Chapitre V. Postface post-foucaldienne
Texte intégral
1Je me suis penché au cours de ces leçons sur l’outillage mental des médecins, et sur les doctrines et procédés qui en résultent. Il serait utile ici de souligner jusqu’à quel point mes conclusions divergent de celles de Michel Foucault, non seulement à propos de son concept d’épistémè en général, mais aussi à propos de celle de la Renaissance en particulier : j’examinerai ces deux divergences chacune à son tour.
2Rappelons d’abord la définition que donne Foucault de ce champ « préconceptuel1 » : elle ne ressemble en rien à d’autres tentatives de reconstituer le système de postulats auquel obéissent toutes les connaissances d’une époque, comme la « mentalité » des Annalistes, le « paradigme » de Thomas Kuhn, ou les « absolute presuppositions » de R.G. Collingwood2 .
Par épistémè, on entend, en fait, l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures épistémologiques, à des sciences et, éventuellement, à des systèmes formalisés. L’épistémè n’est pas une forme de connaissance ou un type de rationalité qui, traversant les sciences les plus diverses, manifesterait l’unité souveraine d’un sujet, d’un esprit, ou d’une époque ; elle est l’ensemble des relations qu’on peut découvrir, pour une époque donnée, entre les sciences, quand on les analyse au niveau des régularités discursives.
3Une épistémè « parcourt un champ indéfini de relations […], elle ouvre un champ inépuisable et ne peut jamais être close ». Bien qu’elle ne possède ni structure, ni profondeur, on peut accéder grâce à elle au passé ; mais c’est un passé non totalisable, que caractérisent non pas des règles de pensée, mais plutôt des « régularités » et des « formations discursives », au sein desquelles le savoir et le pouvoir coexistent, mais qui ne sont jamais maîtrisées par les sujets humains qui ne font que les habiter. Certes, on peut parler des relations entre les énoncés qui donnent accès à l’épistémè, mais elles sont foncièrement instables : « L’épistémè est un ensemble indéfiniment mobile de scansions, de décalages, de coïncidences qui s’établissent et se défont. » Au sein de cet ensemble, on ne peut déterminer ni la puissance référentielle ni la cohérence sémantique ou logique des éléments qui constituent la materia subjecta de ses relations3.
4Notons tout d’abord, à propos de cette théorie, que la conscience et l’entendement humains n’y sont pour rien : comme l’a fort bien dit Stephan Otto, c’est comme si on se trouvait dans un laboratoire dépourvu de scientifiques, de chercheurs et de techniciens4. Une épistémè qui détermine la pensée à un niveau préconceptuel ne semble pas avoir de contenu épistémologique. Si tant est qu’elle existe sous forme d’un ensemble indéfini de relations instables et labiles, il reste difficile de saisir le rôle qu’elle a à jouer dans l’analyse historique des formes et des habitudes de pensée, sans parler des idées qu’elles génèrent à leur tour. Pourtant, les systèmes de pensée qui se laissent exprimer discursivement ont toujours, de par leurs conditions de possibilité, les ressources conceptuelles qui permettent à ceux qui les habitent de procéder à une certaine critique réflexive. Certes, on pourrait objecter que pour faire cela on a besoin d’un métalangage stable, ou d’un espace conceptuel au-delà des limites du système lui-même ; mais on peut également affirmer que c’est un trait de la conscience humaine que de pouvoir se connaître à travers ses opérations mentales mêmes – autrement dit, que la pensée humaine se reconnaît en tant que pensée en même temps qu’elle saisit l’objet qu’elle vise. C’est là la théorie phénoménologique de la noésis, qu’on connaît déjà à la Renaissance à travers les ouvrages d’Aristote et de saint Thomas Aquin, et les commentaires qu’ils suscitent5.
5Mais la conscience qu’a l’être pensant de sa propre existence n’est pas en soi une condition suffisante de la capacité que possède l’entendement humain de s’interroger sur les principes et les présuppositions de ses actes de penser : il lui faut aussi un langage pour procéder à une telle analyse. Même à ce niveau, la critique réflexive est possible, car au sein d’un paradigme donné, on peut examiner discursivement un concept déterminé en se servant d’autres concepts sans pour autant créer une hiérarchie métalinguistique ; car le concept sous considération peut à son tour devenir l’outil analytique grâce auquel on peut interroger d’autres concepts6. La distinction, courante dans la philosophie linguistique anglo-saxonne, entre « usage » et « mention » montre cette possibilité, connue déjà à l’époque médiévale, où la « mention » se traduit en termes de causalité matérielle (« significare materialiter »)7. Récemment, certaines enquêtes philosophiques ont été menées qui ont tenté de montrer que penser une limite c’est déjà penser au-delà de cette limite8. Or, selon Les Mots et les choses, « l’épistémè, comme ensemble de rapports entre des sciences, des figures épistémologiques, des positivités et des pratiques discursives, permet de saisir le jeu des contraintes et des limitations qui, à un moment donné, s’imposent au discours […], ce qui, dans la positivité des pratiques discursives, rend possible l’existence des figures épistémologiques et des sciences.9 » Il y a là peut-être un écho de l’« obstacle épistémologique » de Bachelard, qui impose aux penseurs des bornes dues au langage par lequel ils expriment leurs conceptions10. Or, comme j’ai essayé de le montrer dans ces conférences, les médecins emploient une sorte de bricolage à la Lévi-Strauss qui rend possible le fonctionnement d’un discours scientifique, même si ses moyens d’expression (dans ce cas, ceux de la logique traditionnelle) ne sont pas adéquats et doivent être « élargis11 ».
6Passons à l’épistémè attribuée par Foucault à la Renaissance : celle de la similitude. Selon l’analyse foucauldienne, trois « niveaux » ou « codes » organisent la pensée de leur époque. Le niveau empirique est celui qui constitue les données visibles informant la culture ; au-dessous, se trouvent des codes déterminants économiques, techniques, épistémologiques ; entre les deux, se produit un dédoublement qui cache les codes fondamentaux, et qui opère au niveau empirique. C’est ce dédoublement de codes qui donne le change aux contemporains et qui les induit à croire qu’ils ont accès au code fondamental ; en quoi ils se trompent, selon Foucault. À la Renaissance, ce code est organisé autour des relations de ressemblance ou de similitude, qui se présentent sous quatre modes : la « convenientia » (ou rapport de contiguïté), l’« aemulatio » (ou rapport d’imitation), l’« analogia » (ou rapport d’affinité), enfin la « sympathia » et l’« antipathia » (ou rapport de proportion ou d’action à distance). Ces rapports se manifestent sous forme de signes qui représentent en quelque sorte le décalage des quatre modes : ainsi, le signe de l’« analogia » c’est l’« aemulatio », le signe de l’« aemulatio », c’est la « convenientia », le signe de la « convenientia », c’est la « sympathia », et celui de la « sympathia », c’est l’« analogia ». Pris ensemble, ces signes rendent possible l’herméneutique de la nature ; de par leur nature, la sémiologie devient tributaire de l’interprétation. Ainsi le savoir et ce qui y donne accès deviennent-ils identiques, et par conséquent tautologiques : pas de distinction entre le vu et le lu. Il en résulte, entre autres choses, une pratique de la taxinomie zoologique qui ne distingue pas entre l’ouï-dire et l’observation, et une théorie de la signature qui relie macrocosme au microcosme, et qui révèle que la nature est un livre qu’on doit lire au moyen de ses isomorphismes.
7Foucault prétend aussi que, lorsqu’il n’y a pas une isomorphie parfaite entre signes et signifiés, la divergence qui en résulte ouvre l’espace où évolue la science du xvie siècle. D’une part, cette divergence rend l’épistémè de la Renaissance infiniment riche, à force de générer une infinité de correspondances possibles. Mais d’autre part, elle est rendue très pauvre, car si jamais signe et signifié coïncident, il en résulte des grilles de correspondances stériles, comme on en trouve dans les textes des occultistes, de ceux qui s’adonnent à la numérologie, et de ceux qui, partisans de la doctrine de la mélothésie, associent sans bien-fondé empirique telle plante avec telle planète, telle maladie et tel métal. Le savoir consiste pour de tels penseurs dans la connaissance de ce système de ressemblances, produit par la lecture de signes naturels qui ne sont à leur tour rien qu’un système de ressemblances : la ressemblance elle-même, qui constitue l’épistémè, est en elle-même inconnaissable, à jamais cachée par le processus même grâce auquel on interroge la nature.
8Cette vision est sans aucun doute nouvelle et exotique, mais elle comporte plusieurs éléments contestables. Les relations identifiées par Foucault à cette époque et les résultats positifs de son enquête ne correspondent pas bien à la description que j’ai donnée de l’outillage logique des médecins de la Renaissance, et cela de plusieurs manières : je ne parlerai ici que de ses sources, des termes qu’il met en œuvre, du concept de signature qu’il déploie, et de sa caractérisation de la taxinomie et de la sémiologie de cette époque.
9Son choix de penseurs représentatifs de l’épistémè du xvie siècle – Pierre Grégoire (1540-1617), Giambattista della Porta, Ulisse Aldrovandi (1522-1603), Tommaso Campanella (1568-1639), Paracelse, Oswald Crollius (1580-1609), Andrea Cesalpino (1519-1603), Jérôme Cardan, Conrad Gessner (1516-1565), Blaise de Vigenère, Pierre Belon (1517-1564), Claude Duret (mort en 1611), François de la Croix du Maine (1552-92), Bacon et Montaigne – est parcimonieux. Ils appartiennent pour la plupart aux marges de la vie intellectuelle, étant kabbalistes, néoplatoniciens, originaux ou indépendants12. Ces penseurs sont loin d’être typiques : si l’on pense qu’il y a plus de 1400 commentaires sur les textes d’Aristote au cours du seizième siècle, et très peu sur Platon, on s’étonne que Foucault ait négligé de citer les doctrines péripatéticiennes, et de compulser le grand nombre de commentaires dans lesquels les apories de la logique et de la linguistique aristotéliciennes sont exposées13. Certes, la bibliométrie à elle seule n’est pas un bon argument ; mais le fait qu’au sein de cette littérature volumineuse on trouve de vifs débats sur la nature de la similitude et de la relation montre que ces discussions devraient avoir une place dans n’importe quelle description de la pensée du xvie siècle14. Le discours médical qui y réagit est également très riche, et, comme je l’ai démontré, il s’adonne à de mures réflexions sur l’emploi de la logique traditionnelle (voir ci-dessus, p. 38-54). Il résulte de ces réflexions un emploi de la logique qui se reconnaît comme laxiste ; mais ce laxisme témoigne de la souplesse d’esprit des médecins de l’époque, qui ne sont pas dupes des limitations qu’impose la logique syllogistique à la pensée.
10Passons aux quatre termes, « convenientia », « aemulatio », « analogia », et « sympathia », qui sont réunis par Foucault dans un seul champ de savoir. À la Renaissance, ils sont sont utilisés dans quatre champs différents, à savoir la grammaire, la rhétorique et l’éthique, la dialectique, et la philosophie naturelle ou la médecine (nous avons déjà rencontré la sympathie dans ce dernier contexte, ci-dessus, p. 72). Ces mots s’emploient de différentes manières selon le champ de savoir : prenons l’exemple de l’analogie, dont discutent plusieurs lexicologues de l’époque. Dans son De rerum definitionibus qui paraît en 1599, Francesco Piccolomini (1520-1604) cite les définitions géométriques et physiques d’Euclide et d’Aristote, et parle aussi des termes voisins « proportio commutata » et « metaphora » dans leur usage rhétorique et éthique. Dans son Lexicon philosophicum de 1613, Rodolphe Goclenius l’ancien (1547-1628) va plus loin encore, et étend son champ d’étude à la théologie et à la logique15. Il examine aussi le concept de « similitudo » : son analyse logique montre la finesse philosophique de son époque, ainsi que sa capacité à distinguer différents champs de savoir et, à l’intérieur de ces champs, les diverses applications d’un mot, ce que ne fait pas Foucault avec son méli-mélo terminologique16. Rappelons aussi la « similitudo » des médecins, qui distinguent entre être toujours ainsi, être ainsi pour la plupart, être ainsi dans la moitié des cas, et être rarement ainsi. Ni cette sophistication quantitative, ni le locus a simili laxiste de la dialectique (voir ci-dessus, p. 43) ne figure dans le texte de Foucault, ce qui infirme sa description de la nature péremptoire et irréfléchie de la conception de la similitude au xvie siècle.
11Foucault affirme en outre qu’à cette époque on confond signes et signifiés. L’exemple typique de cette confusion, c’est la signature (que j’ai examinée ci-dessus, p. 102-3). Comme je l’ai montré, elle suscite de vives critiques qui montrent qu’elle n’appartient pas à l’analyse classique des plantes et des maladies ; et même ceux qui en font l’apologie montrent qu’ils sont capables d’en discuter. Comme je l’ai noté (ci-dessus, p. 103), Joseph Duchesne s’efforce de justifier l’ars signata paracelsien, mais sa défense de cette doctrine révèle qu’il est capable de dépasser une vision du monde qui serait incapable de discuter de son bien-fondé ; on ne se trouve pas ici en présence d’un dogmatisme aveugle. Ceci dit, j’admets que la pratique de la correspondance sous plusieurs formes, entre autres celle de mélothésie (voir ci-dessus, p. 94) est acceptée par bon nombre de médecins à cette époque. Mais cela ne veut pas dire qu’ils en soient dupes. Il en va de même en ce qui concerne la numérologie ; c’est une croyance qui est loin d’être acceptée par tous (Aristote même s’y attaque)17, et ceux mêmes qui en font usage reconnaissent souvent l’arbitraire de ses fondements18. La correspondance la plus évoluée de cette sorte, c’est celle qui lie le macrocosme au microcosme19 ; mais, bien que citée très souvent par les adhérents de la médecine astrologique, cette doctrine ne plaît pas à tout le monde (voir ci-dessus, p. 95-6). Foucault entreprend d’étayer sa thèse au moyen non seulement de la signature mais aussi du signe platonique, qui repose sur l’affirmation déjà courante au Moyen Age que le monde matériel n’est que l’image imparfaite du monde des formes et des idées. Saint Bonaventure l’exprime ainsi :
Toutes les créatures de ce monde sensible […] sont des ombres, des résonances, des images, des traces, des simulacres et des reflets qui nous sont accordés pour pouvoir contempler Dieu. […] Ils sont les exemples ou les modèles proposés à notre entendement jusqu’ici matériel et grossier pour que, par le moyen de ces sensibles, il se transporte au niveau des intelligibles qu’il ne perçoit pas, comme on se transporte par le moyen des signes aux choses signifiées20.
12Si on pense aux mots dans ce contexte, la théorie cratylique vient tout de suite à l’esprit : or, comme je l’ai déjà affirmé (p. 82), cette théorie a une application fort restreinte en médecine21, et ne s’accorde pas non plus avec la théorie dominante de la signification, selon laquelle le rapport entre mot et chose est purement conventionnel et arbitraire. Citons sur ce point Marie-Luce Demonet dans son livre La voix du signe, qui discute de la « ressemblance » foucauldienne, qu’elle qualifie de « conception émotionnelle » :
Notre démonstration n’a rejoint cette conception émotionnelle que dans deux cas précis, le Nom divin et le Mot poétique. Le premier comprend le réseau des noms sacrés chez les platoniciens et les mystiques, mais le statut particulier de ces mots avec lesquels parfois on peut espérer faire des miracles n’implique pas que tous les mots de toutes les langues produisent les mêmes effets. D’autre part, l’universelle analogie n’est que de l’analogie : certes, chez Paracelse et quelques autres les signes renvoient aux signes. Mais ce ne sont plus des signes linguistiques. La sémiotique généralisée, qu’elle soit de nature mystique (chez Georges de Venise, Postel et Nicolas Lefèvre de la Boderie) ou scientifique (Pomponazzi, Paracelse), ou les deux en même temps (Agrippa, Cardan, Porta), ne concerne pas le fonctionnement de la langue. Le seul point où ce courant peut mettre en cause l’arbitraire est celui des « espèces » dont Aristote dit qu’elles sont les « similitudes » des choses ; mais cette propriété ressemblante qui suggérerait un pouvoir des mots sur les choses n’est revendiquée que dans le cas des noms divins ou magiques. Tel n’est pas le lot courant de la langue utilisée par les hommes22.
13Accuser les penseurs du seizième siècle de confondre le lu et le vu semble également injuste. Foucault note à juste titre qu’« il est facile de constater que le champ de présence23 de l’histoire naturelle à l’époque classique n’obéit pas aux mêmes principes d’exclusion qu’à l’époque où Aldrovandi recueillait en un seul et même texte tout ce qui avait pu, sur les monstres, être vu, observé, raconté, mille fois rapporté de bouche à oreille, imaginé même par les poètes24 ». Ce qu’il néglige d’ajouter, c’est que le suisse protestant Conrad Gessner et l’italien catholique Ulisse Aldrovandi reconnaissent explicitement qu’il y a une grande différence entre l’autopsie et l’ouï-dire. Gessner justifie son usage du témoignage d’autrui par l’argument qu’on ne peut pas tout voir soi-même, et qu’on ne doit pas supprimer les récits d’autres observateurs, même si on en doute, jusqu’à ce qu’on les aura tous réunis ; mais il affirme qu’il « n’accorde pas de créance à beaucoup de ces témoignages ». Aldrovandi est plus sévère encore, et exige que l’historien de la nature doive aspirer à tout voir lui-même ; selon lui, on ne peut pas se fier aux témoignages d’autrui, même si on choisit de les répéter25. On se trouve ici sur le terrain des débats sur l’autorité textuelle que j’ai évoqués dans la première leçon (ci-dessus, p. 36) ; la manière dont les médecins discutent de l’autorité des maîtres, des observations et des expériences de leurs collègues, ainsi que des données théoriques de la doctrine galénique montre jusqu’à quel point ils sont conscients des difficultés de conjuguer ces sources d’informations26.
14Foucault s’attaque aussi à la taxinomie des savants de la Renaissance ; à ce sujet, il cite, entre autres, Andrea Cesalpino. Mais, comme l’a montré Kristian Jensen, on peut également citer le même penseur en tant que précurseur éclairé de la taxinomie classique. Fin lecteur du premier livre des Parties des animaux d’Aristote, où le philosophe grec traite des difficultés de classification par dichotomies, Cesalpino cherche à comprendre ce texte en le conjuguant avec un passage du septième livre de la Métaphysique : en rejetant la forme de classification de l’espèce qui repose sur une seule et ultime différence, son analyse ouvre la possibilité d’une taxinomie ayant la capacité de comprendre des plantes inconnues jusqu’alors et au sein de laquelle une plante pourrait même être attribuée à plusieurs genres différents27 – autre indice de la souplesse et de l’ingéniosité des philosophes naturels de la fin du seizième siècle.
15Venons enfin à la sémiologie, que j’ai examinée en détail dans ma quatrième conférence. Je ne ferai ici que résumer les résultats de mon enquête. Les philosophes, les médecins, et ceux qui exercent dans les basses sciences à la Renaissance sont obligés d’affronter une multitude de signes de nature diverse : sensibles et intelligibles, communs et propres, substantiels et accidentels, permanents et passagers, certains et incertains, pleins de sens ou vides de sens.
16Ils ont à répondre à toute une gamme de questions : doit-on traiter le signe comme une simple donnée empirique ? Ou comme un terme logique ? Ou comme une proposition ? A-t-il une existence qui lui soit propre ? Faut-il prendre en compte tous les signes dans un cas donné, ou simplement ceux qui s’accordent ensemble ? Dans ce dernier cas, ils ont recours à une hiérarchisation des signes selon leur degré d’importance ou selon leur fréquence. En outre, le fait que certains signes soient absents entre dans leurs calculs. Il leur faut enfin faire face au problème des « signes vides ou nuls », c’est-à-dire, des signes qui n’ont aucune signification mais qui font partie du code ou qui sont perceptibles aux sens. De tels signes « nuls » sont exploités par les stéganographes pour empêcher que leurs codes ne soient lus par des non-initiés. Ils sont reconnus par les onirocritiques qui traitent des rêves ou des éléments de rêve qui n’ont pas de signification, n’étant causés que par la digestion, et par les praticiens de la métoposcopie, qui n’essaient pas d’interpréter la totalité des lignes qu’on trouve sur le front d’un client. On développe aussi des stratégies quasi-probabilistes pour déterminer le sens des signes ambigus ou polyvalents. Tout cela est loin de constituer, comme le veut Foucault, une culture où la sémiologie se confond avec l’herméneutique ; au contraire, l’étude des signes est un des instruments permettant aux penseurs de la Renaissance d’étudier en pleine connaissance de cause la nature autour d’eux, et de l’interpréter selon des procédés herméneutiques assez fins et rigoureux.
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17J’espère avoir démontré par cette critique de Foucault, qui est loin d’être exhaustive, qu’on peut raisonnablement douter de l’épistémè qu’il attribue à la Renaissance. Cela ne veut pas dire que, parmi les théories acceptées par les médecins du xvie siècle, il n’y en ait pas qui soient remplies de correspondances et d’argumentations circulaires. Ces médecins seraient-ils donc des schizophrènes, imprégnés à la fois de rationalité scientifique et d’une croyance quasi magique en un monde occulte gouverné par des correspondances ? Conjuguent-ils deux mentalités, l’une protoscientificque et l’autre occulte ?
18J’ai déjà suggéré que les médecins de l’époque savent, comme nombre de leurs contemporains, « compartimenter » pour ainsi dire leur esprit, de sorte qu’ils sont capables de s’engager de façons fort diverses dans les différents domaines de leur univers moral et intellectuel ; trait mental qui peut très bien aller de pair avec une conscience de l’existence d’une telle conjoncture dans leur tête. Un exemple nous en est fourni par l’Allemand Ernestus Fridericus Fabricius qui, en 1626, publie deux grandes tables à accolades qui représentent la sémiologie de la médecine traditionnelle d’une part et de la paracelsienne d’autre part. La seconde table peut en soi être citée pour étayer la thèse de Foucault ; mais cette table, où s’alignent, apparemment sans justification rationnelle, planètes, maladies et organes est accompagnée de la première, qui montre une conception ut plurimum des signes, puisée en partie dans la physiognomonie, et une reconnaissance des apories de la science médicale galénique. La juxtaposition n’est pas commentée par Fabricius ; mais d’autres arrivent à en discuter de façon explicite à cette époque, comme Daniel Sennert28.
19Une difficulté plus grave nous est posée par l’affirmation d’Angus Clarke que les philosophes naturels de la Renaissance sont peu enclins à accepter l’existence de phénomènes situés en dehors du cours universel de la nature, dûs au hasard et dépourvus de signification29. On a vu que la nature est indéfinie aux yeux des médecins, que bien des choses se passent selon eux qui n’entrent pas dans le cadre de ce qui est ordinaire, et qu’ils sont prêts à reconnaître qu’il y a des signes qui ne nous apprennent rien. Mais il ne semble pas qu’une contingence sans causalité soit pensable à cette époque. Admettre que le monde intelligible à l’esprit humain dépasse les capacités que celui-ci a de l’expliquer, et que les régularités qu’on y décèle montrent qu’il y a du jeu dans le système de la nature, ce n’est pas la même chose que constater que le monde est réellement sous-déterminé. Il est contestable même que la nouvelle science du xviie siècle ait pu formuler un tel concept, comme nous l’a montré Ian Hacking dans son beau livre The Taming of Chance. Je ne veux donc pas faire de nos médecins des Einstein ou des Gödel avant la lettre ; mais je crois qu’on peut voir dans la vision du monde des médecins du xvie siècle finissant, et dans leurs façons de penser, des signes avant-coureurs de la science expérimentale : une combinaison d’observations, d’expériences et de rationalité, d’où l’embryon d’une méthode hypothético-déductive ; les commencements d’une quantification de la probabilité ; une atténuation de la finalité absolue de la nature ; l’usage d’aphorismes et de préceptes pour arriver à une explication d’un événement sans avoir à recourir à une théorie générale30 ; et, dans le domaine de l’histoire naturelle, la pratique, prônée d’abord par Conrad Gessner, Pierre Belon et d’autres, d’accumuler les faits et les observations sous des rubriques générales sans chercher à les soumettre à une classification prématurée31.
20Mais n’exagérons pas la modernité de nos médecins : ils sont prêts à accepter une version de l’idée de nature qui n’explique pas tous les faits, tandis qu’un des traits saillants de la nouvelle science, qui relie entre eux des penseurs aussi différents que Bacon et Descartes, c’est la prémisse qu’une théorie de la nature doit tout expliquer, y compris les monstres et les phénomènes rarissimes. Qui plus est, en pratiquant l’indication, ils s’adonnent à un intuitionnisme qui conjugue faits objectifs et pensée subjective ; et, bien qu’ils se proclament partisans de l’autopsie, ils sont prêts trop souvent à accepter les témoignages écrits des autres sans les soumettre à un examen critique. Il est donc difficile de dresser le bilan de ces quatre leçons en termes de progrès. Saluons, pour conclure, la finesse de ces esprits et leur jugements pour la plupart circonspects, leur sémiologie sophistiquée, leur logique souple, tout un ensemble d’instruments mentaux grâce auxquels ils se débrouillent tant bien que mal dans la tâche de comprendre le fonctionnement du monde et des hommes de leur temps.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, L’Archéologie du Savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 79-81, 250-251.
2 Sur la notion de « mentalité », voir Peter Burke, The French Historical Revolution : the Annales School, 1929-89, Oxford, Polity, 1990 ; sur le « paradigme », voir Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1970 ; sur les « absolute presuppositions », voir Nathan Rotenstreich, « Metaphysics and Historicism », in Critical Essays on the Philosophy of R.G.Collingwood, ed. Michael Krausz, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 210. Voir aussi Ian Maclean, « The process of intellectual change : a post-Foucauldian hypothesis », in Arcadia, 33 (1999), p. 168-181.
3 M. Foucault, L’Archéologie du Savoir, p. 250-251.
4 Sur l’inhumanité de cette théorie, voir Stephan Otto, Das Wissen des Ähnlichen : Michel Foucault und die Renaissance, New York, Peter Lang, 1972.
5 Voir Ian Maclean, « Language in the mind : reflexive thinking in the late Renaissance », in Philosophy in the sixteenth and seventeenth centuries : conversations with Aristotle, éd. Constance Blackwell et Sachiko Kusukawa, Aldershot, Ashgate, p. 296-321 ; et surtout les textes suivants : Aristote, De anima, iii 4, 429b 9-11 [en Latin : « intellectus ipse autem seipsum tunc potest intelligere »] ; saint Augustin, De Trinitate, xiv.21 ; ix.3, x.9 ; saint Thomas d’Aquin, Summa theologiae, 1a 75-87, surtout 1a 87,1 : « ad primam cogitionem de mente habendam, sufficit ipsa mentis praesentia, quae est principium actus ex quo mens percipit seipsum. Et ideo dicitur se cognoscere per suam praesentiam. Sed ad secundam cognitionem de mente habendam, non sufficit eius praesentia, sed requiritur diligens et subtilis inquisitio. Unde et multi naturam animae ignorant, et multi etiam circa naturam animae erraverunt. Propter quod Augustinus dicit, de tali inquisitione mentis, Non velut absentem se quaerat mens cernere ; sed praesentem quaerat discernere, id est cognoscere differentiam suam ab aliis rebus, quod est cognoscere quidditatem et naturam suam. » Sur « reflexio », « scientia reflexa », « cognitio reflexa », « noesis » ou « intellectio » et « noemata » ou « entia intentionalia », voir ibid., 1a 79,2 ; 1a 87, 3 ; et Johannes Magirus, Anthropologia, hoc est commentarius eruditissimus in aureum Philippi Melanchthonis libellum de anima, Francfort, 1603, p. 607.
6 Voir Louis O Mink, Historical Understanding. éd. Brian Fay, Eugene O. Golob et Richard T. Vann, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1987, p. 210.
7 Voir Paul Vincent Spade, « The Semantics of Terms », in The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, éd. Norman Kretzmann, Anthony Kenny, et Jan Pinborg, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 188-96 ; Antoine Compagnon, Nous Michel de Montaigne, Paris, Seuil,1980, p. 33 (citant Ockham) ; Pierre Rebuffi, In tit. Dig. De Verborum et Rerum Significatione Commentaria, Lyon, 1557, p. 1-4 (sur « verba »).
8 C’est ce que Foucault lui-même semble reconnaître ailleurs : voir « What is enlightenment ? », in A Foucault Reader, éd. Paul Rabinow, New York, Pantheon,1985, p. 45-46 : « If the Kantian question was that of knowing the limits knowledge has to renounce transgressing, it seems to me that the critical question today has to be turned back into a positive one : in what is given to us as universal, necesssary, obligatory, what place is occupied by whatever is singular, contingent, and the product of arbitrary constraint ? The point, in brief, is to transform the critique conducted in the form of necessary limitation into a practical critique that takes the form of possible transgression ... » Voir aussi Graham Priest, Beyond the Limits of Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, qui analyse le paradoxe selon lequel en nous arrêtant aux limites du pensable, nous les dépassons en un certain sens.
9 M. Foucault, L’Archéologie du Savoir, p. 251 ; on trouve une description fort différente de la Renaissance dans son livre Folie et déraison : l’Histoire de la folie à l’Âge Classique, Paris, Plon, 1963, p. 24-31.
10 Voir Mary Tiles, Bachelard, science and objectivity, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.
11 Voir Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 23-26 ; et ci-dessus, p. 38-46.
12 M. Foucault, Les mots et les choses, p. 32-59.
13 Voir F. Edward Cranz, A Bibliography of Aristotle Editions 1501-1600, éd and rév. Charles B. Schmitt, Baden-Baden, Valentin Koerner, 1984.
14 Voir Ian Maclean, Logic signs and nature, p. 148-171, et ci-dessus, p. 37-54.
15 Piccolomini, De rerum definitionibus, Francfort, 1599, p. 204 ; Goclenius, Lexicon philosophicum, Francfort, 1613, p. 96-102.
16 Ibid., p. 1050-2. Voir aussi Cardan, In librum Hippocratis de Alimento commentaria, in Opera omnia, t. 7, p. 477, qui distingue « similitudo in substantia » de « similitudo in temperamento » et de « similitudo in elaboratione ».
17 Voir Brian Vickers, « Critical Reactions to the Occult Sciences during the Renaissance », in The Scientific Enterprise, éd. E. Ullmann-Margalit, Dordrecht, Kluwer, 1992, p. 43-92 ; Aristote, Metaphysique, xiv.6.
18 Voir par exemple Girolamo Cardano, De Subtilitate, in Opera omnia, éd Charles Spon, Lyon, 1663, t. 3, p. 452, 571.
19 Voir l’immense traité du médecin Nicolas de Nancel, Analogia microcosmi ad macroscosmum ; id est, relatio et proportio universi ad hominem, Paris, 1611.
20 Itinerarium Mentis in Deum, ii, in Opera, Rome, 1596, t. 7, p. 138 : « Omnes creaturae istius sensibilis mundi [...] sunt umbrae, resonantiae, et picturae, sunt vestigia, simulachra, et spectacula nobis ad contuendum Deum proposita, et signa divinitus data. Quae, inquam, sunt sicut exemplaria vel potius exempla, proposita mentibus adhuc rudibus et sensibilibus, ut per sensibilia quae vident, transferantur ad intelligibilia quae non vident, tamquam per signa ad signata. »
21 Voir Maclean, Logic, signs and nature, p. 111-112.
22 La voix du signe : nature et origine du langage à la Renaissance (1480-1580), Paris, Champion, 1992, p. 577 ; voir aussi Aristote, De interpretatione, i-ii, 16a.
23 « Par là il faut entendre tous les énoncés déjà formulés ailleurs et qui sont repris dans un discours à titre de vérité admise, de description exacte, de raisonnement fondé ou de présupposé nécessaire. » (L’Archéologie du savoir, p. 77).
24 Ibid.
25 Conrad Gessner, Historiae animalium liber 1, Zurich, 1551, sig. ß2v : « fidem meam in pluribus non astringo » ; Ulisse Aldrovandi, Ornithologiae, hoc est, de avibus historiae libri xii, Bologne, 1599, sig. 5r. Sur l’usage des informations textuelles d’Aldrovandi, voir aussi Laurent Pinon, « Entre compilation et observation : l’écriture de l’Ornithologie d’Ulisse Aldrovandi », Genesis, 20 (2003), p. 53-70.
26 Voir par exemple Cardan, De tuenda sanitate, in Opera, éd. Spon, t.6 p. 62 : « ego Hippocrati credo, non quoniam Hippocrates sit, sed quatenus illius rationibus ad credendum cogor » ; et ci-dessus, les citations de Pereira et Riolan l’aîné, p. 19-20.
27 Kristian Jensen, « Description, division, definition — Caesalpinus and the study of plants as an independent discipline », in Renaissance readings of the corpus Aristotelicum, ed. Marianne Pade, Copenhagen, Museum Tusculanum, 2000, p. 185-206 ; voir aussi Maclean « White crows, greying hair and eyelashes : problems for natural historians in the reception of Aristotle’s logic and biology from Pomponazzi to Bacon ».
28 Medicinae utriusque Galenicae et hermeticae anatome philosophica, sig. b1v ; Sennert, De chymicorum cum Aristotelicis et Galenicis consensu ac dissensu liber, in Œuvres, p. 697-862.
29 Clarke, « Metoposcopy », p. 189 : « The reluctance of Renaissance scientists to accept that a phenomenon might be a random and meaningless event not situated in the universal scheme of things. »
30 Voir Maclean, Logic signs and nature, p. 333-342.
31 Voir Historia : Empiricism and Erudition in Early Modern Europe, éd. Gianna Pomata and Nancy Siraisi, Cambridge, MIT Press, 2005.
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