Chapitre III. L’habitat à Kenadsa : la demeure du sacré
p. 67-89
Texte intégral
1Comme tous les ksour du Sud-Ouest algérien, Kenadsa ne doit son existence qu’à la faveur des innombrables chenaux qui alimentent ces plateaux arides avant de se jeter dans une vallée qui traverse tout le Sahara du sud-ouest. De la petite oasis de Ouakda en passant par Béchar et Kendasa jusqu’à Reggane, en traversant les oasis du Gourara et du Touat, l’oued crée la vie. Ce ne serait certainement pas exagéré de dire, à propos des oasis qui forment la « rue des palmiers », qu’elles sont un don de l’oued, comme on a dit ailleurs de l’Égypte qu’elle était un don du Nil.
2Cependant, nous savons que le site, à lui seul, ne suffit pas à créer et surtout à maintenir un établissement humain. D’autres éléments interviennent pour générer la situation favorable à la reproduction de l’espace considéré. Cette reproduction est d’autant plus élargie que la situation est favorable. Ainsi, pour Kenadsa, le commerce à longue distance a justifié le maintien de l’établissement. En se développant vers le xvie siècle, à l’époque de la dynastie des Saâdiens, le commerce caravanier a permis à Kenadsa de prendre de l’ampleur au point de justifier plus tard son choix comme lieu de retraite et base d’action d’un saint. D’un lieu-dit, Kenadsa devient une terre d’élection.
3Ce n’est qu’à partir de cette date qu’elle prend de l’importance en tant qu’habitat. Le petit ksar saharien fondé par le saint homme Sîd al-Hâj `Abd ar-Rahmân au xve siècle, connaît un renouveau subit au xviie siècle. Il commence d’abord par changer de nom à cette date précise, c’est-à-dire à la venue du saint Sîdî M’hammad b. Bûziyân1. Connu auparavant sous le nom de La`wîna, « la petite source », d’après Ibn `Abd as-Salâm an-Nâçirî2, ce ksar s’appellera désormais Kenadsa. Dans quelle mesure le lien phonétique qu’établit la mémoire locale entre le dialectal gandûz (élève) et Kenadsa justifierait-il le sens que les habitants n’hésitent pas à donner au toponyme Kenadsa, un pluriel, disent-ils, de gandûz (ganâdiza) ? Appuyant ses allégations par des références étymologiques puisées dans le monumental dictionnaire d’az-Zubaydî, Tâj al-`arûs, Merzak, quant à lui, estime vraisemblable que l’appellation Kenadsa soit en rapport avec la qualité de son illustre hôte, le saint Sîdî M’hammad b. Bûziyân ; car en arabe classique, constate-t-il, qandasa et taqandasa veulent dire « faire acte de pénitence » et, par extension, « épouser la voie du taçawwuf »3.
4En nous attardant de la sorte sur un toponyme, nous ne voulons pas sacrifier à un quelconque rituel, ni céder à un simple plaisir d’érudition : la question est importante parce qu’elle révèle le changement fondamental dans la « fonction urbaine » principale, comme on dirait aujourd’hui. En effet, de simple étape caravanière, Kenadsa devient un foyer culturel structurant. À cette fonction principale s’adjoindront bientôt d’autres, économiques celles-là, pour faire du modeste ksar de départ un centre relais incontournable. Ceci explique et justifie amplement l’avènement de ce toponyme qui particularisera le ksar, le tirant de l’anonymat où le reléguait une appellation si commune dans ces régions.
5En effet, le toponyme La`wîna, petite source, n’a rien d’original dans une contrée où la rareté de l’eau élève celle-ci au rang de valeur sémiologique. C’est un nom... commun dans un pays où la toponymie est essentiellement hydraulique. Les mots `ayn (source), hâsî (puits), wâd (rivière) précèdent souvent les noms des localités dans l’ensemble du Maghreb. Kenadsa devient alors ce nom propre qui désormais distingue une localité des autres. Comme tous les noms propres, il a pour fonction essentielle de singulariser. C’est ainsi que notre localité, tout en obéissant aux invariants commandés par l’écosystème, se distingue, à beaucoup d’égards, du reste des ksour. La venue du saint et la fondation de sa zâwiya vont influer considérablement sur le mode d’organisation de son espace. Cependant, cette distinction se veut signifiante d’une appartenance à une matrice. Ici, tous les récits recueillis en ce qui concerne la toponymie du lieu, qu’ils soient écrits ou oraux, établissent un lien entre Kenadsa et le `ilm (science religieuse) ou la spiritualité. La mémoire n’attribue au vocable Kenadsa que des sens relevant de la science religieuse, donc du sacré.
6D’aspect extérieur, Kenadsa ne diffère point des autres ksour de la région. C’est un ensemble d’habitat regroupé et surplombant un terroir situé dans une vallée. Construit en légère pente selon l’axe nord-sud, il respecte la déclivité nécessaire à la circulation de l’eau. Le ksar est ainsi blotti entre la falaise protectrice et la palmeraie nourricière.
7De loin, le ksar se distingue difficilement des sables qui recouvrent les flancs de la falaise de la Barga, au pied de laquelle il se tient. En empruntant la route goudronnée qui aujourd’hui va vers le barrage de Djorf Torba, longeant ainsi la vallée que les caravanes empruntaient naguère, on distingue à peine au loin à droite, vers le nord, une bande ocre-gris. C’est le ksar de Kenadsa. Sa partie haute semble se confondre avec les blocs de grès émergeant des sables. Ce sont ces blocs qui trahissent cette dune factice, dévoilant ainsi que sous cette friable couverture se cache une falaise rocheuse : la fameuse Barga.
8À la base de cette tache ocre-gris s’étale un vert foncé, dense puis clairsemé au fur et à mesure qu’on s’éloigne du ksar. Entre ces deux limites s’étire, en longueur, un agrégat compact de cubes épousant les formes et les couleurs du paysage. Deux seules et uniques fois, les habitants de Kenadsa oseront défier l’environnement dans sa plasticité. La première fois en élevant un gracieux minaret à base carré dont les niches aveugles signalent les proportions volumétriques. Deux niveaux de niche et la tête du minaret constituent des proportions harmonieuses et suffisamment audacieuses pour défier la hauteur de la falaise. L’élan vers Dieu est un dépassement des choses d’ici-bas. La seconde fois, ce sont des raisons temporelles qui vont dicter l’emprise et la couleur de la maison du shaykh, une somptueuse demeure dont la couleur blanche et les arcades ouvragées de la cour signalent la distinction de son locataire. Imposante par son volume et son caractère architectural, elle écrase les habitations des hommes sans jamais défier la maison de Dieu
9Cependant, au-delà de ces invariants, le mode d’organisation de cet habitat reste très particulier et fortement marqué par la formation des lieux : le ksar ne devant son existence, ou plutôt sa prospérité, qu’à la zâwiya, celle-ci prend une part importante dans l’espace bâti.
10Entrons dans cette paisible retraite à l’aspect insulaire, noyée au milieu de cette immensité où tantôt des dunes, tantôt des buttes (gûr, pl. de gâra) viennent rappeler par leur élévation le paysage d’une mer démontée, mais figée – une sorte d’équation où le mouvement est en symbiose avec l’immobilité. Une tout autre temporalité régit les lieux. Comme si l’unité n’était plus l’heure ou le jour, mais le siècle et le millénaire. Le mouvement d’ici-bas paraît lent, voire nul. Il n’a d’effets que rapporté au temps géologique. C’est pourquoi ici, plus qu’ailleurs, le sens du mot zâwiya prend toute sa dimension. C’est très justement un angle (zâwiya) d’où la vie se perçoit différemment. S’y retirer est, véritablement, un « rencoignement » (inziwâ’).
LA DWÎRIYÂ, UN ÉLÉMENT ORGANISATEUR
11Le siège de la zâwiya, appelé dwîriyâ (littéralement : « petite maison »), occupe un espace beaucoup plus important que celui d’une simple habitation. Plus que cela, son architecture détermine toute l’organisation de l’habitat. A l’instar de la maison mère, une trentaine de dwîriyât, d’aspect plus modeste, et toutes actuellement désertées par leurs anciens habitants, occupent une bonne partie du ksar (plus d’un tiers), celle appelée justement darb ad-dwîriyât (rue des dwîriyât). C’est l’entité occupée jadis par les mrâbtîn, ces nobles (shurfâ) descendants de Sîdî M’hammad b. Bûziyân. Leur centralité géographique reflète exactement leur position dans l’espace social. Ils constituent le troisième élément dans l’opposition entre d’une part ceux qui sont venus habiter la partie haute du ksar, à la recherche de la grâce et de la protection, après l’avènement de la zâwiya, donc les Fwâga (ceux d’en haut) ; et d’autre part ceux qui sont originaires des lieux, habitant la casbah, partie basse du ksar, les Thâta (ceux d’en bas).
12Ici, ce n’est pas la maison ordinaire qui est l’unité de base, mais la dwîriyâ. C’est à la fois un espace public et privé. C’est la résidence d’un mrâbat et par conséquent un espace domestique où vivent les membres de sa famille. Cependant, dans ces régions, le terme dwîriyâ semble vouloir dire « salle de réception » ou « chambre d’hôtes », car c’est aussi le lieu où le mrâbat reçoit, prie et dispense ses enseignements et sa baraka4. Une dwîriyâ, pour répondre à ces multiples fonctions, doit non seulement être spacieuse, mais aussi consacrer exclusivement un espace aux activités du mrâbat. Cet espace s’appelle ici la jalsa5, espace de séjour qui se trouve quasi systématiquement du côté qibla (direction de la prière) du patio. C’est une chambre rectangulaire et peu profonde, le sol étant généralement surélevé, une sorte d’alcôve dont les murs latéraux sont des niches qui devaient vraisemblablement servir de bibliothèque – le lieu de retraite (khalwa) et de méditation du mrâbat. C’est ici qu’il passe la majeure partie de son temps, entre prière, dikr et étude. Trait d’union entre les mondes domestique et public, c’est la jalsa qui distingue la dwîriyâ d’une simple maison. Le mrâbat, chef de la famille, s’en sert comme bibliothèque et lieu de réception. Il y reçoit ses illustres hôtes et y dispense également baraka et enseignements aux humbles quêteurs. Par cet espace particulier, la demeure du mrâbat peut être tour à tour hôtel, club, maison de bienfaisance ou institut.
13La dwîriyâ est une maison-zâwiya affectée à des œuvres charitables. Elle est appelée dwîriyâ (petite maison) comme par euphémisme, car c’est en fait une grande maison. Peut être l’appelle-t-on ainsi pour occulter son aspect somptuaire. Nous savons qu’ici, comme partout en terre d’Islam, le verbe est subterfuge. Souvent il est une façon d’exprimer le réel en le renversant, une sorte de prétérition exacerbée. Ainsi dit-on lakhfîf (léger) en parlant du plomb ; `âfya (paix) en parlant du feu ; bçayr (voyant) en parlant de l’aveugle, etc.
14La dwîriyâ est donc une grande maison, où chambres et cuisines apparaissent secondaires par rapport à l’espace appelé jalsa. D’ailleurs, souvent, la maison se résume essentiellement à un patio recouvert et joliment décoré, où généralement quatre piliers soutiennent deux arcatures parallèles qui, à leur tour, s’élancent pour supporter un toit assez haut et percé d’une `ayn ad-dâr6. Dans la profondeur d’un des quatre côtés de cette cour est aménagée cette sorte d’alcôve qu’est la jalsa, d’où le mrâbat et ses hôtes avaient le loisir de contempler ces chefs-d’œuvre de l’architecture musulmane.
15Toute une partie du ksar est composée de dwîriyât organisées autour d’une dwîriyâ principale qui en constitue le centre topologique. Celle-ci est en même temps le siège symbolique de la zâwiya et la demeure du sayyid – à ce titre elle est plus vaste et plus somptueuse que toutes les autres. Chaque fois que l’héritage de la direction spirituelle passe dans une autre famille, le nouveau chef de la zâwiya prend le soin de construire une nouvelle dwîriyâ digne de répondre aux exigences de ses nouvelles et multiples fonctions7. C’est elle qui reçoit les présents (hadiyât) des affiliés et des visiteurs, qu’elle redistribue équitablement aux autres dwîriyât au prorata de leur importance démographique et sociale. C’est là aussi que se déroulent les grandes manifestations festives et que se règlent les épineux problèmes. L’actuelle dwîriyâ, inhabitée aujourd’hui8, est peut-être le dernier symbole d’une dynastie finissante, à côté de la dwîriyâ de Sîdî Brâhîm, joliment décrite par I. Eberhardt (Dans l’ombre chaude de l’Islam) et que les autochtones continuent à désigner avec nostalgie et poésie, par son nom de jadis : ar-riyyâd (« la prairie »).
16La dwîriyâ apparaît comme la cellule de base de l’espace, aussi bien physique que social. C’est autour d’elle que se structure l’habitat, obéissant à un ordonnancement social. Chaque `ayla de la grande famille des descendants de Sîdî M’hammad b. Bûziyân habitait une dwîriyâ. L’aîné, le doyen ou le plus respectable de la lignée en est le véritable chef de famille. Ces dwîriyât regroupées dans l’espace selon un ordonnancement précis représentent une entité distincte de plus de 6 hectares. À l’intérieur de cette entité, chaque lignée occupe une sous-partie de l’ensemble. Ainsi, on retrouve les dwîriyât des Ulâd Sîdî Ahmad d’un côté, celles des Ulâd Sîdî Bûmadyan de l’autre et le troisième groupe constitué par les dwîriyât des Ulâd Sîd al-Mwaffaq. Bien sûr, ces parties sont à leur tour subdivisées entre des ensembles agnatiques plus réduits, comme par exemple la famille Yamane, fraction de la lignée des Ulâd Sîdî Bûmadyan, descendants de b. Bûziyân. Encore présente sur les lieux, cette famille est le dernier témoin du rôle central des mrâbtîn par rapport à la partition thâta / fwâga. Elle continue à habiter à proximité de la khalwa et dans le voisinage immédiat de la mosquée Sîdî M’hammad b. Bûziyân.
17C’est autour de ces dwîriyât que s’établiront les familles venues de loin, à la recherche de la protection et de la grâce. Les Thâta, premiers occupants des lieux, se trouvant déjà installés dans la partie sud-ouest, les mrâbtîn seront enclavés à l’est par les Hjâwa, les Dkhîssa et les `Abîd. Au nord, ce sont les `Aslâwa et autres nomades qui viendront s’y établir. Ainsi les ruines des habitations de la clientèle, des serviteurs et des quêteurs de baraka protectrice continuent-elles à enserrer, aujourd’hui encore, les décombres des demeures autrefois habitées par les mrâbtîn, les enfermant au centre du ksar. De protecteurs qu’ils étaient censés être, les mrâbtîn sont devenus les protégés de ces populations. Quel que soit le côté par lequel on aborde le ksar, on n’atteindra pas une demeure « maraboutique » sans passer par d’autres maisons. À son tour, l’entité des dwîriyât diffuse un sacré protecteur qui finît par créer, aux alentours, une sorte de hurm très convoité par la masse en quête de salut, dans ces contrées où l’aléa est de règle et la vie hasardeuse.
18Ces dwîriyât, à présent en ruines, n’étaient pas concurrentielles, mais complémentaires, comme l’attestent encore leurs relations spatiales. On peut communiquer d’une dwîriyâ à une autre sans emprunter la « voie publique ». Cette organisation du ksar en dwîriyât accentuait son allure de cité spirituelle. Toutefois, une hiérarchie de ces dwîriyât a existé, qui était fonction de l’importance spirituelle de leurs occupants respectifs. D’ailleurs l’importance du statut se lit déjà au niveau des décors. Si le principe architectural est partout le même, la décoration change en fonction de l’occupant et de l’artisan. Prenons, à titre d’exemple, la première maison de Sîdî `Abd ar-Rahmân b. La`raj, le père de l’actuel sayyid. Avant de construire la somptueuse dwîriyâ – encore en fonction –, il occupait la maison familiale, aujourd’hui complètement délabrée, là où, néanmoins, nous pouvons encore remarquer la sculpture sublime du patio. Aucune partie, si petite soit-elle, n’est épargnée. Des arabesques, avec un ordre impeccable, y tapissent les murs9.
19Ces dwîriyât sont, en fait, de véritables palais. Leur architecture est semblable à celle que l’on retrouve à la même époque (xviie-xviiie siècle) au Maghreb du nord, dans les casbahs des médinas et les palais des souverains.
ARCHITECTURE ET SACRÉ
20Pour le visiteur qui parcourt les venelles de cette cité fortifiée, la zâwiya est omniprésente. Les dwîriyât des mrâbtîn, les deux mosquées phares du ksar, la khalwa du shaykh, les tombeaux des adeptes morts en odeur de sainteté, tout ici rappelle combien l’espace profane et l’espace sacré se confondent. La confusion est telle que, pour le commun, aller à Kenadsa c’est d’abord se rendre à la zâwiya. L’ordonnancement spatial du ksar conforte, du reste, cette « confusion » des deux espaces.
21Cependant, plus que dans l’urbanisme, c’est dans l’architecture que l’entrelacement du sacré et du profane atteint ses dimensions extrêmes. En visitant ces demeures désertes et à l’état de décombres, on constate encore la majesté des lieux. Toutes les maisons respectent une distribution où le carré est bien marqué par des piliers, appelés ici `arsa, représentant sans doute les quatre points cardinaux. De chaque côté du carré se trouve une ouverture donnant en général sur une pièce. Quand la pièce n’existe pas, l’ouverture est simulée par une niche aveugle décorée comme une porte. Comme pour mieux souligner l’apparence de l’ouverture, cette fausse porte encadrait parfois un miroir. Le ciel recouvre ce carré par le biais d’une `ayn ad-dâr systématiquement présente. Le ciel, en fait, est là comme élément architectural, car en principe c’est la voûte qui devrait le représenter. Or nous savons que l’ornementation est réservée aux lieux de culte, car dans les espaces domestiques elle pourrait prêter à confusion et traduire l’orgueil propre à l’ostentation, sentiment condamné sévèrement en Islam. L’archétype est en fait la qubba avec sa base carrée, imbriquée au cercle de sa voûte... sidérale.
22Or, ce cercle symbolique que représente la qubba est, en fait, le produit d’une rotation circulaire de l’arc. Pour de multiples autres raisons, sans nul doute, mais aussi pour des considérations symboliques, l’arcature occupe une place de premier plan dans le vocabulaire architectural musulman. Avec la coupole, l’arc fait partie des éléments que l’art islamique a le plus propagés et généralisés. Ce phénomène se vérifie dans toute l’architecture maghrébine, et Kenadsa n’y échappe pas. Il n’y a pas une seule maison des descendants de Sîdî M’hammad b. Bûziyân où l’arc ne soit pas présent, notamment un type d’arc très fréquent dans l’architecture maghrébine et que les spécialistes appellent « l’arc outrepassé ».
23Venant de la Perse, ce type d’arc s’est répandu partout en terre d’Islam, notamment en Afrique du Nord où l’on en rencontre deux variantes. « L’arc plein cintre outrepassé » est appelé encore « fer à cheval ». Plein cintre parce que sa circonférence est formée à partir d’un seul point. Il est qualifié d’outrepassé quand ses courbes sont prolongées au-dessous de la ligne du centre, c’est-à-dire quand la courbe, au moins égale à la moitié du cercle, en se poursuivant, s’écarte des assises verticales pour pénétrer à l’intérieur.
24L’autre type d’arc est celui dit « arc brisé outrepassé ». Au lieu d’une seule portion d’une même circonférence comme dans le premier cas, celui-ci est le résultat de deux courbes qui s’entrecoupent au lieu de se raccorder. C’est généralement ce deuxième type que l’on rencontre dans les patios des dwîriyât, car il a l’avantage de permettre une certaine variété de courbures, ce qui convient parfaitement à ces patios hypostyles dont la hauteur recouvre souvent deux niveaux.
25Avec ces deux formes de base, le concepteur a diversifié les styles en fonction de ses origines, de ses influences et du goût du maître de l’ouvrage. Ainsi, ces arcs en forme d’accolade trahissent une influence ifriqyenne indubitable. C’est en effet en Tunisie que l’on rencontre le plus fréquemment ce type d’arcs dont un modèle surplombe le portail de la grande dwîriyâ. Quant aux arcs polylobés, c’est-à-dire ces arcatures dont l’intrados est formé de succession de lobes, ils sont d’inspiration plutôt marocaine. Le mihrâb de la mosquée b. Bûziyân, dont le fronton est traité en arcature polylobée, rappelle ostensiblement les mosquées de Fès. Bien sûr, la question du maître de l’ouvrage vient tout de suite à l’esprit : les matériaux autant que les techniques trahissent l’apport allogène – l’hagiographe du saint parlait déjà de l’importation du minbar en bois de la mosquée10. La mémoire locale, elle, parle sans complexe des travaux effectués dans l’actuelle dwîriyâ par des Italiens et des juifs. Le déclin de la zâwiya explique la non-reproduction de ces modèles. Ayant perdu de son prestige, Kenadsa a cessé depuis longtemps d’attirer les fidèles maîtres d’ouvrage.
26Ces arcs si diversement décorés mais si fortement présents sont là pour marquer des passages. Que ce soit à l’entrée du ksar, dans une rue, ou pour l’accès à une maison, la porte est bien soulignée par cette arcature. Même le mihrâb qu’elle surplombe n’est en fait qu’une porte qui ouvre sur l’inconnu. Si l’arc, symbole de majesté, marque tous les passages, c’est que, comme dans beaucoup d’autres cosmogonies, la porte possède ici aussi un sens symbolique. Plus qu’un accès, c’est une limite. À la fois permission et interdit, la porte est l’expression d’une ambivalence du possible et de l’impossible, une synthèse du bien et du mal. Elle s’ouvre et se ferme. Symbole de la force et de la faiblesse à la fois, elle est toujours le signe de la puissance. L’Empire ottoman, dans la force de son pouvoir, se désignait par l’expression « La Sublime Porte ». Notre saint local lui-même est surnommé bâb al `ayyân, « la porte du souffrant » ; autrement dit le recours, l’asile.
27Quand bien même les portails n’existeraient pas, la signalétique des ouvertures suffirait, par ce simple marquage, à soumettre le franchissement du passage à des règles. La porte, même sans ses vantaux, constitue un filtre ; sa répétition et la prégnance de son marquage signalent des lieux se distinguant du reste de l’espace. J.C. Depaule a bien fait ressortir la subtilité de ces frontières, souvent immatérielles, mais toujours prégnantes, que sont les seuils11.
28Symbole de la puissance, la porte est aussi le lieu de la fragilité, à la fois « fenêtre spatiale » régénératrice et orifice par lequel, éventuellement, s’engouffre le mal. En l’appelant fumm, les habitants de Kenadsa nous rappellent une de ses principales fonctions symboliques. Comme la bouche, la porte est un orifice qui alimente un corps, qui le nourrit ; mais dans le même temps, c’est aussi le canal par lequel, souvent, la maladie accède à ce même corps. En continuant, aujourd’hui encore, à appeler la porte de la casbah indistinctement bâb al-qaçba ou fumm al-qaçba, le Kenadsi (qui depuis longtemps déjà a quitté le ksar pour la ville nouvelle) n’a, peut-être, plus conscience du lien qui relie l’une et l’autre appellation. Telle une grammaire acquise sans – apparemment – jamais avoir été apprise, la symbolique que renferme une telle toponymie renvoie à une conception anthropomorphe de l’espace. La porte est comme la bouche, c’est-à-dire le lieu de passage, à la fois, de ce qui permet de se nourrir et de ce qui risque de faire mourir. Alors que presque personne ne se préoccupe plus aujourd’hui de ces relations, la langue, quant à elle, continue de qualifier indifféremment la maison ou la femme de `atba mabrûka (« seuil béni ») ou `atba mazghûba (« seuil damné ») ; elle continue également de demander à Dieu d’« ouvrir la porte » (yaftah al-bâb) de sa mansuétude. La croyance populaire considère toujours le seuil comme le lieu de séjour de forces occultes. Il n’est pas recommandé de s’y asseoir ou de s’y assoupir, cela risque de « déranger ses locataires ». La porte apparaît bien comme la synthèse de forces opposées. Elle ouvre et ferme, fait passer et fait obstacle. C’est un espace ambivalent ; et comme tel, il est chargé.
29Par ailleurs, le traitement architectural spécial dont bénéficie la porte en général tranche avec la nudité des parois des longs corridors et la sobriété des façades aveugles. L’importance d’un lieu et de son occupant se mesure au nombre des portes à franchir et à la qualité de leur traitement. La diversité des modèles et la richesse des décors sont suffisamment éloquentes pour débusquer la charge sémantique qui s’y love. Ce traitement architectural, plus qu’une ornementation, est un langage qui signifie tantôt l’humilité, tantôt la majesté du lieu. C’est par la porte que s’exprime l’importance des lieux et le statut social de leurs maîtres. N’y a-t-il pas là encore un rapprochement à faire entre la bouche et la porte ? Si la bouche est l’organe qui formalise le sens, après un long processus physiologique interne, c’est à la porte qu’échoit le privilège d’exprimer la place et l’idée que se font d’eux-mêmes des habitants vivant introvertis.
30La porte est souvent prolongée d’une sqîfa, une sorte de vestibule où parfois est confectionnée une banquette maçonnée (dukkâna), permettant ainsi au seuil d’être marqué dans sa fonction de filtre.
31Contrairement à ce que l’on a pu penser ou écrire, cette sqîfa n’est pas un espace où le propriétaire recevait ses clients12. C’était peut-être vrai dans les médinas où les riches demeures sont habitées par d’opulents négociants – encore que cela ne nous semble pas évident, dans la mesure où l’espace domestique, y compris dans la médina, a de tout temps été un espace introverti et donc réservé aux activités privées. L’occupant n’y traite pas des affaires, même s’il lui arrive d’y recevoir ses partenaires. Mais alors, une fois le seuil de l’espace domestique franchi, tout invité est reçu avec les égards et les honneurs dus à pareil statut, dans l’espace le plus noble de la maison, même quand il n’est qu’un simple partenaire.
32La sqîfa révèle plutôt la structuration polynucléaire de la famille. Plusieurs ménages habitaient la même demeure. Frères et cousins vivent sous le même toit et sous la même autorité patriarcale. Les couples occupent des pièces (byût) différentes et ne se rencontrent jamais tous ensemble dans le même espace. Chaque homme évite, en général, de croiser le regard d’une femme qui n’est pas la « sienne ». Comme la maison est par définition l’espace des femmes, et compte tenu de ce qui a été dit, on n’y pénètre pas de manière impromptue, même quand on y habite. On s’annonce (par l’expression : at-trîg !, « la route ! ») et l’on patiente quelque peu dans la sqîfa. On peut même s’y reposer éventuellement, notamment quand on est accompagné d’un invité étranger à la famille, le temps que la « route » soit dégagée.
33Mais la symbolique anthropomorphe de la porte ne s’épuise pas dans sa similitude avec la bouche, elle s’étend à l’œil également. Sans le dire expressément, les anciens habitants du ksar traitent la porte, parfois, comme une sorte d’œil où l’arc qui l’encadre constitue une métaphore du sourcil protecteur et... enjoliveur.
34En général, nous l’avons vu, les quatre faces du carré composant le patio autour duquel se construit la maison sont ouvertes. Chaque face ouvre sur un espace appelé bayt (chambre, littéralement : « lieu où l’on passe la nuit »). À noter que la chambre ou la pièce est toujours associée au concept de la nuit. Comme si la fonction principale de la maison était d’offrir des espaces permettant, d’abord, de se protéger contre les dangers de la nuit. La nuit, c’est le chaos renouvelé.
35Quand des contraintes techniques empêchent une de ces ouvertures, sur un côté mitoyen d’une autre maison ou donnant sur l’extérieur, l’ouverture est simulée. Une porte aveugle13 est dessinée à même le mur, bien marquée par un arc et ses décors. Souvent, un miroir est accroché de façon à accentuer le simulacre de l’ouverture de cette porte maçonnée. C’est une façon de retourner le regard du mauvais œil, cette croyance si ancrée dans les mœurs maghrébines.
36C’est en fait un « œil prophylactique », qu’on oppose à un autre, maléfique ; car l’œil est capable d’irradier le mal – croit-on. Dans la culture de pareille société le beau et le précieux sont continuellement exposés à l’envie destructrice. Cela explique partiellement l’aspect introverti de l’ornementation. L’ostentation est plus évitée que rejetée, car elle attire les regards qui « vident les maisons et remplissent les tombeaux », pense la sagesse populaire, ce qui ne manquera pas d’induire l’usage d’un certain nombre de moyens prophylactiques. Parmi les plus usités, on retrouve le miroir et le chiffre cinq, souvent représenté par la khâmsa, cette « main de Fatma » que la littérature coloniale a vulgarisée.
37Le miroir est une sorte de seuil vers un autre monde, renversé. Les miroirs que l’on retrouve à l’intérieur des patios sont là, nous semble-t-il, pour invertir le mauvais regard et le renvoyer à son auteur. À défaut, le miroir, en démultipliant indéfiniment l’ouverture, rend propice l’évacuation, au loin, du regard funeste.
38C’est ainsi, également, que pourrait se comprendre cet ouvrage omniprésent et à l’appellation étrange : `ayn ad-dâr. Cette ouverture aménagée au plafond des patios est, en effet, un « œil de la maison » qui regarde le ciel, symbole de la grâce et de la protection. Comme le miroir, c’est une sorte d’œil de la grâce.
39La symbolique de l’œil devient plus claire quand on se réfère à une autre symbolique : celle du chiffre cinq. Le chiffre cinq participe ici du même effet que le miroir. Il est là pour protéger contre le néfaste. « “Cinq” possède encore dans bon nombre de pays musulmans, comme chez les peules antiques, une valeur magique en rapport avec l’emploi des doigts de la main comme organe de défense contre la jettature14. » Pour se protéger contre le mauvais œil, l’expression populaire dit encore khamsa fi aynîk (« cinq dans tes yeux ») ; l’œil et le chiffre cinq vont ensemble15. Cette association se manifeste clairement dans la khâmsa, cette figuration de la main où les doigts représentent le chiffre cinq. Au centre de la paume de cette « main de Fatma » (khâmsa) se trouve un œil bien ouvert ou, à défaut, un miroir. Ces croyances ne manquent évidemment pas d’influer sur la manière de concevoir son habitat. Les dessins cruciformes que l’on rencontre ici et là sont souvent des « mains » brandies devant l’œil et son regard funeste. Depuis au moins l’époque pharaonique, l’œil détient un pouvoir16. Dans quelle mesure l’art musulman, fidèle à son esprit récupérateur, reprendra-t-il cette croyance à son compte pour la plier à sa propre cosmogonie ? Le raccourci est peut-être facile, mais le parallèle s’impose de lui-même. L’« œil » présent dans l’architecture et le décor de la maison kénadsie semble, comme celui de l’époque pharaonique, être là pour aider les vivants à connaître un agréable séjour ici-bas. Les habitants du ksar de Kenadsa, nourris d’un esprit musulman qui a toujours opéré un rapprochement entre la vie d’ici-bas et un voyage vers l’au-delà, pourraient bien l’avoir perçu ainsi. `Ayn ad-dâr serait alors une sorte d’œil ouvert sur le ciel, rappelant le Dieu protecteur ici-bas, et symbolisant l’ultime retour.
40Quant aux décors, sans lesquels l’architecture musulmane n’existerait pas, ceux qui reviennent souvent dans les lieux de culte et les dwîriyât s’expriment dans une ornementation géométrique caractéristique de l’art musulman. À Kenadsa, comme partout en terre d’Islam, le principe en matière d’art consiste à encourager les techniques autochtones, déjà existantes, à s’exprimer dans les limites de l’esprit musulman. L’ornementation géométrique est un art que les Berbères ont de tout temps pratiqué. Tapis, cuirs et métaux sont marqués de ces signes que d’aucuns considèrent comme des survivances antiques, phéniciennes ou puniques. Des compositions cruciformes, des carrés, des losanges et des polygones étoiles ont été réutilisés dans les décors architecturaux du ksar, devenant par sa zâwiya territoire musulman. Ces symboles ont été si fortement assimilés par le génie de l’art musulman qu’ils finissent par changer de sens aux yeux mêmes de ceux dont les ancêtres en furent les promoteurs. Presque plus personne à Kenadsa n’établit de rapport entre ces étoiles octogonales, hexagonales et le « sceau de Salomon ». Bien au contraire, c’est l’étoile à cinq branches, symbole de l’islam, que les autochtones croient systématiquement y déceler.
41Aujourd’hui, ces figures géométriques où l’arabesque le dispute à l’entrelacs constituent, certes, une synthèse heureuse entre un imaginaire ancestral et un art respectueux d’une doxa rigide. Cependant, nous ne croyons pas que l’absence du figuratif à Kenadsa, comme ailleurs du reste, soit due uniquement aux interdits du dogme. Certes, l’islam a renforcé ce penchant, mais il faut dire que le Maghreb pré-islamique a de tout temps écarté systématiquement la figuration du monde vivant. Animaux et poissons étaient déjà totalement absents (en tout cas très rarement présents) dans les dessins des tapis ou des poteries berbères. Si l’art maghrébin a respecté en général cet interdit sévère, l’expliquer simplement et exclusivement par une pieuse obéissance est un peu rapide. Car l’art, nous le savons, c’est aussi (et probablement avant tout !) de la subversion. L’Asie musulmane ne l’a-t-elle pas suffisamment montré ? L’homme tient une place importante (à côté de l’animal) dans les scènes de chasse de ses enluminures. Près de nous, en Andalousie, la fontaine des Lions de l’Alhambra, célèbre héritage de l’époque musulmane, nous rappelle que l’art est fait d’audace et d’irrévérence.
42Encouragé donc par la doxa de l’islam, l’art maghrébin se contentera de développer la géométrisation de motifs s’apparentant à des décors floraux hautement stylisés. Ainsi naquit l’arabesque, cette forme esthétique qui est le fruit de l’imagination et non de l’observation : un décor ciselé, ou plutôt excisé, en surface, jamais en relief, basé sur l’échelle et le nombre. L’arabesque se développe toujours avec symétrie, rythme et gradation. En admirant les chefs-d’œuvre éparpillés çà et là, dans un ksar en ruine, on ne peut s’empêcher de penser au degré de perfection mathématique atteint par pareille société. Sans un sens géométrique subtil et une maîtrise certaine du calcul et de la proportion, une telle esthétique est de l’ordre de l’impossible.
43À Kenadsa, les décors en arabesque s’expriment essentiellement par la polygonie et l’épigraphie. Ainsi, la dwîriyâ des b. La`raj dont nous avons déjà parlé était ornementée d’un sublime décor floral ; les murs et les piliers du patio étaient tendus d’immenses réseaux d’entrelacs et de polygones divers, certaines parties étant rehaussées par des inscriptions épigraphiques.
44Dans un même esprit décoratif, et avec les mêmes techniques que celles de l’arabesque, une calligraphie hybride, participant du coufique et du maghrébin, reproduit dans une suite itérative les mots al-`âfiyya, al-bāqiya (la paix, la permanence). Répétée inlassablement sur les frontons des jalsa-s des dwîriyât et au-dessus du mihrâb de la mosquée b. Bûziyân, cette expression, a priori énigmatique, semble avoir été une sorte de devise de la tarîqa. Elle pourrait constituer un discriminant entre espace sacré et espace profane. L’expression n’existe pas dans les maisons, ni même dans certaines dwîriyât ; on ne la retrouve que dans les dwîriyât ayant abrité des mrâbat célèbres et représentatifs de la tarîqa. Elle est aussi inscrite sur le fronton du mihrâb de la mosquée b. Bûziyân. C’est son absence de la mosquée Sîd al-Hâj qui a attiré notre attention. Étant une expression exclusivement réservée à la zâwiya et ses affiliés, elle ne pouvait se trouver dans la mosquée de Sîd al-Hâj. Celle-ci est le symbole d’un autre saint et d’une autre époque. Elle a précédé l’avènement de la zâwiya et appartient à toute la communauté.
45Le procédé utilisé pour ces inscriptions – le même que celui utilisé dans toute la sculpture musulmane – est le champlevage. L’écriture ressort en méplat, après que l’on a évidé, sur une faible profondeur, la surface des parties devant rester en blanc. Cette technique, qui est en fait un ciselage et non une sculpture, est utilisée aussi bien sur la pierre, le plâtre, le bois ou les métaux. L’artiste reproduit les mêmes motifs sur des supports différents, ce qui explique en partie le caractère anonyme de ces œuvres d’art.
46Cependant, à Kenadsa, la relative rareté du bois et des métaux contraint cet art à ne s’exprimer que sur les stucs de plâtre17. Aussi bien dans les édifices cultuels que dans les demeures domestiques, les décors architecturaux sont faits essentiellement de plâtre ciselé. La boiserie est utilisée très parcimonieusement, quand elle n’est pas carrément remplacée par des ouvrages maçonnés. Il a fallu l’intervention de son disciple et hagiographe pour que b. Bûziyân accepte que la mosquée soit dotée d’un minbar en bois18. L’auvent surplombant, en retrait, la porte d’entrée de la mosquée b. Bûziyân est un pastiche maçonné des auvents en bois que l’on peut rencontrer sur les façades des édifices cultuels des grandes cités maghrébines. Les portes n’avaient de battants que quand cela était absolument nécessaire. Seules la porte principale et celles de quelques pièces de la maison en possédaient. Les fenêtres étaient pratiquement absentes. Quelques ouvertures en forme d’échauguettes apportaient la lumière et la ventilation indispensable. Certaines maisons possédaient cependant de riches boiseries, indice probant du statut de leurs occupants. Les ruines laissent encore voir des plafonds richement décorés avec des couleurs à base végétale : le bleu (nîla), le jaune (grenade et tan), le vert et le rouge (lauriers et teintures).
47Ce décor des plafonds est appelé labsât. C’est un assemblage de plaques de bois décorées avec les couleurs végétales que l’on vient d’évoquer et où domine le bleu. Nous pouvons encore admirer un modèle bien conservé de ces ouvrages dans la salle d’honneur de l’actuelle dwîriyâ principale. C’est l’œuvre, dit-on, de juifs. Il s’agit d’une réplique des polychromies des lambris de mosaïque et de faïence rencontrés dans les édifices aussi célèbres que celui de Moulay Driss, le patron de Fès. C’est aussi la preuve que décors sur bois et travail sur plâtre sont tous deux issus d’un même principe : l’entrelacs polygonal. Les décors des portes massives sont faits avec de gros clous qui en parsèment la surface. Le plus souvent, découpée à même la porte, dans l’un des deux battants, s’ouvre une porte de taille moyenne. Ce procédé, appelé khûkha est présent dans tout le Maghreb, à Alger comme à Tlemcen, à Fès, à Meknès ou à Tunis19. On peut rencontrer d’autres types de décors des portes, comme cet agencement de rectangles apparaissant en relief dans une géométrie rigoureuse. Il est manifestement plus récent : la rectitude des lignes du décor laisse supposer l’utilisation d’instruments assez industrialisés. Peut-être dateraient-ils de cette époque où la zâwiya aurait abrité des réfugiés italiens, à qui l’on attribue d’ailleurs les décors architecturaux de l’actuelle dwîriyâ principale.
48Il en va de même en ce qui concerne la ferronnerie. Si des clous de dimensions diverses ornementent les portes d’entrée des demeures et des édifices cultuels de la zâwiya, les heurtoirs et les verrous damasquinés sont plus rares. Les pentures en fer forgé, si fréquentes sur les portes des cités et casbahs du Nord, n’existent ici que sur quelques portes de dwîriyât célèbres. En plus de leur aspect décoratif, ces pentures et ces heurtoirs constituent aussi une sorte de prophylaxie, car ils sont en forme de khâmsa, la main qui immunise contre le mauvais œil.
49À cause de la rareté des matériaux, et certainement par manque de maîtrise artistique également, la mosaïque, second élément de décoration de l’architecture maghrébine, est plus rare ici. D’autres procédés de décoration peuvent se rencontrer, comme par exemple ces cornes de bœuf noircies et fixées dans un mur ouvragé, que nous avons rencontrées dans la somptueuse maison en ruines des b. La`raj et qui, depuis, ont disparu.
50Hélas ! toute cette richesse artistique et sémiotique tombe aujourd’hui en miettes. Toutes les dwîriyât que nous avons pu visiter, avec le concours précieux des enfants du pays, sont vides, désolées et dans un état de délabrement avancé. Les décors s’effritent, quand ils ne sont pas carrément pillés. Mis à part la dwîriyâ de Sîd al-Badrî, plus récente, qui sert encore... d’entrepôt20 fermant à clé, toutes les autres sont ouvertes aux quatre vents et connaissent un état de dégradation très avancé. La dwîriyâ de Sîd al-Mustfâ, dont le nom n’évoque plus qu’un écho lointain, mais néanmoins respectable, dans la mémoire collective, est aujourd’hui un vestige livré aux aléas du temps et aux méfaits de l’homme, comme toutes ses voisines de darb ad-dwîriyât dont l’admirable architecture s’effrite inexorablement. Il en va de même pour la dwîriyâ du très respectable Sîd al-Mustfâ b. Muham-mad La`raj, dont le décor en plâtre ciselé, recouvrant le patio comme un revêtement de guipure ou de broderie à jours, est saccagé quotidiennement.
51Cependant, avant d’en arriver là, le ksar a dû vivre une riche épopée depuis ce jour où des hommes fuyant Marrakech, d’après la chronique locale, seraient venus le fonder et s’y installer. La`wîna, l’actuelle Kenadsa, a dû être un campement insignifiant pendant longtemps. Elle ne deviendra un ksar connu qu’après la fondation de sa première mosquée grâce au saint homme Sîd al-Hâj `Abd ar-Rahmân b. Ahmad, dont le tombeau s’y trouve encore – elle a donc plus de cinq siècles d’existence !
52Que de chemin parcouru depuis la fondation de cette casbah, aujourd’hui encore partiellement habitée par les aïeux de Sîdî M’hammad, les Thâta, le groupe originel du ksar ! Parti de la mosquée al-`atîq, le ksar évolua dans le sens ouest-est, respectant rigoureusement les limites de la falaise et de la vallée. Tout naturellement, le ksar va s’étirer le long de la bande comprise entre la falaise de la Barga et la palmeraie. En parcourant aujourd’hui ce long et obscur corridor, que les habitants appellent darb ad-dhlîma, « le couloir de l’obscurité », le promeneur reconstitue, en fait, le cheminement de cinq siècles de formation d’un tissu urbain.
53Cependant, cette évolution, si naturelle qu’elle paraisse, est en fait le fruit d’événements successifs qui ont marqué la vie de cette communauté. Le premier développement du ksar, après sa fondation, semble être dû à l’installation du shaykh Sîdî M’hammad b. Bûziyân. C’est donc deux siècles après sa fondation que le ksar enjambe brutalement ses limites.
54En effet, à son retour de Fès, le saint s’installe hors du ksar, dans la partie ouest. Comme tous les saints, il marque ainsi sa neutralité vis-à-vis de tous, pour appartenir à tous, sans exclusive. Car les saints sont en général « extérieurs », des gens de l’ailleurs. Sîdî M’hammad b. Bûziyân, étant un enfant du pays, a encore plus de raisons de marquer cette distance dans l’espace. Ce qui n’empêchera pas ses fidèles de s’approcher de lui, recherchant ce lien de voisinage honorifique qu’est le hurm. Ainsi, la casbah s’élargit et s’ouvre.
À L’ORIGINE ÉTAIT LA MOSQUÉE
55La mémoire, aussi bien écrite qu’orale, fait coïncider la fondation du ksar avec celle de sa première mosquée : al-masjid al-`atîq. Les manuscrits hagiographiques, tout comme les légendes rapportées ici et là, font remonter la fondation du ksar à cette époque où un saint homme, Sîd al-Hâj` Abd ar-Rahmân, édifie une mosquée, qui lui sert aujourd’hui de mausolée, abritant son corps et transmettant son message aux générations qui lui ont succédé. Aujourd’hui encore la mosquée est là, debout, rappelant aux hommes leur dette envers celui qui tissa la première maille d’une mémoire fondatrice. Plus qu’un lieu de culte, la mosquée Sîd al-Hâj est un « lieu de mémoire » (P. Nora), un lieu inaugural de la mémoire. En recevant le corps et le nom de son fondateur, la mosquée se veut l’expression matérielle d’une origine.
56Plus personne ne se pose la question sur les origines de Sîd al-Hâj et de sa mosquée. Quelle est la part du mythe et celle du réel quant à ce bâtisseur ? La mémoire collective, ne s’encombre point de pareilles questions ; elle s’accommode aisément d’une histoire qui fait de Sîd al-Hâj et de sa mosquée l’aube de l’histoire de la communauté. Pour la mémoire collective, le temps de Kenadsa débute avec la fondation de la vieille mosquée al-masjid al-`atîq. C’est la construction de la mosquée qui date la naissance du ksar (c’est un signe, quant à l’importance d’une telle institution). Nous devrions dire sa première naissance, c’est-à-dire avant la venue du saint b. Bûziyân au xviie siècle, à l’époque où le ksar, vraisemblablement, s’appelait encore, modestement, La`wîna (« petite source »), comme aurait pu s’appeler n’importe quel autre établissement dans ces étendues où l’eau détermine tout, orientant les parcours, commandant les haltes et fixant les sites d’accueil.
57Sans doute, La`wîna ne fut qu’un anodin petit ksar du Sud, longtemps limité à la basse partie de l’établissement actuel, celle justement habitée par les Thâta (ceux d’en bas). Pendant plus de deux siècles La`wîna reste confinée aux limites physiques fixées à la vieille casbah par ses premiers occupants ; ce que la légende ou/et l’histoire considèrent comme des fugitifs venus de Marrakech. Cette entité soudée autour de sa mosquée, jâma` Sîd al-Hâj, continue à être désignée aujourd’hui encore par le terme « casbah ».
58La seconde naissance du ksar est due à l’installation, au xviie siècle, de celui qui va devenir le célèbre b. Bûziyân. A son arrivée, le ksar prend un essor aussi inattendu que spectaculaire. La`wîna devient Kenadsa. Une seconde mosquée fut élevée à l’autre bout du ksar, à son extrémité orientale. Ni les données démographiques ni les contraintes d’ordre physique ne justifiaient encore l’élévation d’une seconde mosquée. Elle est le fruit d’une volonté délibérée de différenciation. Il s’agissait de se distinguer des établissements de la région. La construction de la mosquée b. Bûziyân est une façon de signifier que désormais la communauté n’est plus organisée uniquement sur la base du lien du sang. Un nouvel ordonnancement social s’est mis en place. D’une communauté « naturelle », on est passé à une autre, culturelle celle-là, où l’organisation se fait par un choix délibéré du mode d’agrégation. Désormais, le spirituel devient une manière plus élaborée de se regrouper pour se distinguer du reste. En faisant de sa tarîqa l’axe d’un nouvel ordonnancement, b. Bûziyân instaure un nouveau principe d’agrégation et de solidarité.
59Sîdî M’hammad b. Bûziyân aurait pu se contenter d’agrandir la vieille mosquée si la motivation n’avait été que d’ordre démographique. Il a préféré en élever une seconde, sa propre mosquée. Il prend le soin toutefois, de perfectionner la vieille mosquée, celle qui rassemble toute la communauté pour la prière du vendredi. Sans couper ses adeptes de l’ensemble de la communauté, il leur construit un lieu où ils peuvent prier et se recueillir quotidiennement, lors des cinq prières. Cependant, avec l’édification d’une seconde mosquée, le saint ménage de nouveaux modes d’accès aux futurs adeptes. Le lien du sang n’est plus l’unique mode identificatoire de la communauté kenadsie. Désormais, on peut s’intégrer au ksar en s’affiliant à la zâwiya dont le symbole matériel est la mosquée b. Bûziyân. Plus besoin d’être uni par le sang pour faire partie de la communauté, il suffit d’y adhérer par le cœur ; cette filiation du qalb (« cœur »), les musulmans l’ont de tout temps opposée avantageusement à celle du çulb (« rein »).
60La mosquée de b. Bûziyân marque une étape importante dans la vie du ksar et de sa communauté. C’est le moment où, dans une communauté, la différenciation interne et l’accueil de nouveaux groupes n’est plus ressentie comme un danger. Ainsi, en se distanciant de son point de départ, la communauté crée et nourrit sa mémoire collective. En multipliant les « distances » entre elle et ses origines, la communauté raffermit son épaisseur historique, fabriquant et alimentant par là même la mémoire fondatrice. La nouvelle mosquée est le signe matériel du chemin parcouru par un groupe, à l’origine disparate, à la recherche d’une symbiose entre un corps et un esprit. La création de nouveaux jalons sur la route de la mémoire est un risque que ne prennent jamais ces communautés sans s’être assurées au préalable de leur chance de succès.
61Cependant, b. Bûziyân ne s’est lancé dans l’édification de sa mosquée qu’après avoir pris soin d’achever les travaux de la première mosquée qui n’était, apparemment, qu’un simple « enclos construit en pierre et en argile21 ». En restaurant et en construisant la toiture de la mosquée Sîd al-Hâj, notre saint témoigne une attention particulière aux origines. C’est un signe de respect vis-à-vis du principe généalogique ancestral qui préside dans l’ensemble des groupes au Maghreb (voir Ibn Khaldoun). En construisant par la suite sa mosquée, il fonde une nouvelle manière de s’« originer ». D’ailleurs, il le fit vite et de son vivant, ce qui est suffisamment éloquent pour ceux qui connaissent l’histoire de la fondation des mosquées. Des siècles sont souvent nécessaires à leur achèvement. Or, manifestement, b. Bûziyân tenait à terminer de son vivant sa mosquée. « Il l’a construite d’une manière extraordinaire et lui a édifié une toiture » (banâhu bina’an `ajîb wa saqqafahu) » dit l’hagiographe. Apparemment, la toiture n’était pas de règle à l’époque, notamment dans ces milieux sahariens où les pluies et les intempéries sont relativement rares. C’est un raffinement que ne connaissent que ceux ayant fréquenté les célèbres cités de l’Islam et leurs mosquées. Sîdî M’hammad b. Bûziyân a prié à Fès, dans sa splendide Qarâwiyyîn ; il a également prié à Tlemcen, à Tunis, au Caire et à La Mecque. Construire une mosquée et supporter les frais supplémentaires qu’occasionne la construction d’une toiture ne s’explique pas seulement par un goût du luxe acquis par notre saint lors de ses pérégrinations citadines, c’est aussi, sans aucun doute, le signe d’une attention supplémentaire voulue. C’est une façon de donner de l’épaisseur et du sens à un édifice, ce dont seul le temps aurait pu le gratiner. Notre saint est pressé de voir son œuvre aboutir. L’histoire lui donnera en partie raison. Sîdî M’hammad b. Bûziyân est arrivé à éclipser Sîd al-Hâj `Abd ar-Rahmân, le fondateur du ksar, devenant à la fois l’ancêtre et le saint patron. Deux siècles plus tard, l’histoire du ksar est totalement confondue avec celle du saint Sîdî M’hammad b. Bûziyân. Le petit ksar ne devient pas une grande médina, mais sa notoriété dépasse de loin l’écho que peuvent propager beaucoup de grandes cités. Le tombeau de b. Bûziyân est devenu un lieu de visite ; et le ksar, le siège d’une zâwiya réputée.
62En édifiant sa mosquée, b. Bûziyân devient autonome dans la direction spirituelle de la communauté. C’est lui-même qui officie pour les cinq prières. « Il dirige la prière de ses “frères” jusqu’à la mort de son fils al-Hâj `Abd al-Wahhâb, qu’il enterre à la gauche du mihrâb22. » Ce « jusqu’à la mort... » permet de penser, en effet, que b. Bûziyân a cessé d’y officier. Peut-on imaginer qu’un tel homme puisse rester « sans domicile », surtout lorsqu’on sait qu’il va survivre plus de vingt ans à la mort de ce fils ? Non pas ! La mosquée va se transformer en un lieu de recueillement et de réunion des adeptes pour les du`â’ et les pratiques surérogatoires, tandis que les prières canoniques seront effectuées sous sa direction, dans la première mosquée du ksar, réhabilitant de ce fait le masjid al-`atîq dans sa fonction première.
63La mosquée de b. Bûziyân va jouir, désormais, d’une fonction doublement signalétique. Symbole d’une communauté acquise à l’islam, elle distingue les affiliés à la tarîqa az-ziyyâniya (du nom de son fondateur) de l’ensemble des autres fidèles. En outre, son minaret signale le ksar en rappelant au voyageur que Kenadsa est plus qu’une simple oasis semblable aux dizaines d’autres que l’on peut rencontrer le long de la vallée de la Saoura. Si, aujourd’hui, les hauteurs du village qui s’est développé à l’est de la ville atténuent quelque peu la hauteur de ce minaret, il suffit d’aborder l’agglomération par l’ouest pour apercevoir, encore aujourd’hui, de loin, de très loin, le minaret trônant sur la ville. Plus qu’un simple porte-voix (mi’dhana), le minaret de notre mosquée est un véritable phare urbain (manâr). Au temps jadis déjà, les villes musulmanes de l’Asie se signalaient aux marins, depuis la haute mer, par ces phares (manâr) qui servaient dans le même temps de porte-voix aux muezzins. Comme en ces temps-là, le minaret de la mosquée de b. Bûziyân indique aux voyageurs du Sahara, ces marins du désert, l’existence d’une ville et d’une communauté ouverte.
64Depuis, Kenadsa vit harmonieusement avec ses deux mosquées ; celle qui fut à l’origine de sa naissance et celle qui devint le signal de son essor.
65Si la première a créé le ksar, c’est avec la seconde qu’il est entré dans la durée maghrébine.
66En effet, c’est par le biais de sa seconde mosquée, le siège de sa zâwiya, que Kenadsa s’articule au maillage confrérique qui relie tous les établissements humains du Maghreb. Au-delà du Sahara, la ziyyâniya, cette confrérie d’obédience shâdhûliyya, relie Kenadsa aux lointaines cités du nord, où, aussi bien à l’est qu’à l’ouest, la shâdhûliyya se trouve présente. À Fès comme à Meknès, à Alger aussi bien qu’à Tunis ou au Caire, les adeptes de la shâdhûliyya sont présents. Ceux de Kenadsa s’y ajoutent, élargissant ainsi le réseau tout en s’octroyant une place et un rôle parmi ces grandes cités.
67Localement, la mosquée de b. Bûziyân catapulte le ksar dans le temps et les goûts maghrébins ; car notre saint ne se contente pas d’édifier une mosquée, il se soucie également de son équipement. Les récipients en métal et en cuivre servant aux ablutions font leur apparition dans la mosquée et dans le ksar, transportant ainsi le raffinement et l’artisanat du Maghreb du Nord aux confins du lointain Sahara. La mosquée sera dotée de tapis de haute facture et le minbar ne sera plus maçonné, mais taillé dans du bois finement ouvragé. Autrement dit, le génie de l’artisanat raffiné des cités maghrébines envahit une vie jusque-là rustique et austère. La mosquée, en mettant à la portée de tout un chacun ces objets d’une valeur esthétique certaine, contribue à façonner des goûts et à impulser des conduites jusque-là inconnues, mettant subitement un village saharien au contact et au rythme des grandes cités du Tell.
68Sîdî M’hammad b. Bûziyân ne construit sa mosquée que plusieurs années après son installation dans le ksar, des années passées à s’affirmer aux yeux de ses contemporains, en conjuguant miracles et charisme. Son miracle le plus déterminant, quant à la destinée du ksar, fut sans nul doute la construction de sa khalwa hors des remparts de la casbah, à la merci des dangers, combien nombreux et redoutables dans ces régions. Défiant brigands, voleurs et écumeurs du désert, le saint entreprend sereinement la construction d’une demeure exposée en permanence à tous les périls. Plus qu’un acte de confiance dans la grâce divine protectrice, plus qu’un geste de mépris à l’égard des remparts élevés par les hommes, cet acte est un message : le saint se veut le trait d’union entre l’espace domestiqué et le règne du sauvage et de l’inconnu.
69En décidant de s’établir hors de la casbah, notre saint remet en cause un principe invariant et jusque-là scrupuleusement respecté par la plupart des établissements humains des oasis sahariennes : le principe défensif. Le souci premier de beaucoup de ksour est leur défense contre toutes les agressions, qu’elles soient le fait de l’homme ou d’autres forces. Le bâti est dense, les constructions agrégées les unes aux autres, adossées à une falaise ou suspendues sur un piton prévenant tout danger allogène. Mais le véritable ennemi est celui contre lequel les armes ne peuvent rien. Comment se protéger de l’inconnu, sinon par des défenses magiques ? Dans une large mesure, les portes et les remparts constituent des frontières et des limites magiques plus que des murs de défense.
70En s’éloignant du ksar, Sîdî M’hammad b. Bûziyân rompt sciemment avec une telle logique. Il inaugure une nouvelle morphologie et donne le sens d’une extension, se souciant très peu de l’aspect défensif. En démarquant sa khalwa de l’habitat existant, b. Bûziyân instaure un mode nouveau dans la façon d’occuper l’espace. Sortir du ksar, c’est aussi se départir d’une logique défensive. En plein pays de la peur, b. Bûziyân juge inutile de se protéger derrière des fortifications. En élisant domicile hors des remparts, b. Bûziyân se situe dans un espace non pas neutre, mais hissé au-delà des contingences temporelles. Dès lors, sans crainte aucune, le ksar s’étire allègrement le long de la vallée, d’ouest en est, dans le sens inauguré par le saint. Cependant, le vocabulaire architectural persiste. S’il n’y a plus de coursives percées d’échauguettes comme celles qui enserrent les casbahs du Touat et du Gourara, on retrouve par contre les mêmes portes et le même tracé sinueux et labyrinthique.
71Dans quelle mesure la qibla, cette direction de La Mecque vers laquelle se tournent tous les musulmans lors des prières canoniques, a-t-elle déterminé le choix du sens d’orientation du ksar ? Difficile de répondre catégoriquement. Ce n’est peut-être pas fortuitement que le saint a élevé sa khalwa dans un tel sens ; mais, est-ce l’unique raison ? Plusieurs facteurs ont dû y concourir. C’est d’abord de ce côté-là que venaient les caravanes les plus importantes. Que ces caravanes découvrent la khalwa en même temps que le ksar est chose fondamentale pour notre saint bâtisseur. C’est aussi le côté élevé du ksar, le plus proche du réseau de sources qui vont servir, plus tard, à développer l’oasis. C’est enfin le sens de la qibla, ce qui ne pouvait passer inaperçu aux yeux d’une pieuse personne. Se mettre dans l’axe de la qibla, c’est dévoiler le sens profond d’un projet : agréger la communauté locale à la umma qui se prosterne dans cette direction. C’est une manière de bénéficier, incidemment, du prestige d’une direction. Le saint, par une subtile métaphore, reproduit une ka`ba locale en espérant un jour devenir ce point polaire qui capte, par le magnétisme de la grâce, les élans des humains.
72Le tracé des rues obéit scrupuleusement à deux déterminants : le sens de la circulation de l’eau et l’orientation de la qibla. Les principales rues sont orientées d’ouest en est, c’est à dire dans le sens de la qibla. Ainsi en est-il de darb ad-dhlîma, cette véritable artère qui traverse tout le ksar. Quand elles ne lui sont pas parallèles, les autres rues du ksar lui sont perpendiculaires, permettant ainsi un accès facile aux petits canaux (sâgya), provenant des sources de la falaise, qui cheminent sous le bâti et coulent sous les pieds des passants.
73Outre son influence sur la structure de la trame viaire, le sens de la qibla détermine jusqu’à la distribution des espaces domestiques. Nous avons déjà vu comment les salles de séjour, appelées jalsa, sont presque toutes orientées, autant que faire se peut, vers la qibla. Les salles d’eau sont en général orientées vers le nord ou vers le sud pour éviter le sens de la qibla, car tout le monde connaît la précaution que recommande le dogme, au moment des besoins : ne jamais faire face à la qibla, ni lui tourner le dos, d’ailleurs.
74De nouveaux habitants ne tardent pas à venir s’installer dans ce bon voisinage. Des maisons s’adossent à la khalwa, formant ainsi une nouvelle entité constituée de familles venues d’ailleurs Elles formeront un groupe dont le lien principal n’est plus parental, mais spirituel. C’est d’ailleurs par ce lien qu’elles finissent par s’intégrer à la communauté tout entière. Les Dkhîssa, les Hjâwa et d’autres encore se sont fixés au sol, d’abord comme quêteurs de grâce. Leurs liens agnatiques n’interviennent que dans un second temps.
75En suivant la toponymie et le sens d’évolution du ksar, il est possible de reconstituer ces mouvements migratoires qui se sont succédé, à la recherche d’une sainte protection. Non seulement cela, mais la toponymie nous permet également de lire toute la texture sociale du ksar. Les drûb, ces « quartiers rues », sont d’abord le lieu des familles. Même s’il arrive que la toponymie traduise les caractéristiques même de l’habitat – darb ad-dhlîma (« rue de l’obscurité »), darb at-twîl (« rue longue ») – ou de l’activité s’y déroulant – bâb as-sûq, (« porte du marché ») –, elle est en général l’expression d’une réalité socialo-éthnique. Dkhîsa. Hjâwa, A`mûr, Hmiyyân, Ulâd Sîdî `Alî, chacune de ces familles possède son propre darb. La texture sociale est imprimée sur le sol. L’activité sociale peut s’y lire également. Le darb al-haddâda (« rue des forgerons ») ou celui des fakhkhâra (« potiers ») nous rappelle des activités aujourd’hui éteintes à jamais. La toponymie nous dit aussi la hiérarchie ethnique, encore récurrente. Au sommet se trouvent les mrâbtîn et à la base leurs `abîd-s. Entre les deux se situent toutes ces familles... roturières.
76En fait, ces familles constituent la clientèle permanente, celle qui, tout au début du message lancé par le saint, y avait adhéré avec empressement. Souvent de très loin, des familles, répondant à l’appel du saint, sont venues grossir les rangs des adeptes. Elles sont ainsi les témoins de l’intensité de l’appel. L’écho a été perçu sur les hauteurs du djebel Amour d’où nous viennent les `Aslâwa ; comme il l’a été aussi, loin dans le Sud marocain, au Hajwî d’où semblent provenir les Hjâwâ.
77En continuant à suivre les traces de la toponymie, on peut lire l’histoire ethnique du ksar. Le quartier de Bû Izzân rappelle l’activité de ces tanneurs juifs et le parler berbère. Izzân veut dire « mouche » en berbère ; Bû Izzân, c’est donc Bû dhabbân. le « quartier aux mouches ». Cette appellation n’est comprise que quand on apprend que ce quartier a abrité jadis des tanneries. La mémoire locale précise que c’était là le premier quartier juif ; principaux maîtres de l’artisanat maghrébin, les juifs pourraient en effet avoir habité ce quartier ; il se pourrait aussi que la mémoire se soit arrangée ultérieurement pour associer un quartier périphérique à l’appellation péjorative à ce groupe, au statut dévalorisé. Cependant, il est certain que les juifs ont effectivement cohabité pendant longtemps avec les Kenadsi. Aujourd’hui encore, le quartier darb lihûd, appelé aussi mallâh, comme partout au Maghreb, désigne le lieu où les juifs ont vécu et travaillé. Un témoin du siècle dernier nous a légué la description suivante : « On entre dans le ksar par une grande porte carrée aux lourds battants. Nous traversons le mallâh, le quartier salé, le quartier des juifs qui gîtent en d’étroites boutiques dans la même rue23. » Cependant, le nom berbère du quartier de Bû Izzân suggère l’existence d’un groupe berbérophone fortement présent, au point d’imposer des toponymes dans sa langue. Les Berbères ont dû être un groupe influent et probablement même le groupe initial. D’ailleurs, l’onomastique des sources le prouve encore ; leurs dénominations berbères sont éloquentes : Tozût, laqbûna, tît-t’nAhmad. Plus que les dénominations de l’habitat, celles des sources révèlent la berbérité des premiers habitants. En effet, si les noms des drûba du ksar ont pu être donnés par des arabes venus ultérieurement, avec l’essor de la zâwiya, les noms des sources sont, plus vraisemblablement, l’œuvre des autochtones. La dénomination de ces premières sources a, sans aucun doute, précédé celle des rues dont la construction est concomitante à la venue de populations arabes ou déjà arabisées, car acquises à une cause s’inscrivant dans la logique de l’Islam et par conséquent de sa langue. Mises en valeur les premières, ces sources ont été dénommées dans la langue dominante d’alors. Même si, plus tard, certaines seront arabisées, beaucoup conservent encore leurs appellations d’origine, nous rappelant le parler de ceux qui les ont baptisées.
Notes de bas de page
1 Sidi M’hammad b. Bûziyân est le fondateur de la larîqa az-ziyyâniyya et de la zâwiya de Kenadsa.
2 Voir ar-rihla an-nâçiriya, p. 24.
3 M. Merzak, Ash-Shaykh M’hammad b. Abî Ziyyân wa zâwiyyatuhu bî al-Qanâdisa. « Ad-dawr ad-dînî wa ath-thaqâfî wa as-siyâsî », thèse, p. 19.
4 Si le terme dwîriyâ est connu au Maghreb, il semble prendre des sens différents selon les régions. Dwîriyâ signifierait cuisine à Tunis : « La dwiriya était affectée aux travaux domestiques et au repos des servantes. » Dans le moyen atlas marocain, elle semble désigner une sorte de gentilhommière.
5 Le même espace existe ailleurs dans l’architecture du monde arabe. Il prend cependant des appellations différentes : madhâfa en Irak, diwâniyya au Koweit, magyal au Yémen, majlis à Constantine. C’est toujours un espace réservé aux réunions exclusivement masculines. C’est une sorte de salon semi-public.
6 Littéralement, « œil de la maison » : c’est une ouverture d’environ un mètre de diamètre, pratiquée au centre du plafond qui recouvre le patio. Cette sorte de baie dans le toit en terrasse est de forme carrée, circulaire ou plus souvent octogonale.
7 La dernière, celle de Sî `Abd ar-Rahmân, a été construite en 1951 d’après une lettre d’archives du 6 juillet qui en faisait la description suivante : « [...] Ces locaux comprennent la salle des diffas et le salon tous deux de construction récente (1951) couvrant une superficie totale de 250 mètres carrés. C’est dans ces deux pièces qu’ont lieu les réceptions officielles. »
8 Son occupant officiel, Sîdî `Abd ar-Rahmân (décédé en 1993), ne l’a pratiquement jamais habitée. Le dernier shaykh de la zâwiya a vécu près d’un quart de siècle du côté d’Oran, à Gdyel, près d’Arzew. Il ne revenait que pour de rares séjours ou pour la cérémonie du mawlid. Son fils et successeur Sîd La`raj semble continuer sur le même rythme.
9 Nous y sommes revenus fin décembre 1993 : presque plus rien ne subsiste de cette demeure.
10 Sur le conseil de son disciple et hagiographe, `Abd ar-Rabmân al-Ya`qûbî, Sîdî M’hammad b. Bûziyân accepte de remplacer le minbar en terre par un autre en bois importé de Fès. Voir ms tahârat al-anfâs, f° 96.
11 J.C. Depaule et J.L. Arnaud, À travers le mur, Paris, Centre Georges Pompidou, 1985, p. 69.
12 J. Bachminski et D. Grandet, Éléments d’architecture et d’urbanisme traditionnels, document ronéo, Oran, USTO, 1985.
13 L’appellation locale est at-tâqa al-’amya, « la fenêtre aveugle ».
14 Voir P. Seringe, Les Symboles dans l’art, Hélios, 1985.
15 Lakhmûs et lakhmîs, expressions utilisées pour souhaiter la protection et la bénédiction, sont des augmentatifs du chiffre cinq.
16 Voir P. Seringe, op. cit.
17 Cette nécessité environnementale s’accordait bien aux injonctions du saint qui, de l’avis de tous ses hagiographes, n’avait aucun goût pour l’ostentation.
18 Voir ms tahârat al-anfâs, f° 96.
19 Toutefois, à Tunis, ce portillon ouvert dans les portes traditionnelles s’appelle qamja, et non khûkha.
20 Nous y avons trouvé des madriers déposés lors de notre passage en août 1989.
21 Voir ms fath al-mannân, f° 470.
22 Voir ms fath al-mannân.
23 I. Eberhardt, Dans l’ombre chaude de l’Islam, Paris, Eugène Fasquelle, 1914, p. 54.
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