Préface
Texte intégral
1Ian Maclean occupe la chaire d’Études de la Renaissance à Oxford ; il est également Senior Research Fellow à All Souls College. Par ailleurs, il a la charge de l’excellente cave à vin de ce Collège. Son œuvre porte sur la manière dont les hommes et les femmes de la Renaissance – du moins les lettrés – se concevaient eux-mêmes, et se représentaient leurs manières de penser et le monde dans lequel ils vivaient. Quel effet cela faisait-il d’être à cette époque-là un être humain social, réfléchi, raisonnablement cultivé et raisonnablement fortuné ?
2L’un de ses premiers livres traite de l’idée de la femme, de ce que c’est qu’être une femme, de ce qu’une femme doit faire, comment elle doit vivre, des rôles sociaux assignés aux femmes – par les hommes et par elles-mêmes – et pour lesquels on les admire (The Renaissance Notion of Woman, 1980). Son héros, c’est sans doute Montaigne, à qui il a consacré un petit livre en français, Montaigne philosophe (PUF, 1996). Mais son entreprise principale, ces vingt dernières années, a été de se servir des discours produits par certaines professions pour étudier les significations que revêtaient, pour un Européen de cette époque, les mots et les choses. Ses deux grandes sources sont le droit et la médecine. D’où les titres de ses ouvrages les plus récents : Interprétation et signification à la Renaissance : le cas du Droit1, et Logique, signes et nature à la Renaissance : le cas de la médecine savante2. Le présent cycle de conférences données au Collège de France s’inscrit dans la continuation de ces recherches.
3La Renaissance. Qu’est-ce que c’est ? Maclean commence par nous dire qu’il s’occupe de la période 1500-1630. Oui, mais on peut être plus précis au sujet de la période qui l’intéresse ici. Dans ses notes de bas de page, on trouve un nombre extraordinaire de références à des livres de cette période, presque tous en latin. Examinons donc de plus près les dates de publication de ces œuvres – cela nous donnera un baromètre exact de la période dont il est vraiment question. Sur un échantillon de cents œuvres prises au hasard, j’ai constaté qu’elles s’échelonnent de 1539 à 1630. La décennie qui revient le plus souvent est celle qui va de 1600 à 1609, puis celle de 1590 à 1599. La médiane se situe autour de 1598.
4Or que se passe-t-il en France en 1598 ? Avec l’édit de Nantes, Henri IV met un terme à la folie des guerres de religion, ouvrant l’espoir d’une nouvelle ère de paix et de prospérité. Dans deux ans, il épousera Marie de Médicis. Il y a dix ans, Montaigne achevait les Essais. La relation entre les gens instruits, leur monde et leur raison, est-elle différente de ce qu’elle est de nos jours ? Moins de technologie, sans aucun doute ; infiniment plus de morts en couches et de mortalité infantile, sans aucun doute. Mais Jacques Cartier a navigué jusqu’au Canada il y a plus 60 ans, et des Français en sont revenus depuis ; dans dix ans, en 1608, Champlain établira la ville de Québec. Il faut avoir une idée très sérieuse de ce qu’est le monde et de ce que sont les mers pour se lancer à travers l’Atlantique nord dans un petit bateau. Ces gens-là pensaient-ils autrement que nous ? L’année suivante, en 1599, de l’autre côté du Channel, Shakespeare montera Henry V, une pièce ultranationaliste dans laquelle l’Anglais, héroïque ou moins héroïque, anéantit les armées françaises. Alors, qu’est-ce qui pourrait nous laisser penser que la texture même de la vie, le monde tel que nous l’éprouvons, les êtres humains qui sont les compagnons de nos vies, ou le sentiment d’être soi-même, n’étaient pas alors les mêmes qu’aujourd’hui ? Pourquoi devrions-nous imaginer que les raisonnements et les arguments des hommes de cette époque étaient différents des nôtres ?
5Et les médecins dans les universités ? Il y a naturellement toute une médecine populaire, foisonnante, mais elle a laissé très peu de traces écrites. En outre, la médecine populaire ne réfléchit pas sur elle-même : elle ne pense pas la manière dont elle pense. Les docteurs des universités, surtout en Italie, nous livrent la vision du monde que partagent les intellectuels du temps. Ils font plus que cela. On exige d’eux qu’ils soient bacheliers, qu’ils aient maîtrisé le cursus normal des études, l’exposition classique de la logique et de la rhétorique. Ils réfléchissent à ce qu’ils font. De nos jours, on n’aurait pas recours à des professionnels, médecins ou avocats, pour étudier ce qu’est notre expérience du monde, de nous-mêmes, et de notre raison. Mais pour cette époque, ils sont pratiquement notre seule source. Or les logiciens et les théologiens ne s’intéressent pas aux problèmes de la vie quotidienne ou de la raison pratique.
6Juristes et avocats doivent régler des conflits, déterminer qui possède quoi, qui a lésé qui. Aux médecins, il incombe d’administrer des soins aux malades, et de faire en sorte de garder en bonne santé ceux qui sont en bonne santé. Ils ne se contentent pas de recourir à des manuels pratiques ; ils réfléchissent également à ce que l’on peut savoir, se demandent comment découvrir la vérité, comment pronostiquer sur la base des signes évidents, comment interpréter la santé, la maladie et la mort. Ce ne sont pas des logiciens ou des philosophes, mais au cours de leur formation, ils ont appris les bases de ces disciplines. Et nous pouvons considérer que leur attitude envers l’homme dans le monde est un bon indicateur de ce que pensaient sur ces questions les gens instruits. Un diplôme de médecine était la voie ordinaire pour accéder à une éducation supérieure, même quand on ne poursuivait pas dans cette voie jusqu’à en faire son métier ; et les médecins se mêlaient à toutes les couches prospères de la société.
7En lisant les chapitres de Maclean, vous aurez la sensation bizarre de côtoyer des penseurs qui nous ressemblent beaucoup, mais qui, peu à peu, se mettent à penser des choses très étranges et se laissent entraîner dans des sciences aux noms imprononçables par des doctrines qui sont aujourd’hui simplement impossibles. Est-ce cela le monde de Henri IV ou, si l’on se réfère à des idées plus anciennes, celui de Jacques Cartier appareillant pour explorer le Saint Laurent ? Une chose est claire : ces hommes ne sont pas pris au piège d’une doctrine, d’Aristote ou de Galien. Ils travaillent à se frayer une voie vers un monde plus moderne. Ce n’est pas facile. Ils sont nous, mais pas encore pleinement nous. Aussi la recherche de Maclean ne m’apparaît-elle pas principalement comme une histoire de la médecine de la Renaissance. C’est plutôt une manière d’éplucher, d’aller voir sous la surface des choses, pour saisir comment, en des temps plus anciens, on pensait la pensée.
8Il y a chez Maclean de fortes résistances vis-à-vis d’une idée qui remonte à Kant : l’idée que l’esprit humain travaille à l’intérieur d’un cadre d’idées qui détermine ce qu’il est possible de penser. Il n’y a pas d’a priori dans la vie réelle, pas de cadre qui fixe des limites aux pensées possibles, et certainement pas d’a priori historique. Pour lui, les paradigmes de Thomas Kuhn ou l’épistèmê de Michel Foucault ne comptent guère.
9Ni Kuhn, ni Kant n’ont rien dit au sujet de la Renaissance qui relève de l’analyse de Maclean, mais dans Les mots et les choses, au chapitre 2, on trouve vingt-sept pages éblouissantes intitulées « La prose du monde ». La pensée toute entière, dit Foucault, était organisée selon des principes de similitude. C’est comme si la logique académique, tout ce que nous appellerions peser rationnellement les évidences, avait disparu de la face de l’Europe pour un siècle ou plus. La texture du monde décrit par Foucault est vraiment très différente de tout ce que vous ou moi pourrions connaître aujourd’hui. Maclean rejette la vision de Foucault.
10Mais là n’est pas la source principale de leur divergence. Maclean considère que l’histoire de la Renaissance proposée par Michel Foucault est fautive parce qu’elle s’appuie sur un éventail de textes trop restreint. Elle ne tient pas compte des raisonnements des juristes et des médecins dans la tradition universitaire. En ignorant les pensées les plus pénétrantes de la Renaissance sur le raisonnement, on s’expose à d’importantes déformations, si l’on veut rendre compte de la structure des croyances, des institutions et des pratiques de ce temps.
11Maclean a donc ajouté à sa série de conférences une postface polémique vis-à-vis de ce chapitre de Foucault. Les deux hommes parlent à peu près de la même époque. Mon échantillon aléatoire de textes latins pourrait suggérer que Foucault s’intéressait davantage à une période légèrement plus ancienne, mais pas beaucoup. Son chapitre commence par ces mots « Jusqu’à la fin du xvie siècle … ». Or ce siècle ne se continue pas jusqu’en 1630, ni même jusqu’en 1609, la décennie la plus citée dans le livre de Maclean. Mais ceci n’est pas le cœur du propos. Maclean et Foucault ne sont pas en désaccord seulement sur la manière dont il faut lire la Renaissance, mais aussi sur cela même qu’on doit lire. Leur désaccord est net et important.
12Les lecteurs qui ont été profondément influencés par Les mots et les choses, comme je l’ai été moi-même, trouveront dans la postface de bonnes raisons de reconsidérer leur opinion.
Notes de bas de page
Auteur
Professeur au Collège de France
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