Chapitre VI. Les débuts de Dada
p. 111-129
Résumé
Prodromes dadaïstes : Paul Guillaume, Pierre Albert-Birot, Paul Dermée, Jean Cocteau, Raymond Radiguet – Le Manifeste dada 1918 – Renommée de Tzara – Transfert du mythe Vaché – Tristan Tzara arrive à Paris – Rencontre avec le groupe Littérature – Coup d’envoi : Premier « Vendredi de Littérature » – Bulletin dada.
Texte intégral
Regardez-moi bien !
Je suis un idiot, je suis un farceur, je suis un fumiste.
Je suis laid, mon visage n’a pas d’expression, je suis petit.
Je suis comme vous tous !
Tristan Tzara.
1En réponse à la lettre de Breton du 11 décembre 19191, Picabia avait fixé à celui-ci un rendez-vous, probablement fin décembre. Toutefois, ses enfants étant tombés malades, il se décommanda en dernière minute et, priant Breton de l’en excuser2, l’invita à venir le voir la semaine suivante sans préavis ; ce que celui-ci fit le dimanche 4 janvier3. Germaine Everling, qui était présente, a raconté comme suit cette mémorable entrevue :
[…] Je vis arriver un jeune homme à la fois timide et somptueux. Il portait des cheveux châtains et abondants, coiffés « à la lion », comme ceux des romantiques. De larges lunettes d’écaille4 lui donnaient un air sérieux, certainement recherché. […] Il s’exprimait avec une lenteur affectée et les mots tombaient de ses lèvres épaisses comme des gouttes de miel. Il était d’une politesse raffinée, que démentait un œil narquois5.
2Dès le premier contact, le dialogue entre les deux hommes s’engagea vif et passionné. On parla de Nietzsche, de Lautréamont, de Rimbaud, de Tzara, si bien que Picabia en oublia que sa maîtresse était en train d’accoucher6 et que la sage-femme7 dut in extremis mettre les deux palabreurs à la porte. Ils convinrent de se revoir le jeudi suivant.
3Dès le lendemain, le 5, Breton marquait, dans une longue lettre8, l’importance qu’il attachait à cette rencontre et son désir de continuer au plus tôt la conversation interrompue. Visiblement, l’entretien avait accusé la profondeur de l’abîme qui séparait, intellectuellement et physiquement, les deux hommes, autant que ce qui, dans l’immédiat, allait les unir. Breton avait sans doute repris avec enthousiasme les thèmes, développés dans Littérature, de sa passion pour Lautréamont et Reverdy : devant la réserve de Picabia, qui n’avait probablement lu ni l’un ni l’autre (et n’en tirait nulle honte) et lui avait opposé Nietzsche, le seul auteur avec lequel il fut modérément familier, Breton avait tout à coup appréhendé la vraie nature de la révolte dadaïste et vu sous un autre angle sa propre aventure littéraire courue dans les ornières laissées par SIC et Nord-Sud.
4Cette entrevue fut suivie de maintes autres. La journée du jeudi 8 janvier fut tout entière consacrée à l’affermissement de ces nouveaux liens. Breton devint l’un des commensaux de Germaine Everling. Il semble que le jeune homme puisa dans la fréquentation de Picabia une nouvelle détermination et comme la révélation du sens à donner désormais à son action. On peut en effet dater très exactement de la rencontre avec Picabia le début du mouvement Dada à Paris, c’est-à-dire le confluent du faisceau d’idées subversives lentement mûries au cours des six années précédentes par Picabia et Duchamp à New York, et trempées dans l’action dadaïste de Zurich, d’une part ; et, de l’autre, du courant libérateur encore imprécis, mais puissant, représenté par le groupe Littérature.
5En effet, dès les tout premiers jours de l’année 1920, les événements allaient se précipiter, les tendances secrètes apparaître au grand jour, les aspirations diffuses prendre corps, les velléités s’épanouir en actes courageusement posés. L’incertitude, qui semblait peser sur les gestes de Breton et se traduisait dans les faits par des prises de position ambiguës, parut céder la place à l’esprit de décision comme si, tout à coup, Littérature avait trouvé son combat. Il ne manquait qu’une allumette pour bouter le feu aux poudres. Ce fut l’arrivée à Paris de Tristan Tzara.
6Le poète roumain transplanté à Zurich avait été précédé à Paris par une extraordinaire réputation. Ce qui avait transpiré dans les revues françaises des agissements de Dada en Suisse avait suffi à doter le chef de ce mouvement subversif de l’auréole des poètes maudits. Malgré la censure aux frontières, ses poèmes étaient, nous l’avons vu, abondamment diffusés dans la petite presse d’avant-garde et tranchaient sur l’ensemble de la production versifiée de l’époque, encore tout empreinte d’un cubisme vieillissant ou obombrée par le génie protéiforme d’Apollinaire. Avec un sens inné des éléments aptes à frapper l’esprit des foules, Tzara avait à distance orchestré lui-même sa publicité. Dès les débuts du cabaret Voltaire, en 1916, il avait méthodiquement pris contact avec les auteurs et les périodiques français, allemands et italiens, sollicitant collaboration et échanges, au moyen de circulaires et de lettres types, sans trop se préoccuper de leur désinvolture linguistique9.
7Moins soucieux de l’orthodoxie dadaïste de ses correspondants que de leur aptitude à servir éventuellement les intérêts supérieurs de Dada, et du reste mal informé de la valeur et de la situation relative des écrivains français, il avait accueilli favorablement toutes les offres de service.
8L’une des premières, datées du 22 avril 191610, émanait de Paul Guillaume qui, venant d’ouvrir sa galerie, recherchait avidement les contacts avec l’étranger. Il accepta d’aider Tzara par le moyens de toutes ses relations : « Il est bien entendu, précisait-il cependant, que je ne puis sympathiser qu’avec celles de vos manifestations ayant un caractère francophile ou “alliés” ». La correspondance de Paul Guillaume conservée dans la collection Tzara révèle l’importance du rôle joué par le collectionneur dans la mise en présence des diverses forces intellectuelles et artistiques des années de guerre. C’est par ce canal que Tzara avait pu se pousser, comme on sait11, auprès d’Apollinaire. C’est par son intermédiaire également que s’effectua la jonction entre Tzara et Marius de Zayas, membre de l’équipe dadaïste new-yorkaise12, en septembre 1916.
9Quelques mois plus tard Tzara, ayant reçu l’un des premiers numéros de SIC, s’aboucha avec Pierre Albert-Birot dont les préoccupations pratiques rejoignaient les siennes. Il s’ensuivit un long commerce épistolaire, assorti des aménités de rigueur entre poètes, fussent-ils de bords opposés, et d’un fructueux échange d’idées13.
10Tant et si bien que Tzara finit par proposer à Albert-Birot de se charger de la diffusion de Dada en France. La fin de non-recevoir opposée à cette offre par Albert-Birot14 n’altéra nullement la sérénité des rapports entre les deux hommes, du moins tant que Tzara s’abstint de venir en personne brouiller les cartes à Paris.
11Toujours en quête d’un agent pour la France et aucune firme commerciale ne voulant risquer de se brûler les doigts en distribuant la revue sulfureuse de Tzara, celui-ci entra en pourparlers avec Paul Dermée, alors principal collaborateur du Nord-Sud de Reverdy. Prodigieusement ambitieux et actif, Dermée comprit tout le parti qu’il pourrait tirer de l’exploitation à Paris de l’idée et de l’organe Dada. Il posa toutefois nettement ses conditions : il entendait être plus qu’un simple diffuseur, il exigeait le titre de codirecteur ou de rédacteur en chef15. Tzara acquiesça et le bruit se répandit sur la rive gauche que Dermée avait été nommé proconsul dadaïste. Malheureusement, cette nouvelle tomba quelques jours après la fameuse conférence de Dermée sur Max Jacob, qui lui avait « aliéné » le soutien de bon nombre de poètes et d’artistes, et en tout cas des amis de Breton. On assista donc à une véritable levée de boucliers contre l’auteur de Spirales : « Reverdy, Breton, Aragon, Soupault vous prient de ne pas publier leurs poèmes si le prochain cahier de Dada contient des poèmes de Paul Dermée », écrit Radiguet à Tzara le 15 mars 191916. Ce dernier, surpris de cette hostilité soudaine et générale au demeurant assez ridicule aux yeux d’un Roumain zurichois, s’expliqua sur ses intentions auprès de Breton et de Reverdy17 et remit sine die ses projets d’association avec Dermée.
12À vrai dire, la fantaisie dont faisait preuve Tzara dans le choix de ses relations littéraires ne laissait pas de déplaire au groupe Littérature – qui n’était pourtant pas à l’abri de tout reproche en ce domaine. Soupault s’en ouvrit à lui dans une lettre du 28 janvier 1919 : « Je tiens à vous parler très franchement maintenant que vous connaissez mon amitié pour vous et mon admiration pour Dada 3 […]. J’ai appris trop rapidement que vous aviez écrit à beaucoup d’écrivains et de poètes qui publient leurs œuvres, soit dans Nord-Sud, soit dans SIC. Quelques-uns de ces écrivains ont un grand talent et sont dignes de voir figurer leurs œuvres à la suite du manifeste remarquable que vous avez écrit. Parmi eux, je vois Reverdy, Breton, Birot, Radiguet, Aragon, Huidobro – Trop d’éclectisme nuirait à la réputation méritée de Dada18. » En éliminant les « bons » auteurs du sommaire des revues précitées, on voit bien qui ce discours concerne : Max Jacob, dont le style macaronique n’avait jamais eu la faveur de Breton19 ; Dermée pour les raisons exposées plus haut ; Roch Grey-Léonard Pieux considérée comme quantité négligeable ; et surtout Jean Cocteau.
13L’auteur du Cap de Bonne-Espérance avait chaleureusement répondu, selon son habitude, aux avances de ce jeune Roumain inconnu qui lui envoyait ses Vingt-cinq poèmes et lui demandait en échange son dernier volume : « Merci de votre lettre où la poésie se forme d’elle-même dans le cristal de roche. Je suis attentif à tous les efforts de Dada20. » Il se montra compréhensif quand, lui ayant envoyé « trois pièces faciles pour petites mains » assez gentiment tournées dans ce qu’il croyait être la manière dada21, elles lui revinrent, imprimées dans Dada 4-5 (Anthologie Dada)22 et agrémentées de navrantes coquilles. Le premier il annonça – prématurément – l’arrivée à Paris de son correspondant : « Tristan Tzara va venir publier à Paris deux numéros de la revue Dada qu’il dirige en Suisse et qui fait scandale. J’y trouve simplement l’atmosphère excitante de l’entr’acte au Casino de Paris où une foule cosmopolite se pressait pour entendre le jazz-band. Si on accepte le jazz-band (dont l’ancêtre est notre brave homme-orchestre), il faut accueillir aussi une littérature que l’esprit goûte comme un cocktail23. » Quand cette arrivée fut retardée, Cocteau ne fit pas mystère de sa déception : « J’espérais une bonne rencontre d’aventuriers. Je suis sûr que nous nous entendrions très bien24. »
14C’était compter sans l’attention vigilante des « Trois Mousquetaires » qui, ayant éliminé Cocteau du sommaire de Littérature, toléraient difficilement qu’il fût accueilli dans les pages d’une revue fraternelle. Aussi Soupault enjoignit-il à Tzara de supprimer une note sur le Cap de Bonne-Espérance qu’il lui avait précédemment adressée pour Dada 4-525.
15Breton et ses amis, si sévères à l’égard de Cocteau, faisaient au contraire preuve d’une singulière mansuétude pour Radiguet : peut-être y avait-il quelque machiavélisme à distinguer si nettement entre deux êtres très liés par les affinités électives que l’on sait. En tout cas, Tzara n’avait cure de ces subtiles discriminations et, en décembre 1918, écrivit par l’entremise d’Albert-Birot à l’adolescent prodige qui lui fit tenir aussitôt des poèmes et des manuscrits26.
16Cette correspondance, abondante et substantielle, entre le directeur de Dada et les représentants des divers tendances « modernes » françaises, avait eu comme premier résultat de le familiariser avec les problèmes et les avanies du petit monde des lettres parisiennes. On peut dire qu’à la fin de 1919 il avait déjà pu porter un jugement valable sur la plupart des artistes et poètes de son bord, et qu’en définitive c’était des vues du groupe Littérature que se rapprochaient le plus les siennes.
17Réciproquement, le personnage de Tzara avait peu à peu assumé dans l’esprit des « Trois Mousquetaires » des dimensions surhumaines. Les rumeurs qui parvenaient de Zurich n’étant pas facilement vérifiables en raison des hostilités, la légende était venue se greffer sur l’histoire. Les anecdotes les plus invraisemblables trouvaient des échos dans les revues parisiennes et dans les périodiques dadaïstes importés quasi clandestinement à Paris et qui horrifièrent tant la bonne Adrienne Monnier27. Après l’armistice, des émissaires accréditèrent ces anecdotes et les embellirent de détails savoureux. Déjà en 1918, la naissance de Dada telle qu’elle fut rapportée à Paris n’avait plus que de lointains rapports avec la réalité. À l’automne de 1919, le peintre Marcel Janco28 séjourna quelques semaines à Paris : naturellement hâbleur, et de surcroît en assez mauvais termes avec Tzara, il dépeignit ce dernier sous les traits d’un individu assez peu recommandable, ce qui, au lieu de desservir le chef de Dada auprès de Breton et de Soupault, ne réussit qu’à le muer à leurs yeux en une figure noire et resplendissante, régnant sur un cabaret où s’épandait un peuple vautré dans la débauche parmi les fumées de l’opium, le glapissement des gongs et le tintamarre des vaisselles brisées, et déclamant au-dessus du tumulte les versets inspirés du Manifeste dada 1918.
18La révélation à Paris, dans les premiers jours de 1919, de ce dernier document (déjà ancien puisque Tzara l’avait lu le 23 juillet 1918 à la salle Meise) avait définitivement conquis les « Trois Mousquetaires », ainsi d’ailleurs que plusieurs autres poètes parisiens. Le Manifeste était parvenu en France par le canal de Dada 3, publié à Zurich en décembre 1918, dont il occupait les trois premières pages grand format. À le relire aujourd’hui, on comprend sans peine la stupéfaction puis l’enthousiasme de Breton et de ses amis.
19Pour nouveaux qu’ils fussent, les Vingt-cinq poèmes de Tzara, ou même ceux publiés plus récemment dans les petites revues d’avant-garde, restaient des poèmes, c’est-à-dire l’expression d’une personnalité attachante certes, mais lointaine et comme désincarnée. Le Manifeste dada 1918, au contraire, traduisait les aspirations, les idées, la chaleur communicative d’un homme vivant, et avec quelle intensité ! En quelques paragraphes, mais denses et drus, Tzara parvenait à exposer sans concessions ni à la forme ni au goût du jour une philosophie, une éthique, un mode de vie qui rendaient aux oreilles des intellectuels de 1919, à peine délivrés de la guerre, et qui se cherchaient une voie, un son singulièrement captivant.
Ici nous jetons l’ancre, dans la terre grasse. Ici nous avons le droit de proclamer, car nous avons connu les frissons et l’éveil. Revenants ivres d’énergie, nous enfonçons le triton dans la chair insoucieuse. Nous sommes ruissellements de malédictions en abondance tropique de végétations vertigineuses, gomme et pluie est notre sueur, nous saignons et brûlons la soif, notre sang est vigueur […]29.
Je vous dis : il n’y a pas de commencement et nous ne tremblons pas, nous ne sommes pas sentimentaux. Nous déchirons, vent furieux, le linge des nuages et des prières et préparons le grand spectacle du désastre, l’incendie, la décomposition30.
20L’importance de ce Manifeste, à la fois aboutissement et synthèse des multiples tendances dadaïstes zurichoises31, a longtemps été sous-estimée32 : c’est le premier, le vrai, le grand évangile du dadaïsme, qui contient en germe toute l’évolution ultérieure de Dada et du surréalisme, des Champs magnétiques aux plus récentes formes d’expression artistiques littéraires ou même politiques. Il appartient à la petite famille des textes historiquement prédestinés à représenter un moment de l’histoire sentimentale des peuples, comme ce fut par exemple le cas pour le René de Chateaubriand. En dépit ou à cause de ses naïvetés, de ses outrances et des invraisemblables coquilles de l’imprimeur anarchiste Julius Heuberger, il faut convenir – et les meilleurs esprits du temps ne s’y sont pas trompés – que le Manifeste dada 1918 emportait dans le tourbillon vertigineux de ses apostrophes nietzschéennes les derniers vestiges d’une certaine conception de l’art et d’un certain art de vivre : « Liberté : DADA DADA DADA, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE33. »
21Ce nouveau Rimbaud, mâtiné de Sade, de Lautréamont et de Marinetti, était donc attendu comme le Messie. Il n’y a là nulle exagération et plusieurs documents l’attestent. Tout d’abord un très beau texte d’Aragon datant de 1922 :
Un jour viendra peut-être qu’on ne comprendra plus nos enthousiasmes, nos colères, notre barbarie. C’est alors que je serai bien aise d’avoir ici témoigné du plus grand trauma poétique que j’ai reçu de ma vie, finalement, car aussi bien Rimbaud, Lautréamont, Nouveau, je ne les ai pris, à ma honte, que pour de grands poètes, dans l’instant que je leur fus présenté. On voit que je ne les ai abordés que comme font les professeurs Lamartine. C’étaient tout d’abord des statues.
Tzara, lui, personne encore ne me le montrait du doigt. Et quand cette faune immense s’est levée devant les chiens, nous savions à peine que la poésie était en jeu. Comme on a pu l’écrire d’une certaine peinture, et bien plus véritablement pour moi, les poèmes de Tzara qui ne se distinguaient alors ni de ses critiques, ni de ses manifestes, eurent la valeur d’une déclaration de guerre. Nous fûmes quelques-uns qui l’attendîmes à Paris comme s’il eût été cet adolescent sauvage qui s’abattit au temps de la Commune sur la capitale dévastée, et duquel aujourd’hui encore ceux qui le connurent gardent un blême effroi : le Diable, dit Forain qui le voit toujours dans ses rêves, et Rimbaud le tire par les pieds.
Ce n’est ici ni le lieu ni le temps de dire ce qu’il advint de ces prémices. Triomphe ou fiasco, peu importe ce qui sortit de ce feu rouge, de cet éclat incomparable qui luit un jour, au-dessus de la déconfiture européenne […]34.
22Même son de cloche dans l’article de Soupault paru dans les Lettres françaises du 24 mai 1946 :
Enfin Tristan Tzara vint. Il arriva à Paris un beau jour (mais avec des tambours et des trompettes et même une immense grosse caisse dans ses bagages) […]. C’était la première fois qu’il venait à Paris. Mais il ne fut pas impressionné. Il fut, je crois, séduit. Il comprenait que Zurich, l’Europe, le monde, c’était de l’histoire ancienne. Il n’avait rien d’un Rastignac, d’un Frédéric Moreau ou d’un des Esseintes. Il n’avait rien d’un provincial. Paris était pour lui la ville des échos. Il suffisait qu’on élève un peu la voix dans ce grand labyrinthe pour qu’on vous entende de partout. Et Tristan Tzara avait une voix de tonnerre, de tonnerre de Dieu35
23Pour comprendre les sentiments de Breton et de Picabia enfin, c’est toute leur correspondance de l’année 1919 avec Tzara qu’il faut parcourir. On ne pourrait sans en trahir l’esprit citer l’un ou l’autre de ces appels, de ces aveux, de ces reproches, qui, revenant comme un émouvant leitmotiv lettre après lettre, subsistent aujourd’hui comme les plus éloquents témoins de cette attente passionnée.
24Or, si l’on conçoit assez facilement que Picabia, qui connaissait l’homme et avait pu apprécier son amitié, ait pu désirer impatiemment retrouver Tristan Tzara, l’exaltation tout idéale de Breton s’expliquerait mal si l’on ne faisait intervenir cette inclination à la cristallisation affective, qui semble bien être l’une des constantes psychologiques de sa personnalité. On se rappelle que les premiers effets de ce phénomène se manifestèrent dans la création du « mythe Vaché36 ». Or, Vaché étant mort début janvier 1919, tout se passa comme si Breton, encore sous le coup de la lecture du Manifeste dada 1918, lui avait trouvé aussitôt un nouvel avatar en la personne de Tzara : on observera en effet que c’est sous le signe de Vaché que se place sa première prise de contact avec Tzara :
Je me préparais à vous écrire quand un grand chagrin m’en dissuada. Ce que j’aimais le plus au monde venait de disparaître : mon ami Jacques Vaché est mort. Ce m’était une joie dernièrement de penser combien vous vous seriez plu ; il aurait reconnu votre esprit pour frère du sien et d’un commun accord nous aurions pu faire de grandes choses37.
25Cette surimposition des deux personnages, qui parfois obséda Breton au point de lui faire douter de la mort de Vaché38, réapparaît à deux reprises au moins dans ses lettres à Tzara de 1919 : le 20 avril (« Si j’ai en vous une confiance folle, c’est que vous me rappelez un ami, mon meilleur ami, Jacques Vaché, mort il y a quelques mois. Il ne faut peut-être pas que je me fie trop à cette ressemblance39 ») et le 29 juillet (« Je pense à vous comme je n’ai jamais pensé qu’à Jacques Vaché, je l’ai déjà dit, c’est-à-dire qu’avant d’agir, je me mets presque toujours d’accord avec vous »). Et naguère, dans ses Entretiens, Breton évoquait sans ambages cette passation de pouvoirs de 1919 : « Il est évident que [son] attitude s’apparente [Tzara] de très près à Jacques Vaché, ce qui va m’amener à reporter sur lui une bonne part de la confiance et des espoirs que j’avais pu mettre en celui-ci40. »
26Or donc, le 17 janvier 192041 (quelques jours après la rencontre dans les mêmes lieux de Picabia et de Breton), dans la matinée, un jeune homme inconnu « noir et blanc, qui ressemblait aux bois gravés de son ami Arp42 », présentait sa carte à la porte de l’appartement de Germaine Everling, rue Émile-Augier : « parlant un mauvais français43 », « il était petit, légèrement voûté, balançant deux bras courts au bout desquels pendaient des mains potelées. Sa peau était cireuse, ses yeux myopes semblaient chercher derrière le lorgnon un point fixe où s’accrocher. Remontant à tout instant, d’un geste machinal, une longue mèche de cheveux noirs qui plongeait sur son front […]44 ». Il fit comprendre qu’il venait s’installer chez Francis Picabia, comme celui-ci le lui avait proposé un an auparavant45. Germaine Everling essaya de représenter à Tristan Tzara (qu’elle avait reconnu aisément, car les conversations ne cessaient de rouler sur lui depuis quelque temps) que l’appartement était complet, qu’elle était mère depuis quelques jours à peine ; le jeune homme était sans argent et sans gîte. Il fallut bien le loger. Et Tristan Tzara déballa dans ce salon rococo le volumineux arsenal publicitaire de Dada.
27Quelques heures plus tard, dans le même salon, se présentaient Breton, Éluard, Aragon et Soupault. Ils étaient venus ensemble, se fortifiant les uns les autres, après une si longue et si haute attente, contre un désappointement éventuel. Et comme il arrive dans ces cas, les premiers contacts furent empreints d’une certaine gaucherie. Dans leur imagination, la grandeur morale de l’individu s’accompagnait nécessairement d’une grandeur physique. Or ce grand homme était petit et portait monocle : il n’en fallut pas davantage pour interloquer le petit groupe, d’autant que Tzara était aussi gêné dans son comportement que ses interlocuteurs46. Son français était en effet moins qu’approximatif et fortement marqué d’un accent roumain qui rendait ridicule – pour des oreilles parisiennes – jusqu’à sa prononciation du mot « dada » en deux syllabes brèves qui crépitaient comme une mitrailleuse. En somme, son charme déjà proverbial ne put agir, et, en sortant de chez Picabia, une manière de consternation à la mesure de leurs espérances étreignait le cœur des animateurs de Littérature.
28Mais on était jeune, et ce sentiment de prostration ne pouvait trop se prolonger. On en convint aisément : il fallait se défier de cette première et fâcheuse impression, s’adapter à une réalité nouvelle, qui pour être déconcertante n’en réservait peut-être pas moins d’heureuses surprises ; enfin faire confiance à ce petit bout d’homme. Du reste, on était engagé à fond dans une nouvelle entreprise pour le succès de laquelle l’expérience du dadaïste zurichois serait indispensable.
29En effet, dès avant son arrivée, les animateurs de Littérature avaient décidé de tenter « quelque chose » pour sortir de l’ornière où s’enlisait la revue. « C’est au milieu de la confusion complète qui régnait au début de l’année 1920 que, las de voir juger pêle-mêle et sur le même plan les auteurs dits d’avant-garde, et lassés aussi de faire bon gré mal gré figure de suiveurs du cubisme littéraire, conscients somme toute des différences fondamentales qui nous séparaient irrémédiablement de nos devanciers ; décidés à ne plus laisser croire par notre silence que nous approuvions le petit esprit puéril qui dominait les controverses littéraires et éternisait les discussions techniques, comme celle du vers libre ; et, chose curieuse ! ayant quelque chose à dire, André Breton, Philippe Soupault, Paul Éluard et moi, nous venions de nous déterminer à l’action publique47. » Pour inquiétante qu’elle parût, cette dernière expression ne recouvrait pas d’intentions révolutionnaires comme celles que manifestaient au même moment les dadaïstes allemands. Il s’agissait seulement d’organiser tous les quinze jours des matinées poétiques, qu’on agrémenterait, pour les distinguer des nombreuses manifestations similaires qui avaient cours à l’époque, de présentations de tableaux et de sculptures modernes et de l’exécution de morceaux de musique par l’orchestre du groupe des Six.
30La première matinée avait été prévue pour le vendredi 23 janvier. À cette fin, on avait loué la petite salle du Palais des Fêtes48, rue Saint-Martin, « entre le boulevard des horlogers-bijoutiers, des marchands de perruques et de maquillage et le conservatoire des Arts et Métiers, loin des milieux empestés d’art et de littérature49 ». La composition du programme souleva des difficultés. Fallait-il convier à la manifestation tous les poètes représentés dans Littérature ? La logique l’eût voulu, mais l’entreprise aurait alors perdu son caractère aventureux. On finit par admettre à peu près n’importe qui, espérant qu’une décantation s’opérerait d’elle-même. Reverdy, pressenti, émit de fortes réserves quant aux poètes élus, voulut faire exécuter la musique de son ami Soler Casabon lequel, boycotté par les Six, ne pouvait paraître en scène. Mais le texte étant déjà au marbre, Reverdy s’abstint purement et simplement de participer à la manifestation50.
31C’est sur ces entrefaites, alors que les préparatifs allaient bon train, que Tzara fit son apparition à Paris. On décida sur-le-champ de l’intégrer au programme, mais pour diverses raisons51, sa présence chez Picabia fut tenue secrète jusqu’au vendredi 23 janvier. Le mercredi 21, cependant, il assista incognito à la réunion habituelle du café Certà où il vit Auric, Drieu La Rochelle, Radiguet, Louis de Gonzague-Frick, et quelques peintres.
32Le programme de la matinée était imprimé, on l’a vu, avant l’arrivée de Tzara. Tout à coup, au contact du jeune homme qui commençait à se révéler sous son jour véritable, les projets initiaux apparurent dans toute leur naïve banalité. La veille au soir (le jeudi), on tint conseil de guerre chez Picabia. Tzara étonna ses nouveaux amis par sa technique de la scène, sa prescience des réactions du public. Ses antécédents du cabaret Voltaire, des salles Meise et Kaufleuten se révélaient précieux. L’émulation aidant, les assistants se livrèrent à un jeu serré de surenchères, émulation féconde qui allait devenir le véritable ressort des activités dadaïstes à Paris. Ne voulant pas être en reste à l’égard de cet étranger, Breton « ressortit » Vaché, Picabia, Cravan et Duchamp, qui eux ne lisaient point de poèmes, même bruitistes, et plaçaient la vie au-dessus de l’art. Et c’est ainsi que peu à peu le comportement dadaïste allait pour un temps s’infléchir vers l’action pure.
33Pour la manifestation du lendemain, on envisagea, afin de concrétiser ces nouvelles tendances antilittéraires, de couper la série de récitations par un « geste » inopiné qui changerait l’ambiance. Picabia parla d’une bombe, Soupault d’un lavage de mains individuel ou collectif en public : l’esprit dada était vraiment descendu sur Paris. Finalement, Tzara consentit à devenir l’incarnation visible de cet esprit et, de ce fait, le clou du programme.
34Pour lire les poèmes, Aragon, chargé des détails pratiques, avait pressenti un certain nombre d’acteurs connus pour leurs sympathies « modernistes » : Valentine Teyssier, Ève Francis, Pierre Bertin, Marcel Herrand. Seuls les deux derniers acceptèrent, en se réservant de choisir et les morceaux qu’ils interpréteraient et le moment de leur apparition. Tant et si bien que les animateurs de Littérature, assistés de Raymond Radiguet52, de Drieu La Rochelle et de l’inévitable Cocteau, durent envisager de réciter eux-mêmes bon nombre de textes de poètes moins en demande, comme Paul Dermée et Pierre Albert-Birot.
35La matinée eut donc lieu comme prévu le 23 janvier. Comme elle constitue l’archétype de la plupart des manifestations parisiennes de Dada, elle mérite un examen approfondi.
36Le vendredi matin, Tzara et ses amis vinrent reconnaître les lieux. Sur la scène, minuscule, on édifia un décor absurde, mi-salon mi-forêt, à partir d’éléments abandonnés par un groupe d’amateurs.
37Une annonce, placée dans L’Intransigeant de la veille annonçait une conférence d’André Salmon sur la Crise du change53. Le patronage de Salmon, autorité en matière de « jeune peinture » et bien connu des journalistes, autant que le sujet (la récente dévaluation du franc était encore présente à l’esprit des commerçants du quartier), attirèrent une foule disparate, composée de badauds pris au piège, d’intellectuels avertis, de chroniqueurs bien décidés à chahuter54. C’était déjà le public de Dada. René Hilsum, le directeur de la librairie Au Sans Pareil, contrôlait les billets à la porte.
38Le spectacle55 était divisé en deux parties séparées par un interlude musical, et des présentations de tableaux. La première partie, consacrée aux « grand ancêtres » (Apollinaire, Cendrars, Reverdy, Jacob), débuta par l’allocution annoncée de Salmon : en fait de crise du change, il s’agissait du renversement des valeurs littéraires depuis le symbolisme. Ce grossier stratagème n’eut pas sur les auditeurs l’effet escompté : personne ne protesta, on entendit même quelques applaudissements polis. Mais les petits commerçants du quartier qui composaient le gros du public s’éclipsèrent discrètement un à un, non sans exiger au passage qu’on les remboursât. Les autres, prenant leur parti de la supercherie, résolurent de faire contre mauvaise fortune bon cœur et de s’accommoder d’une situation qui s’annonçait comique : un vieux boursicotier muni d’un cornet acoustique attendait patiemment qu’on voulût bien l’éclairer. Les organisateurs paraissaient quelque peu dépassés par les événements : les propos de Salmon, tout louangeurs qu’ils étaient à l’endroit de Littérature, consternaient Breton. Ainsi, on ne voyait en eux que les épigones d’Apollinaire et dans leur revue qu’une seconde mouture des Soirées de Paris56. Que devait penser de ce bon-point littéraire le chef de Dada ?
39La présentation de tableaux ne fut guère plus réussie : Breton lisait un texte sur Léger, Gris, De Chirico ou Lipschitz, puis on exhibait quelques toiles ou sculptures de l’artiste. Devant tout ce cubisme, le public restait de glace, bâillait… C’est alors que furent montrées les toiles de Picabia et de Ribemont-Dessaignes. Breton commença par lire le passage d’Apollinaire qui dans les Méditations esthétiques concerne Picabia : mais, rendu nerveux par cette ambiance étrange et du reste malade57, il déclama ce texte assez anodin de manière à le rendre provocant. La présentation du tableau de Picabia Le Double monde marque le premier acte authentiquement dada exécuté en public à Paris58. Le carton lui-même était une parfaite insulte au goût de l’assistance : simple enchevêtrement de lignes noires peintes au ripolin sur fond clair, elle était recouverte d’inscriptions fantaisistes, « Haut » (en bas), « Bas » (en haut), « Fragile », « À domicile », « M’amenez-y59 », etc., et agrémentée d’une série de cinq énormes lettres rouges disposées de haut en bas : L.H.O.O.Q.60. Quelques secondes suffirent pour permettre aux spectateurs d’assimiler le sens de ce calembour obscène. Ce fut alors un beau tumulte, qui redoubla, lorsqu’une deuxième œuvre fut véhiculée sur la scène. Il s’agissait cette fois d’un « tableau noir », sur lequel se détachaient quelques traits à la craie et des inscriptions hermétiques, dont le titre, Riz au nez. Quand on comprit l’impertinence, des cris vengeurs s’élevèrent ici et là. Mais à cet instant, Breton vint effacer d’un coup d’éponge l’ensemble du tableau61 comme le prévoyait le scénario de Picabia. La musique des Six vint à point adoucir l’ambiance.
40La deuxième partie du programme était consacrée à la jeune génération : on se remit à lire des poèmes, de Radiguet, de Breton, de Soupault, d’Aragon, puis, au moment où les spectateurs commençaient à s’ennuyer ferme, Aragon déclama un poème crépitant de Tzara (« Lépreux du paysage ») et annonça la grande nouvelle : le dadaïsme zurichois en chair et en os allait interpréter une de ses œuvres. Dans le silence stupéfait qui suivit, Tzara s’avança et commença à lire le dernier discours de Léon Daudet à la Chambre. Aussitôt, dans les coulisses, Breton et Aragon se mirent à agiter énergiquement les deux sonnettes qu’il leur avait fallu une heure pour dénicher le matin même. Les spectateurs, même et surtout ceux qui, comme Salmon et Juan Gris, avaient encouragé la manifestation et se sentaient pris dans un sombre traquenard où leur réputation était compromise, réagirent brutalement. Ressentant l’insulte jusque dans leur personne, ils invectivèrent les acteurs et surtout le petit poète à la mèche noire, lequel en avait vu d’autres et poursuivait imperturbablement sa lecture, d’une voix rauque et grasseyante62.
41Devant cette force d’inertie, les vocables orduriers fusèrent mêlés d’interjections patriotiques : « À Zurich ! Au poteau ! » criait Florent Fels, le directeur de la revue Action.
42Il eût fallu s’arrêter là, sur ce splendide feu d’artifice. Mais Aragon n’avait pas l’âme d’un organisateur de spectacles. Et la séance s’acheva en queue de poisson. On reprit la lecture des poèmes devant une assistance de plus en plus clairsemée à mesure que s’avançait l’heure. Les amis filaient à l’anglaise ou avec un sourire gêné, ne sachant que dire.
43Sur un dernier texte d’Albert-Birot, lu par Aragon devant les bancs vides, le rideau tomba. Les organisateurs se retrouvèrent dans la nuit orageuse, las, avec à la bouche ce goût de cendres qui, plus que les provocations tonitruantes, était bien la marque indélébile de Dada.
44C’est de cette atmosphère raréfiée de complicité, de ce sentiment d’avoir commis collectivement un acte répréhensible, d’être engagés ensemble dans une aventure redoutable que devait naître, comme à Zurich, l’espèce de pacte liant le groupe dadaïste parisien. C’était comme si la séance du Palais des Fêtes avait tissé un lien sentimental ténu et infiniment robuste entre ces quelques hommes qui, les nerfs mis à vif par la brusque chute de tension que connaissent tous les acteurs à l’issue d’une générale, se disputaient maintenant pour des vétilles à la sortie du lieu de leur exploit. On a trop souvent décrit la façade triomphale de ces manifestations, présentées comme l’aboutissement des efforts conscients d’une association monolithique d’écrivains et d’artistes ayant nom dada, pour qu’on n’évoque pas ici l’envers du décor, les rentrées au petit matin de Breton ou d’Éluard, jeunes gens encore vibrants d’un romantisme latent, se demandant si le jeu en valait bien la chandelle et où finirait l’aventure. Seuls peut-être « Tzara, Picabia et Ribemont-Dessaignes (au demeurant les seuls vrais “dadas”)63 » avaient-ils suffisamment de maturité, de force de caractère, et peut-être de sécheresse de cœur (née des tribulations et de la routine pour Tzara, de l’âge pour les deux autres)64 pour affronter sans vergogne ni quelque alarme un public qu’ils méprisaient souverainement. Peut-être aussi leur volonté révolutionnaire était-elle mieux affermie, et plus sincère leur désir de destruction totale des règles et des normes héritées du passé ? En tout cas, et Breton l’a bien senti, c’est sur l’opportunité de ces éprouvantes manifestations publiques qu’allait s’effectuer le clivage entre « dadaïstes » et « surréalistes65 ».
45Dès le lendemain du premier (et unique) « Vendredi de Littérature », les dadaïstes (nous pouvons désormais leur conférer ce titre) se trouvèrent désemparés, indécis. Malgré l’événement de la veille, et comme s’ils ne pouvaient trouver leur salut que dans la « mise en commun » de leur expérience et de leur existence même, ils passèrent toute la journée ensemble à errer dans Paris66.
46Quelles que fussent d’ailleurs leurs intentions, il n’était plus temps de s’interroger. La machine dada était lancée et nul ne pouvait l’arrêter. Il fallait fuir en avant, dans l’offensive.
47On prit l’habitude de se réunir chez Picabia où Tzara s’incrustait. Fort du tour de main qu’il s’était acquis à Zurich, ce dernier avait d’ailleurs pris avec son hôte la direction des opérations. À lire le programme des six mois qui allaient suivre, on comprend la manière d’ivresse ressentie par les participants. Tzara, lui, était parfaitement à son aise, débordant d’enthousiasme, et plus heureux qu’il ne l’avait jamais été à Zurich. Il n’avait pas perdu de temps, dès son arrivée à Paris, pour reprendre ses activités de « leader » du mouvement dadaïste qui, peu à peu, s’internationalisait67. En quelques jours (entre le 18 janvier et le 5 février), il réalisa un nouveau numéro de Dada, le sixième, intitulé Bulletin dada.
48Tout autant que l’aisance avec laquelle Tzara s’était adapté à son nouveau rôle et à son nouveau milieu, il convient d’admirer la manière dont s’effectua la jonction entre tant d’éléments disparates. La période de mise en route du mouvement parisien fut en effet très courte, et d’emblée Breton, Aragon et Éluard d’une part, Picabia et Ribemont-Dessaignes de l’autre, imaginèrent leur rôle dans cette commedia dell’arte inspirée par Tzara. On n’observa ni ces balbutiements ni cette lente progression qui d’ordinaire marquent les débuts d’une école littéraire. Dès la première manifestation (celle du Grand Palais), dès le Bulletin dada, apparaissent en pleine lumière les traits caractéristiques et les idées forces essentielles de Dada68. Il n’est que de rapprocher le programme (et la réalisation) de la matinée des Indépendants de celle du « Vendredi de Littérature » pour évaluer les « progrès » accomplis en l’espace de quelques jours ; ou encore de comparer le numéro 11 de Littérature (janvier 1920) à Bulletin dada (début février). Alors que la revue de Breton continuait sur sa lancée (on ne « reconvertit » pas aisément une revue littéraire), la feuille de Tzara reprenait le style de 391, en l’améliorant dans le ton, les thèmes et la mise en page.
49Quel contraste en effet entre les prétentions intellectuelles, le mode compassé, onctueux et papelard des journaux littéraires à la mode et la désinvolture souveraine d’un Picabia ! Bulletin dada ne contenait pas d’articles, mais une infinité de ces sentences, invectives, contrepèteries (spécialité de Duchamp) ou notations tout bonnement absurdes qui constituent peut-être la meilleure et la plus originale production du dadaïsme.
50Picabia, toujours égal à lui-même, avait donné pour Bulletin dada quelques courts versets hermétiques69 et non quelquefois dénués de beauté : « L’arc-en-ciel pousse les gens à toutes les comédies, tu me sembles bien fier, Picabia, ta peau devient suspecte, où flotte un lion », ou encore « Je n’ai jamais pu que mettre de l’eau dans mon eau ». Dermée emboîtait le pas : « Les chefs-d’œuvre ressemblent aux perruques : pas un cheveu ne dépasse », et Ribemont-Dessaignes : «Il est difficile de s’évader d’une prison qui n’a pas de murs. » Singeant Picabia qui se glorifiait du titre de Loustic, Tzara signait « Sinistre farceur » des textes incohérents : « Nous cherchons des amis et d’autres choses si reprochées aux vocations grammaticales des équilibristes en flacons. » De Picabia aussi sans doute, des fausses nouvelles : « Philippe Soupault vient de se suicider à Genève » ; ou des plaisanteries pour initiés (marque distinctive de 391 dès les débuts) faussement attribuées à des amis (ici, Arthur Cravan) : « Ribemont-Dessaignes vient d’être carencé par Louis Gros Sel70 ou Gros Con comme Mayer voudra » ; ou encore des pastiches de réclames attrape-nigauds : « Mme H.-L. nous écrit : “Voilà quinze jours que je prends 391 et je remarque déjà avec satisfaction un résultat vraiment surprenant : ma poitrine tombée à la suite de maladie est redevenue ce qu’elle était avant”. »
51Tous ces textes rendaient un son peu compatible avec celui des écrits, même les plus récents, des animateurs de Littérature. Et bien que leurs envois soient intimement mêlés, dans la typographie, à ceux des autres dadaïstes, et qu’ils eussent fait un louable effort pour se mettre au diapason, cette astreinte précisément était sensible, comme l’emploi trop systématique d’une technique empruntée, artificielle et non assimilée. Breton avait donné, outre quelques phrases extraites des Champs magnétiques, des sentences ambiguës telles que : « Nous adhérons à une sorte de Touring-Club sentimental71 » ou : « Les accidents de travail, nul ne me contredira, sont plus beaux que les mariages de raison. » Tout aussi sibylline était l’unique contribution d’Aragon : « En matière de sentiment, il n’y a pas là de quoi rire, nous nous servons des petits bâtons à manger le riz. » Éluard, quant à lui, était resté résolument Éluard avec un poème assez inattendu dans ce contexte :
L’orphelin
Le sein qui le nourrit enveloppé de noir
ne le lavera pas
Sale
Comme une forêt de nuit d’hiver
Mort
Les belles dents, mais les beaux yeux immobiles
Fixes
Quelle mouche de sa vie
Est la mère des mouches de sa mort.
52Mais c’est sur le plan de la présentation matérielle que Dada 6 se distinguait le plus nettement de toutes les entreprises contemporaines du même genre. Littérature, nous l’avons vu, ressemblait dans sa mise en pages à la plupart des revues sérieuses de l’époque, du Mercure de France à la N.R.F., qui toutes professaient le même respect pour la chose imprimée, surtout quand cette chose était de la « littérature ». L’aspect extérieur comptait pour peu, la valeur du texte étant tout intrinsèque, et l’on eût jugé malséant d’attirer l’attention du lecteur, par des procédés dégradants, sur autre chose que ce texte lui-même72.
53L’exemple de Mallarmé et des futuristes n’avait été suivi qu’avec une prudence extrême, et c’est sans conteste à Dada que devait revenir la tâche et le mérite de libérer la page imprimée. L’imposition de Bulletin dada, s’inspirant naturellement des numéros zurichois et de 391, symbolisait d’une manière éclatante le mépris de Tzara et de ses collaborateurs pour les règles typographiques érigées en dogmes intangibles par les professionnels, et pour le prestige extravagant dont jouissaient alors, avant la radio et la télévision, le livre et le journal73.
54Cependant, si les feuilles de Dada nous semblent aujourd’hui assez anodines et même agréables à l’œil, Dada n’y est pour rien. L’intention de Tzara et de Picabia n’était point d’inventer une nouvelle esthétique typographique, ni même de détruire, par une série de gestes incohérents et délibérés, l’édifice existant : le hasard et le hasard seul, ce grand maître de Dada, devait présider à la confection des numéros, sans qu’on pût lui opposer aucun argument d’ordre artistique. D’où ces rencontres fortuites de polices réputées incompatibles, ces contrastes saisissants de caractères (un corps 6 jouxtant une lettre d’affiche), ces éléments typographiques de rebut74, ces surimpositions arbitraires de couleurs et de formes, ces «habillages » cocasses de dessins mécaniques, ces inscriptions désordonnées rajoutées sur les formes, au gré des trous, de la bonne volonté des protes et de l’inspiration du moment, ces blancs enfin qui confèrent à ce tout hétéroclite une unité formelle, une extrême légèreté, une indéniable beauté plastique qui appartiennent en propre à l’imprimé dadaïste.
55Ces « excentricités » provoquèrent dans la presse des campagnes enflammées.
Çà [Dada] vous inonde d’énormes fascicules sur papier de luxe, où sont imprimés avec soin des graphiques sans significations et des mots sans l’ombre d’une suite… et l’on parle pendant ce temps de la crise du papier ! Et la Fédération des Artistes mobilisés se débat pour créer une coopérative d’édition […]75.
Notes de bas de page
1 Voir supra, p. 94 et infra, app., pièce n° 107.
2 Cette lettre d’excuse semble perdue.
3 Voir lettre par laquelle Breton annonce sa visite, infra, app., pièce n° 110.
4 Ces lunettes, que portera Breton pendant son « époque dada », « parce que les nez ont été faits pour porter des lunettes », comportaient de simples carreaux de vitre.
5 C’était hier : Dada, bibl. 250, p. 134.
6 Francis Lorenzo fut déclaré le lendemain 5 février à la mairie du xvie arrondissement par Georges de Zayas.
7 Mademoiselle Gorrel, celle-là même qui avait mis au monde, le 15 septembre précédent, le quatrième enfant (légitime) de Picabia et de Gabrielle Buffet, Vicente. Germaine Everling, alors enceinte de Lorenzo, avait été témoin lors de la déclaration de Vicente à la mairie.
8 Voir infra, app., pièce n° 112.
9 Voir supra, p. 10.
10 TZR.C.1847.
11 Voir supra, p. 79.
12 Nous produisons en appendice (nos 222 et 225) les documents inédits établissant l’existence de cette jonction longtemps insoupçonnée et détaillée dans le tome 8 de Crisis and the Arts, Dada New York, bibl. 264a, p. 204-225. Voir aussi le dossier de 391, bibl. 537, app.
13 Pierre Albert-Birot envoie son recueil Trente et un poèmes de poche paru au printemps 1917. Tzara s’en souviendra-t-il l’année suivante au moment de nommer ses Vingt-cinq poèmes ? Réciproquement, au reçu de Dada, le directeur de SIC remercie et prend note : « Dada me semble vraiment du bon grain, votre broyage de la substance verbale me semble devoir se résoudre en poésie pure. Je pense à cela depuis longtemps moi-même. J’en publierai peut-être un essai dans le SIC de septembre » (lettre à Tzara, 2 août 1917, TZR.C.11).
14 « Parce que 1) Je dois donner une grande partie de mon temps pour satisfaire aux exigences de la vie matérielle. 2) Le temps qui me reste, c’est-à-dire mes soirées, est absolument insuffisant pour me permettre de travailler pour moi et de m’occuper de la partie administrative de mon journal [...] » (lettre à Tzara, 2 janvier 1918, TZR.C.14).
15 Voir les pièces de ce dossier, infra, app., pièces nos 172 à 175.
16 Anc. coll. Tzara. La position de Breton fut toutefois en retrait sur celle de ses collaborateurs, ainsi qu’en témoigne sa lettre à Tzara du 12 juin 1919 (voir infra, app., pièce n° 8).
17 Voir le brouillon d’une lettre à ce dernier, infra, app., pièce n° 223.
18 TZR.C.3810.
19 Mais Tzara ne partageait pas ces préventions : « Sa collaboration à Dada me serait très agréable, car c’est vraiment un grand poète », écrit-il à Picabia le 23 novembre 1918. Un mystère plane d’ailleurs sur les rapports Jacob-Tzara pendant la guerre. On peut lire en effet dans la même lettre : « Êtes-vous en bonnes relations avec Max Jacob ? Moi je l’étais, il y a deux années, lorsqu’il cessa subitement de répondre à mes lettres – sans que je sache la cause. » Son baptême l’incita-t-il à rompre avec Dada ? Il continua pourtant à collaborer aux revues de Picabia. Voir les lettres de Max Jacob à Tzara, app., nos 198 et 200. L’une d’elles (26 février 1916) donne peut-être la clef du titre du premier recueil de poèmes de Tzara (La Première aventure céleste de Monsieur Antipyrine, Zurich, juillet 1916) : « C’est le siège de Jérusalem, aventures célestes de Matorel… »
20 Lettre du 9 février 1919, anc. coll. Tzara.
21 « Miel de Narbonne », « Bonne d’enfants », « Enfants de troupe ». Reproduit dans Fantasio du 1er décembre 1919.
22 15 mai 1919, bibl. 682.
23 « Carte blanche », in Le Siècle, Paris, 8 avril 1919.
24 Lettre s.d. [Noël 1919], TZR.C.939.
25 Lettre du 23 février 1919, TZR.C.3813.
26 Certains devaient paraître dans Dada, par exemple À plusieurs voix (poèmes scéniques) dont le manuscrit figure à la B.L.J.D. dans un dossier de documents [apparemment inédits ?]. On y trouve un curieux poème « CMFH », que Radiguet commente ainsi : « J’ai voulu inventer une syllabe caractérisant mon poème, le résumant en quelque sorte. Il est bien entendu que cette syllabe n’est pas une onomatopée [...] » (lettre à Tzara du 3 février 1919, TZR.7362).
27 « Je me souviens du jour où je reçus de Zurich les deux premiers numéros de Dada ; ils me firent franchement horreur ; je les rangeai dans un tiroir, décidée à ne pas les montrer (vous le voyez, j’étais « réac » comme dirait notre ami Saillet). À quelque temps de là, Jean Paulhan, qui s’apprêtait à publier Le Guerrier appliqué, vint me voir et me demanda si je n’avais pas reçu Dada, il voulait l’acheter. Je veux bien vous le prêter à vous, répondis-je, mais à condition que vous n’en coupiez pas les pages. Je veux pouvoir le retourner, dès qu’on m’en adressera la facture » (Rue de l’Odéon, bibl. 424, p. 59-60).
28 Janco, passionné d’architecture, comptait s’établir à Nancy. Ses idées d’alors en la matière étaient très « positives » et fort éloignées de Dada. Elles parurent étranges à Breton comme à Picabia.
29 Dada 3, p. 2.
30 Ibid., p. 3.
31 Nous verrons plus loin (infra, p. 237) ce qu’il faut penser des allégations de certains historiens selon lesquelles ce manifeste aurait été inspiré ou même rédigé par Walter Serner.
32 Cette méconnaissance d’un texte essentiel fut sans doute due à l’époque en partie à la rareté de Dada 3 et de l’édition originale des Sept manifestes dada (bibl. 633). Elle se comprend moins bien aujourd’hui, alors que de nombreuses rééditions et traductions l’ont mis dans le domaine public.
33 Dada 3, p. 4.
34 B.L.J.D. 1032-2, A.III.15, décembre 1922, cité par Roger Garaudy, L’Itinéraire d’Aragon, bibl. 271, p. 82.
35 Cité par Henry-Jacques Dupuy dans Philippe Soupault, bibl. 228, p. 35.
36 Voir supra, p. 64-65.
37 Lettre du 22 janvier 1919, voir infra, app., pièce n° 1.
38 « Une cime, incontestablement la plus haute et la plus rayonnante que j’aie atteinte en rêve – hélas à intervalles de plus en plus longs – se dégage de la brusque révélation que Jacques Vaché n’est pas mort, bien que tout ait autorisé à le croire » (« Trente ans après », in Lettres de guerre, bibl. 644, II [p. 31]).
39 Une photographie de Tzara où celui-ci portait des gants de cuir avait créé l’illusion qu’il pouvait exister entre les deux hommes une ressemblance physique (repr. in Dada Painters and Poets, bibl. 426, p. 98).
40 Entretiens, bibl. 106, p. 53.
41 La date de l’arrivée de Tzara n’a jusqu’ici jamais été établie avec précision. La fin de 1919, que donnent certains auteurs, est à exclure : le 4 janvier en effet, date de leur rencontre, Breton et Picabia n’avaient point encore vu Tzara. En outre, dans une lettre à Picabia datée du 9 janvier 1920, Breton demande à son correspondant : « Si Tristan Tzara arrivait, voudriez-vous m’avertir le jour même. »
D’autre part Germaine Everling déclare que l’événement suivit de très près la naissance de son fils Lorenzo (4 janvier), et Tzara lui-même avait annoncé à Picabia son arrivée pour le 7 janvier (lettre du 30 décembre 1919). Enfin, on sait que Tzara parut sur scène lors du premier « Vendredi de Littérature » (23 janvier) : or Aragon déclare que Tzara était à Paris depuis à peine cinq jours quand eut lieu la manifestation. On peut donc en déduire que le dadaïste zurichois débarqua dans la capitale autour du 18 janvier 1920. Mais la pièce capitale à verser à ce dossier est sans doute la carte d’identité délivrée à Tzara par la Préfecture de Police de Paris le 1er juillet 1920 sous le n° 175747 et qui porte la mention : Entré « pour la première fois le 17 janvier 1920 ». C’est donc cette dernière date que nous retiendrons.
42 Germaine Everling a raconté de façon très amusante cet incident et les péripéties de l’installation de Dada à Paris dans C’était hier : Dada, bibl. 250, p. 137.
43 Ibid., p. 137.
44 Ibid.
45 Avant de quitter Zurich tout au début de l’année 1919, Francis Picabia avait invité Tzara à le rejoindre à Paris, quand il en aurait le loisir et l’envie, et lui avait laissé son adresse ou plutôt celle de Germaine Everling pour le jour où il se déciderait. Ce jour n’avait pas tardé à poindre. Tzara, en effet, se sentait assez désemparé depuis que, la guerre finie, Zurich était redevenue une cité comme les autres, où Dada n’était plus à même de faire recette de l’enthousiasme des foules. Il éprouvait les plus grandes difficultés à faire passer la frontière à ses publications : « Il y a juste un mois que j’ai envoyé à Figuière cinquante Dada 4-5, mais qui me furent retournés par la poste française parce que je n’ai pas ajouté à l’envoi une permission d’importation […]. Je vous avais envoyé dix exemplaires qui n’ont pas passé les frontières » (T. Tzara, lettre à F. Picabia, 25 [août] 1919, app., n° 80 et supra, p. 96). Il se voyait réduit à une lente asphyxie intellectuelle. Après avoir longtemps tergiversé – on l’attendit à Paris à plusieurs reprises au cours de 1919 – il s’ouvrit donc à Picabia, vers la mi-novembre 1919, de son dessein d’entreprendre un court voyage en Italie et dans les Balkans, puis de se rendre à Paris un mois plus tard.
46 Un texte dactylographié non identifié retrouvé dans l’ancienne collection Tzara se rapporte vraisemblablement à cet épisode : « […] La porte de la chambre voisine s’ouvrit et donna passage à un petit homme brun qui fit trois pas précipités, puis s’arrêta, et nous comprîmes qu’il était myope. C’était Tzara que je venais voir, mais, ne l’ayant jamais imaginé de ce format, un jeune Japonais à binocles, j’eus une petite hésitation, lui aussi […]. Les coudes collés au corps, les mains très fines à demi ouvertes au bout des avant-bras horizontaux, il a un peu l’air d’un oiseau de nuit effrayé par le jour avec sa mèche noire qui lui retombe dans les yeux. On pense tout de suite qu’il est très joli, mais au bout de deux minutes de conversation, le rire éclate, secouant au bout de la raie un panache de trois cheveux fendant le visage, le défigurant. Qu’il est laid ! Une certaine stupeur qui succède au rire ramène cette finesse orientale du visage pâle comme d’un mort dont toute la flamme s’est retirée dans le regard très noir et très beau. »
47 Aragon, B.L.J.D. 7206-18, B.IV.3. Cité par Garaudy, L’Itinéraire d’Aragon, bibl. 271, p. 80-81.
48 Pourquoi cette salle populaire, assez excentrique (au 199 de la rue Saint-Denis, angle rue aux Ours) et apparemment peu propice à ce genre de manifestation ? D’abord précisément pour afficher leur mépris envers les amphithéâtres de la rive gauche et des « beaux quartiers », traditionnellement voués aux récitals poétiques ; sans doute aussi plus prosaïquement en raison de la modicité du loyer ; enfin, de la part d’Aragon et de Breton, par abandon à un certain attachement sentimental : le « Palais » était en fait une salle des fêtes abritant un café, des appareils à sous en vogue à l’époque (dont un nègre, le fameux dynamomètre qui avait failli donner son nom à Littérature) et deux salles de cinéma superposées où, pendant la guerre, Aragon, interne de garde dans le quartier, venait se rassasier de films à épisodes, Fantomas, Les Vampires, ou les « serials » de Charlie Chaplin (voir Aragon, critique de Cinéma et Cie et Louis Delluc, dans Littérature, n° 4, juin 1919, p. 15). Breton, lui aussi, y était venu prendre des « bains de foule », au contact de ce public coloré, grossier et volontiers chahuteur.
Pour leur manifestation, ils louèrent une petite salle de bal munie d’une scène rudimentaire, placée entre les deux salles de cinéma et point de convergence de leurs orchestres concurrents !
49 André Salmon, Souvenirs sans fin, bibl. 533, p. 54.
50 Tel fut du moins le prétexte officiel de cette abstention : en fait les relations entre Reverdy et Breton semblent s’être refroidies à mesure que se resserraient les liens entre Tzara et Breton. Dès le 29 juillet 1919, ce dernier pouvait constater : «L’étroitesse des idées de Reverdy a fini par entamer l’affection que je lui portais, c’est ce que je regrette le plus » et le 5 septembre : « Je ne vois plus jamais Reverdy jaloux (croyez-vous !) de mon affection pour vous, de la place que vous tenez dans la pensée de Soupault et dans la mienne » (voir infra, app., nos 9 et 10). Une lettre inédite de Reverdy à Breton, s.d., mais contemporaine, atteste le durcissement de l’auteur du Voleur de Talan (infra, pièce n° 218).
51 L’une était d’ordre technique et commercial : Tzara, dont le nom avait été « gonflé » dans Littérature, excitait suffisamment la curiosité des milieux d’avant-garde pour que les organisateurs aient l’assurance de remplir honorablement la salle. Considération terre à terre, mais impérative (voir André Breton, Entretiens, bibl. 106, p. 65). Une autre était la réserve de Tzara lui-même qui avait conscience de son accent : il n’accepta de monter en scène qu’à certaines conditions : on ne préviendrait pas le public ; il ne lirait qu’un fragment de journal ; et des sonnettes empêcheraient qu’on entendît ce qu’il dirait. Au demeurant les craintes de Tzara étaient fondées, tout accent étranger passant pour germanique et les passions exacerbées par la guerre étant loin d’être éteintes. On le lui fit bien voir lorsqu’il s’avisa de lire un manifeste à haute sinon intelligible voix lors de la démonstration de la Maison de l’Œuvre (voir infra, p. 140) sous les cris : « À Berlin, à Zurich. »
52 Ce dernier, pris au dernier moment d’un fort enrouement, dut déclarer forfait.
53 André Salmon a relaté en détail sa participation à cette soirée dans ses Souvenirs sans fin, bibl. 533, p. 53-57.
54 L’un d’eux, Jacques-Émile Blanche avait été le premier à écrire sur les dadaïstes zurichois et allait avoir maintes fois maille à partir avec Dada ; il eut une crise cardiaque dans la rue en se rendant à la représentation. « Dada vient de marquer du doigt sa première victime », aurait observé Aragon.
55 Le programme qui comportait un texte d’Apollinaire (Avant le cinéma) était ainsi libellé : « i. André Salmon parlera de la Crise du change ; ii. Poèmes de MM. Max Jacob, André Salmon, Pierre Reverdy, Blaise Cendrars, Maurice Raynal, lus par MM. Pierre Bertin, Marcel Herrand, Jean Cocteau et Pierre Drieu La Rochelle ; iii. Présentation d’œuvres de Juan Gris, G. Ribemont-Dessaignes, Georges De Chirico, Fernand Léger, Francis Picabia (peinture), Jacques Lipschitz (sculpture) ; iv. Poèmes de MM. Francis Picabia, Louis Aragon, Tristan Tzara, André Breton, Jean Cocteau lus par MM. Pierre Bertin, Marcel Herrand, Théodore Fraenkel, Louis Aragon, Tristan Tzara, André Breton et Pierre Drieu La Rochelle ; v. Musique – Œuvres de MM. Erik Satie, Georges Auric, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Henri Cliquet. Au piano, Mlle Marcelle Meyer et les auteurs ; vi. Poèmes de MM. Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Pierre Drieu La Rochelle, Paul Dermée, Pierre Albert-Birot, lus par MM. Pierre Bertin, Marcel Herrand, Louis Aragon, André Breton, Jean Cocteau, Pierre Drieu La Rochelle et Théodore Fraenkel. (Piano Gaveau). » Voir bibl. 777 ; A.I.1 (3), p. 60 et A.I.1 (3), p. 61 ; et un exemplaire du prospectus annonçant la matinée (bibl. 778), in A.I.1 (3), p. 58.
56 N’oublions pas cependant qu’on ne pouvait guère lui en tenir rigueur : la teneur des numéros de Littérature publiés en 1919 invitait la comparaison, au demeurant flatteuse.
57 « J’avais 40 de fièvre hier soir, ce qui est ridicule. » Lettre à Picabia, samedi 24 janvier 1920. Voir infra, app., pièce n° 115.
58 Les démêlés de Picabia et de Ribemont-Dessaignes avec les organisateurs du Salon d’automne, tout inspirés qu’ils étaient de l’esprit dada, n’étaient pas endossés « officiellement » par le mouvement.
59 Tel devait être aussi le titre d’une revue dadaïste annoncée comme devant paraître incessamment, sous la direction de Paul Dermée, dans divers périodiques d’avant-garde et dont il ne subsiste aucune trace (voir bibl. 707). Selon Robert Lebel (bibl. 365, p. 45) l’expression aurait été empruntée à Duchamp, mais aucun document d’époque ne vient étayer cette thèse.
60 Ce « jeu de lettres », pratiqué depuis des temps immémoriaux, apparaît ici pour la première fois publiquement. On le retrouve au bas de La Joconde à moustaches de Duchamp reproduite (dans une reconstitution approximative de Picabia) dans 391 (n° 12, mars 1920, p. 1 ; voir 391, bibl. 537). Comme pour M’amenez-y (voir supra, note 59), Lebel revendique pour Duchamp la paternité de l’expression, mais sans apporter de preuve irréfutable. L’éventualité d’un emprunt n’est évidemment pas à écarter. Mais en fait Duchamp habitant chez Picabia en 1919 et les œuvres (La Joconde et Le Double monde) étant rigoureusement contemporaines, il est difficile de préciser dans quel sens s’exerça l’influence. On sait (voir supra, Préambule, p. 15-16) que la question s’était déjà posée quant à l’origine des premières œuvres mécanomorphes en 1913. Il se peut même que les deux tableaux aient été exécutés simultanément à partir d’un même titre (concours du type « Prix de Rome »). Il reste que la première exposition publique du Ready-made original de Duchamp date de 1930 (exp. « La peinture au défi », Paris).
61 On aura remarqué que l’auteur lui-même, Picabia, ne paya pas de sa personne. Il ne viendra pas non plus au « Club du faubourg » ni au théâtre de l’Œuvre, bien que son nom figurât au programme. « D’ailleurs il ne participait jamais physiquement à une manifestation. Son état nerveux, dont il savait jouer à merveille suivant les circonstances, ne convenait pas à son exhibition sur les planches, c’est-à-dire que s’il avait le courage d’écrire et de signer les déclarations les plus audacieuses (même contre ses amis), il n’avait aucun courage physique : ceci n’a d’ailleurs pas de sens péjoratif. Trop de héros et de matamores sont moralement des lâches, pour que l’héroïsme corporel soit particulièrement honorable. Mais j’ajouterai évidemment que quelquefois l’héroïsme par procuration n’est pas non plus un signe de bravoure ! » (Georges Ribemont-Dessaignes, Déjà jadis, bibl. 494, p. 71). Ce jugement sévère porté sur Picabia par son plus proche collaborateur nous a été confirmé par plusieurs témoins oculaires, dont André Breton (entretien du 18 mai 1964). C’est ainsi que ce dernier se vit à maintes reprises contraint de reprendre au pied levé le rôle assigné à Picabia : voir par exemple la photographie connue représentant Breton porteur d’une pancarte insultante signée de Picabia et primitivement destinée à celui-ci (repr. in Dada Painters and Poets, bibl. 426, p. 198). Voir enfin la remarque de Tzara dans ses « Memoirs of Dadaism » : « Je me rappelle avec tendresse que Picabia, qui devait participer à la manifestation du Grand Palais, disparut dès le début et resta introuvable pendant cinq heures » (trad., bibl. 667, p. 305).
62 Tzara a lui-même donné une intéressante précision : « On tenta de donner à ce sketch une interprétation futuriste, mais tout ce que je voulais exprimer c’était que ma seule présence sur la scène, la vue de mon visage et mes mouvements devaient suffire à satisfaire la curiosité du public et que tout ce que j’aurais pu dire n’avait aucune importance » (« Memoirs of Dadaism », trad., in Edmund Wilson, Axel’s Castle, bibl. 667, p. 304).
63 André Breton, Entretiens, bibl. 106, p. 65.
64 Rappelons que Picabia avait dix-sept ans de plus que Breton.
65 Voir André Breton, Entretiens, bibl. 106, p. 57-58. Qu’on compare ces notes désabusées avec l’impression qu’ont laissé à Ribemont-Dessaignes les débuts parisiens de Dada : « […] les détails s’estompent, et je ne revois qu’une sorte d’ivresse collective, celle de se lancer dans on ne savait trop quelle aventure chargée d’un sens qu’on devinait plus qu’on ne l’analysait, et qui se dissimulait même à nos yeux sous des apparences de faits légers » (Déjà jadis, bibl. 494, p. 65).
66 Seuls Picabia et Ribemont-Dessaignes étaient absents. Absence significative, et remarquée : voir la lettre de Breton à Picabia, du samedi 24 janvier (infra, app., pièce n° 115).
67 Bulletin dada consacre ce caractère international du mouvement. Tzara, après avoir rappelé que « Tout le monde est directeur du mouvement Dada », donne la liste alphabétique de quelque quatre-vingts « présidents et présidentes » comprenant les noms de presque tous les dadaïstes connus en Allemagne, en France, en Suisse, en Belgique et aux États-Unis. On peut donc avancer avec raison que c’est à partir de janvier 1920 que, les rapports ayant été explicitement établis entre les diverses branches nationales, Dada atteignit sa plénitude.
68 À savoir : anarchie généralisée : « Les vrais dadas sont contre Dada ». « Tout le monde est directeur du mouvement Dada » ; doute systématique : « a priori, c’est-à-dire les yeux fermés, dada place avant l’action, et au-dessus de tout : le doute. Dada doute de tout. Dada est tatou. Tout est dada. Méfiez-vous de dada (voir la phrase attribuée à Descartes placardée au travers de la première page de Dada 3, Zurich 1918 : « Je ne veux même pas savoir s’il y a eu des hommes avant moi ») ; négation de la raison et de l’intelligence cérébrale : « Vous ne comprenez pas, n’est-ce pas, ce que nous faisons. Eh bien, chers amis, nous le comprenons encore moins. Quel bonheur, hein, vous avez raison. J’aimerais coucher encore une fois avec le pape, vous ne comprenez pas ? Moi non plus comme c’est triste » ; autoglorification de Dada, rupture avec le passé : « Vive les concubines et les concubistes », etc.
69 Du type de ceux qui entrent dans la composition de Jésus-Christ rastaquouère (bibl. 464).
70 Il s’agit évidemment de Louis Vauxcelles et de ses démêlés avec Picabia et Ribemont-Dessaignes lors du Salon d’automne 1919. Voir supra, p. 98-99.
71 Extrait de Corset mystère.
72 D’autres facteurs entraient en jeu, comme le prix de revient élevé des manipulations typographiques. Mais les revues dada n’étaient pas plus riches que leurs consœurs. Du reste, on peut voir, par l’exemple de journaux à grand tirage comme Le Monde d’aujourd’hui, que l’austérité dans la présentation n’est pas l’apanage exclusif des publications attardées.
73 Les pages de Dada, comme celles de 391 de Paris, s’inspirent pour la présentation et le format des nombreux grands quotidiens de l’époque. Pour tout ce qui concerne la revue Dada elle-même, on se reportera à l’apparat critique exhaustif de Dominique Baudouin in bibl. 537a.
74 Tzara adjoindra à sa signature la « main indicatrice » si fort à la mode dans les imprimeries du début du siècle (voir Aragon, Entretiens avec Francis Crémieux, bibl. 30, p. 30).
75 M. B., in L’Action française, 14 février 1920, « Le dadaïsme n’est qu’une farce inconsistante », A.I.1 [5], p. 40.
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