Chapitre 3. L’ordre social
p. 105-132
Texte intégral
1Voici Suzette déjà un peu rassurée, déjà orientée dans cette jungle inconnue où elle doit apprendre à vivre. Il ne suffit cependant pas qu’elle sache situer la France au cœur du monde, et, dans cette France bien aimée, reconnaître les soutiens sécurisants – système policière, structure religieuse, encadrement éducatif – qui lui serviront de repères stables. Tout autour d’elle prolifèrent en effet dans la confusion absolue tous les métiers, toutes les vocations auxquels se mêlent presque inextricablement les qualités qui rendent aimables ou du moins fréquentables certains de nos prochains, les nécessités d’ordre pratique que nous impose le commerce de nos semblables, les caractères inquiétants ou dangereux enfin qui cantonnent les indésirables aux confins de la société, là où une fillette bien élevée, tout en connaissant théoriquement leur existence, pourra les ignorer au mieux. Pour faciliter, certes de manière plutôt simpliste, la compréhension des petites filles, l’hebdomadaire prend le parti de classer en plusieurs catégories l’ensemble de la société française. Comme nous hésitons à les qualifier de « bons » et de « méchants », peut-être sera-t-il un peu plus nuancé de la définir par le degré de confiance que peut leur accorder la naïveté d’une enfant. Certains sont absolument rassurants, d’autres jouent un rôle plus ambigu, d’autres enfin inquiètent par toutes sortes d’aspects marginaux, ou par trop anti-conventionnels. Essayons dès lors de différencier, à travers La Semaine de Suzette, ces diverses sortes de citoyens français.
2Là encore, il va nous être impossible pourtant de déterminer, dans les premières années, un aspect véritablement caractéristique de la société : les romans et les textes publiés avant et juste après la deuxième guerre mondiale perpétuent, sans y apporter de modifications notables, des traditions héritées tout droit du siècle précédent. Enlèvements, mystères, ou encore histoires d’animaux se fondent peu sur un environnement précis, et, dans un cadre demeuré traditionnel, par le biais d’une hiérarchie sociale non remise en question, aristocrates, nobliaux, fermiers et orphelins se relaient sans surprise pour étayer des récits entièrement consacrés à l’aventure narrative. Ainsi 1907 offre-t-il « La vocation de Bob », histoire d’un petit garçon qui désire être saltimbanque, « La sœur d’Hilda » conte rocambolesque de disparition, « Le prince Soleil », conte de fée classique, ainsi que « Le trésor des Sylphes » etc. L’année 1919 ne propose guère que les relations glorieuses des hauts faits français, et en 1928 encore, nous dénombrons successivement un récit plus ou moins médiéval, les aventures de deux petits rongeurs, la chronique d’une réconciliation familiale, l’étrange épopée d’une petite fille perdue, et un roman adapté de l’anglais. Aucune des ces six œuvres, exclusivement attachées aux diverses péripéties de l’aventure relatée en détail, n’offre de renseignements utilisables sur la période contemporaine française. Force nous est donc d’étudier à partir des années trente seulement un ordre social qui prend alors dans les textes une importance inusitée impossible à négliger, et ce durant près de vingt ans. Sans doute aussi est-ce dans cette France qui bouge que La Semaine de Suzette éprouve la nécessité de faire, pour ses lectrices choisies, le point sur une société menacée et menaçante.
Ceux que l’on maîtrise
3Il existe bien des moyens pour aider une petite fille fragile encore dépourvue d’assurance. Une méthode des plus logiques consiste à démontrer à l’enfant que « l’autre » se révèle inférieur à tous les points de vue, donc peu redoutable pour peu qu’on le connaisse bien et que l’on sache s’y prendre avec lui. Une deuxième tactique démontrera à la fillette que cet étranger qu’elle craint s’avère nécessaire et dépourvu de malveillance ou encore franchement bien intentionné à son égard et donc fiable. C’est en effet une sorte de classement relativement nuancé que La Semaine de Suzette, au fil des œuvres et des textes va lentement et subrepticement suggérer à ses lectrices encore si dociles.
La terre éternelle
4Que diantre une petite enfant de la bourgeoisie française peut-elle avoir à faire avec la paysannerie (au sens le plus large du terme) de son pays ? Demandons-nous pourtant d’où viennent parfois les ressources familiales, sinon des propriétés terriennes, où la fillette a-t-elle coutume de passer ses vacances, sinon auprès de l’aïeule qui demeure « à la campagne » ? Où se perd-on, où explore-t-on, où découvre-t-on des trésors, où se lie-t-on avec le petit berger si débrouillard, en un mot, où se déroulent les aventures les plus palpitantes, sinon « à la campagne » ? Mais quelle « campagne », néanmoins, et comment la définir, car le terme est vague. Par ailleurs, quel type de population réside, volontairement ou non, au cœur de nos chères provinces ? Autant de questions auxquelles La Semaine de Suzette tâchera de répondre à son habitude tranquille, discrète mais résolue.
5À sa manière, la marquise de Grand-Air est une terrienne. Il n’est que de voir comme elle tient à son château de Bretagne, comme ses visites y sont attendues par la population : n’est-elle pas conviée aux mariages, aux baptêmes y compris celui de Bécassine1 ?
6Et pourtant, même si nous savons que c’est de sa propriété de Bretagne qu’elle tire l’essentiel de ses ressources, la noble dame ne semble ni s’intéresser à la gestion de sa fortune, ni tâcher d’enrayer la crise financière autrement que par des restrictions qu’elle espère temporaires. La mobilisation de 1914-1918 lui occasionne une gêne sensible : Mme de Grand-Air loue son deuxième château de la Loire, quitte sa demeure parisienne pour une installation plus simple et renvoie ses serviteurs. Quatre ans après cependant, le gros Louis, concierge, fournit à Bécassine d’excellentes nouvelles, tout en reprenant à son compte, en serviteur dévoué, la bonne fortune de Madame : « Nous sommes contents, déclare-t-il, nos fermiers paient de nouveau, aussi nous avons pu reprendre notre train d’autrefois2 » Hélas ! Dès 1926, la marquise connaît un regain de difficultés… Anxieuse, tenue à des calculs impérativement sévères, elle va aller de l’économie au rationnement, en frôlant parfois la parcimonie vers la fin de ses aventures. De déboires en déboires, Mme de Grand-Air, sans jamais rien perdre de sa majestueuse simplicité, descend graduellement la pente financière. C’est là le sort de tous les grands propriétaires fonciers non résidents sur leurs terres, et qui n’ont jamais su mettre la main à la pâte : une espèce de « terriens » disparaît.
7C’est encore la condition de Tante Paméla et de son frère Amédée, de vieille et puissante famille ruinée, qui vivent sereinement, respectés de tous, dans les restes de leur patrimoine. M. et Mme de St Paroy de leur côté, plus jeunes, élèvent agrestement leurs douze enfants dans leur propriété isolée de la montagne : on se fournit en ravitaillement à la ferme proche, la domesticité (un garde-chasse, une gouvernante) paraît réduite, les études se font à la maison, et le train de vie semble peu luxueux. Nous n’en saurons pas davantage par ailleurs sur les ressources de cette famille nombreuse de noblesse rustique3. Parfois la propriété rurale finit par se réduire à une seule demeure où l’on ne réside que le temps des vacances… et d’un roman ! C’est pourquoi Tante Agnès rouvre occasionnellement Pauvremont pour héberger ses nièces en l’absence de leurs parents, comme Tante Laure qui dans les mêmes circonstances accueille ses petits-neveux, pour huit jours seulement a priori, bien que les nécessités romanesques prolongent ce séjour bien au-delà des délais prévus4. Respectable bien qu’appauvri, digne, mélancolique et démodé, le propriétaire rural décrit aux enfants doit son dénuement à la regrettable rupture d’un équilibre ancien. Il représente seulement une sorte d’antiquité fragile exsudant toute la nostalgie d’un passé révolu.
8Et pourtant, certains, moins âgés, s’adaptent. M. de Roquefellen, exploitant avisé, vit également du produit de ses terres du Saumurois : « M. Roquefellen s’occupait directement de ses terres, s’y intéressait passionnément, cherchant inlassablement les améliorations à introduire dans les méthodes de culture, les sélections à faire dans les meilleurs cépages, les soins à donner au vin pour développer le bouquet qui faisait sa réputation5 ». Par ailleurs, son épouse, qui s’est contentée de trois enfants, se trouve en revanche investie d’un certain nombre de responsabilités lucratives et indépendantes : basse-cour, jardin, verger dont elle se charge elle-même d’expédier à Paris les fruits les plus appétissants fruits. Ce qui constitue « un des beaux revenus du domaine6 ».
9Leurs rapports avec les paysans du lieu, tous vignerons comme il se doit, paraissent empreints d’un respect hiérarchique évident mais fondé sur la compétence du maître autant que sur sa position sociale, « Les mêmes familles de vignerons, de père en fils, avaient cultivé ces vignes, et en étaient fiers à l’égal du patron7 ». Ce terme inhabituel de « patron », plus moderne, moins aristocratique n’empêchent nullement l’existence d’une hiérarchie sociale très établie, puisque le grand frère évoque la nécessité de ne pas se montrer « inférieur à nos vignerons8 ». Toutefois l’exemple donné paraît réconfortant et raisonnable. Le propriétaire foncier, pour riche et considéré qu’il soit, travaille très sérieusement et très efficacement à sa propriété, et, secondé par une famille très engagée dans l’entreprise communautaire, offre un tableau dynamique et actif de son existence sans négliger pour autant un passé respectable.
10Que se passe-t-il lorsque les domaines fonciers se trouvent, au fil des aventures, rachetés par des inconnus ? Ne s’impose pas propriétaire terrien qui le veut dans notre hebdomadaire. On n’acquiert pas un lieu immémorial, on en hérite… En 1948 encore, un charmant roman de M. Bru, intitulé Les grottes de verre conte les chagrins d’une famille d’orphelins ruinés dont la tutrice légale décide de vendre terres et château pour subvenir à leurs besoins. Les richissimes parvenus qui achètent le tout se révèlent d’adorables acquéreurs sans enfants qui ne rompront pas la chaîne familiale, se contentant de jouer le maillon manquant, et l’ensemble des biens reviendra aux héritiers légitimes, grâce à leur bon cœur. Bien plus tôt, la délicieuse Virginie Patate avait effectué une expérience du même type. Son époux ayant acquis un château campagnard après avoir fait fortune, mal à l’aise dans son nouveau rôle, elle déclare à Bécassine « Nous sommes châtelains, je n’en suis pas plus heureuse. […] J’aime mieux être fermière que châtelaine9 ».
Vilains vertueux…
11À l’autre extrémité de cette longue chaîne de terriens composites, nous allons trouver tous ceux qui, ouvriers agricoles, fermiers misérables, métayers besogneux, vivent dans un état de franche détresse, et sans, souvent, la dignité intrinsèque qui accompagne tout au moins les aristocrates gênés. Ces « gueux-là », toutes catégories professionnelles confondues, nous sont présentés de manière somme toute assez ambiguë, si bien qu’il s’avère relativement ardu d’établir d’eux une vision clairement tranchée.
12La caractéristique essentielle du petit paysan consiste tout d’abord en une soumission qui paraît quasi-idéale : c’est ainsi du moins qu’ils sont présentés aux jeunes lectrices de La Semaine de Suzette. En corollaire de cette docilité, vient tout naturellement le respect inné de la propriété du maître, évidence largement démontrée par exemple dans une nouvelle de Mad. H. Giraud, qui aligne en un parallèle éclatant les six petits enfants du charbonnier de la forêt, et les six petits propriétaires de cette même forêt. Apparemment dépourvus d’objets à aimer, les premiers ont adopté six sapins parmi lesquels les jeunes nantis s’apprêtent à choisir puis couper un arbre de Noël. Or, devant la révolte des petits pauvres, le charbonnier enferme carrément sa progéniture, coupable de représenter un obstacle au bon plaisir des maîtres. « Pourquoi veulent-ils prendre nos sapins ? gémit Rosette — Ils sont à eux. Ils ont le droit d’en faire ce qu’il veulent10 ». Telle est la tragique réponse.
13Suivent, de la part des plus jeunes, des imprécations bien compréhensibles : « Je voudrais qu’il leur tombe dessus ! — Je voudrais qu’ils s’enfouissent tous dans la neige avec leur traîneau ». La réaction des aînés, déjà soumis à l’ordre des choses, s’avère immédiate et vertueuse. « Chut ! C’est trop vilain de dire cela ! Le Bon Dieu ne vous aimera pas si vous êtes méchants11 ». Tout s’arrange : on finira par orner sur place l’un des beaux sapins, en accompagnant le geste généreux de cadeaux divers. À la joie des petits paysans répond celle des petits riches : « Les six enfants de la forêt n’avaient jamais rien vu de si beau, mais les six enfants de la ville non plus, et ils étaient, ceux-là, bien récompensés de leur peine12 ». Car « les paquets contenaient des vêtements, des lainages, des jouets… Tout cela, pour n’être pas absolument neuf, enchanta les pauvres petits sauvages peu gâtés13 ». On appréciera à leur juste prix les importantes nuances apportées par l’adverbe « absolument » et le qualificatif « sauvage » tant apprécié de notre Tante Mad, si portée sur la structure colonialiste… Isabelle Jan, en un texte que l’on croirait directement inspiré de la nouvelle précédente, commente ainsi « la hiérarchisation des sentiments » en fonction du « bienfait matériel » : « le supérieur donne, donc il est intéressé, attendri, et comblé d’une douce joie si le bienfait est convenablement accueilli. À l’inférieur échoient la timidité, la crainte, la reconnaissance14 ». On l’aura compris, le paysan pauvre, à condition qu’il remplisse convenablement son rôle, s’avère nécessaire à l’éducation morale des fillettes, via la charité et la bonté, tout en les confortant dans l’exquise sécurité de leur supériorité sociale.
14En revanche, reconnaissant envers le maître, le paysan aime de son côté à rendre service quand l’occasion se présente. Nous n’en donnerons pour preuve que l’inlassable activité dont fait preuve le serviable Oncle Corentin à l’égard de la marquise de Grand-Air, surveillant le château, écrivant pour donner des nouvelles… Du même ordre d’idées relèvent les innombrables parties de campagne, goûters, en-cas et collations improvisées à la ferme : la bonne fermière reçoit toujours ses hôtes inattendus de grand cœur. « Ravis de la visite, les fermiers s’empressent : le café est justement au coin du feu, et le lait fraîchement tiré. Le liquide parfumé fume dans les bols au bout de cinq minutes15 ». Le visiteur indulgent partagera et honorera – momentanément du moins – la gêne du fermier démuni, tout en la remarquant par justice et charité, (« dans tous les cas un large pourboire […], une cordiale poignée de main du général… »), et en l’ignorant par délicatesse « effaceront le petit froissement qu’ils ont pu éprouver » devant la grimace de la discourtoise Anaïs, choquée par la rusticité de l’accueil.
15Le paysan présente enfin un dernier intérêt : sa modeste existence révèle parfois à l’enfant riche les vraies valeurs de la vie. C’est le cas de Marie-Noëlle qui découvre, lors d’un Noël rustique, les joies de la neige, du feu de bois, du réveillon campagnard chez sa vieille nourrice et finit par la supposer plus heureuse qu’elle. Inversement, une enfant gâtée va mesurer la misère d’une autre fillette, qui, dès neuf ans, ne se trouve déjà plus à la charge de ses parents, pour, deux ans plus tard, gagner définitivement sa vie : « Pensez, à cet âge, elle remplace presque une servante », déclare sa pauvre malade de mère avec orgueil, tout en déplorant que la petite n’aille à l’école qu’épisodiquement l’hiver, quand il n’y a ni trop de neige, ni trop de travail…16 Le seul commentaire de cette pitoyable confession est l’étonnement silencieux de Roberte, douze ans, à l’énoncé de cette vie si pathétiquement différente de la sienne. Qu’a-t-elle appris ? À reconnaître et bénir son propre destin de fillette riche, à mesurer la valeur, la nécessité et l’objectif de tout travail. Le seul souci de la petite Hélène se révèle en effet d’économiser obsessionnellement le plus possible : offrir des friandises à sa mère malade, financer son voyage l’année prochaine seulement, car bien qu’elle souhaite fort sa présence à sa première communion « ce ne seré [sic] pas raisonnable17 ». La morale des deux récits s’avère la même : demeurer à sa place, travailler et travailler encore. C’est ainsi que le « bon » paysan, ce terrien pauvre, consciencieux, soumis et dépourvu de malveillance, incarne idéalement les vertus sécurisantes immémorialement liées à la terre18.
…Et manants indignes
16Une évidente ambiguïté s’attache néanmoins à cet idyllique portrait, nuancé de manière assez péjorative pour inspirer un peu de méfiance, assez légèrement cependant pour, sans effrayer l’enfant, lui indiquer comment traiter ce personnage somme toute prévisible dans ses errements et lui conserver un statut négligeable. Tout d’abord, le paysan est dépeint comme indiscutablement et irrémédiablement sot de nature. Connaissez-vous, à ce propos, l’histoire de la nouvelle bonne « qui débarque du fond de sa campagne, et qui connaît strictement, en fait de légumes, les choux et les pommes de terre » ? La niaise ramène du marché une botte de rhubarbe, pour n’avoir pas su reconnaître les radis…19. Quoi ! Pas de carottes, de poireaux, de navets ou de haricots, dans son pays déshérité ? Suivent le conte du vacher au tabouret neuf qui tente d’y asseoir la vache, de l’Auvergnat qui enveloppe les poissons rouges de papier de soie pour les préserver durant leur transport, de la lavandière si fort effrayée par deux petits citadins qu’elle abandonne son linge au fil du ruisseau…
17Inculte, incapable de réflexion, le paysan se trouve en outre desservi par la mauvaise qualité de son langage. À cet analphabète inadapté est refusée par ailleurs la possibilité de s’élever dans l’échelle sociale. Dans un monologue, la jeune « Çaufy » (ainsi orthographie-t-elle son nom) nourrit l’ambition, point démesurée après tout, de « devenir institutrice chez les Msieurs Dames qui l’écoutent ». La maîtresse d’école et son père en ont conjointement décidé autrement, et la pauvre Sophie, qui a demandé son avis au public, s’entend gracieusement conseiller de « retourner à ses moutons ». « Comment ? Que me dites-vous ? […] Qu’une bergère, c’est charmant ? » La pauvrette finalement convaincue brosse un tableau idyllique de sa tâche, puisque « le temps est beau, l’herbe est tendre… et qu’il n’y a plus qu’à appeler la chienne et prendre son grand bâton…20 ». Les conditions de ce dur métier, l’ignorance qui condamne l’enfant à devenir plus tard une quelconque fille de ferme sans avenir, l’attitude « raisonnable » du public huppé et moqueur, vont remettre à sa place définitive l’enfant qui voulait « faire des études… » et usurper ainsi un savoir qui n’est pas fait pour elle.
18Comment s’étonner que dans ces conditions le villageois s’avère incapable d’assumer ses tâches de citoyen ? Aussi les maires apparaissent-ils comme des fantoches ridicules et incompétents : ainsi du maire de Fleury dont la seule décision a été de faire construire une prison inutile au village, de l’édile décrit dans Notre petite princesse de misère comme lamentablement plat et servile devant les gens du château…21 Enfin La Semaine de Suzette n’oublie pas de rappeler, par nombre de nouvelles, que le paysan doit rester soumis : les spectres de la jacquerie, de la horde déguenillée pillant et brûlant le château demeurent vivaces, notamment dans de nombreux récits héroïques situés à la terrifiante révolution…
19Seul l’imprévisible Caumery, après avoir tant malmené les « Clochers-Bécassins », fatigué sans doute des conventions du genre, rapporte par l’entremise de son héroïne un dialogue qu’ils jugent tous deux grotesque : « J’sommes-t-y ben dans une mairie ? c’est plutôt un palais que je crès, avé tous ces biaux affutiaux. Et moi, je devais dire, toujours en patoisant, deux phrases du même genre, tout aussi bêtes et guère plus longues », raconte Bécassine, visiblement écœurée22.
20Va suivre à présent la longue liste non exhaustive des « faiblesses » prêtées à l’ordre paysan, éléments indispensables à qui veut gouverner cette communauté qui s’essaye par principe à tirer sournoisement parti de la bienveillance que lui témoignent les grands de ce monde. Le terrien s’avère instinctivement malhonnête quand il y va de son intérêt. C’est ce que découvrira l’imprévoyante Arlette qui a demandé son chemin à un vieux madré (ce sont les pires !) et l’a transporté en voiture. Le vieillard témoigne d’abord physiquement encore que discrètement de sa ruse : « Une petite lueur s’allume sous ses paupières tombantes… Une ombre de sourire relève imperceptiblement la lèvre du paysan… » Vient ensuite l’aveu imperturbable de la supercherie : « se grattant l’oreille, il dit d’un air finaud : Par là, c’est p’tête ben Hermanville, mais c’est p’tête ben aussi de l’autre côté, j’en sais ren du tout. C’que j’sais ben, c’est que m’v’là rendu23 ». Et comme le déclare tout uniment le chauffeur Bricole après que son automobile ait fracassé la palissade d’un fermier : « Nous lui avons cassé son bois, il nous a volés comme dans un bois, nous sommes quittes » après toutefois un sérieux marchandage24.
21C’est par le biais de la friponnerie que nous touchons à l’avarice. Avaricieux, les habitants de Clocher-les-Bécasses le sont tous outrageusement. De Conan Labornez qui convoque le vétérinaire pour soigner à la fois sa fille et sa truie, au père Laënnec qui cherche invariablement à faire payer les autres, en passant par l’oncle Quillouch qui regrette à sa fille un chapeau certes tout neuf : « il n’y a que huit ans que je te l’ai acheté…25 ».
22Pas d’explication, pas d’excuse à cette perpétuelle ladrerie ? Caumery, singulièrement honnête, prend la défense de ceux qu’il maltraite pourtant si aisément. De Conan Labornez, il précise : « Qu’on ne conclue pas de ceci qu’il est avare. Il est seulement regardant à la dépense. Il l’est comme tant de gens obligés par leur pauvreté à beaucoup de travail et à une stricte économie26 ».
23Mais enfin, ces fermiers, de quoi, et comment vivent-ils ? La tonte, la vendange, la moisson, le jardinage ? Le prix de la laine, du blé, du vin, de la salade ? La sécheresse, le gel, la mévente, les surplus ? Seul Caumery, encore lui, suit, par le biais du badinage, des cours aussi vulgaires que celui du cochon, aussi communs que celui de la patate, et en fait un thème récurrent, mi drôle, mi sérieux :
1913 : | « les porcs dégringolent toujours !les pommes de terre s’obstinent à grimper ! » |
1922 : | la seule famille de Loulotte émigre en Algérie, la sécheresse ayant rendu impossible l’élevage des porcs. |
1926 : | « À faire des porcs on devient riche ! » |
1935 : | « Depuis quelques années, les porcs se sont vendus mieux que des petits pains. |
24[…] Après ces années brillantes, la crise est arrivée… »27
25À lire cette critique goguenarde de l’évolution paysanne, les petites lectrices auront appris au moins à comprendre l’instabilité des ressources agricoles.
26Nous ne serons pas davantage étonnés qu’à l’avarice se joigne parfois une dureté de cœur tout à fait navrante. Nane en fait l’expérience difficile pour avoir, n’écoutant que son bon cœur, amené au château de Marraine une petite colonie de gamins parisiens déshérités. Une avalanche de propos acerbes déferle dans le village :
27« Des mots qu’on ne sait pas où ils vont les prendre ! gémit la vieille fermière.
28— À table, vous diriez, ma chère, une troupe de gorets !
29Ça coupe l’appétit de les regarder bâfrer.
30— Et, ma chère, on se demande ousqu’elle a été les chercher ! »
31Le menu chapardage perpétré par deux des gosses entraîne enfin une condamnation indignée : « des brigands, mademoiselle, voilà ce que c’est ! La prison d’abord, et plus tard la guillotine ! On a dédommagé les paysans avec une pièce de cent sous28 ». Sottise du scandale exagéré une fois encore par le goût de la revendication et de l’argent, malhonnêteté matoise, dureté dissimulée sous une apparente vertu… et méconnaissance de ses propres faiblesses !
32Ajoutons-y pour faire bonne mesure la crédulité, voire la superstition généralisée, la méfiance profonde de « l’étranger », qui a faille coûter la vie au père Léonard : seuls deux enfants en vacances ont trouvé le courage d’aller visiter le vieux « sorcier », près de mourir de solitude et de maladie29. Çà et là, des craintes étranges surgissent des romans, bien faites pour replacer le paysan dans son cadre puéril : la malédiction des « six demoiselles » à Pauvremont, le navire fantôme tant redouté par les nuits de brouillard…30 Rien qui détourne cependant de la foi chrétienne, au point que, parfois, on s’amuse gentiment à décrire ces restes de magie blanche : « Imaginons un moment… que nous habitons à la campagne31 ». Croix de sorbier pour attirer la bénédiction de Dieu, combats et chants rituels pour symboliser la lutte des saisons sont évoqués sans états d’âme. Il est vrai qu’ils sont replacés dans un contexte vieux de « quelques centaines d’années », et, question importante de vocabulaire, « attirer la bénédiction de Dieu » n’est « ni jeter un sort » ni « porter bonheur ».
Comment vivent nos métayers
33Pour arrêter enfin définitivement la place du paysan dans la société française, La Semaine de Suzette, au hasard des textes, le situe dans un cadre, lui prête un mode de vie et détaille, le cas échéant, aussi bien ses habitudes en matière de nourriture que ses vêtements. Du cadre lui-même nous savons généralement peu de choses : « C’est Pauvremont, le manoir. Il est bâti sur la hauteur qui domine le village. Tout autour s’étagent les grands bois noirs et les étendues de bruyère inculte32 ». La description est brève. De peur, probablement, de lasser les jeunes lectrices, les auteurs se contentent des lieux communs les plus courus. Les hameaux sont « coquets », les maisonnettes « pimpantes », les fermes ou les manoirs « blottis dans des berceaux de verdure », et les rivières « riantes »… Seul Caumery ose dire, par l’entremise d’une Bécassine réaliste et sans malice, que « la volaille et autres animaux traînent dans notre rue », ou qu’« une pomme a roulé à terre dans le fumier33 ». Peu de détails sur le mobilier et la vaisselle : Une assiette à soupe pour chaque convive, un verre, une cuillère, une fourchette. Chacun a son couteau dans la poche, et on pose sur la table la « grande marmite » pourvue ici des guillemets qui attestent et soulignent son authenticité rustique…34
34Voulez-vous un menu de fête aux plats considérés comme « délicats » ? « L’oie farcie, le boudin sur purée de pommes, les oreilles de porc aux haricots rouges…35 ». Caumery, bien évidemment, cherche à nous amuser par la prétendue finesse recherchée de ces spécialités de Noël… : cette chère là, rustique et provinciale, peut nous paraître aujourd’hui le triomphe culinaire actuel de quelque chef provincial réputé… Il n’est d’ailleurs pas plus aisé de se mettre à la mode, et le paysan véritable refuse d’évoluer. Le thé, boisson élégante par excellence, devient aux mains de la maladroite Marie Quillouch une « lavasse » sans attrait. « Du thé ! bougonnait l’oncle. C’est pas fait pour des paysans comme nous. Parlez-moi d’une bonne bolée de cidre36 ».
35La question du costume offre un nouveau dilemme que La Semaine de Suzette résout à sa façon. Faut-il ou non quitter le costume régional ? Notre Bécassine ne s’y est jamais déterminée, à part quelques rares incartades de jeunesse, chapeau sur la coiffe, ou veste de sport, et ses trois tenues, elle l’avoue elle-même, se ressemblent étrangement. À l’inverse, Marie Quillouch s’efforce bien sottement de se moderniser : « Jamais on ne l’invitait […] parce qu’elle essaie de s’attifer en demoiselle de la ville au lieu de porter notre joli costume breton. Et […] ça ne plaît pas aux garçons37 ». C’est que les jeunes paysans ne savent pas s’habiller, mais « s’attifent ». Voyez Jean-Marie et sa « rutilante cravate », Alain et son « pompon », Marie-Josèphe affublée d’« une robe d’un redoutable rose fraise », et Yvonne coiffée d’une « capeline fleurie et empanachée…38 ». Quant aux petits Annick et Joël, qui ont revêtu pour la fête leurs costumes bretons pour la simple raison qu’ils n’en ont pas d’autres, ils font la joie unanime des touristes en mal de photos : « caressés, complimentés, enlevés à bout de bras, placés convenablement », manipulés et passifs, les petits finissent par recevoir quelques pièces : « Regardez ces ravissants costumes ! Sont-ils assez originaux ! Il faut absolument les photographier ! […] Ce sera un souvenir beaucoup plus amusant qu’une porcelaine ou un vieux rouet !…39 » Inertes comme « deux grosses poupées », voici deux enfants rassurants, preuve manifeste que le passé n’a pas bougé. Et si nous sommes informés clairement du désir des riches touristes, nous n’en savons pas plus sur la tenue quotidienne des paysans, grands et petits… Nous n’en saurons pas davantage sur leurs occupations concrètes, au fil des jours et du quotidien, sur leurs distractions et leurs moments de loisirs. Seuls quelques « reportages » de Caumery mentionnent des fêtes de famille, mariages ou baptêmes, des bals, des fêtes votives avec défilé.
36Il serait malhonnête cependant de ne pas mentionner ici l’après-guerre qui nous offre plusieurs romans de type campagnard relativement réalistes40. Le plus captivant de tous demeure Là-haut sur la Montagne, de Suzanne de Peyrelade, publié en 1949, et qui nous propose l’histoire d’une petite Zabelle de deux ou trois ans, perdue pendant l’exode, recueillie au fin fond de l’Auvergne par un couple de bons vieux paysans. L’œuvre ne vaut ni par l’intrigue, fort conventionnelle, ni par l’écriture, assez peu originale mais par la parfaite connaissance du pays affichée par l’auteur. La description de la salle commune, garnie au plafond de charcuteries et d’oignons, du « cantou » au coin du feu, du mobilier rustique s’avère d’un réalisme tout à fait indiscutable, de même que la relation tranquille des activités quotidiennes : Zabelle devenue « Mariannou » garde trois vaches et deux moutons. Il n’est jusqu’à ce « patois » tant brocardé jusqu’alors qui devient source d’histoires drôles.
37La médiocre pauvreté paysanne devient ainsi une économie intelligente et simple des moyens, cependant que le paysan prend figure de personnage respectable et travailleur, dont la dignité prend sa source dans une grande capacité d’amour très humaine et très simple. En tout se passe en somme comme si, les rôles sociaux une fois renversés, il était certes ardu, mais aussi souhaitable et honorable que la petite citadine devienne une petite paysanne. Au fil des jours « Mariannou » devient en effet une enfant robuste, « droite comme une gentiane », et la mutation sera achevée quand elle saura commander au chien : « Tapa-lou ! Veigne ischi41 ». Seulement, au contraire de la pauvre « çaufy » précédemment rencontrée, la fillette redevenue « Zabelle », retrouve sa famille avec, ce faisant, un avenir élégant et prometteur, et l’auteur ne cherche plus à nous faire croire que le métier de bergère demeure enviable… Bien des années ont passé, et aussi la guerre de 1939-1940, cette grande destructrice d’illusions. Au-delà de l’histoire elle-même, nous trouvons dans ce roman une description précise et honnête de la vie rurale durant cette période difficile, souvent même pénétrée d’un intérêt plein d’affection, cas unique et particulier dans La Semaine de Suzette.
Ville et province
38Faut-il s’étonner que dans ces conditions les rapports du provincial et du Parisien soient déséquilibrés ? Deux cités seulement de quelque importance apparaissent dans la liste des romans étudiés : St Jean de Luz et Toulouse, fort discrètement en ce qui concerne la seconde, expédiée en dix lignes dans les premières pages, le tout après la guerre42. Le citadin, c’est le Parisien. Le provincial, c’est un paysan : nous ne somme pas très loin, somme toute, des Précieuses Ridicules. Et La Semaine de Suzette ne manque jamais de conforter la fillette de la ville dans sa supériorité innée. Ainsi, lorsque grand’mère prend à son service une petite bonne fraîchement issue de la campagne (ô souvenir de la Bécassine de 1905 toujours présent en 1933 !), c’est la jeune Suzette qui va l’éduquer. Certes, les deux enfants sont à peu près du même âge, quinze ans pour Doucette, peut-être un peu moins pour Suzette, mais c’est à Suzette que s’adressent les conseils éclairés de Tante Mad, tout au long d’une rubrique intitulée « Suzette Ménagère ». Doucette n’a pas à s’approprier directement par la lecture un enseignement qui ne lui est pas destiné : le langage n’est pas le sien, l’humour discret du ton lui échapperait, et Tante Mad parle d’elle à la troisième personne. « Nous envoyons Suzette chez ses grands-parents pour dresser Doucette, expliquent les parents. — Comme ça doit être gai de dresser Doucette ! C’est une petite chienne ?…43 » Hiérarchie éclatante ! Car Suzette, qui présente « un aimable visage », est également supérieure à Doucette sur le plan physique : la petite bonne se trouve, elle, pourvue « d’une bonne frimousse rose, aux grands yeux ronds », physionomie qui n’est pas sans rappeler la lourde, la brave figure épanouie de Bécassine44.
39Pourtant, si le citadin ne prend guère la peine de s’enquérir des travaux et des peines paysans, se contentant d’apprécier le lait frais, le pain bis et la motte de beurre, l’enfant parisien constitue parfois une touchante exception à la règle, et Nane va mettre vaillamment la main à la pâte. Envoyée chez marraine de Rabastens, elle nourrit les lapins, donne le grain à une volaille qui l’effraye, et même porte quotidiennement deux seaux de pâtée peu engageante au gros cochon rose. « Allons, pour une petite Parisienne, ce n’est pas trop mal45 ». Et ses petits protégés de banlieue découvrent avec une stupéfaction ravie les joies de la campagne :
« Quoi c’est, ces bêtes-là ?
— Mais voyons, des chèvres, imbécile ! T’en a jamais vu ?
— Mais non ! »
40Et quand les enfants ont déjeuné, « départ général pour la basse-cour, l’étable et la porcherie. Ah ! le bonheur des petits Parisiens dans ce jardin zoologique », même si Dédé et Babette font entrer la truie et ses petits dans le poulailler, ou si Titine plonge dans l’étang, mue par un irrésistible goût pour les grenouilles…46
41Tentante pour l’enfant, la vie à la campagne ne l’est pas moins pour le citadin qui se plaît à penser parfois qu’elle est plus agréable que la sienne, ce qui participe à la fois de la convention et de la déculpabilisation. Mad. H. Giraud plaint beaucoup Doucette qui « a quitté la grande ferme gaie où elle menait la vie calme et tranquille d’une petite fermière47 ». « La femme Moret », tombée malade à la ville, fait aussi l’éloge de son existence d’antan, après avoir reconnu toutefois le poids du travail quotidien : « Mais Dieu ! Qu’on était donc tranquille là-bas ! Pas à se préoccuper si on mangerait le lendemain, au moins… Pas de chômage… Et j’avais la petite, et le grand air, et tout ! Si j’avais su…48 »
42Th. Zeldin donne deux raisons à cet exode massif et incontournable dont les chiffres font apparaître l’ampleur : la proportion nationale des ruraux monte en effet à 61 % en 1851, pour tomber à 32,5 % en 1931-1946, et à 20 % entre 1946 et 1960. D’une part il n’y a plus de place pour les salariés agricoles dont font partie les époux Moret « lui, valet toute main, moi fille de ferme-basse courière49 ». D’autre part, les avantages acquis pendant le Front Populaire par les ouvriers incitent les jeunes à rechercher à la ville une vie meilleure et plus facile, et trois cent mille personnes quittent la terre en 1936-1938…50 Caumery observateur aigu des difficultés sociales conte ainsi l’aventure exemplaire de Marie Quillouch : mariée à un entrepreneur, elle élève trois enfants. Mais la crise survient, (nous sommes en 1937) et l’oncle Corentin « ne lui trouvant pas d’emploi sur place [est] venu à Paris afin de [lui] chercher un emploi51 ». Marie, séparée de sa famille, va se retrouver ouvreuse dans un cinéma de quartier. Bécassine, après tout, n’est-elle pas une exilée de la campagne ?
43En revanche, Loulotte, quant à elle, se révèle dès la petite enfance une enfant gracieuse, attachante et gaie. « Tu es une petite Bretonne » rappelle Bécassine à sa fille adoptive en visite à Clocher-les-Bécasses. Mais l’enfant, tout en demeurant originellement une provinciale, donne l’exemple d’une nouvelle génération d’exilés ruraux, bien adaptée à la vie urbaine52. Son hérédité paysanne a totalement disparu au fil des jours, encore que ses premières années l’aient vue à plusieurs reprises menacée d’un avenir peu reluisant : au contraire de Bécassine, Loulotte est devenue une authentique citadine.
44Sur la moitié septentrionale de la France, La Semaine de Suzette donne peu d’indications. Un roman situé dans les Ardennes décrit brièvement un paysage sinistre vite enfoui sous la neige d’ailleurs, sans s’attarder sur « les gens du Nord53 ». On se souvient de l’Alsace seulement lors de la Première Guerre mondiale, et après la Seconde, pour glorifier l’héroïsme des enfants alsaciens. Peu de commentaires encore sur les Normands, traditionnellement rusés, et à l’origine de quelques histoires drôles54. Les grands perdants de cette partie de notre pays sont évidemment les Bretons, que Caumery, nous le savons, n’a guère ménagés : tout son petit monde fictif, borné et inculte, habite un village sale, peu engageant, peuplé en outre de volailles et de porcs traînant dans la boue… Mais Caumery a-t-il épargné davantage l’aristocratique milieu de Mme de Grand-Air, le corps administratif si rigide ou encore le petit peuple de Paris, souvent menteur, parfois chapardeur ?
45Plus graves paraissent deux nouvelles qui ne cherchent nullement à amuser et pour le coup, véhiculent de tristes préjugés : il y a Corentine, la petite bonne à tout faire de la famille Desorme, dont on dit que « les Bretons, quand ils ont donné leur cœur, sont d’une fidélité à toute épreuve », ce qui n’est pas sans évoquer la race canine et l’agréable caractère qu’on se plaît généralement à lui reconnaître… Car Corentine, malmenée, bousculée, a voulu repartir chez elle…55 Il y a aussi la bonne bretonne que la famille Debru tâche de « désauvagiser », « toujours ahurie », jugement qui prend tout son sel lorsqu’on sait que l’auteur est du Sud-Ouest, ce qui démontre que l’implacable réputation des Bretons les suit partout en France56.
46La moitié méridionale de notre nation n’offre guère une image plus positive de ses habitants. Si le stéréotype de la stupidité auvergnate court toujours, un roman les présente in situ comme des paysans très simples mais dignes de respect57. Peu de choses sur les Gascons, à part un roman de 1947 qui offre un exemple inquiétant de solitude montagnarde : du couple qui garde et entretient « Le Bois Sauvage », l’élément féminin, Grandine, devenue un tantinet radoteuse, propose par la magie de l’écriture un personnage cocasse, mais ridicule et coléreux, et l’autre, Sylvain le garde-chasse, bourru, taciturne, quoique capable et courageux, ne sait parler qu’un demi-français d’illettré ou son « patois » natal58. Plus sympathique s’avère La Maison des Originaux de M. Bru, publié la même année, et l’on y constate clairement le contraste entre ville et campagne : étranges, soit, mais « tous bons voisins, aimables, courtois, et faisant des causettes sur le palier », ces Toulousains bon teint entretiennent dans leur « ancien hôtel élégant et spacieux » une atmosphère nonchalante et sympathique. L’ancienne cantatrice du Capitole qui élève ses chèvres au rez-de-chaussée, le jardinier amateur qui arrose ses pommes de terre sur le toit terrasse et fait pleuvoir son insecticide contre les doryphores sur la patrouille allemande, les jeunes fiancés ou la famille du prisonnier de guerre, tous, pour une fois offrent de la province une image positive, mais, il faut le relever, située dans une grande ville…59. Une histoire de Marseillais se construit autour de Marius, Olive et Baptistin, un roman de 1935 évoque Marius et Olive… Autant que les Bretons, les Provençaux ont assurément à se plaindre de l’imagerie enfantine…60.
47Les gagnants de la loterie provinciale vivent au pays basque : non seulement Caumery donne de cette région un aperçu chaleureux, puisque « [Bécassine n’y a] rencontré que des gens gentils et aimables », mais encore A. Lichtenberger lui consacre Les Vacances de Nane et un roman, La Dompteuse de Tamanoirs où les gens du pays, fournisseurs, marins, dont les noms typiques accrochent (Mme Barnatche, le capitaine Harriague, le jeune vicaire Dithurbide), nous sont présentés comme serviables sans servilité, sociables mais jamais ridicules61. Enfin La Pension Bienaiméde B. de Rivière, publiée en 1950, et qui se déroule à Biarritz n’oublie pas non plus de mentionner avec beaucoup de sensibilité les charmes du coin : présence constante de l’océan, rites particuliers de Noël, plaisanteries typiques : « Il a été arrêté ? » demande-t-on à propos d’un jeune contrebandier. Katialin répond avec un « tremblement d’horreur dans l’accent : Non, Iechuch. Douanier, il s’est fait62 ».
48Le paysan apparaît donc dans La Semaine de Suzette sous deux aspects qui pour être contradictoires n’en relèvent pas moins tous deux du fantasme : le « bon » paysan du passé, soumis, travailleur et respectueux comme on souhaiterait qu’il le soit et le demeure, le « mauvais » paysan, sans scrupules, qui cherche à abandonner sa terre pour des revenus en théorie plus accessibles, et de manière générale, s’élever socialement. Pour le conserver à sa place, La Semaine de Suzette oscille au gré des textes et des auteurs entre une vision angélique et rassurante de la terre et de ceux qui la travaillent, une mise en garde contre les déviations de certains inconscients, un mépris narquois de leurs sottes manières qui rétablit une hiérarchie sociale en voie de compromission, une conception plutôt conventionnelle des provinciaux opposés aux Parisiens… En bref, une psychologie frileuse qui prend racine, en partie du moins, dans les convictions fantasmées d’une caste qui la rêve. Durant la Seconde Guerre mondiale, cependant, le rôle essentiel de la population agricole a éclaté au grand jour : en contrepartie, les citadins financeront, pas toujours de leur plein gré, le nouvel essor économique de la campagne. L’historien J. Louis Monneron estime ainsi que les premiers tracteurs d’après-guerre ont été payés par les lessiveuses clandestines et bien garnies du marché noir…
49Seule et impavide en face des stéréotypes, Mad. H. Giraud ne veut voir dans les agriculteurs ni des profiteurs de guerre (il y en eut !) ni des résistants courageux (il y en eut aussi). Après avoir vidé la ferme de ses occupants légitimes enfuis, terrifiés par la guerre, notre Tante Mad les remplace par les héroïques aristocrates cachés à la campagne, et grands organisateurs de réseaux en tous genres… Tant il est difficile aux classes aisées de modifier l’image qui leur est chère d’un paysan incurablement faible et dépendant.
Ceux que l’on admire, ceux qui nous étonnent…
50Certaines classes sociales paraissent dispenser autour d’elles une aura si magnifiquement positive qu’il faut les désigner à l’enfant comme les véritables anges gardiens de l’humanité souffrante. Dans cet ordre d’idées, La Semaine de Suzette place en premier lieu avec respect les scientifiques, et particulièrement les médecins, en ce siècle où la tuberculose, la malnutrition entre autres font des ravages mal maîtrisés. Mais elle réserve également une certaine bienveillance déférente à l’artiste, ce marginal passionnant et inoffensif, délicieusement anticonventionnel, auquel elle accorde volontiers le droit de déconcerter le citoyen ordinaire sans l’effrayer cependant, ou aux non-conformistes de toutes sortes à condition qu’ils ne remettent pas réellement en question l’ordonnancement équilibré de la société bourgeoise.
Allo, docteur ?
51Parmi les silhouettes les plus rassurantes qui peuplent La Semaine de Suzette figure « le bon docteur », dont Pierre Sorlin affirme qu’il cumule « les trois caractères essentiels de la bourgeoisie moyenne : niveau de vie élevé, fonction spécifique et irremplaçable, prééminence largement admise63 ». Les premières années, une fois encore, s’avèrent peu explicites sur ce thème. En revanche, les années 1930 changent totalement les thèmes romanesques habituels, et nous offrent un choix si imposant de malades en tous genres que le médecin devient un acteur essentiel de l’intrigue. Sa présence s’avère d’autant plus indispensable que maints ouvrages tirent parti des circonstances dramatiques qui entourent la santé de l’un des personnages, et que les arrêts et conseils du praticien précipitent l’un ou l’autre des héros vers la décision qui le conduira à l’aventure : si Germaine et Suzie partent effectuer un reportage lointain à la place de leur père, c’est que celui-ci est malade. Lell devient actrice de cinéma pour secourir sa sœur Daisy, Maud et Didier ont en commun une complète cécité, et le pauvre Boy, victime d’un traumatisme psychologique, a perdu en partie la raison. Le médecin se présente donc en agent efficace de l’action engagée tout en possédant par ailleurs une louable modestie, et ne s’attribue jamais en humble serviteur de la bonté divine, le mérite d’une guérison : « Certains jours, […] on sut que le docteur, ayant déployé toute sa science que Dieu avait bénie de sa toute-puissante bonté, un miracle s’était produit : Maud voyait64 ». À cette modestie s’ajoute une générosité à toute épreuve alliée parfois à une jovialité bonhomme, parfois à une imposante douceur, caractéristiques qui correspondent à deux aspects physiques bien différenciés. « C’est le docteur. Brave homme au possible, rondelet avec un ventre de bouvreuil, un crâne tout rose ». Voici pour le premier, auquel nous adjoindrons le docteur Raymond, représenté par H. Morin comme un homme âgé, grassouillet, chauve et portant lunettes, et le docteur Sandrogue que Pinchon croque en une silhouette relativement enveloppée, aux bonnes joues roses, et au front dégarni65. Quant au second, il ressemble fort au docteur Noriel « à l’air distingué, bon et doux », et au médecin anonyme qui soigne Loulotte, « à l’air gentil » avec ses lunettes, sa barbe sérieuse et son digne maintien66. La liste est loin d’être exhaustive.
52Consacrons une mention spéciale au célèbre docteur Gueritou que Mme de Grand-Air s’est amusée à consulter : Caumery, il est vrai, annonce honnêtement la couleur en mentionnant la pièce à la mode, Knock ou le triomphe de la médecine « qui [fait] alors courir tout Paris ». La marquise ne sera pas déçue ! Dans la grande tradition de Molière, elle se retrouve aux prises avec plusieurs spécialistes aussi farfelus qu’onéreux…67
53Qui et que soigne-t-on dans la Semaine de Suzette ? Essentiellement de graves infirmités qui atteignent surtout les plus jeunes, dues à de sérieuses lésions ou encore à des accidents. Citons parmi d’autres Gilbert, Lilian, André, Rose, Aline, infirmes depuis leur tendre enfance, depuis leur naissance parfois : la paralysie représente en effet le pire des handicaps envisageables pour des enfants alertes et en bonne santé, et l’état pitoyable du jeune héros ne manquera pas d’émouvoir et de passionner le petit lecteur. La cécité dont souffrent Maud et Didier, les redoutables fièvres qui rongent Aline et Rose, des affections parfois bien précises comme la pleurésie de Pouf et de Lilian, s’avèrent extrêmement spectaculaires, parfois accompagnées de hautes températures, de délires incontrôlés et révélateurs, utiles à la bonne marche des événements, et de surcroît littérairement fort exploitables.
54La question se pose alors de savoir d’où viennent ces maladies…, et quelles sont les classes sociales qui s’en trouvent prioritairement atteintes. Quelques références tout de même laissent à penser que bien des auteurs savent pertinemment de quoi il retourne, et sans s’y risquer très sérieusement, tentent des explications mitigées. Reconnaissons à Sœur Séraphique, toute dévouée à la cause de l’enfance malheureuse, une certaine lucidité : « Des parents négligents, parfois brutaux. Ils sont élevés à la diable ou pas du tout. Mal nourris, vite malades. Le moindre accroc les met par terre. Ce qu’il leur faudrait, à ces maigriots, c’est de l’air, du soleil, la mer, la campagne ». Pas d’argent, mission impossible. Et la bonne sœur de conclure avec optimisme : « Enfin, le Bon Dieu y pourvoira…68 » Accusés principaux et immédiats : père et mère. Recours suprême : la Providence.
55Le ton change cependant quand il s’agit des adultes. Si la femme du charbonnier languit en effet sans arriver à guérir, c’est que le couple a forgé son malheur en quittant la campagne pour cette ville, où elle « s’est esquintée de travail pendant que [son mari chômait], en abandonnant la ferme pour un logis misérable, trop petit […] : pas d’air, pas de soleil, une vraie cave69 ». Citons enfin une remarquable nouvelle, qui constate et déplore avec désolation le cas de cette si gentille fillette qui vit seule avec sa maman « surmenée », laquelle en tombe malade. « Vous savez, se lamente l’auteur attristée, comme la maladie chemine vite chez les pauvres. C’est à croire qu’elle n’a peur que de l’argent70 ». C’est à croire en effet. Et, comme la nouvelle est datée de 1936, c’est à croire que les pauvres avaient aussi remarqué la chose, cette année là…
56La multiplicité étonnante des infirmités et maladies infantiles dans La Semaine de Suzette appelle peut-être plusieurs explications, la première étant une identification plus facile des jeunes lecteurs à un héros de leur âge, la deuxième une prise en compte de la fragilité psychologique de l’enfant pour qui la souffrance adulte, dramatiquement brutale, peut représenter un facteur de déséquilibre angoissant. Isabelle Jan quant à elle, y lit une volonté de dissimuler les questions véritables. « Le vrai problème, écrit-elle en 1969, celui des contraintes sociales, de la différence de classe, n’est jamais posé. […] Au lieu de montrer l’aliénation du prolétaire, l’enfant isolé en raison de sa condition sociale, on montre un enfant isolé pour d’autres raisons tout aussi fatales, tout aussi aliénantes : c’est l’immense cohorte des malades, des petits paralysés qui pullulent partout, et permettent un déferlement sans danger de la sensiblerie71 ». Quand l’enfant infirme, souffrant, se languit aussi chez les riches, la preuve est faite que l’argent ne résout pas tous les aléas de la vie : confortée dans sa perception d’un ordre divin qui n’épargne personne, la petite lectrice acceptera donc sans difficulté une hiérarchie sociale que la maladie masque et légitime. Quand I. Jan enfin ajoute que « la réalité sociale reparaît donc seulement […] vers 1935, toutefois assez timidement et sans que passe jamais dans les livres pour enfants un souffle de révolte », nous ne saurions, à la lueur des exemples précédents, qu’approuver une affirmation largement démontrée…
57Il n’est naturellement jamais question dans La Semaine de Suzette de posologie ou de traitements trop techniques. Le « bon docteur » croit résolument tant à la paix de l’âme qu’à l’influence bienfaisante de la nature, de la famille, du bonheur, et se fie surtout à la psychosomatique : « Il faut qu’il se distraie, ce grand garçon-là, qu’il prenne de l’exercice, qu’il rie…72 » Les faits d’ailleurs lui donne toujours raison, et, à la suite d’un « grand choc nerveux, l’émotion avait achevé de le guérir73 ». Le « bon air » demeure également une thérapie certes un peu vague mais efficace : Gilbert guérit sa paralysie à la plage, Daisy fortifie sur la Côte d’Azur ses poumons délicats, M. de Varsal gagne la montagne afin d’y guérir une tuberculose naissante. Et quand la médecine classique échoue, c’est le circuit parallèle qui prend la relève, ce symbole éternel de la vieille sagesse paysanne. Ainsi le père Clément, « cet homme sale, édenté, bourru » mais « intelligent et doux », ou Toinon la rebouteuse « fière de sa science mais sans orgueil, la considérant comme un don de Dieu », partagent avec le médecin officiel la même philosophie humaine et chaleureuse, la même modestie empreinte du respect de Dieu74. Raisons littéraires précédemment évoquées ? Angoisse latente des auteurs face à la maladie, qui les pousse à exorciser les vieilles terreurs en guérissant l’enfant malade grâce à l’intervention du docteur rassurant ? Motifs à la fois éducatifs et chrétiens ? Passée la guerre de 1939-1945, un grand courant optimiste balaie le journal dans lequel nous ne comptons plus, de 1946 à 1950, qu’une vertèbre fêlée, et trop de souffrances réelles ont balayé définitivement les imaginations vertueusement malsaines…
58Là s’arrête à peu près la nomenclature du milieu scientifique. Nous verrons ultérieurement de manière plus détaillée comment apprécier la figure du « savant », ce personnage certes estimable mais éminemment farfelu, que les auteurs ne prennent guère au sérieux, et que nous ne pouvons donc, en raison de son image littérairement fantasmée, situer dans la vision réaliste que La Semaine de Suzette tente de donner de notre société. Au seuil en effet du modernisme scientifique, l’hebdomadaire hésite : reculades discrètes, regrets et hésitations nuancés devant un avenir mécanisé, diverses plaisanteries à propos d’entrefilets dérangeants… L’un déplore l’invention des robots qui moissonnent (« on ne nous dit pas à quoi l’on occupe maintenant les ouvriers dont l’ouvrage est fait par les robots »), l’autre raille la nouvelle cafetière qui dit l’heure et allume l’électricité (« quant à moi, je préfère une bonne cafetière, une bonne horloge, et allumer moi-même l’électricité75 »). Si nous éliminons – momentanément – le personnage un tantinet conventionnel du savant inspiré mais excentrique, seul nous reste Emmanuel, un jeune inventeur doué et dynamique : le portrait demeure, là encore, peu crédible, en compétition trop immédiate (nous sommes en 1940) avec les ingénieurs allemands sournois et même criminels. Ne cherchons pas du côté féminin… Seule Jacqueline Petit, entrée première à l’École Supérieure d’Aéronautique, « remplira peut-être les fonctions d’ingénieur dans un bureau d’études, car elle ne conçoit pas bien l’existence sans un peu de travail intellectuel ». Ce minimum accordé chichement n’entame pas « son idéal », qui « demeure de se marier, avoir des enfants, de s’occuper de son intérieur76 ». Dont acte sans autre commentaire, encore que l’auteur de l’article y reconnaisse « une belle victoire féminine ». 77
La vie artistique
59Peu de musiciens exécutants, à part les incontournables professeurs de piano, aucun compositeur. Dans le domaine de la création littéraire, un seul écrivain professionnel se trouve mentionné dans un roman de 1939. Cette même année, Mad. H. Giraud signale dans son billet hebdomadaire le cas d’une petite romancière de neuf ans, et l’assortit de commentaires sympathiques sur la capacité des femmes en général, et de ses nièces en particulier, à créer et à écrire. Elle reprend ce thème en 1947, tout en développant l’idée nouvelle qu’il s’agit là d’un talent équitablement partagé entre petits garçons et petits filles, mais l’intention, quoique louable, demeure isolée78.
60Quelques acteurs de théâtre qui demeurent des amateurs égayent les textes, bien qu’ils possèdent parfois bien du talent, comme le célèbre sir Jerry lui-même, capable de se grimer en trimardeur, cambrioleur ou même clochard, et d’en assurer le rôle. La Semaine de Suzette, tout en incitant les enfants à apprendre et monter les petites saynètes dont elle fournit les textes n’encourage personne à adopter ce métier marginal et vaguement déshonorant auquel Hilarion, domestique de Mme de Grand-Air et dégoûté des planches à jamais, a renoncé sans regret pour devenir un estimable valet de chambre. À l’apparition du cinéma, cependant, les choses changent si considérablement qu’elles en deviennent difficile à expliquer. Voici que Nane, en 1935, se prête à une petite scène pour M. Frazer, le brave, riche et gros Américain. Lell accepte un tournage avec son parrain, Roger La Hourmette, et Jim Golder emploie aux mêmes fins la petite Mauve et son singe Jo79. Nane se débrouille fort bien, et même grand-maman se trouve séduite par le sympathique Américain. Lell est « irrésistible, elle ferait pleurer des pierres », c’est un « trésor », Mauve constitue une « superbe trouvaille de studio », bref un engouement considérable pour le cinéma s’empare alors de La Semaine de Suzette. Certes, Bécassine qui n’a jamais donné le mauvais exemple, a déjà participé pour le bon motif au tournage d’un film destiné à l’armée durant la guerre de 1914-1918 mais c’est en 1937 seulement, et ce n’est assurément pas un hasard, qu’elle collabore de nouveau à un film, Le Mariage de Mlle Irma, dont la vedette, sa propre cousine Marie Quillouch, finira ouvreuse dans une salle de quartier…80. Sans doute le mirage des États-Unis et d’Hollywood, patrie des merveilles du cinéma, pays des stars, permet-il à La Semaine de Suzette tout à la fois de se montrer moderne, d’amuser et d’intéresser tout en demeurant « morale ».
61Nous nous intéresserons enfin au cas de l’artiste peintre très largement représenté dans notre hebdomadaire. Les aventures de Bécassine nous offrent pour commencer plusieurs barbouilleurs plus ou moins manqués, de Petrus Pictor à Rapin, en passant par le délirant M. Lajoie, tous hurluberlus sans états d’âme81. Mais les œuvres romanesques s’avèrent également riches en artistes de tous genres, qui ont fort bien réussi, raison nécessaire et suffisante pour obtenir dans la société bourgeoise une certaine considération, voire une considération certaine. Ainsi le cas de M. Osborne, Américain doué, se révèle tout à fait exemplaire. Il a encouru les foudres de M. d’Orgnerie, dont il a épousé la nièce contre son gré. À la mort de celle-ci, l’oncle récalcitrant l’accuse d’être « un rapin sans talent, un mauvais organisateur », double reproche qui attaque simultanément le talent et l’esprit pratique du jeune homme. Lorsque le neveu par alliance du vieux grognon, après de nombreuses commandes, retrouve en même temps notoriété et fortune, M. d’Orgnerie, à la lecture d’une critique enthousiaste (« Un très grand artiste nous revient… ») s’écrie dans un accès de fureur ravie : « Le gaillard a de la valeur, c’est incontestable !82 » Comment entendre ce mot remarquable de « valeur » ?
62Si les artistes de Pinchon donnent à cœur joie dans les lavallières noires et les chevelures foisonnantes, rejoints dans leur dissipation par le « pauvre de Mie-Josée », peintre célèbre avec « sa tignasse blanche ébouriffée, une barbe en pointe et des sourcils étonnamment broussailleux », M. Osborne, veuf et père de famille distingué, se présente comme « un homme mince et rasé, aux cheveux grisonnants », et Mme Lermaine, pastelliste renommée, est « une jeune femme en robe claire83 ». Un point commun lie entre eux tous ces personnages, et nous en laisserons la définition à Bécassine : « C’est l’artiste, le fou !84 » M. Osborne n’a pas les pieds sur terre et devra se ressaisir, « le pauvre grognon de Mie-Josée », officier de la légion d’honneur, a été arrêté sur sa mauvaise mine pour port illégal de décoration. Il n’est jusqu’à Mme Lermaine que la gouvernante Aglaé décrit si joliment : « Les artistes, c’est si fantaisiste ! Et ses longs doigts minces esquissèrent une sorte de menuet comme pour signifier que les artistes étaient chose légère, ailée, insaisissable comme une aile de papillon85 ». Ah ! la gracieuse définition ! Aussi le bourgeois conciliant, bienveillant, finit par apprécier tout de même « ces confettis, ces serpentins, ces traînées multicolores qui représentent une petite fille de six ans…86 » Il n’y aura que Tante Mad, grincheuse devant tant de nouveauté, pour déplorer tout à trac cette « grande mode [qui est] de nos jours de trouver du génie aux dessins les plus malhabiles et les plus enfantins…87 »
63À ces originaux de tous genres, ajoutons la foule des petits artisans indépendants et joyeux, les éléments du menu peuple de Paris : ils sont peintres ou conducteurs de tramway, cordonniers ou vendeurs des rues, couturières ou femmes de ménage, gamins des rues ou camelots. Ils réparent, ils vendent, ils bricolent, ils nettoient, ils dépannent. C’est Caumery qui les aime avant tout et s’amuse à les détailler, surtout en 1918, 1924, 1926, années où la tension sociale n’a pas encore alourdi l’atmosphère88.
64Pour être plus moralisateurs, d’autres n’en présentent pas moins un caractère attachant et original. Citons en désordre le cordonnier Antonio et son épouse, raccommodeuse de dentelles, qui déplorent si fort la jalousie de leur fille Ghita, envieuse de la riche petite orpheline voisine… et paralysée, ou Germaine, petite main chez « Reine et Reinette », ou encore Dol, commis de livraison dont la brodeuse de mère exige qu’il présente des excuses à la capricieuse fillette qu’il a, fort pertinemment, traité de « péronnelle… »89 Tous ces petits prolétaires dociles et vertueux étendent leur compassion aux riches enfants presque toujours malades, cependant que ceux-ci, de leur côté, apprécient fort obligeamment les attentions de la classe défavorisée : ainsi de Lell, qui s’attendrit devant les caramels envoyés par Maria, la femme de ménage, toute remuée par « cette délicate attention comme en ont souvent les gens du peuple au cœur sensible90 ». Remarquons cependant que grâce à l’esprit distrayant de la B.D., le petit peuple de Paris, content de son sort, s’amuse sous la plume de Caumery, cependant que les autres publications, plus réalistes, nous parlent de misère, d’angoisse, d’humiliation, et aussi de devoir et de courage. Une conclusion édifiante nous est fournie par une nouvelle de 1936, où, à un bal masqué enfantin, se présentent successivement le petit télégraphe, le garçon boucher, la jeune fleuriste, pris pour des invités déguisés, puis, « l’attrape » une fois dévoilée, renvoyés à leurs grises « occupations », après une rapide incursion dans le monde coloré des nantis91. Jeu pour les uns, métier pour les autres… Certains jouent, d’autres travaillent, c’est toute la vie dans son habituelle, légitime, raisonnable injustice, comme entend l’éclairer La Semaine de Suzette à l’égard des lectrices apitoyées.
Ceux qui inquiètent un tantinet…
65Certaines catégories sociales dérangent. Nécessaires à l’ordre établi, utiles à bien des titres pour que résiste l’impavide hiérarchie des classes privilégiées, elles n’en sont pas moins susceptibles de déclencher diverses réactions allant de la méfiance à la véritable crainte. Dans le premier cas, nous compterons les commerçants. Plus inquiétants mais maîtrisables s’avèrent les marginaux, mendiants et autres vagabonds. Mais les prolétaires véritables, ouvriers, manœuvres, font réellement peur au fur et à mesure qu’enflent revendications et impatiences diverses suscitées par des inégalités sociales de plus en plus mal supportées par la population. Ce sont ces personnages dangereux dont nous allons maintenant déterminer l’impact précis, ainsi que l’attitude à observer envers eux pour les maintenir à la place qui leur a été assignée.
Et avec ça, madame ?
66Souvent évoqué, peu présent, le commerçant n’est pas un personnage auquel s’attache l’auteur : snobisme oblige… Commercer, au contraire des métiers de robe ou de science, n’est pas considéré comme noble, encore que, comme le souligne Pierre Sorlin, après la guerre de 1914-1918, « tenir un magasin semblait relativement peu honorifique, mais garantissait une indépendance et une aisance suffisantes pour vivre bourgeoisement92 ». La Semaine de Suzette néglige le grossiste et le grand magasin : comme l’a montré Émile Zola dans Au Bonheur des Dames, l’étalage des marchandises s’avère une incitation permanente à la dépense, à la coquetterie et à l’ostentation, ce qui ne saurait, l’on en conviendra, convenir au « Journal des petites filles bien élevées ».
67Sont écartées d’autre part les spécialités trop brutales : bouchers, charcutiers, tripiers, de même que les magasins de vêtements, trop populaires pour une bourgeoise qui emploie plutôt tailleurs et couturières. Rien non plus de trop technique ou masculin comme les quincaillers, les vendeurs de cycles ou de voitures. Restent surtout les pourvoyeurs du corps et de l’esprit : le boulanger et sa riche symbolique, l’épicier, nécessaire au quartier, les pâtissiers et les confiseurs indispensables aux petites filles, et les mercières parce qu’à La Semaine de Suzette on habille Bleuette avec amour.
68M. et Mme Lemitre, boulangers et parents de Jojo et Fifine, s’affirment comme de braves gens, cordiaux et travailleurs, dont le confort demeure modeste, puisqu’ils habitent au rez-de-chaussée un « appartement étroit » et que la boutique « n’est pas chauffée le soir93 ». Cependant, nourricière et chaleureuse, la boulangère offre volontiers croissants et « en cas » aux clients de l’immeuble. Une fois la Seconde Guerre mondiale terminée cependant, toute la rancœur des années sans pain déferle dans trois nouvelles hautement moralisatrices : Les sept miches de St André font référence à la légende chrétienne, Une histoire de pains fait le choix d’un onirisme d’origine réaliste, Épi d’or est un conte de tournure païenne. Néanmoins, les pains refusés par les durs boulangers, octroyés – un peu à contre cœur parfois – par les boulangères plus sensibles, s’avèrent des pains symboliques, magiques, idéaux en somme, puisqu’ils ouvriront aux commerçants repentis les portes de la miséricorde divine, à la belle et charitable Épi d’Or un avenir étincelant auprès du prince Joyeux. Des années de disette à la merci du pain noir et du pain KK, La Semaine de Suzette retient principalement que les boulangers, oublieux de la charité, ont cherché surtout à s’enrichir, et désapprouve fermement la chose à son élégante manière94.
69Les pâtissiers/confiseurs se trouvent quant à eux prudemment exclus des textes… L’hebdomadaire estime plus raisonnable d’éviter la tentation, et de proposer lui-même quelques recettes faciles de friandises, nuancées après 1944 de suppositions fort pragmatiques (si vous avez un peu de beurre… mais il vous faut pour cette recette trouver 150 grs de sucre…) Plus hardies, les histoires en images font de ce commerçant un familier des enfants comme en témoigne par exemple la visite de Loulotte à Mme Doucet, « puisque tu donnes pas des bonbons, Bébé t’aime plus », ou des jumeaux frères cadets de Nane. « Plic et Ploc entrent dans la confiserie, suivis de Nane. Il y sont bien connus, moins qu’ils ne voudraient pourtant. Ces messieurs prendront-ils une sucette ? Un paquet de cigarettes ? Deux truffettes ? 95 »
70À ces commerces nourriciers, ajoutons l’épicerie, tenue par les sympathiques sœurs Millette, peu exigeantes, patientes et bien pensantes – elles vendent des cierges –, ou les parents de Lucette qui « n’étaient pas absolument pauvres » et qui ont si bon cœur, ou encore le couple Julin, dont l’épouse garde « sur les traits une indulgente bonté ». Tous sont gens de bien, aimables et contents d’assez peu96. La mercière fréquentée par Roberte s’avère également une brave femme contente de faire gagner un peu d’argent à la petite fille, malgré son « magasin peu luxueux ». Bécassine elle-même se fournit chez Mme Capharnaüm ( !), modeste, serviable, et qui approvisionne les menus achats des écoliers du quartier97. Mais pourquoi rencontrons-nous si peu de libraires, hommes cultivés par excellence ? Est-ce à dire que les petites filles, à part leur Semaine de Suzette, ne lisent jamais ?
71Donnons enfin une place spéciale à l’antiquaire. Le commerce des antiquités, considéré comme noble en lui-même, (n’est-il pas respectueux du glorieux passé français ?), le demeure lorsqu’il se trouve exercé par Mme Mordoré, élégante jeune femme que les vicissitudes de l’existence ont forcée – momentanément – à gagner sa vie. Son goût artistique, son érudition l’emportent aux yeux de l’auteur sur un sens réel mais moins distingué du négoce. « Ce n’était que flacons anciens, verreries de Venise aux couleurs mêlées, porcelaines de Sèvres, figurines de Saxe, biscuits, terres cuites, bronzes, marbres, éventails, bonbonnières et tabatières, et le tout si bien présenté, si bien mis en valeur que les clients affluaient98 ». En revanche, le vieux Reuben et le père Moïse, juifs avides « aux doigts crochus », déshonorent la profession. Le premier entasse en effet sous la poussière des trésors potentiels, tandis que le second vole la petite Lell en achetant à la moitié de sa valeur le bijou qu’elle lui propose. Les deux boutiques apparaissent comme sales, laides, « sans ordre et sans art99 ». Ici se manifeste donc la différence fondamentale entre l’argent honorablement gagné par nécessité et l’argent entassé sans scrupules par des mercantis vilainement intéressés.
72Commercer constitue au mieux une manière convenable de gagner sa vie, au pire un genre d’escroquerie légitime, en rien une situation noble que l’on peut ambitionner. A. Mérouji, qui craint pour la vie de son père détective privé, son frère Jerry répond : « Voyons, Mérouji, tu ne voudrais pas voir papa […] vendre du tissu au mètre »
73« Tu es bête, dit Mérouji qui riait […]100 Et deux ans plus tard :
74« Vous êtes très fière de votre papa, et vous n’aimeriez pas du tout qu’il fût marchand de fromages, ce qui serait un métier bien plus tranquille.
75Les deux petites filles éclatèrent de rire101 ».
76C’est à la gentille Mérouji que nous laissons donc le jugement final…
Le Prolétariat
77Nous n’allons pas accuser La Semaine de Suzette d’ignorer avec légèreté la misère ouvrière. Au contraire, et avec un certain réalisme, l’hebdomadaire attire régulièrement l’attention des enfants sur les difficultés et la dureté de cette vie de travail acharné, dans trop de cas, même, pour que nous puissions en livrer ici tous les aspects de manière exhaustive. « Papa est si fatigué quand il rentre de son travail, s’exclame Rose ». Et Jacqueline pense à sa maman qui est bien triste et bien pâle depuis qu’elle est obligée de travailler tout le jour à l’usine102. Plus terrible encore l’épuisement qui ne dispense nullement Germaine, « petite de taille, maigre d’épaules » d’aller pointer quotidiennement à l’atelier de couture pour entretenir une mère veuve et maladive, ainsi que deux petits frères. Car comme le constate très sobrement l’auteur « les enfants pauvres à qui incombent le souci et la peine, n’ont pas le temps de s’amuser en attendant de grandir…103 ». Aux petits prolétaires, le temps défile sur une autre mesure, plus rapide et plus lourde, qui vole l’enfance et grève la vie… Les logements insalubres, trop petits, les « bicoques noires et malpropres », ou encore « sordides et malodorantes » avec « leurs murs lépreux et leurs toitures mousseuses » ne sont pas non plus passées sous silence, avec leur lot de chagrins : dans ces maisons, en effet, « il n’y a pas beaucoup de bonheur, et les mamans pleurent bien souvent parce que les papas ne rapportent pas assez d’argent104 ». Mieux encore : La Semaine de Suzette sait et exprime très clairement les conditions quotidiennes et débilitantes de la vie ouvrière, et les décrit avec exactitude, elles et leurs inévitables conséquences, par la bouche du prince Namouski qui imagine fort réalistement l’existence qui pourrait être la sienne. « Je rentrerais dans quelque maison ouvrière, mes voisins secoueraient leurs torchons au-dessus de ma fenêtre ouverte, j’entendrais leurs discussions, je respirerais leur cuisine, et dans cette promiscuité qui devient une gêne pour chacun, je cultiverai, comme ils le font tous, la mauvaise humeur et la malveillance105 ». Non, ce n’est pas du Zola. Dans ce texte lucide, amer, étonnamment réfléchi, toute la médiocrité d’une vie sans espoir s’exprime avec une perspicacité et une intensité qui troublent dans un journal d’enfants.
78Que faire alors en face de cette détresse plus ou moins avouée ? La charité, à seule condition que, comme le sait très bien Mme de Pibrol, l’homme « [dise] la vérité et ne [joue] point la triste comédie de la misère comme il arrive quelquefois106 ». À celui que les gens aisés vont secourir, on demande donc un certain nombre de vertus : conscience professionnelle, courage, dignité, Le malheur doit venir d’un destin malchanceux non de la passivité ou de la veulerie, encore moins d’une révolte inacceptable. Car, comme le proclame Rose dans son délire de mourante, « il faut bien des inégalités […] Est-ce si terrible d’être pauvre, si l’on n’envie personne ?…107 » Ainsi la misère avec ses privations, ses maladies, ses manques et ses angoisses ne connaît de laideur que dans sa dimension psychologique, et seule l’envie rend insupportable le manque de ressources.
79L’ouvrier qui, chômeur ou mal payé, sombre dans cette convoitise destructrice devient alors dangereux. Caumery le premier attaque le problème, très partialement, il faut bien le reconnaître : on ne peut plus se faire servir, car cuisinières et servantes « vont à l’usine où on leur donne des cents et des mille108 ». Le texte étant de 1920, on en perçoit l’injustice : qui d’autre que les femmes, après la terrible hécatombe de 1914-1918 peut travailler en usine, et a-t-on le choix de la main d’œuvre ? Il continue d’ailleurs en vitupérant, enflammé par une féroce dérision, les activités syndicales des dénommés (oh combien malicieusement !) Lerouge et Lenoir. Ces deux-là refusent dignement de travailler au-delà des huit heures réglementaires en arguant avec fierté de leur appartenance : « j’suis un homme libre, j’obéis à mon syndicat », attitude qui pénalise tout un convoi de voyageurs en panne. C’est aussi ce qui est arrivé à cet ouvrier autrefois exemplaire et travailleur, père de Cricri, qui s’est laissé berner par « des hommes adroits et méchants », « est devenu à leur contact, dur, violent » et se déclare « prêt à suivre tous leurs ordres ». Nous sommes bien loin du grand rêve agréable qui verrait « un peuple sage » travailler « dans de grandes usines109 ». À Mme de Grand-Air, revient le mot de la fin, philosophique et riche d’une superbe inconscience : « La vague de paresse ! Elle a passé sur presque toute la France !110 » Cette déferlante-là, devenue un redoutable raz-de-marée, devait seize ans plus tard, s’appeler le Front Populaire…
À vot’bon cœur, m’sieur dames !
80Le monde des vagabonds, des mendiants, des marginaux sans feu ni lieu, tout fascinant qu’il soit, présente des aspects parfois inquiétants : Bécassine le sait bien qui s’est laissée duper par un vieux chemineau effronté « tout ridé, tout terreux, avec des yeux pleins de malice111 ». Divers trimardeurs interviennent dans les romans et les nouvelles : nous retenons d’eux qu’ils ne doivent pas être introduits au salon ni d’ailleurs à la cuisine, ce qu’ont voulu faire Gilette en 1928, et Catherine en 1940, comme de folles petites écervelées qu’elles sont dans leur charité désordonnée112. Le personnage n’a donc d’autre intérêt que de permettre aux mamans généreuses mais raisonnables d’apprendre à leurs filles un altruisme plus judicieux. Tout au plus peut-on reconnaître au mendiant un certain pittoresque ainsi décrit et qui attire le regard d’un artiste : « c’était le vrai type de mendiant, vieux, un peu voûté, avec une belle barbe grise, des sourcils broussailleux, des yeux habitués à ne rien regarder de précis. Il était sale et dépenaillé ». Las ! Convié à poser pour le peintre, le malheureux se lave, se rase et s’habille proprement. Indigné, le rapin constate que « cet homme qui était si beau en mendiant s’était débarrassé […] de tout ce qui lui donnait son type de pauvre !113 » C’est à coups de pieds et « autrement que sur ses jambes » que le pauvre hère descend l’escalier, tant il est vrai qu’il n’existait que par et dans sa misère. Le vagabond étonne, intéresse mais n’amuse guère et inquiète beaucoup.
81Bien distribuée, à peu près classée dans des casiers que l’on voudrait bien étanches, la société française prend tournure d’organisation logique aux yeux de notre Suzette. Encore faudra-t-il, malgré tout, que l’enfant apprenne à faire preuve d’un bon sens nuancé dans ses jugements qui ne doivent en aucun cas s’avérer trop tranchants : il ne n’agit ni de mépriser le brave paysan serviable, ni de faire confiance au fermier avide, encore moins de prendre l’artiste farfelu pour un vagabond sans ressources, ou le mendiant pour un personnage de salon. Cela, cet apprentissage délicat et lent, c’est au sein de sa famille que la fillette le mènera à bien, en observant et questionnant les adultes plus au fait des difficultés de la vie.
Notes de bas de page
1 Caumery, Les bonnes idées de Bécassine, 1924, p. 52.
2 Caumery, Bécassine nourrice, 1922, p. 10.
3 M. T. Latzarus, Treize à la douzaine, 1933.
4 C. Cruysmans, Les demoiselles de Pauvremont, 1933 ; A. Bruyère, Les Robinsons de la Montagne, 1939.
5 H. Lauvernière, L’énigme du Prieuré, 1934, p. 175-176.
6 Id., Ibid., p. 195.
7 Id., Ibid., p. 175.
8 Id., Ibid., p. 176.
9 Caumery, Les Cent Métiers de Bécassine, 1915, p. 39 et 63.
10 Mad. H. Giraud, À l’ombre des sapins de Noël, 1937, p. 53.
11 Id., p. 54.
12 Id., Ibid.
13 Id., Ibid.
14 I. Jan, Essai sur la littérature enfantine, Paris, Les éditions ouvrières, 1969, p. 109.
15 A. Lichtenberger, La Dompteuse de Tamanoirs, 1939, p. 132.
16 Luby, Les soucis de Roberte, 1933, p. 175.
17 Id., Ibid.
18 Id., Ibid.
19 Le Coin des Rieuses, 1936, p. 147 ; 1940, p. 318 ; 1936, p. 97 ; 1935, p. 137.
20 C. de la Rhode, Il était une Bergère, 1936, p. 277.
21 Caumery, Bécassine fait du Scoutisme ; A. Bruyère, Notre petite Princesse de misère.
22 Id., Bécassine cherche un emploi, 1947, p. 43.
23 Franchel, Je sais, je sais, 1936, p. 259.
24 Caumery, L’Automobile de Bécassine, 1927, p. 57.
25 Id., L’enfance de Bécassine.
26 Id., Bécassine à Clocher-les-Bécasses, 1935, p. 26.
27 Id., L’enfance de Bécassine, 1913, p. 58 ; Bécassine Nourrice, 1922, p. 7 ; Bécassine, son oncle et leurs amis, 1926, p. 24 ; Bécassine à Clocher-les-Bécasses, 1935, p. 34.
28 A. Lichtenberger, La Fortune de Nane, 1936, p. 26.
29 D. Renaud, La guérison du père Léonard, 1936, p. 318.
30 C. Cruysmans, Les Demoiselles de Pauvremont, 1934 ; Catherine et le Vaisseau-Fantôme, 1938.
31 Vani, Vieilles coutumes, 1936, p. 283.
32 C. Cruysmans, Les Demoiselles de Pauvremont, 1934.
33 Caumery, Bécassine à Clocher-les-Bécasses.
34 Mad. H. Giraud, Suzette Ménagère, 1933, p. 150.
35 Caumery, Bécassine chez les Turcs, 1919, p. 51.
36 Id., Ibid.
37 Caumery, Bécassine à Clocher-les-Bécasses, 1935, p. 37.
38 J. Duché, Les plus beaux costumes, 1937, p. 361.
39 Id., Ibid.
40 A. Bruyère, Notre petite princesse de misère, 1947 ; B. de Rivière, Chez Tante Paméla, 1947 ; T. Chaurand, Maison-Forte, 1948 ; M. Bru, Les Grottes de Verre, 1948.
41 S. de Peyrelade, Là-haut sur la Montagne, 1949, p. 117.
42 B. de Rivière, La pension Bien-aimé, 1950 ; M. Bru, La Maison des Originaux, 1947.
43 Mad. H. Giraud, Suzette Ménagère, 1933, p. 4.
44 Id., p. 32.
45 A. Lichtenberger, Nane et la vie de château, 1931, p. 21 ; La Fortune de Nane, 1936, p. 22.
46 Id., La Fortune de Nane, p. 26 et 27.
47 Mad. H. Giraud, Suzette Ménagère, 1933, p. 17.
48 Luby, Les Soucis de Roberte, 1933, p. 175.
49 Id., Ibid.
50 Th. Zeldin, op. cit., Tome I, p. 206.
51 Caumery, Bécassine cherche un Emploi, 1937, p. 23.
52 Id., Bécassine à Clocher-les-Bécasses, 1935, p. 30.
53 C. Cruysmans, Les Demoiselles de Pauvremont, 1934.
54 Le Coin des Rieuses, 1936, p. 183 ; 1938, p. 218.
55 J. Ritreix, Histoire d’une petite Bretonne, 1938, p. 186.
56 M. Bru, La Maison des Originaux, 1948.
57 S. de Peyrelade, Là-Haut sur la Montagne, 1949.
58 A. Bruyère, Notre petite Princesse de misère, 1947.
59 M. Bru, La maison des Originaux, 1947, p. 8.
60 Le Coin des Rieuses, 1937, p. 134 ; M. Fiel, Simone et sa Négresse, 1935, p. 221.
61 A. Lichtenberger, Les Vacances de Nane, 1924, p. 18 ; La Dompteuse de Tamanoirs, 1939.
62 B. de Rivière, La Pension Bienaimé, 1950, p. 233.
63 Sorlin, La Société Française de 1914 à 1968, Tome II, Arthaud, Paris, 1971, p. 250.
64 S. Rivière, Mauve et Jo Vedettes, 1935, p. 280.
65 J. Duché, Petite Étoile, 1933, p. 19 ; S. Rivière, Mauve et Jo Vedettes, 1935 ; Caumery, Bécassine au Pays Basque, p. 8.
66 M. Fiel, L’étrange histoire de Nine, 1928, p. 295 ; Caumery, Bécassine prend des Pensionnaires, 1934, p. 30.
67 Caumery, Bécassine au Pays Basque, p. 5 et suivantes.
68 A. Lichtenberger, La Fortune de Nane, 1936, p. 16.
69 Luby, Les soucis de Roberte, 1933, p. 175.
70 S. de Léon, La Fleur inventée, 1936, p. 117.
71 I. Jan, Essai sur la Littérature enfantine, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1969, p. 114.
72 B. Bernage, Une petit fille tombée de la lune, 1936, p. 73.
73 Id., p. 133.
74 F. Chaurand, Maison-Forte, 1948, p. 78. ; S. de Rivière, Une aventure insensée, 1939, 1er semestre, p. 249.
75 La petite Reporter, Suzette à travers le Monde, 1939, 1er semestre, p. 103. ID., p. 183.
76 M. Franville, Voulez-vous connaître… Jacqueline Petit ?, 1939, 1er semestre, p. 61.
77 Id., Ibid.
78 Mad. H. Giraud, Lettre d’une Tante, 1939, 2e semestre, p. 135 et 1947 p. 113.
79 A. Lichtenberger, Nane fait du Cinéma, 1935 ; J. Duché, Petite Étoile, 1933 ; S. Rivière, Mauve et Jo Vedettes, 1935.
80 Caumery, Bécassine cherche un Emploi, 1937.
81 Id., Bécassine cherche un Emploi, 1937 ; Bécassine en Aéroplane, 1930 ; Bécassine au Pensionnat, 1929.
82 J. Duché, Petite Étoile, 1933, p. 115.
83 Id., Le pauvre grognon de Mie-Josée, 1935, p. 367 ; Petite Étoile, 1933, p. 3 ; M.T. Latzarus, Treize à la douzaine, 1933, p. 268.
84 Caumery, Bécassine cherche un emploi, 1937, p. 17.
85 M. T. Latzarus, Treize à la douzaine, 1933, p. 269.
86 J. Duché, Le pauvre grognon de Mie-Josée, 1935, p. 416.
87 Mad. H. Giraud, Lettre d’une Tante, 1939, p. 135.
88 Caumery, Bécassine mobilisée, 1918 ; Bécassine son oncle et ses amis, 1926 ; Les bonnes idées de Bécassine, 1924.
89 B. Lasserre, Pourquoi envier ? 1937, p. 373 ; L. Audard, Le Miracle de Ste Catherine, 1928, p. 242 ; M. Faleine, Dol, commis-épicier, 1935, p. 235.
90 J. Duché, Petite Étoile, 1933, p. 44.
91 Anonyme, Jeannette et la Mi-Carême, 1936, p. 185.
92 P. Sorlin, La Société française, Tome II, Paris, Arthaud, 1971, p. 247.
93 R. Poleti, Cinq enfants dans un escalier, 1936, p. 216.
94 Y. Le Gouez, Les sept Miches de St André, 1948, p. 81 ; D. Joany, Histoire de pains, 1948, p. 309 ; M. P. Sorentino, Épi d’Or (traduction Vani) 1948, p. 346.
95 A. Lichtenberger, La Fortune de Nane, 1936, p. 7.
96 C. Cruysmans, Les Demoiselles de Pauvremont, 1934, p. 73 ; J. G. Beaucels, Le Perroquet, 1934, p. 80 ; M. Faleine, Dol commis-épicier, 1935, p. 234.
97 Luby, Les Soucis de Roberte, 1933, p. 201 ; Caumery, Bécassine à Clocher-les-Bécasses, 1935, p. 5.
98 R. Poleti, Cinq enfants dans un escalier, 1936, p. 263.
99 Mad. H. Giraud, L’inévitable Sir Jerry, 1939, p. 185 ; J. Duché, Petite Étoile, 1933.
100 Mad. H. Giraud, La mystérieuse disparition de sir Jerry, 1938, p. 248.
101 Id., La périlleuse mission du Capitaine Jerry, 1940, p. 91.
102 Anonyme, Le retour de maman, 1932, p. 238 ; R. Stephanopoli, Le petit chat de plâtre, 1937, p. 309.
103 L. Audard, Le miracle de Ste Catherine, 1928, p. 211.
104 M. Bonnardot, Cricri et sa Princesse, 1933, p. 9 ; R. Stephanopoli, Le petit chat de plâtre, 1937, p. 309.
105 R. Poleti, Fripon chien de luxe, 1933, p. 181.
106 Luby, Les soucis de Roberte, 1933.
107 M. Bonnardot, Cricri et sa Princesse, 1933, p. 97.
108 Caumery, Les cent Métiers de Bécassine, 1920, p. 12.
109 M. Bonnardot, Cricri et sa Princesse, 1933, p. 26 et 73.
110 Caumery, Les cent Métiers de Bécassine, 1920, p. 63.
111 Id., Bécassine mobilisée, 1918, p. 24.
112 Maridic, La petite inconsidérée, 1928 ; A. Roger, Un début dans le monde, 1940.
113 Anonyme, Le Peintre et le Mendiant, 1950, p. 108.
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1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007