classement ne crée pas plus d’obligation pour l’État dont l’aide financière aux propriétaires demeure facultative. À défaut de réel moyen de pression et malgré le classement, tous les propriétaires (qu’il s’agisse de particuliers, de l’État, des collectivités ou d’établissements publics) continuent à disposer de leur bien selon leur bon vouloir et sans tenir compte des possibles avis de l’inspection des monuments historiques (encore fallait-il qu’elle soit au courant d’éventuels travaux en cours). Il en est ainsi, par exemple, pour les services publics qui occupent des édifices classés. Ils refusent fréquemment d’admettre le contrôle et l’autorité de la Commission des monuments historiques, comme le maire de Nancy qui attaque en 1886 devant le Conseil d’État le classement de son Hôtel de Ville, des grilles et des fontaines de la place Stanislas. Dressant un bilan en 1896, le juriste Louis Tétreau ira jusqu’à considérer les effets juridiques du classement à l’égard du propriétaire comme « absolument nuls »71. En résumé, la procédure de classement ne résout pas, paradoxalement, celle de la conservation.
68Pourtant, depuis la loi du 3 mai 1841 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique, un moyen autoritaire de sauvegarde du patrimoine existe. Avec elle, l’État dispose d’un outil pour faire fléchir les propriétaires, même les plus récalcitrants, et de façon générale tous ceux dont les prétentions financières par trop exagérées excluent le principe d’une vente du bien de gré à gré à l’État. Effectivement, à quelques reprises, ce dernier n’a pas hésité à y avoir recours pour sauvegarder des monuments artistiques et historiques (pour le dégagement des théâtres antiques d’Arles et d’Orange en 1845 par exemple). En 1881, le conseiller d’État Adolphe Tétreau voit dans cette mesure « le seul moyen pratique d’assurer la conservation des monuments historiques »72 et rappelle qu’une jurisprudence ancienne avait, en quelque sorte, anticipé une possible utilisation étendue de cette disposition. Dès 1810, le Conseil d’État avait reconnu à l’administration le droit d’acquérir un immeuble pour raison d’utilité publique à seule fin d’en empêcher la destruction. Dès lors, la loi de 1841 n’a fait qu’intégrer au régime légal une possibilité reconnue à la fois par la jurisprudence et par la doctrine. Enfin, lors de la discussion au parlement des modalités de la loi de 1841, le gouvernement avait expressément consacré l’application du principe d’expropriation pour cause d’utilité publique aux monuments historiques puisqu’un amendement réclamant une disposition spécifique au sein de la loi fut rejeté par le gouvernement, au cours des débats parlementaires, au motif que « l’utilité publique n’est pas purement matérielle ; les traditions nationales, l’histoire, l’art lui-même, ne sont-ils pas en effet d’utilité publique, aussi bien que les ponts, les arsenaux et les routes ? ».73
69Ainsi armée du droit d’expropriation, l’administration aurait dû pouvoir surmonter aisément les conflits d’intérêts. En réalité, deux facteurs principaux concourent à en limiter la portée, voire à faire reculer l’administration malgré ses bonnes résolutions affichées : le coût de l’opération et le respect de la propriété privée. Effectivement, l’expropriation représente un coût financier non négligeable qui rend impossible un recours trop fréquent à cette mesure exceptionnelle. Tout juste permet-elle de laisser planer une menace. Les crédits de la Commission des monuments historiques étant modestes et notoirement insuffisants pour les mesures conservatoires des monuments historiques classés, il devenait dès lors difficile de procéder à des ponctions au profit d’acquisitions (à l’amiable ou par expropriation). De plus demeure la question du respect de la propriété privée. Même si le jus utendi fruendi et abutendi hérité du droit romain perd au cours du xixe siècle de son caractère absolu, l’inviolabilité du droit de propriété demeure le socle juridique, politique, social et économique sur lequel repose la nation française. La Révolution l’avait érigé au rang de droit naturel et, tout au long du siècle, cette conception trouve son illustration dans l’accroissement du nombre des propriétaires fonciers (en 1848, ceux-ci sont devenus sept millions et demi). Ce droit est consacré par l’article 17 de la « Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen » du 26 août 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Très favorable à la propriété privée, la conception libérale de l’État qui prédomine en France au xixe siècle s’oppose à l’essor d’une administration toute-puissante en dehors des compétences régaliennes que sont la justice, la guerre ou les affaires étrangères.
70L’impuissance des pouvoirs publics se révèle avec plus d’acuité pour les monuments préhistoriques, en particulier les mégalithes, car ceux-ci sont alors les plus soumis à la destruction et relèvent principalement de propriétaires privés. Au milieu du xixe siècle, ces monuments ne sont qu’en voie de reconnaissance et celle-ci s’opère au rythme de la légitimation scientifique et institutionnelle des recherches préhistoriques. Encore faut-il exclure de cette notion les fouilles elles-mêmes et leur produit, de même que les gisements en cours de fouilles, tout comme les sites paléolithiques (grottes et abris) dont personne ne songe alors à demander la protection. De plus, parmi les monuments préhistoriques ceux qui, par leur stature, devraient être les premiers à bénéficier d’une politique de sauvegarde (les mégalithes) ne souffrent, au mieux, que de l’indifférence et, au pire, sont consciencieusement mutilés ou détruits depuis des siècles, y compris certains qui avaient été classés et auraient dû échapper à ces destructions. L’affaire des alignements de Carnac représente une parfaite illustration de la difficulté à concilier volonté politique de conservation du patrimoine et réalité sociale et administrative.
D. Les monuments de Carnac en danger
71Intégrés au paysage, les mégalithes de Carnac, à l’image des milliers d’autres disséminés dans les landes et dans le bocage, ne bénéficiaient pas d’attentions particulières. Dès son rapport de 1836 sur l’Ouest de la France, Mérimée avait longuement développé la nécessité de prendre en considération les monuments mégalithiques en général et ceux de Carnac et Locmariaquer ou Gâvr’Innis en particulier. À Locmariaquer, par exemple, il déplorait que « le respect qu’inspirent ces ruines gigantesques empêche seulement qu’elles ne soient brisées »74. Pourtant ces monuments ont à ses yeux une valeur incontestable. Leur conservation et leur étude s’imposent. Pour cela Mérimée n’hésite pas à ébaucher du comparatisme : « Pour apprécier les usages d’un peuple qui n’est plus, on doit chercher, parmi ceux qui existent, un degré de civilisation correspondant au degré probable de celle que possédait le peuple détruit. »75 C’est ainsi, qu’examinant les gravures des pierres de Gâvr’Innis, il établit un parallèle avec les « ornements bizarres et compliqués que les naturels de la Nouvelle-Zélande s’impriment sur le visage et plusieurs partie du corps. » De même, les dolmens lui rappellent ceux de Suède et de Norvège. Mais le temps presse, les destructions sont nombreuses. Pour preuve, autrefois, les environs de la ville de Saumur étaient parsemés de « monuments celtiques », ce n’était plus le cas en 1834 :
« Il n’en reste plus qu’un petit nombre aujourd’hui, et leur destruction est si rapide, que plusieurs de ceux que M. Bodin a décrits, en 1814, ont déjà disparu. Ne pourrait-on pas prendre quelques mesures pour leur conservation ; par exemple, défendre de les exploiter comme matériaux pour les routes ? Les ponts et chaussées en ont déjà brisé beaucoup dans ce pays (...). »76
72Effectivement, Mérimée constate qu’en Bretagne les destructions gagnent du terrain car « le défrichement des landes et le pavage des routes sont les causes les plus efficaces de la destruction de ces pierres énormes ». Au-delà, avec la « publicité » faite autour de ces monuments se développe une autre menace : les déprédations du fait des chercheurs de trésors. C’est ainsi qu’en 1811 une société pour exploiter l’or des dolmens de Locmariaquer et de sa région s’est formée à Auray. En 1849, lorsque des découvertes de bijoux seront faites, c’est une foule de prospecteurs qui va s’abattre sur la région. Les fouilles sont alors menées sans méthode, ni soins, certains faisant même sauter les tables de recouvrement à la mine77.
73En 1886, Albert Macé, alors rédacteur en chef du Petit Breton, s’est fait le chroniqueur de ces destructions78 et nous fournit nombre de documents particulièrement éclairants sur les pratiques d’alors et sur l’impuissance manifeste (de facto et de jure) de l’administration à les juguler. C’est ainsi que nous apprenons que le 30 janvier 1828, le chanoine Mahé avertit le préfet du Morbihan, le comte de Chazelles, que pour la construction du Phare de Belle-Île plusieurs « monuments celtiques qui font honneur au Morbihan » sont menacés ou ont été détruits, comme à Carnac. Le fautif en est l’entrepreneur Jean-Louis Trochu. Dès le 6 février 1828, le préfet adresse une circulaire aux maires du département leur demandant de veiller à la protection des « pierres monumentales » de leur ressort en invoquant « l’intérêt de la science et de l’honneur national ». Des procès-verbaux devront être rédigés contre tous ceux qui pourraient tenter de mutiler ou de s’emparer des monuments. Le 7 décembre 1829, Trochu, au nom de ses confrères, écrit au préfet afin de lui expliquer que tous sont de grands protecteurs des antiquités, mais que les monuments mégalithiques offrent une qualité de matériaux dont ils ne peuvent se passer, en particulier en ce qui concerne la construction des marches de l’escalier du phare. En conclusion, estimant que l’équipement public est plus digne d’intérêt que quelques pierres, l’entrepreneur lui demande l’autorisation de continuer sa glane dans les champs d’autant que ces « rochers [...] nuisent d’ailleurs au cultivateur en empêchant sa culture et en l’obligeant à les conserver, pour le plaisir de quelques individus qui peuvent de très loin en très loin venir les regarder très infructueusement pour la science. On lève sur les propriétaires du sol un véritable impôt au profit de l’antiquaire qui ne l’indemnise point par son stérile examen du terrain qui ne produit rien chaque année. » Bien évidemment, cette protestation est écartée par le préfet. Elle permet néanmoins de se rendre compte de l’état d’esprit d’une bonne partie de la population bretonne.
74À Carnac, c’est en 1871 que le Conseil général du Morbihan émet le vœu de procéder à l’acquisition des terrains sur lesquels s’élèvent les mégalithes. Ce n’est qu’en 1873 qu’un montage financier aboutit : une allocation du département (1 000 francs), une subvention des communes de Carnac et Auray (chacune de 300 francs), 1 000 francs prélevés sur le crédit de 1 200 francs ouvert au titre de la Conservation des monuments historiques et 1 054,60 francs sur les fonds du ministère des Beaux-Arts. Mais, très vite, on constate que les propriétaires sont récalcitrants au principe de ventes de gré à gré et que seule la procédure de l’expropriation, avec pour conséquence un coût supérieur aux prévisions budgétaires, permettrait de débloquer la situation. Mais c’est en 1874 qu’un pas réellement décisif sera franchi d’un point de vue juridique. Le Conseil d’État est alors appelé à se prononcer sur le projet de décret autorisant la commune de Carnac à acquérir par voie d’expropriation une partie des alignements situés sur son territoire. Aucune objection n’est soulevée quant à la légalité de cette application inédite de la loi de 1841 à des monuments mégalithiques. Mais si, formellement, le droit est dit, sa mise en œuvre va se révéler, dans les faits, plus aléatoire.
75Le Conseil d’État adopte le projet de décret dont il était saisi et déclare d’utilité publique la conservation des monuments de Carnac et autorise la commune à les acquérir par voie d’expropriation. Le décret est publié le 8 juin 1874. Une circulaire du 8 octobre 1874 signée par le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts est adressée au Département pour réclamer une aide générale pour sauvegarder les mégalithes et tout particulièrement : « les dolmens de l’Île-aux-Moines, les monuments druidiques de l’Île-Longue, de Carnac, de Crac’h, d’Erdeven, de Plouharnel, de Locmariaquer, la galerie souterraine de Gavr’inis. »79. Le décret sur Carnac signé par le ministre et notifié, l’enquête prescrite par le titre II de la loi du 3 mai 1841 peut être lancée. Très vite, le Conseil municipal déclare ne pas pouvoir (vouloir ?) assumer le coût de l’expropriation car, de fait, les contestations des propriétaires se manifestent :
« À ce mot d’expropriation, les imaginations des propriétaires de ces terrains montent et s’exaltent ; il faut leur rembourser, non seulement la valeur des terrains en friche et sous la lande d’une étendue de plus de trois kilomètres, mais encore celle de ces lourds menhirs dont, malgré leur classement comme monuments historiques et les circulaires administratives [...] ils se déclarent propriétaires exclusifs. »80
76Certains refusent de vendre, d’autres demandent des prix manifestement exagérés. Pendant presque cinq ans la situation va demeurer bloquée et, comme nous allons le voir, seule la création de la Sous-commission des monuments mégalithiques de la Commission des monuments historiques va permettre de débloquer la situation et d’amorcer un vaste mouvement de sauvegarde.
Notes de bas de page
9 SCHNAPP A., La conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, Éditions Carré, 1993.
10 DANIEL G., The prehistoric chamber tombs of France. A geographical, morphological and chronological survey, London, Thames and Hudson, 1960, p. 13-17.
11 Recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises, 1re série, 1787 à 1799, t. 9, du 16 septembre 1789 au 11 novembre 1789. Paris : P. Dupont, 1877, p. 649.
12 Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises, 1re série 1787 à 1799, t. 19 du 16 septembre au 23 octobre 1790, p. 588-589.
13 Ibid.
14 Qui ne feront qu’accueillir toujours plus de pièces avec l’extension des proscriptions aux émigrés à partir d’avril 1792 et la confiscation des biens royaux le 10 août 1792 auxquels il convient d’ajouter les saisies opérées dans les pays conquis.
15 LENOIR A., Notice historique des monuments des arts réunis au dépôt national rue des Petits Augustins, Paris, Cusseau, an ive de la République, p. IX.
16 LENOIR A., Description historique et chronologique des monuments de sculpture réunis au musée des monuments français, Paris, Levrault, janvier 1806, p. VII.
17 ARAGO F., Œuvres complètes. Notices scientifiques, t. 6, vol. 3, Paris, J. Baudry, 1856, p. 521.
18 MICHELET J., Le peuple, Paris, Hachette, 1846, p. 26.
19 Recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises, 1re série, 1787 à 1799, t. 48, du 11 août 1792 au 25 août 1792, Paris, P. Dupont, 1896, p. 115.
20 Ibid. p. 116.
21 Née de la fusion à cette date de la Commission des monuments et de la commission créée le 11 août 1792.
22 Recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises. 1re série, 1787 à 1799, t. 50 et annexes, du 15 septembre 1792 au soir au 26 octobre 1792 au matin, Paris, P. Dupont, 1896.
23 Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale, 15 octobre 1792-2juillet 1793, t. 1, Paris, Imprimerie nationale, 1891, p. 477-478.
24 Ibid. p. 629.
25 GRÉGOIRE H., Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer, Paris, Instruction publique de la Convention nationale, séance du 14 fructidor an II, 28 p.
26 GRÉGOIRE H.,Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois, Député à l’Assemblée constituante... Précédés d’une notice historique sur l’auteur par M.H. Carnot ; Paris : A. Dupont, 1837. T. I, p. 345.
27 GRÉGOIRE H., Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer, Op. cit., p. 26.
28 GRÉGOIRE H., Troisième rapport sur le vandalisme par Grégoire, séance du 24 frimaire, l’an IIIe de la république française, une et indivisible, imprimé par ordre de la Convention nationale, et envoyé par son ordre aux autorités constituées, Paris, Imprimerie nationale des lois, 1794, 21 p.
29 Ce rapport a été repris dans : LEGRAND d’AUSSY P., Des sépultures nationales, et particulièrement de celles des rois de France, Paris, J. Esneaux, 1824, 528 p.
30 CARTAILHAC É., La France préhistorique, Paris, F. Alcan, 1896, p. 162-178.
31 LEGRAND d’AUSSY P., Op. cit., p. 319-359.
32 LEGRAND d’AUSSY P., Op. cit, p. 336-337.
33 Sa description étant surtout connue grâce au tome V des Antiquités de Bernard de Montfaucon qui déclare tenir les détails de la découverte de l’ossuaire de M. de Cocherel lui-même. MONTFAUCON B de, L’Antiquité expliquée et représentée en figures, Paris, La Compagnie des Libraires, 1719, t. 5 : Les funérailles, les lampes, les supplices. Sur l’intérêt de cette découverte par rapport à l’analyse du matériel préhistorique voir FERRAY E., « Le tombeau préhistorique de Cocherel », Bulletin monumental, 1890, p. 475-505.
34 LEGRAND d’AUSSY P., Op. cit., p. 355. Notons, à cette occasion, que c’est Legrand d’Aussy qui fixe pour les années futures la nomenclature des diverses formes de monuments mégalithiques.
35 GUILHERMY F. de, « Trente ans d’archéologie ». Annales archéologiques, t. 21, Paris, Librairie archéologique de Victor Didron, 1861, p. 252.
36 MONTALEMBERT C. de, Revue des deux mondes, 1833, 2e série, t. 1 ; cité par TÉTREAU L.,Législation relative aux monuments et objets d’art dont la conservation présente un intérêt national au point de vue de l’histoire ou de l’art ; Paris : Librairie nouvelle de droit et de jurisprudence Arthur Rousseau, 1896. p. 5.
37 Cité par HARTOG F., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 191.
38 « Instruction jointe au rapport de la Commission des mémoires et des antiquités de la France » cité in CHARMES X., Le Comité des travaux historiques et scientifiques (histoire et documents). Op cit., p. CXXVIII.
39 PROVOST M., « L’Académie des inscriptions et belles-lettres et la naissance de l’archéologie française au début du xixe siècle », Aspects de l’archéologie française au xixe siècle : actes du colloque international tenu à La Diana à Montbrison les 14 et 15 octobre 1995, Montbrison, La Diana, 2000, p. 21.
40 CHARMES X., Le Comité des travaux historiques et scientifiques (histoire et documents), Op cit., p. CXXXII.
41 LENIAUD J.-M. Les cathédrales au xixe siècle, Paris, Economica, Caisse nationale des monuments et des sites, 1993, p. 255.
42 Cité par PARTURIER M., Lettres de Mérimée à Ludovic Vitet. Introduction et notes par Maurice Parturier, Paris, éditions du C.T.H.S., 1998, p. XVII.
43 Annales archéologiques, t. 1, Paris, Librairie archéologique de Victor Didron, 1844, p. 208.
44 HUGO V., « Guerre aux démolisseurs ! », Œuvres complètes de Victor Hugo, philosophie I 1819-1834, Littérature et philosophie mêlées, Paris, J. Hetzel, 1882, p. 317-318.
45 Ibid. p. 320.
46 MONTALEMBERT C. de, Congrès archéologique de France. xxe session. Séances générales tenues à Troyes, Paris, Derache, 1854, p. 218.
47 Ibid. p. 219.
48 Cité par VERDIER P., « Le service des monuments historiques. Son histoire, organisation, administration, législation (1830-1934) », Congrès archéologique de France 97e session tenue à Paris en 1934. Centenaire du service des monuments historiques et de la société française d’archéologie, Paris, A. Picard, 1936, p. 55.
49 GAUTHIER M., « Le cadre législatif et réglementaire de la recherche archéologique en France, propositions d’orientation », Les nouvelles de l’archéologie, 1994, n° 57, p. 8.
50 Cité par RIGAMBERT C., Le droit de l’archéologie française, Paris, A. Picard, 1996, p. 21.
51 VERDIER P., « Le service des monuments historiques. Son histoire, organisation, administration, législation (1830-1934) », Op. cit., p. 64.
52 GRENIER A., « Les monuments antiques. Cent ans de conservation et de recherches », Congrès archéologique de France 97e session tenue à Paris. Centenaire du service des monuments historiques et de la société française d’archéologie, Paris, A. Picard, 1936, p. 345.
53 Le terme mégalithique, bien qu’en usage depuis longtemps, fut malgré de nombreux débats à ce sujet définitivement adopté à l’occasion du Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques de Paris en 1867. Worsaae faisait alors remarquer que : « notre mot mégalithique n’est pas heureux et que des monuments très différents sont compris sous ce nom : beaucoup des monuments dont on parle ne sont pas de vrais dolmens. » Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques, compte-rendu de la 2e session. Paris, 1867, Paris, C. Reinwald, 1868, p. 198.
54 LENOIR A., « Discours préliminaire », Mémoires de l’Académie celtique, t. 1, Paris, Dentu, 1807, p. 4.
55 Ibid.
56 CARTAILHAC É., La France préhistorique, Op. cit., p. 162-178. LAMING-EMPERAIRE A., Origines de l’archéologie préhistorique en France, Paris, éditions du Seuil, 1963, p. 106-114.
57 REINACH S., « Esquisse d’une histoire de l’archéologie gauloise », Revue celtique, 1898, t. 19, p. 111-112.
58 JUHEL V. dir., « Arcisse de Caumont (1801-1873). Érudit normand et fondateur de l’archéologie française », Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, tome LX, 2004, 524 p.
59 CAUMONT A. de, Cours d’antiquités monumentales, Paris, Lance, 1830, t. 1, première partie, ère celtique. p. 64-270.
60 MAGNEVILLE, « Circulaire adressée à MM. les membres titulaires de la Société des Antiquaires de la Normandie, dans le courant de l’année 1824 ; par M. de Magneville, président », Mémoires de la Société des antiquaires de la Normandie, 1825, 1re partie, 1824.
61 RIGAMBERT C., Le droit de l’archéologie française, Op. cit., p. 19.
62 Art. II du « Règlement constitutif de la Société française pour la conservation et la description des monuments historiques », Bulletin Monumental publié sous les auspices de la Société française pour la conservation et la description des monuments historique et dirigé par M. de Caumont, Paris, 1834, vol. 1, p. 34.
63 Ibid., p. V.
64 Cité par VERDIER P., « Le service des monuments historiques. Son histoire, organisation, administration, législation (1830-1934) », Op. cit., p. 104.
65 CAUMONT A. de, « Discours d’ouverture », Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 1871, 3e série, vol. 8, p. XCVI.
66 Lettre publiée dans Bulletin Monumental publié sous les auspices de la Société française pour la conservation et la description des monuments historiques et dirigé par M. A. de Caumont, vol. 2, Paris, 1835, p. 108.
67 MORTILLET G. de, « Libre disposition des objets d’art et d’archéologie ». Indicateur de l’archéologue, Saint-Germain-en-Laye, E. Heutte et Cie, 1872, p. 373.
68 Cité par LÉON P., La vie des monuments français. Destruction, restauration, Paris, Picard, 1951, p. 131.
69 Instructions et circulaires ministérielles des 16 novembre 1832, 19 février et 1er octobre 1841, 31 octobre 1845, 22 avril 1852, 8 octobre 1874.
70 PROUST A., Rapport fait au nom de la Commission chargée d’examiner le projet de loi, adopté par le Sénat, pour la conservation des monuments et objets d’art ayant un intérêt historique et artistique, Paris, Chambre des députés, 4e législature, session de 1887, n° 1501, annexe au procès-verbal de la séance du 31 janvier 1887, p. 7.
71 TÉTREAU L., Législation relative aux monuments et objets d’art dont la conservation présente un intérêt national au point de vue de l’histoire ou de l’art, op. cit., p. 10.
72 TÉTREAU A., Rapport sur les mesures à prendre pour assurer la conservation des monuments mégalithiques, Paris, Imprimerie centrale des chemins de fer A. Chaix et Cie, 1881, p. 14.
73 Ibid. p. 10-11.
74 MÉRIMÉE P., Notes d’un voyage dans l’Ouest de la France, Paris, Adam Biro, 1989, p. 131.
75 Ibid. p. 130.
76 Ibid. p. 169.
77 LE ROUZIC Z., « Les monuments mégalithiques du Morbihan. Cause de leur ruine et origine de leur restauration », Bull. S.P.F., 1939, p. 234.
78 MACÉ A., La conservation des monuments mégalithiques dans le Morbihan. Notes et documents, Vannes, Eugène Lafolye, 1886, 90 p.
79 Ibid, p. 36-38.
80 Propos d’Alfred Lallemand (juge de paix à Vannes, membre de la Société polymathique du Morbihan et ancien président de la section archéologique) à l’occasion de la séance solennelle du 28 mai 1876. Cité par MACÉ A. La conservation des monuments mégalithiques dans le Morbihan. Notes et documents. Op. cit. p. 38-39.
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