Chapitre II. Unité et discontinuité, les critères de définition du cycle romanesque
p. 57-138
Texte intégral
1Le cycle romanesque constitue une réponse à des enjeux commerciaux, dans la lignée de l’apparition de la « littérature industrielle » sur support journalistique, et en parallèle aujourd’hui avec des expériences équivalentes dans d’autres médias. Cette réponse, en concurrence principalement avec celle que propose la série, consiste à privilégier plutôt l’ensemble sur ses parties, en instaurant entre celles-ci une évolution chronologique, et donc une continuité. Le cycle peut ainsi se définir comme l’ensemble romanesque qui cherche à atteindre l’équilibre le plus efficace entre une indépendance relative des volumes et une totalisation par transcendance de l’ensemble, comme une structure ouverte dont les épisodes dessinent une intrigue globale plus ou moins cohésive (de la vie d’un individu à l’histoire de l’humanité dans les millénaires futurs, pour prendre simplement les deux cas extrêmes de notre corpus).
2Ce fonctionnement rappelle un jeu de construction : des pièces différentes sont assemblées selon certaines règles en vue de la fabrication d’un tout efficace qui fonctionne par elles et mieux qu’elles. À partir des exemples du corpus, nous allons maintenant en étudier les trois principales caractéristiques : la discontinuité (l’ensemble est formé de volumes qui se succèdent) est compensée par l’unité (la liaison de ces volumes forme un ensemble qui doit être repéré comme tel), cet équilibre produisant une ouverture de la structure (la succession de volumes liés a la propriété de pouvoir se poursuivre à l’infini).
Unité
3Tous nos ensembles romanesques ont en commun d’être constitués de volumes distincts, présentant des intrigues pour une grande part distinctes, mais qui sont pourtant spontanément reconnus par leur public comme en liaison les uns avec les autres (rapport de suite chronologique). On peut appeler « monde » ou « univers fictionnel » l’unité ainsi appréhendée, en reprenant la définition large adoptée par Thomas Pavel dans Univers de la fiction (chaque ensemble de traits constitutifs d’une fiction : personnages et action, lieux et temps). L’ensemble romanesque serait ainsi constitué d’un groupe de textes partageant un monde fictionnel commun1.
4Mais comment ce rapprochement est-il opéré et repéré, par quels signes le monde fictionnel unique est-il reconnu comme tel dans les différents textes qui l’explorent et l’approfondissent ? La question mérite d’être posée, car, si l’unité du cycle peut être reconstituée sans mal lors d’une lecture suivie de ses différents épisodes, sa reconnaissance pose davantage problème quand les volumes sont reçus au fil de leur publication, et donc séparés par des plages de temps plus ou moins longues. Pour exister, l’identité cyclique doit donc sans cesse être réaffirmée contre la discontinuité matérielle et l’ellipse chronologique. Afin de s’opposer à ces facteurs de fragmentation, l’unité doit constamment se désigner comme telle : le paratexte est ainsi destiné à replacer chaque volume dans son ensemble romanesque sans risque de confusion ; de l’intérieur même des volumes, les récurrences qui donnent consistance à l’univers fictionnel, ou encore la multiplication des annonces et rappels qui insistent sur sa continuité chronologique, jouent le même rôle. Cet ensemble de procédés tendant vers un seul but (proclamer une unité fictionnelle sans cesse démentie par la succession des volumes) apparaît comme la conséquence logique de la structure particulière du cycle, de son positionnement instable, entre la discontinuité assumée et exploitée par la série et le strict suivi linéaire du roman long.
Le paratexte, signal d’unité cyclique
5La présentation matérielle du cycle, ses couvertures, son titre, constitue un moyen puissant et efficace d’afficher l’unité cyclique du côté de l’édition, et de repérer cette unité cyclique du côté du public. Selon Gérard Genette, c’est bien là le rôle du para-texte, chargé d’exercer « une action sur le public, au service (…) d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente2 ».
6L’édition paralittéraire a toujours pleinement exploité les possibilités offertes par le paratexte, tout particulièrement pour tous les types d’ensembles romanesques : entre autres exemples, les codes couleur de certaines collections, ou la ressemblance entre les différents titres de feuilletons*, répondent au même objectif, faciliter la reconnaissance de l’ensemble par le lecteur. Dans le cycle, l’importance de cette fonction est mise au service d’une problématique spécifique : le cycle doit en effet affirmer son unité contre l’évidence de sa discontinuité, et pour cela le lecteur doit impérativement percevoir une continuité entre ses volumes. Dans ce but commercial mais également définitoire, il va utiliser toutes les ressources paratextuelles : le ou les titres, mais aussi les premières et quatrièmes de couverture et les notes de bas de page.
7Si le titre remplit toujours le rôle de « lieu d’indices3 » annonçant au lecteur les caractéristiques du texte à venir, pour le cycle, il va s’agir en priorité de faire passer par le titre l’information sur sa double nature, discontinue et unifiée : faire comprendre depuis chaque volume qu’il en existe d’autres, liés, et un ensemble qui les regroupe. Le surtitre4 est sans doute, dans ce cadre, la marque la plus évidente de l’affirmation par le cycle de sa propre unité : il est le titre de l’ensemble romanesque, l’identifiant comme tel, coiffant les titres particuliers de chaque volume, par exemple « La Tour sombre » désignant les différents romans du cycle de Stephen King.
8L’appareil titulaire reflète l’organisation des différents ensembles : la série a tendance à privilégier les titres volumiques se faisant écho (typiquement, le nom du héros récurrent y apparaît de manière systématique), alors que le roman long se caractérise souvent par la pratique de la tomaison, qui supprime le titre volumique (il n’y a plus qu’un titre général accompagné d’un numéro). En ce qui concerne le cycle, le double niveau de titraison, la coexistence du titre d’ensemble et des titres particuliers à chaque volume, correspond à l’équilibre affiché entre unité d’ensemble et relative indépendance des volumes5. La présence du surtitre constitue ainsi pour le lecteur un signe fort identifiant l’ensemble comme cycle.
9Cet indice ne dispense pourtant pas de la recherche d’échos ou de symétries dans les titres volumiques. Pour manifester les liens existant entre les volumes, et des volumes avec l’ensemble, ces titres d’épisodes jouent sur la variation autour d’un même terme, emprunté au surtitre. Ainsi, quel que soit le niveau de titraison consulté d’abord par le lecteur, celui-ci pourra reconnaître son cycle sans risque d’erreur.
10Le plus souvent, cet élément repris au surtitre par les différents titres volumiques est le substantif le plus caractéristique de la thématique d’ensemble : c’est le cas de « Fondation » chez Asimov6 ou d’« Hypérion » chez Dan Simmons. Ce dernier nom propre, repris du surtitre « Les Cantos d’Hypérion », ne réapparaît en fait que dans les titres des deux premiers volumes du cycle, Hypérion et La Chute d’Hypérion (The Fall of Hyperion), pour laisser place ensuite à un autre nom propre à la sonorité proche, « Endymion », pour Endymion et L’Éveil d’Endymion (The Rise of Endymion). Ainsi, la division de cet ensemble en deux fois deux tomes est reflétée par les titres volumiques : le troisième épisode se signale comme recommencement par l’abandon du substantif récurrent, tandis que les second et quatrième entrent en symétrie par l’évocation du mouvement astronomique, descente puis essor. L’unité des deux séries de titres, autour d’Hypérion, autour d’Endymion, est pourtant assurée, puisqu’ils renvoient pareillement aux titres de poèmes de John Keats7.
11Le surtitre constitue donc un bon moyen de rappeler au lecteur la supériorité de l’ensemble sur ses parties. Certains auteurs jugent bon d’accompagner ce signal d’une symétrie dans les titres de volumes, mais en l’absence de surtitre, ce rôle des titres volumiques devient essentiel : ils restent seuls à affirmer l’existence de l’ensemble, et doivent donc afficher les liens qu’ils entretiennent. Dans la construction de ces titres qui ne sont pas coiffés par un surtitre, la répétition systématique d’un terme devient l’unique moyen d’assurer le rapprochement des volumes à ce niveau. Mars la Rouge, Mars la Verte, Mars la Bleue, ou The Bourne Identity, The Bourne Supremacy, The Bourne Ultimatum, illustrent ce modèle : à un élément stable et répété qui est le point d’ancrage de l’unité de l’ensemble, vient s’ajouter un élément de variation chargé de signaler l’évolution et le renouvellement de l’intrigue. Dans les deux cas, le premier terme est un nom propre qui désigne le véritable « héros » du cycle : la planète Mars, décor unique de destins multiples chez Robinson, le personnage récurrent qu’est Bourne dans l’ensemble de Ludlum8. On peut donc assez naturellement y voir un surtitre possible et parler de « la trilogie de Mars » ou de « la trilogie de Bourne ».
12L’absence de surtitre n’apparaît pourtant pas sans conséquences : ainsi, il est impossible pour ces deux exemples de décider de leur identité cyclique sur la seule foi de leurs titres. Le repérage correct, par le lecteur potentiel, de la nature cyclique d’un ensemble doit donc être assuré par d’autres moyens paratextuels que le titre : autrement dit, le cycle doit assurer sa propre « publicité ». Couvertures, quatrièmes de couvertures, listes d’ouvrages et notes de bas de page sont mises au service de cette nécessité : simultanément ou non, souvent de manière redondante, elles affichent l’identité du cycle depuis chacun de ses épisodes.
13La couverture constitue le premier support publicitaire possible pour l’ensemble romanesque. Traditionnellement, sa couleur et sa présentation (sobre ou exubérante) doivent permettre de reconnaître une collection particulière, comme dans les exemples canoniques des « Série Noire » et « Série Blême ». L’illustration qui peut orner la couverture remplit un rôle commercial évident : il s’agit d’attirer l’œil du client potentiel, de lui proposer un résumé visuellement séduisant de ce qu’il va lire. Pour le cycle en particulier, il peut s’agir d’une occasion de manifester son unité par l’adoption d’un code iconique reconnaissable sur chacun de ses volumes (on peut penser aux « chartes graphiques » qui confèrent ces mêmes repères d’identification aux maquettes de journaux ou aux chaînes de télévision).
14Il existe une tradition célèbre de l’illustration de couverture en littérature populaire, mais elle n’est plus très vivace aujourd’hui, et sert davantage à l’identification de la collection qu’à celle de l’ensemble romanesque. Le seul réel contre-exemple à cette perte de puissance du code visuel dans la reconnaissance de l’ensemble nous est fourni par « Les Aventures de Boro » de Franck et Vautrin. Les illustrations des quatre couvertures de ce cycle sont signées Bilal, et le style très reconnaissable de cet artiste contribue fortement à l’identification du cycle comme tel, d’autant plus que le visage et la silhouette du héros sont présents sur chaque image.
15Pour une présentation plus précise du cycle (combien de volumes compte-t-il ? lesquels ? quelle est la place qu’occupe le volume tenu en mains par le lecteur ?), avant même d’ouvrir le livre, il faut se reporter aux informations contenues en quatrième de couverture. C’est l’emplacement qu’occupe le « promotional statement » ou « blurb », chargé de marteler toujours le même message, de rappeller l’appartenance du livre à un ensemble et sa place dans cet ensemble. Si le cycle comporte un surtitre, le blurb peut se contenter de répéter celui-ci en variant seulement les numéros d’épisodes ; c’est ainsi que procèdent les quatrièmes de couverture de l’ensemble de King : « La Tour Sombre, saga fantastique dont voici le premier volet », « dont voici le deuxième volet », « le troisième volet », « Magie et Cristal est le quatrième et dernier volet du cycle de La Tour Sombre ».
16L’information délivrée est souvent plus complète, comprenant également les titres des volumes déjà parus. En l’absence de surtitre, la solution s’impose, comme pour la trilogie martienne (rappel et annonce des volumes précédent et suivant en quatrième de couverture de Mars la Verte9, rappels des deux volumes précédents pour Mars la Bleue10) ; mais « Les Cantos » et « Les Aventures de Boro », malgré leur surtitre, sont également présentés de cette façon. Le message, à vocation publicitaire, ne s’embarrasse pas de subtilité : « Endymion est la suite d’Hypérion […] et La Chute d’Hypérion », « après Hypérion (…), La Chute d’Hypérion puis Endymion, voici enfin venir L’Éveil d’Endymion, quatrième et dernier volet » ; plus synthétiques encore, les quatrièmes de couverture de « Boro » : pour Le Temps des cerises, « La suite de La Dame de Berlin », pour Les Noces de Guernica, un résumé des deux épisodes précédents, pour Mademoiselle Chat, un rappel : « Déjà parus : La Dame de Berlin, Le Temps des cerises, Les Noces de Guernica ». Le lecteur peu familier du cycle ne peut ainsi ignorer où il se situe dans l’ensemble, ni ce que recouvrent précisément les surtitres pluriels « Les Cantos », « Les Aventures ».
17La liste d’ouvrages du même auteur dans la même collection (ou seulement de la même collection11), peut encore apporter cette même information de manière redondante. La fonction de guidage est également assurée par les préfaces. Asimov propose ainsi en ouverture de Prélude à Fondation, dernier volume paru de son vivant, un « guide de la série », où les quatorze volumes du métacycle sont cités dans l’ordre qu’ils occupent dans la chronologie de l’intrigue. Chacun d’eux est numéroté, ses références sont précisées, ainsi que le sous-ensemble auquel il appartient, et sa place dans celui-ci. On a sans doute là la forme ultime que peut prendre le soutien au lecteur dans sa connaissance détaillée de l’identité cyclique : toutes les informations nécessaires sont fournies en préface, sous la forme la plus claire qui se puisse concevoir, celle d’une liste d’ouvrages classés et commentés par l’auteur.
18Tout est fait pour que le public ne puisse ignorer qu’il doit, pour une lecture satisfaisante, se procurer la totalité des épisodes parus. Néanmoins, pour le cas pourtant peu probable où ces différents signaux, situés autour du roman proprement dit (dans les pages qui précédent et suivent, feuillet de couverture compris), auraient tous manqués leur but, certains cycles ont recours à un dernier signal, reçu cette fois au cours même de la lecture : les notes de bas de page.
19Statistiquement rares dans les textes de fiction, elles sont pourtant largement utilisées par le domaine paralittéraire, dans un but publicitaire : ainsi, les « renvois intérieurs (…) qui disent, Voyez tel volume, tel page » et qui se multiplient dans les volumes de Fantômas étaient-ils rédigés par « les employés de la maison Fayard » pour « faire vendre les autres volumes12 ». « Les Aventures de Boro » et la trilogie martienne contiennent de telles notes, remplissant bien sûr le même rôle. Dans le cycle de Kim S. Robinson, elles sont attribuées au traducteur, et effectivement leur présence dans le seul volume central, Mars la Verte13, ne s’explique que par une intervention éditoriale (le second volume constitue l’étape décisive pour un cycle : c’est là que son identité d’ensemble apparaît, et que se joue son avenir, en fonction du succès remporté). Dans les « Aventures de Boro », elles sont aussi inégalement réparties (une dans le second volume, trois dans le quatrième14), mais on peut penser que les auteurs eux-mêmes y ont recours, comme à un moyen supplémentaire de faire référence et de rendre hommage aux traditions du roman populaire, ce qui est leur ambition affichée.
20Quoi qu’il en soit, dans le cadre d’un ensemble cyclique, les notes semblent remplir un double rôle. Ces renvois fonctionnent bien comme des incitations à la lecture des autres volumes, par leur manière de sous-entendre qu’une bonne compréhension du dernier épisode est suspendue à la consommation de ceux qui l’ont précédé. À cet égard, on peut noter leur tendance à la concentration au début du texte : trois notes dans les cinquante premières pages de Mars la Verte, une seule note, quatre pages après l’incipit, dans Le Temps des cerises ; il peut s’agir de disqualifier dès le départ une lecture « incorrecte », celle du second volume dans l’ignorance du premier, en multipliant d’emblée les signaux en direction de ce premier volume. Pourtant, le rôle des notes dans un cycle ne nous semble pas devoir se limiter à cet aspect strictement commercial, ou plutôt, il se trouve que la fonction publicitaire rejoint les exigences identitaires du cycle. Celui-ci, en effet, n’existe que comme continuité, comme cohérence entre différents volumes. L’objectif des renvois serait aussi de mettre à jour cette nécessité absolue non seulement d’établir des liens, mais encore de s’assurer qu’ils sont bien perçus.
21A priori en effet, ces notes n’ont pas de réelle utilité : d’abord elles apparaissent dans des cycles, « Mars » et « Boro », dont la reconnaissance de l’identité se trouve déjà massivement assurée par l’ensemble des autres moyens paratextuels dont nous avons parlé, mais en outre elles viennent couronner des passages de texte qui sont déjà des rappels. Ainsi, la note renvoie au volume précédent alors que le texte lui-même résume celui-ci et apporte déjà toutes les informations nécessaires à la compréhension ! Pourtant, si l’on prend le seul exemple du dernier volume de « Boro », Mademoiselle Chat, cette présence des notes, si redondante, trouve un début d’explication. Les trois notes (« Voir : Les Aventures de Boro, tome 3 : Les Noces de Guernica », « Voir : Les Aventures de Boro, tome 2 : Le temps des cerises », « Voir : Les Aventures de Boro, tome 1 :La Dame de Berlin ») frappent par leur précision (surtitre, numéro et titre du volume), mais surtout par leur répartition : chacune renvoie à un des volumes précédents, il y a trois notes pour trois épisodes. De cette manière, Mademoiselle Chat, quatrième épisode, affirme se construire sur la réutilisation des trois précédents, et cette revendication correspond très exactement aux particularités de construction du cycle. Le lecteur est invité à « voir » ces volumes antérieurs, mais peut-être surtout à voir comme le matériel qu’ils ont installé est ingénieusement mis au service de la progression cyclique et de sa cohérence. L’unité de l’ensemble, qui est sa présence entière dans chacun de ses épisodes, se trouve ainsi parfaitement illustrée.
Le double niveau d’intrigue
22L’intrigue est définie par Paul Ricœur comme un paradigme d’ordre, un principe d’unification du discontinu : un « dynamisme intégrateur qui tire une histoire une et complète d’un divers d’incidents, autrement dit transforme ce divers en une histoire une et complète15 ». L’unité du texte fictionnel est assurée par son intrigue, qui établit essentiellement une totalité temporelle : l’action est une car elle a un début, un milieu et une fin, et c’est ainsi que « la configuration l’emporte sur l’épisode, la concordance sur la discordance16 ». Cette fonction de la mise en intrigue, intégration, unification du divers, décrite par Ricœur au sujet du roman individuel, prend une ampleur et une importance accrue quand on l’applique non plus aux épisodes d’une histoire limitée aux bornes textuelles d’un seul ouvrage, mais, dans un sens légèrement différent du terme, aux « épisodes » d’un ensemble romanesque, regroupés par une intrigue globale.
23La présence simultanée de deux intrigues, l’une limitée à l’épisode (ou intrigue interne) et la seconde garantissant la cohésion de l’ensemble (ou intrigue continue), distingue fortement le cycle des autres ensembles : la série se limite à la multiplication d’intrigues volumiques similaires, tandis que le roman long développe exclusivement une intrigue continue. Ces distinctions selon le critère de la continuité de l’intrigue peuvent néanmoins ne pas avoir la force d’évidence qu’elles prennent dans les classements typologiques. Tiphaine Samoyault définit le rapport des parties au tout dans le cycle comme parfaitement équilibré17, mais ce rapport est en fait susceptible de fortes oscillations. Le cycle se rapproche tantôt de la série, par une plus grande autonomie des partie (on va le voir avec l’exemple du « L.A. Quartet » de James Ellroy), tantôt du roman long par une continuité plus linéaire entre les volumes (c’est l’exemple des « Aventures de Boro » de Franck et Vautrin).
24Cette variété des cycles s’explique par un jeu de dosage entre l’importance relative prise par l’une ou l’autre des deux lignes d’action : les intrigues internes peuvent être subordonnées à l’intrigue continue, c’est-à-dire n’avoir pratiquement pour rôle que de faire avancer celle-ci en en dévoilant les épisodes successifs ; ou bien, au contraire, l’intrigue continue peut apparaître secondaire par rapport à des intrigues internes fortement autosuffisantes, et ne se laisser apercevoir que par recoupement d’allusions : c’est alors la tâche du lecteur attentif que de la reconstituer. La plus ou moins grande coalescence cyclique dépend ainsi largement du choix de l’une ou l’autre option.
25L’intrigue continue devant par définition couvrir toute la chronologie du cycle, il est logique que les cycles dischroniques et les cycles couvrant une chronologie longue se distinguent par une intrigue continue peu fournie : faute de personnages récurrents, et sans doute d’un plan d’ensemble préétabli, cette intrigue, chez Asimov, Le Guin ou Tolkien, se confond strictement avec un pan d’Histoire imaginaire, sans réel repérage d’un début, d’un milieu et d’une fin. La récurrence d’un héros et l’orientation de la temporalité fictionnelle vers un but préétabli sont au contraire les garants d’un suivi plus contraignant de l’intrigue continue : autant le renouvellement des personnages et des générations, qui s’accompagne d’un changement de temps et parfois de lieu, distend la perceptibilité de l’intrigue d’ensemble, autant le héros récurrent implique que le développement de cette intrigue soit limité par la période et l’espace que le personnage peut explorer. Un individu accomplissant une mission, une quête, sur plusieurs volumes qui en présentent à la fois les étapes variées et la fondamentale continuité, tel est a priori le schéma idéal de l’intrigue cyclique, illustré par exemple dans « La Tour Sombre ». Pourtant, à l’inverse, le recours au héros récurrent s’avère potentiellement porteur d’effets pervers pour le soin porté à l’intrigue d’ensemble, puisque sa seule présence, signal d’unité, autorise à la limite à s’en dispenser presque complètement.
26Une intrigue continue lâche peut donc aussi bien indiquer que l’unité, forte, est ailleurs (dans le personnage), que porter seule une unité plus fragile, mais peut-être plus intéressante par les efforts de mise en cohérence qu’elle implique. Les critères génériques jouent également un rôle non négligeable dans cette répartition, selon que les lois du genre déterminent une autonomie plus ou moins grande des intrigues volumiques. C’est pourquoi le cycle de James Ellroy, « L.A. Quartet », présente une bonne illustration de la manière dont ces différents facteurs régissent le développement de la double intrigue. La cohésion de cet ensemble semble lâche à première vue, parfois difficile à repérer, mais pour cette raison, parce qu’elle n’a pas sans cesse besoin d’être affichée et réaffirmée, cette unité apparaît en définitive moins fragile et menacée que beaucoup d’autres.
Différence avec la série : l’exemple d’Ellroy
27Les quatre romans noirs mettent en place, conformément aux codes génériques que nous avons signalés, des intrigues internes, récits d’une enquête, nettement closes par la résolution du mystère et l’arrestation (ou, chez Ellroy, la mort) du ou des coupables. De plus, les personnages principaux d’Ellroy ont une fâcheuse tendance à disparaître eux aussi, à mourir ou à devoir quitter leurs fonctions de manière précipitée en fin de volume et d’enquête18.
28Chaque intrigue est ainsi fortement cloisonnée et distincte des autres (un cycle de romans policiers ne peut qu’illustrer cette autonomie), mais, mêlée à celles-ci, d’abord discrète puis de plus en plus présente, une autre intrigue court, elle, sur les quatre volumes et ne trouve sa résolution que dans le dernier : c’est l’intrigue continue, qui assure la cohésion cyclique. Au-delà des intrigues toujours particulières, renvoyant pour chaque volume à une famille différente, le lien profond qui motive l’intrigue d’ensemble est assuré par le personnage maléfique de Dudley Smith. La tétralogie, comme ensemble, est l’histoire de son parcours criminel : dans Le Dahlia Noir, il n’est encore qu’un lieutenant dont les méthodes violentes confinent à l’atrocité ; dans White Jazz, il est devenu un truand autrement plus terrifiant que les caïds de la pègre, responsable plus ou moins directement de toutes les activités criminelles du roman. Les quatre volumes présentent comme un passage de relais entre des personnages principaux qui tour à tour détiennent ce savoir du Mal que représente Dudley Smith, sans jamais pouvoir rien prouver et sans réussir à l’éliminer. La tétralogie peut s’achever quand Smith, blessé par balle, se retrouve incapable de se mouvoir et de communiquer, à la fin de White Jazz.
29Ce fil conducteur de l’intrigue d’ensemble s’avère assez lâche : rien dans Le Dahlia Noir ne laisse soupçonner l’importance que va prendre Dudley Smith par la suite. Mais il est redoublé et soutenu par la récurrence des personnages secondaires19, par une forte unité de lieu (le surtitre de l’ensemble romanesque insiste sur ce point), et enfin, plus généralement, par une « unité d’action » qui va au-delà de l’unité de chaque action et fait la profonde cohérence de la tétralogie. Ainsi, les intrigues se déroulent de la même façon et aboutissent au même résultat : par exemple il y a toujours coïncidence parfaite entre les tortures infligées aux victimes et les traumatismes laissés par les tares familiales chez les meurtriers. Chacune de ces intrigues fait également place à une figure commune, car si les individus disparaissent dans la mort ou l’oubli, le type qu’ils représentent est récurrent : Blanchard dans Le Dahlia Noir, Buzz Meeks dans Le Grand Nulle Part, Bud White dans L.A. Confidential et Dave Klein dans White Jazz sont des variations autour du même personnage de « flic » violent, marginal, marqué par l’existence, partageant un code de l’honneur affirmé avec quelques mafiosi et certains de leurs ennemis du bon côté de la loi.
30La forte autonomie des intrigues internes, induite par l’appartenance au roman policier et qui rapprocherait le « L.A. Quartet » d’une série, est ainsi contrebalancée par la mise en place d’un univers fictionnel extrêmement cohérent, qui vient s’ajouter au lien fourni par l’intrigue continue.
Différence avec le roman long : l’exemple de Tolkien
31La présence d’une intrigue continue, signe de l’unité du groupement textuel, est donc bien ce qui permet de distinguer le cycle de la série, mais aussi et surtout du roman long. Dans notre classement des ensembles romanesques, il est apparu que le cycle se distinguait de son prédécesseur feuilletonesque par l’autonomie relative plus importante dont jouissent les volumes cycliques par rapport aux épisodes de feuilleton* : les différentes parties du cycle forment chacune un roman, qui doit pouvoir être lu isolément, tandis que les livraisons périodiques du feuilleton* ne prennent sens qu’en s’abolissant dans l’unité du roman achevé. On retrouve cette opposition, cette fois sur le même support livresque, entre cycle et roman long (« roman-fleuve20 »*).
32Ce dernier, comme son nom l’indique, s’envisage comme une œuvre unique, la discontinuité volumique disparaissant totalement sous le pouvoir intégrateur de l’intrigue unique ; à l’opposé, le cycle, en raison de la double réception qu’il veut permettre, combine deux niveaux d’intrigues, une intrigue continue assurant l’existence de l’ensemble, tandis que des intrigues particulières à chaque volume permettent de voir en ceux-ci des romans à part entière, à un niveau d’intégration simplement moindre. L’exemple de l’œuvre de Tolkien permet d’appréhender concrètement cette différence.
33Nous ne parlons en effet d’œuvre cyclique de Tolkien qu’à propos de l’ensemble formé par Le Silmarillion, Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux, qui présentent le même univers fictionnel, et notamment les mêmes personnages, à des époques différentes. En revanche, le cas des trois volumes du dernier de ces ouvrages, La Communauté de l’Anneau, Les Deux Tours, Le Retour du Roi, est plus complexe. Un faisceau de critères invitent à le rattacher au roman long, à commencer par l’appréciation de l’auteur lui-même, qui revendique clairement l’unité qu’il prête à l’œuvre : « Ce livre bien sûr n’est pas une “trilogie”. Cette présentation, ainsi que les titres des volumes, étaient une bêtise que les éditeurs ont jugée nécessaire, compte tenu de la longueur de l’ouvrage et du coût de publication. La division en trois parties n’a pas lieu d’être, et aucune partie n’est compréhensible isolée. L’histoire a été imaginée et rédigée comme un tout, et les seules divisions naturelles sont celles des “livres” 1 à 6 (qui à l’origine portaient des titres) 21 ».
34Tolkien, rabaissant progressivement ses ambitions, a en effet défendu d’abord une publication conjointe du Seigneur des Anneaux et du Silmarillion, puis la parution du premier en un seul gros volume, puis le principe d’un titre unique accompagné de numéros de volumes, puis, à défaut, la reprise en sous-titres de chaque volume des deux titres des « livres » regroupés ; finalement, il n’a pas même obtenu de choisir les sous-titres définitifs22. La division en trois parties lui a réellement été imposée par son éditeur, Rayner Unwin, et lui semblait peu satisfaisante.
35Tolkien signale que le roman a été « rédigé comme un tout » ; en effet, le regroupement dans le temps des publications des trois parties constitue un premier critère objectif permettant de distinguer le Seigneur des Anneaux, roman long, d’un cycle : août et novembre 1954 pour les deux premières, et, suite à un conflit sur le volume à accorder aux Annexes, octobre 1955 pour la dernière. Les lecteurs de cycles, en comparaison, attendent souvent plusieurs années toute nouvelle livraison : c’est que chaque volume propose une histoire complète au sein de l’intrigue continue, en une clôture partielle mais satisfaisante. Il n’en va pas de même du Seigneur des Anneaux, qui a été non seulement « rédigé » mais « conçu comme un tout » : le « volume » ne correspond plus à une étape auto-suffisante (« aucune partie n’est compréhensible isolée »). Certes, Le Seigneur des Anneaux reprend le schéma d’intrigue globale deBilbo le Hobbit : « le héros hobbit […] est poussé par Gandalf à entreprendre un long périple en pays ennemi afin d’y accomplir une quête apparemment impossible » qui s’achève calmement par le « retour des hobbits dans les maisons d’où ils sont partis23 » ; mais il est significatif que la boucle ainsi bouclée (d’ailleurs pas totalement dans Le Seigneur des Anneaux, qui s’achève sur un nouveau départ, cette fois définitif), le soit pour Bilbo le Hobbit dans le cadre d’un roman isolé, tandis que dans Le Seigneur des Anneaux ce résultat n’est atteint qu’au terme des trois volumes.
36Enfin, le fait que le roman long se distingue du cycle par son intrigue unique non relayée par des intrigues volumiques a des conséquences sur le texte lui-même : en particulier, on ne trouve pas dans Le Seigneur des Anneaux la prolifération de rappels qui caractérise l’écriture cyclique24. L’unité du roman n’est donc pas seulement postulée par l’auteur : elle appartient aux réalités du texte. La différence de ce point de vue entre les volumes du Seigneur des Anneaux, roman long, et les autres romans formant cycle avec lui, ne peut qu’être notée : les rappels que contient Le Seigneur des Anneaux ne renvoient pas au passé du roman, mais bien au passé du cycle, c’est-à-dire au Hobbit et au Silmarillion. Dans « L’ombre du passé » (chap. II du livre 1 de La Communauté de l’Anneau), Gandalf raconte à Frodon les aventures de son ancêtre Bilbo et leurs conséquences jusqu’alors inaperçues ; le chapitre II du livre 2, « Le conseil d’Elrond », remplit la même fonction de rappel et de transition, cette fois avec le Silmarillion : l’histoire des Anneaux de Pouvoir y est résumée, depuis leur fabrication par Sauron. Tolkien prévoyait d’ailleurs, si ses éditeurs le laissaient parfaire l’unité de son cycle en vue d’une publication groupée, de supprimer même ces passages25.
37On le voit, Tolkien possède une très forte conscience de l’unité de son œuvre ; de surcroît, il met cette conception en pratique, en refusant les procédés qui, dans le cycle, ont pour fonction de compenser la discontinuité, l’éparpillement et de réaffirmer une unité peu évidente. Le Seigneur des Anneaux peut être considéré comme un roman long car il est traité comme un volume, un épisode unique du cycle de la Terre du Milieu. De la même manière que pour la distinction entre cycle et série, la distinction entre cycle et roman long tient, en théorie, à des dosages subtilement différents d’éléments communs, mais apparaît de manière beaucoup plus nette dans la confrontation de deux pratiques d’écriture, dans la différence qu’on constate entre exemples concrets.
Nom propre et retour du personnage
38Le procédé dit du « retour des personnages » est également un puissant facteur d’unité, utilisé par tous les ensembles romanesques et en particulier par le cycle, en lien avec la continuité de l’intrigue. Ethel Preston définit le personnage récurrent comme suit : « tout personnage, mentionné dans plus d’un roman, soit qu’il participe personnellement à l’action, soit qu’on fasse certainement appel à lui en le désignant par son nom ou implicitement26 ». Il faut bien sûr que l’identification puisse s’effectuer sans risque d’erreur, même lorsque le lecteur prend connaissance, dans l’ordre de publication, des différents épisodes d’un cycle à des années d’intervalle ; mais la langue, avec le nom propre et la « désignation rigide » qu’il opère selon Saul Kripke (La Logique des noms propres), fournit la meilleure et la plus simple des solutions à ce problème.
39Selon cette théorie, le nom propre fait référence à un objet et à un seul ; l’intuition commune va bien dans ce sens, quand, face à deux occurrences d’un même nom dans deux épisodes distincts d’un cycle, elle admet sans aucun doute qu’il s’agit bien du même personnage ou du même lieu ayant franchi les frontières inter-textuelles. En revanche, l’idée selon laquelle le nom propre agit comme une étiquette linguistique fixée à un objet indépendamment des propriétés de cet objet apparaît moins convaincante quant au fonctionnement du cycle paralittéraire : le nom propre serait capable de désigner un être, sans risque d’erreurs, indépendamment de tout élément de description27, et ce même si les propriétés de cet être sont inconnues, variables, ou différentes de celles que nous croyions connaître.
40La thèse opposée, plus courante, veut que le nom propre fonctionne comme l’abréviation d’un ensemble de « descriptions définies », c’est-à-dire qu’il soit dépendant des caractéristiques qui lui sont attachées : ainsi, quand un même personnage est désigné sous différents noms, ou qu’un même nom est attribué à plusieurs personnages, le texte devient « représentativement indécidable28 ». La littérature commerciale va nettement dans le sens de cette facilité de déchiffrement, et le cycle à plus forte raison, qui utilise tous les outils susceptibles d’assurer sa bonne réception. Certes, le nom propre seul pourrait éventuellement suffire, comme « présupposition existentielle29 », mais le cycle choisit en général d’identifier de surcroît le porteur du nom propre en faisant revenir aussi ses caractéristiques.
41C’est ce que Daniel Aranda appelle le retour « congruent30 » (les apparitions successives du personnage s’additionnent et sont compatibles entre elles), par opposition au retour « cloisonnant » privilégié par la série31. Les intrigues volumiques de la série étant indépendantes, le personnage n’y évolue pas entre les romans, le temps ne pèse sur lui ni physiquement ni psychologiquement. La fonction de ce retour est alors essentiellement « économique32 », dans le sens où la réutilisation d’un même héros permet non seulement d’épargner « [l]e travail et le temps nécessaires à la création d’un nouveau personnage33 », mais encore allège l’exposition de manière évidente : la seule réapparition du nom propre fait office de présentation du héros, et de même le décor et les personnages qui l’entourent n’ont pas à être décrits à nouveau. Le héros de cycle, lui, est beaucoup plus strictement déterminé au moment de sa réapparition, puisque le retour du nom propre implique ici celui de toutes les caractéristiques posées comme de toutes les situations vécues précédemment.
42Pour permettre à nouveau le repérage d’un même héros depuis un second volume, le cycle procède donc non seulement à la reprise de son nom, mais encore au rappel de ce qui a été dit sur son compte dans les récits antérieurs.
43Dans le cycle de Franck et Vautrin, centré sur un héros récurrent, ces deux temps sont clairement illustrés. La puissance du nom propre comme « désignateur rigide » y est d’abord particulièrement mise à contribution : le nom du personnage, exploité dès le surtitre, constitue un signal de cohérence constamment mis en valeur. Ainsi, la totalité de l’état civil du héros, Blèmia Borowicz dit Boro, dont on peut estimer qu’il ne forme qu’un seul et même nom propre, va se trouver scindé en une identification à la puissance trois : c’est la formule de présentation « Blèmia pour le prénom, Borowicz pour le nom, Boro pour la signature », qui apparaît pour la première fois dès le début de La Dame de Berlin (p. 30) et revient ensuite scander le parcours cyclique34. Le lecteur se trouve confronté huit fois à cette insistante triple désignation du héros. On peut en rapprocher la litanie de ses surnoms, puisque le patronyme du héros, considéré dans la fiction comme difficile à prononcer, devient « Borovice » pour la secrétaire de l’agence Alpha-Press, ou encore « Borop’tit » pour son ami Scipion.
44Cette unification par le nom propre, qui s’impose comme nécessaire et suffisante, est en outre nettement renforcée par la récurrence des caractéristiques attachées au possesseur du nom propre : le texte de Franck et Vautrin va ainsi s’attacher à présenter et à représenter les éléments qui définissent le héros. Les scènes où celui-ci explique l’origine de sa boiterie appartiennent à ces « récurrences secondes35 ». Systématiquement adaptées à un auditoire toujours différent, elles permettent de multiplier, sous couvert d’une ironie dans le mensonge, les événements « romanesques » dans la vie d’un héros qui ne l’est pas moins : ainsi les variations sur le thème « protecteur des innocents », ou les suggestions de présence aux moments forts de la petite et de la grande histoire, jusqu’au tête-à-tête avec Franco. Le profit, à savoir principalement la variation autorisée sur un thème unique, compense le côté rapidement mécanique du procédé (ceci expliquant peut-être pourquoi les occurrences se font moins nombreuses au fil des épisodes).
45Boro boite donc ; il a par conséquent une canne, et comme tout bon héros de roman d’aventures, il ne s’en sert pas uniquement pour appuyer ses pas. Plus précisément, il fait son entrée en roman par la preuve de son habileté au maniement de la canne comme arme défensive. Ce premier exemple donne le patron de ce qui sera par la suite une répétition pure et simple de phrases, de véritables plages de « récit récurrent » : « l’inconnu36 fit mouliner sa canne, la lâcha, la rattrapa par l’extrémité et tendit brusquement le bras. Il y eut un froissement, une zébrure dans l’air » (La Dame de Berlin, p. 12-13). En effet, la même suite de termes, dans le même ordre, réapparaît ensuite en moyenne deux fois par épisode37. Après l’explication de la boiterie, qui permettait de broder des variations plus ou moins spirituelles sur un thème unique, la canne inoffensive se transformant en arme est, quant à elle, l’occasion de jouer sur la répétition dans des scènes chaque fois renouvelées.
46Autour de la figure centrale du héros récurrent, toujours identique et toujours différent (nous sommes dans un cycle chronologique, le héros vieillit, se frotte à l’histoire, évolue), se déploie ainsi un jeu de caractérisations secondaires fondé sur le même rapport d’équilibre instable entre répétition et variation. Tout est fait pour que le personnage principal s’impose à l’imagination et à la mémoire, et gagne en stature au fil des épisodes ; dans le même temps, avec la constitution d’un public fidélisé, les marques secondaires de récurrence peuvent se faire plus discrètes.
47L’exemple de « Boro » permet de se rendre compte que la récurrence du nom propre vaut essentiellement comme signe, et comme vecteur, de la récurrence de l’univers fictionnel tout entier. Ce qui apparaît en effet nécessaire à la constitution d’un cycle, ce n’est pas le retour d’un personnage, mais celui d’un nom propre, et ce nom n’est pas forcément l’ensemble « prénom et nom de famille » du héros récurrent, mais éventuellement seulement ce nom de famille, voire, très souvent dans les littératures de l’imaginaire, un nom de lieu, un toponyme renvoyant par métonymie à la communauté humaine qui s’y développe. Les cycles où aucun personnage ne fait directement retour, comme c’est le cas de la majeure partie de celui de Le Guin, ou encore dans la trilogie « Helliconia » de Brian Aldiss, se fondent ainsi, pour Aldiss, sur un toponyme commun (le nom de la planète), ou, de manière encore plus ténue chez Le Guin, sur le nom de l’institution, « la Ligue » ou « l’Ekumen »38 qui relie au sens propre les différents mondes explorés.
48On relève donc trois possibilités de retour du nom propre : prénom + nom de famille, nom de famille seul et toponyme, qui correspondent à deux ou trois extensions possibles du cycle : la famille fait manifestement transition, permettant la représentation de l’évolution sociale à travers les générations successives, tout en préservant par le nom propre une certaine familiarité des individus. On retrouve ainsi la distinction posée par Thibaudet entre 3 types de « romans-cycles », selon qu’ils sont centrés sur un individu (Jean-Christophe, À la recherche du temps perdu), une famille (les Thibault, Chronique des Pasquier), ou tout un groupe social (Les Hommes de bonne volonté) 39.
49Dans notre corpus, chacun de ces types est illustré par un genre : l’individu prime dans le groupe policier-espionnage-aventure, avec « Les Aventures de Boro », la trilogie d’Izzo sur Fabio Montale, celle de Ludlum sur Jason Bourne, même si l’ancrage social et son évolution sont largement pris en compte ; l’élargissement de la réalité représentée frappe quand on aborde le groupe science-fiction-fantasy : groupe amical d’individus représentatifs d’une société dans « Mars » ou « Les Cantos d’Hypérion » (deux premiers volumes) ; continuité familiale chez Tolkien, Simmons (deux derniers volumes), et dans certains sous-cycles d’Asimov (les romans des « Robots », la première trilogie de « Fondation ») ; enfin, destin historique d’une communauté de planètes ou de civilisations, et non plus d’individus, dans le méta-cycle d’Asimov et « La Ligue de Tous les Mondes ». Ces extensions possibles du cycle lui garantissent, au-delà des « ralentis » déjà possibles du destin individuel (les personnages peuvent vieillir très lentement dans la fiction), un développement potentiellement sans fin, une ouverture à la reprise selon les désirs du public. Le retour du nom propre en constitue la seule condition et la seule limite : la nécessaire perception de l’ensemble comme ensemble, alors même que ses frontières se distendent démesurément, peut ne passer que par cette unique mais profonde contrainte.
Les liens textuels entre les volumes : analepses et prolepses
50Les échos entre les titres, par reprise d’un même terme, signalaient une proximité entre les textes, mais encore faut-il que ces textes la justifient ; le retour des personnages et la continuité de l’intrigue constituaient les relais de ces signaux vers la cohérence, mais ils ne peuvent en aucun cas, dans un cycle, se voir dissociés de leurs inscriptions textuelles : on l’a vu, la présentation du personnage qui fait retour est représentation par récurrence du nom propre et des descriptions définies, et, par là, occasion de rappels ; la progression d’une intrigue continue sur plusieurs textes implique que soit noté, dans chacun d’entre eux, le point atteint par son développement, c’est-à-dire le rappel de son commencement et la promesse de sa fin.
51De manière générale, l’importance que prend la fonction de commentaire dans l’écriture même du cycle laisse entendre que la mise en relation des volumes et la conscience de leur unité dans l’esprit du lecteur ne sont pas d’emblée postulées, quel que soit par ailleurs le degré d’indépendance accordé aux volumes. Par des allusions plus ou moins développées, rappels et annonces, « analepses » et « prolepses », qui depuis chaque volume font signe en direction des autres, le cycle s’emploie à manifester la cohérence de son intrigue et le suivi de sa chronologie.
52En particulier, un « résumé » des épisodes précédents est toujours assuré par les volumes successifs : tout ce qu’il est nécessaire de savoir pour pouvoir suivre l’intrigue particulière d’un volume se voit systématiquement rappelé à la mémoire du lecteur, afin que le dernier volume en date puisse toujours faire l’objet d’une lecture isolée.
Les résumés
53Un premier type de rappels, si développés et détaillés qu’ils peuvent être qualifiées de « résumés », est ainsi chargé d’établir ou de rétablir les connaissances nécessaires à l’intelligence narrative ; il s’agit d’une mise au point sur l’état d’avancement de l’intrigue, le plus souvent en début de volume. L’extension de ces résumés fait courir le danger d’un effet de répétition, qui frappe le lecteur fidèle et peut en venir à handicaper le déroulement du récit proprement dit.
54En effet, selon la « formule » commerciale du cycle, chaque volume doit contenir dans ses limites matérielles toutes les informations nécessaires à sa compréhension isolée ; mais comme il n’est pas isolé, cela implique un rappel de tout l’antécédent textuel ! Le premier volume jouit à cet égard d’un statut particulier, mais, à partir du second, la prise en compte du passé textuel entre en jeu, et ne fait que croître au fil des volumes. Les rappels deviennent logiquement de plus en plus longs à mesure que le point d’origine représenté par le récit du premier volume s’éloigne. Et puisque chaque volume doit prouver la continuité qu’il établit entre son intrigue et celle du passé cyclique, on aboutit à une inflation régulière, de volume en volume, de la « dette » narrative et du volume textuel qui lui est réservé.
55Pour mesurer cette croissance progressive des rappels, sans pour autant mobiliser des portions de textes trop importantes, il faut se contenter de l’observation d’un détail récurrent. Le « tapis hawking » des « Cantos d’Hypérion » constitue un bon exemple d’« accessoire » dont l’importance augmente avec les épisodes. Il y est fait pour la première fois allusion dans Hypérion, dans le récit du passé de Brawne Lamia : une poursuite à travers les portails distrans l’amène sur Alliance-Maui où elle fait usage de ce moyen de locomotion, présenté comme lié à la « légende de Siri » (t. 2, p. 154). Cette légende est le sujet du récit suivant, celui du consul, et le tapis, qui a permis la rencontre de Merin et Siri, voit l’histoire de son invention détaillée40. Avant même toute intervention dans le présent du récit (la mission sur Hypérion), l’objet est ainsi doté d’une double histoire passée, deux « légendes », celle de l’inventeur Cholokov amoureux de sa nièce, celle de Merin et de Siri. Dans La Chute d’Hypérion, le consul est contraint d’utiliser le tapis pour aller chercher de l’aide : sa réapparition autorise des rappels de ce qui appartient désormais au passé textuel (au contenu du volume précédent), à savoir ces deux légendes41. Le tapis est ensuite confié à Martin Silénus, qui en équipe Raul, dans Endymion, pour sa mission de sauvetage, et l’ensemble de l’histoire de l’objet est alors convoqué42.
56On voit combien toute utilisation du tapis hawking par les différents héros accroît le volume textuel nécessaire à sa représentation dans chaque volume ; on peut aussi noter que le souvenir de son usage passé (la légende de Cholokov) s’enrichit également à chaque retour : d’un tapis hawking quelconque, il devient « l’un des premiers qu’avait fabriqués Cholokov », « peut-être » le cadeau même fait à sa nièce, puis, sans doute possible, « le tout premier », tandis que l’amour d’abord repoussé s’agrémente finalement d’un « interlude passionné ». Tout se passe comme si la description d’une évolution temporelle durant laquelle la mémoire s’accumule comprenait aussi celle des déformations que cette histoire peut subir au cours du processus : en s’allongeant, elle se transforme et s’embellit, jusqu’à glisser vers le mythe. On y reviendra en deuxième partie.
57Quand on passe d’un détail de l’intrigue à son contenu d’ensemble, le volume de texte concerné s’accroît bien sûr considérablement, mais toujours d’autant plus qu’on s’éloigne du point de départ du cycle. L’incipit de Fondation Foudroyée d’Asimov, volume qui poursuit après trente ans d’interruption l’intrigue de la trilogie de « Fondation », illustre ainsi la possible invasion du présent textuel par son passé. Le début du texte constituant le lieu privilégié d’apparition des rappels nécessaires à la bonne compréhension de la nouvelle portion d’intrigue, le démarrage de l’intrigue de ce volume est considérablement retardé par la multiplication des analepses dans l’incipit43.
58Néanmoins, cette notion de « début de texte » doit être largement entendue, car une volonté minimale d’éviter la lourdeur de présentation semble présider à une répartition plus large des rappels. Au lieu d’un résumé complet des volumes antérieurs dans toutes leurs lignes d’action, on trouve ainsi plusieurs analepses distribuées sur tout le texte. Les premières pages demeurent le lieu privilégié où l’essentiel de l’intrigue continue se doit d’être rappelé, mais elles sont relayées par des portions de texte plus aléatoirement réparties, où une évocation moins large et plus précise, un retour spécifiquement consacré à certains éléments singuliers de cette intrigue, peut être introduit.
59Les deux derniers volumes de « Bourne » illustrent ces deux temps de la répartition : tous deux contiennent dans leurs premières pages de longues mises au point sur les événements de l’intrigue ou des intrigues antérieures44. Il s’agit d’entretiens, dans le cadre de la CIA, où s’échangent les informations concernant David Webb – Jason Bourne, entre les rares personnes à les connaître (Havilland, Concklin) et ceux qui sont dans la nécessité d’être mis au courant (car une intrigue nouvelle a commencé, imposant d’avoir recours à l’agent double). La complexité du parcours du héros, ainsi que la forme dialoguée choisie pour ces passages, expliquent l’extension importante de ces « résumés » inauguraux.
60Ceux-ci n’entrent pourtant pas dans le détail des missions qu’ils rappellent : d’autres analepses, plus courtes mais toujours explicites, prennent le relais quand de telles précisions sont nécessaires. Jason Bourne en ayant souvent été le seul témoin, les informations complémentaires sont introduites par l’intermédiaire de ses réflexions ; ainsi, dans La Mort dans la Peau, cinquante pages après la discussion d’ouverture, les mêmes événements sont de nouveau évoqués, cette fois du point de vue de David Webb, contraint de réintégrer ses identités précédentes (pp. 86-89). Plus loin, son entraînement à Treadstone lui revient en mémoire (p. 99-100), ainsi que le rôle joué par Marie dans la lutte pour sa survie (p. 114). À chaque fois que les capacités spécifiques développées par Bourne sont mises à contribution, on nous rappelle les circonstances dans lesquelles il les a développées (p. 163 ou p. 546-547), et à chaque fois que des personnages croisés auparavant réapparaissent, on nous rappelle les circonstances dans lesquelles ils étaient d’abord apparus45. Enfin, le retour sur des lieux déjà explorés par un volume antérieur, comme le séjour à Paris dans La Vengeance dans la Peau, répétant celui de La Mémoire dans la Peau, permet aussi l’insertion de nombreux passages de ce type (p. 389-390, p. 513, p. 535-536).
61Ces modes d’introduction des résumés se retrouvent dans tous nos cycles : pour leur faire place dans le récit sans trop d’artificialité, les auteurs ont le choix entre le monologue ou le dialogue (entre un personnage informé et un personnage devant être informé), et ils exploitent les récurrences (retours de personnages, de lieux ou de situations)46. Dans ce cas, les rappels se voient justifiés par le retour d’éléments du passé textuel dans l’intrigue présente, et la nécessité dès lors de fournir les informations permettant leur reconnaissance. Mais la proposition peut s’inverser : on peut aussi bien dire que ces éléments ne font retour que pour fournir le prétexte à ces rappels qui maintiennent le lien entre le volume présent et ses prédécesseurs, et donc soulignent la structure. Les deux mouvements sont inextricablement liés, et il en résulte que le monde fictionnel apparaît tissé de coïncidences et d’échos : par exemple, on y croise toujours les mêmes personnages secondaires, dont le destin apparaît alors proprement « cyclique », au sens de « répétitif »47.
62Les résumés sont ainsi porteurs d’un danger, celui de la redondance. En effet, il s’agit de retours du texte sur lui-même, vastes et précis, qui ne peuvent que provoquer une impression de « déjà-lu » sur le lecteur fidèle. En outre, si un certain nombre de rappels résument bien de larges portions de textes antérieurs, et donc les reformulent de manière plus concise, d’autres s’avèrent très proches de la répétition pure et simple48. Ce procédé atteint parfois un haut degré de systématisme, comme dans les trois volumes du cycle de Jean-Claude Izzo, où une majorité des analepses consistent en du quasi-mot à mot49. Elles ne servent donc pas à résumer une ligne d’action de manière à en rappeler les informations nécessaires, et celles-là seulement, mais répètent, sans modification notable du volume textuel. Il faut sans doute voir là une facilité que s’autorise l’auteur pour « remplir » ses deux derniers volumes non seulement en s’appuyant sur le seul premier, mais souvent en le recopiant, au prix d’une lassitude qui croît également au fil de la lecture.
63Pourtant, cette dérive du résumé en éclaire peut-être la vérité : le lien organique qui unit les volumes en ensemble s’illustre toujours par la reprise des mêmes éléments dans chacun d’eux. La répétition peut alors être plus ou moins dissimulée, comme par les procédés d’insertion des rappels que nous avons dégagés, elle est néanmoins toujours présente. Ainsi, certains cycles, de par leurs modalités de production, pourraient se dispenser des résumés : c’est le cas des cycles conçus a priori, comme « Mars » de Robinson (le texte est produit d’un seul jet, et paraît en livraisons rapprochées), et plus encore des cycles dischroniques, comme « La Ligue de Tous les Mondes » de Le Guin (le fil de l’intrigue n’est de toute façon pas continu). Or, même si c’est de manière beaucoup moins appuyée que dans les « Montale », ces ensembles intègrent malgré tout de longs rappels : c’est en fait de cette manière qu’ils signent leur identité cyclique, qu’ils éloignent les modèles proches de la série (« La Ligue » et ses intrigues indépendantes) ou du roman long (la trilogie de « Mars », avec sa grande continuité, se distingue pourtant, par cette présence des rappels internes, des trois tomes du Seigneur des Anneaux, roman long qui n’en contient pas).
Les allusions
Prolepses
64Les annonces ont pour but d’assurer une fidélité de lecture en amorçant des développements désirables du texte : elles valent par « l’attente qu’elles créent dans l’esprit du lecteur50 ». Cette attente est plus ou moins rapidement récompensée : annonces du volume suivant depuis la fin du précédent ou annonces à plus longue portée ne relèvent pas exactement du même objectif.
65Le premier type est illustré par exemple dans les dernières pages du Pistolero de Stephen King : « Il lui fallait gagner la mer, apprit-il de l’homme en noir […]. Il y serait investi du pouvoir de tirer les cartes […]. “Tu vas en tirer trois […]. Ensuite, le jeu va commencer” » (p. 245). Le volume suivant s’intitulant Les Trois Cartes et relatant ce « tirage » très particulier, il s’agit ici d’amorcer, dans le premier volume et donc avant même que l’ensemble n’existe à proprement parler, le processus de reconnaissance de son identité, et de donner d’emblée la lecture des volumes à venir comme nécessaire51. On peut repérer une annonce à plus longue portée dans le cycle de Kim S. Robinson, entre le début de Mars la Rouge (Nadia s’étant écrasé le petit doigt lors d’un accident de forage, Arkady lui affirme : « Un jour, Vlad te fera pousser un nouveau doigt tout neuf », p. 182) et le milieu de Mars la Bleue (p. 312-313). Ce détail fonctionne, lui, comme un pont jeté entre les extrémités du cycle, et sert à mettre en valeur la cohérence interne de ce cycle : si le futur prévu doit se réaliser, cela revient à promettre le suivi d’une intrigue à compléter.
66Les annonces de l’avenir textuel remplissent ainsi un rôle non négligeable d’incitation à la lecture continue et de soulignement des gains que celle-ci procure. En contrepartie, le seul problème qu’elles posent est de devoir être amenées sans rupture trop visible de la vraisemblance. Nos cycles développent à cet effet des stratégies diverses. Le choix d’un narrateur omniscient (extérieur à l’intrigue et la surplombant, connaissant son passé comme son avenir) se distinguerait comme une solution simple et efficace, n’était le discrédit contemporain où ce type de narration est tombé. Franck et Vautrin seuls y ont recours, en accord avec leur objectif affiché de reprise des codes du feuilleton* d’aventures du xixe siècle. La rencontre de la jeune Vanessa d’Abrantès donne par exemple lieu à une de ces anticipations massives et précises, semblables à celles qui émaillaient par exemple Les Mystères de Paris d’Eugène Sue52 : « Eût-elle été capable de présager l’avenir, Vanessa aurait su qu’elle reverrait souvent Blèmia Borowitz, notamment dix années plus tard. Elle serait une jeune femme accomplie et seuls les hasards de la guerre la replaceraient sur le chemin de celui qui avait su l’écouter. Boro serait toujours, malgré la noirceur des circonstances, “le genre de personne qu’on a envie d’aimer”. Elle le lui dirait même, au cours d’une nuit torride, une nuit inoubliable […]53 ».
67Tout élément de l’intrigue des « Aventures de Boro » apparaît susceptible de se prêter à un tel traitement54 et, surtout, dans la tradition des « coupes » fortes des épisodes de feuilleton*, les fins de volumes sont le lieu d’annonces tout particulièrement appuyées : le « Je vous retrouverai » du nazi Von Rigenburg (Les Noces de Guernica, p. 499), ou le symétrique « Cette guerre sera longue. Nous aurons l’occasion de revoir Mademoiselle Chat » (Mademoiselle Chat, p. 556), apparaissent ainsi à proximité immédiate du « À suivre » figurant systématiquement à la dernière page de chaque volume. Effectivement, les prolepses viennent justifier cette affirmation de continuité, soutenir cette promesse de continuation.
68Seconde stratégie possible pour rendre crédibles les aperçus de l’avenir, le récit à la première personne d’événements passés, sur le modèle des mémoires, sorte de variante à l’omniscience temporelle du narrateur, plus facilement acceptée par les canons de vraisemblance contemporains. En revanche, ce procédé narratif a le très net désavantage de risquer de compromettre tout suspense, et n’est d’ailleurs utilisé qu’une fois dans notre corpus, dans les deux derniers volumes des « Cantos d’Hypérion » de Dan Simmons, Endymion et L’Éveil d’Endymion : Raul Endymion y raconte, depuis la cellule spatiale où il attend la mort, les événements qui l’ont conduit à cette condamnation. Ce début in ultimas res a l’intérêt d’autoriser toutes les anticipations de la part d’un narrateur qui est absolument libre dans la conduite de son récit. Cependant, la tentation de proposer des vues trop larges du futur, qui mettrait en péril l’intérêt de la lecture linéaire (le suspense), est explicitement écartée : Raul écrit « pour structurer un peu le chaos de ces dernières années, pour imposer un semblant d’ordre à la série essentiellement aléatoire d’événements qui ont régi notre existence au cours des décennies qui viennent de s’écouler » (Endymion, p. 10, je souligne) ; ainsi, à la fois la possibilité des annonces et leur rareté sont-elles rendues vraisemblables.
69Le troisième et dernier moyen d’introduire des vues sur le futur est également illustré dans ce texte : c’est la capacité magique de connaissance de l’avenir, attribuée à Enée. Cette ultime justification de la présence des prolepses peut se superposer aux autres procédés, comme ici, ou être leur unique voie d’introduction : dans le monde de « La Tour Sombre » par exemple, les oracles sont rendus par des démons, au milieu d’un cercle de pierres, à ceux qui ont absorbé une drogue rituelle. C’est par ce canal opaque que passent, dans Le Pistolero, les indices sur le contenu du volume à venir55. Dans les deux premiers tomes d’« Hypérion », ce sont les paradoxes temporels liés aux Tombeaux du Temps qui permettent par exemple à Kassad de revenir une première fois du futur : il révèle avoir vu un des pèlerins empalé sur l’Arbre de la Douleur, mais refuse d’en dire plus56. Que ce soit par l’obscurité des formulations et l’absence de précision contextuelle des prophéties, chez King, ou par l’évocation d’une bifurcation possible de futurs concurrents, chez Simmons, ces annonces, bien que produits d’un pouvoir avéré et pris au sérieux, se révèlent toujours incomplètes, et préservent de cette façon le suspense.
70Cette imprécision s’explique très aisément dans le cadre d’un cycle chronologique : non seulement le futur textuel ne doit pas être entièrement révélé, mais encore le détail précis de son développement n’est pas encore forcément prévu par l’auteur lui-même. Le cycle dischronique se distingue sur ce point, et on peut ainsi voir Asimov exploiter la connaissance, qu’il partage avec les lecteurs fidèles, de l’orientation à venir de l’intrigue. Par exemple, Les Robots et l’Empire établissent un lien entre leur intrigue et un futur qui n’est autre que du passé textuel (le sous-cycle « Trantor ») : le robot Giskard acquiert le don de voyance et se retrouve ainsi à prédire exactement le déroulement de « l’histoire future » asimovienne57. La prophétie ne peut, dans ce cadre, handicaper réellement les chances de lecture des volumes postérieurs, puisqu’ils sont déjà parus, mais elle oblige à reconsidérer leur contenu, désormais donné comme résultant d’un plan à long terme des alliés robotiques de l’humanité.
71Les aperçus du futur ainsi rendus vraisemblables produisent, comme effet de lecture principal, l’impression d’un réseau de signification mis en place entre les différents volumes cycliques, d’une circulation du sens parfaitement dominée, maîtrisée. En effet, dès lors que la dispersion matérielle du texte fait courir des risques à la bonne perception de l’ensemble et de sa cohérence, l’annonce comme le rappel servent à tendre des liens manifestes de volume à volume, à montrer que rien dans cet ensemble n’est inutile, que tout est signifiant58.
72Dans ce processus de saturation de la narration intervolumique, les annonces possèdent l’avantage de pouvoir apparaître dès le premier volume, et ainsi de faire d’emblée entrer celui-ci, récit sans passé, dans la dynamique du réseau de sens qu’il est en train de construire. Cet effet, il faut bien le noter, est créé par la seule présence des prolepses (ou, même, par le seul futur grammatical) : leur « réalisation », c’est-à-dire l’existence d’une plage de récit ultérieure développant la portion d’histoire annoncée, importe en fait beaucoup moins. À une prophétie réalisée comme celle de « Mars » (le miracle de la repousse du doigt), on peut opposer de nombreux contre-exemples : pour n’en citer qu’un, dans « Les Aventures de Boro » était annoncé un face-à-face entre André Malraux et Boro, avec ses circonstances détaillées59 ; or, si l’on retrouve bien le personnage de Malraux dans les volumes consacrés à la Guerre d’Espagne60, l’anecdote promise n’a pas trouvé à se réaliser exactement, les deux protagonistes ne faisant finalement que se croiser.
73Même s’il ne s’agit que d’une distraction des auteurs, elle permet de remarquer qu’une inexactitude dans la prévision n’a pour ainsi dire aucune conséquence sur la continuité de la lecture ou sur la fiabilité de la structure d’ensemble : l’annonce, apparue dans le volume d’introduction, valait pour elle-même, par sa désignation d’un lien narratif possible, d’une circulation de la signification entre les volumes à venir.
Analepses allusives
74Ces rappels doivent être distingués des résumés, car leur fonctionnement est plus proche de celui des annonces. Ce sont des renvois discrets à un état antérieur du texte, cet état n’étant pas développé et donc automatiquement ramené à la mémoire du lecteur, mais simplement nommé ou évoqué, comptant implicitement sur le lecteur pour sa reconstitution. On peut en donner une première idée en ayant encore une fois recours aux « Aventures de Boro » où, dans deux chapitres appartenant à deux volumes non successifs, La Dame de Berlin et Les Noces de Guernica, Boro retrouve Julia Crimson, espionne anglaise et sa maîtresse à l’occasion, d’abord dans le Graf Zeppelin, puis dans un sous-marin. Les coïncidences se multiplient : « cette tanière au fond de l’océan n’est pas sans me rappeler, en plus trappiste, la cabine n° 8 du Graf Zeppelin61 ». Julia dans le dirigeable avait obturé le hublot : « Qui pourrait vous voir à deux cents mètres d’altitude ?, demanda-t-il en riant », « Les oiseaux62 » ; quand Boro pose la même question à propos du hublot du sous-marin, « elle répondit simplement, comme en écho à une ancienne réplique : “Les poissons-chats”63 ».
75Si le rapprochement entre les deux situations est suffisamment souligné pour paraître évident, l’« écho à une ancienne réplique » se voit seulement donné comme une possibilité (« comme en écho »), et exige pour pouvoir être identifié une excellente mémoire des volumes antérieurs, activée seulement par allusion (il ne s’agit que d’une phrase, présente plus de mille pages auparavant). La mise en rapport n’est pas posée comme nécessaire : elle peut être effectuée, dans l’hypothèse d’une haute attention du lecteur, comme elle peut ne pas l’être, l’important résidant alors dans le fait que sa possibilité reste de toute façon suggérée.
76Ce procédé apparaît commun à tous les types d’ensembles romanesques ; série et roman long contiennent d’ailleurs pour seuls rappels ce type d’analepses allusives, même s’ils n’en font pas strictement le même usage : la série trouve là un moyen de se désigner comme ensemble malgré l’essentielle discontinuité de ses intrigues64, le roman long un moyen de souligner son essentielle continuité65. Leur utilisation par le cycle met en jeu simultanément ces deux logiques : le rappel-allusion représente un procédé supplémentaire pour l’affirmation de continuité, mais se distingue du résumé en ce que cette fois la continuité est à rétablir par le lecteur. Elle instaure alors, en sus de la « béquille » mémorielle que constitue le résumé, un jeu de complicité entre auteur et lecteur. L’effort demandé (suggéré) au lecteur apparaît plus ou moins important, selon que les allusions vont être plus transparentes ou plus opaques ; mais que la suggestion d’un élément dont se souvenir existe toujours suffit à indiquer que l’opacité n’est jamais totale, que l’allusion se désigne toujours comme telle, plus ou moins discrètement. Le lexique employé pour sa formulation contient ainsi le plus souvent une référence au temps passé, manière de signaler l’éventualité d’un rappel (« l’ancienne réplique » des Noces de Guernica), ou à l’importance que revêt le détail en question, manière d’attirer l’attention du destinataire final qu’est le lecteur.
77Une gradation peut être établie selon le degré de complicité exigée pour l’identification du renvoi66 : faible pour les rappels généraux, comme lorsque Zo, dans Mars la Bleue, donne sa vision de l’histoire de Mars, à confronter avec celle que le lecteur peut en avoir67 ; moyen, quand c’est un détail qui est évoqué, mais qu’il correspond à un événement marquant du passé textuel, comme le retour des Aigles entre Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux68 ; fort, quand la première apparition de ce détail avait pu passer inaperçue, comme le goût de Boro pour le musicien Charles « Buddy » Bolden69.
78Alors que les résumés imposaient un rapprochement des différents volumes, ces exemples, plus subtilement et sans doute plus efficacement, ne font que le proposer : le repérage de l’allusion est laissé à la charge du lecteur. Comme dans le cas des annonces, la cohérence et l’autosuffisance du monde fictionnel cyclique en sortent renforcées, le lien entre les volumes successifs multiplement désigné, surdéterminé.
Comment définir l’ensemble ?
79Pour exister, un ensemble doit être perçu comme une unité : le rôle des multiples procédés paratextuels et textuels que nous avons relevés est d’insister sur cette unité, en établissant un réseau de liens, le plus complet possible, depuis chaque volume en direction des autres. Néanmoins, cette insistance même à affirmer une unité des épisodes indique que celle-ci ne va pas de soi. L’ensemble n’est jamais qu’une promesse de cohérence à venir, un point final attendu par la réception mais sans cesse reculé. Son identité est donc éminemment paradoxale : identité toujours changeante, car chaque nouveau volume, ajoutant des éléments à son élaboration, vient la transformer ; et identité immatérielle, car l’ensemble est ce quelque chose qui unit des volumes disjoints qui seuls possèdent une existence matérielle.
80L’ensemble est ce qui doit finaliser en forme de « destin » le parcours du ou des personnages récurrents. On attend qu’il propose une nouvelle image, stabilisée, de l’univers fictionnel dont chaque volume a organisé l’expansion : le principe même d’organisation des volumes du cycle, par évolution chronologique ou dischronique (chaque volume présente une étape d’une évolution) implique comme son complément nécessaire une totalisation à venir, le dessin de la figure atteinte par cette évolution orientée.
81Il faut donc bien comprendre que la perception de l’ensemble ne dépend pas de celle d’une « fin », même si celle-ci peut contribuer à en fixer l’image ; l’ensemble existe dès qu’un second volume se donne comme suite d’un premier, voire dès qu’un volume initial, par des appels à un futur du texte, signale son indépendance comme toute provisoire. Les cycles dischroniques et les cycles chronologiques inachevés (provisoirement ou définitivement) illustrent ce point fondamental : même matériellement absente, la totalisation réalisée par l’ensemble cyclique existe bel et bien. Elle est ce qui fait tenir ensemble les volumes successifs et discontinus ; sa perspective est sans cesse rappelée au lecteur, à l’extérieur du texte par les indices paratextuels, comme à l’intérieur du texte par les récurrences. La totalisation est une promessetenue depuis chacun des volumes : il n’est donc pas déterminant qu’elle fasse l’objet d’un bouclage manifeste sous la forme d’un épilogue.
82Autre paradoxe : il y a plus dans l’ensemble que dans chacun de ses volumes, et pourtant l’ensemble est dans chacun de ses volumes et n’est nulle part ailleurs ; les volumes, à la fois successifs et hiérarchisés, produisent par leurs relations multiples plus que leur simple addition. Mais dans ces conditions, quand seul l’épisode accède à la matérialité du texte, dont la forme habituelle est le volume70, l’ensemble peut-il être considéré comme un texte ?
83Une réponse positive à cette question, apparemment évidente, met à mal la théorie de l’immanence de l’œuvre. Les approches modernes du texte appréhendent en effet celui-ci essentiellement dans sa surface expressive, dans son autonomie, dans l’unité close de sa matérialité : dans son immanence. Or, non seulement elles ne permettent pas de rendre compte de l’originalité structurelle de l’ensemble cyclique, mais elles y font même plutôt obstacle : ainsi, l’œuvre cyclique comme ensemble ne possède de réalité immanente que dans les volumes qui la composent, et pourtant elle les domine et les accroît logiquement. Cette identité paradoxale de l’ensemble, point de vue intégrateur renouvelé par chaque manifestation textuelle successive, tient lieu de la nécessaire unité romanesque, mais y renvoie toujours sans jamais l’inscrire.
84Les termes qui nous semblent le mieux définir la réalité désignée par l’ensemble sont de fait ceux de Paul Zumthor à propos de l’œuvre médiévale : « unité complexe, mais aisément reconnaissable, que constitue la collectivité des versions en manifestant la matérialité […], fondamentalement mouvante », se situant « en dehors et hiérarchiquement au-dessus de ses manifestations textuelles71 ».
85Le rapprochement est moins provocant qu’il n’y paraît, puisqu’il s’opère entre deux époques privilégiant les pratiques cycliques72. En tout état de cause, une telle conception de l’œuvre comme transcendant la matérialité de ses incarnations textuelles, à l’opposé des thèses immanentistes beaucoup plus récentes, semble seule apte à rendre compte de ce que constitue l’ensemble cyclique : un ensemble surplombant les parties qu’il englobe, où l’intrigue ne s’accomplit qu’au sein d’une discontinuité des textes, une sur-structure produisant, entre et au-delà des volumes particuliers, leur articulation, leur cohérence et leur cohésion.
Discontinuité
86La difficile question de la caractérisation de l’ensemble formé par les volumes permet de mieux cerner le rapport dialectique établi par le cycle entre unité de l’ensemble et discontinuité des parties. Nous avons observé les signaux d’unité, mais les particularité du cycle découlent également de son autre grande caractéristique, la discontinuité. Si cette problématique concerne tous les ensembles romanesques, le cycle s’avère en effet la forme où le jeu des deux pôles est le plus travaillé dans le sens d’un équilibre : idéalement, l’indépendance des parties et leur totalisation dans l’ensemble doivent y être également perceptibles et perçues. Le cycle se trouve ainsi en position centrale entre la série, qui s’affirme comme ensemble discontinu, et l’unicité revendiquée par le roman long.
87Le travail de l’auteur pour construire son cycle va alors consister à tenir ensemble les deux orientations contradictoires, à dépasser le « double bind » par un équilibrage subtil : pas trop d’indépendance des volumes, ou la perception de l’ensemble se trouve compromise et la lecture sérielle favorisée ; pas trop de liaison linéaire, ou la lecture isolée de n’importe quel volume devient impossible. Le résultat de cette négociation, le dosage particulier recherché, se lit en chacun des volumes : l’indépendance relative des épisodes du cycle dans leur rapport au tout représente un juste milieu, entre la série regroupant des textes presque indépendants, et le roman long justifiant sans cesse son projet par la globalité de l’ensemble.
La succession des volumes : une relative autonomie
Une parution fragmentée
88Quand on dit du cycle qu’il est un ensemble romanesque, cela signifie avant toute chose qu’il est une œuvre formée d’œuvres, le regroupement d’un certain nombre de romans qui se trouvent liés entre eux. L’inflation des procédés de liaison que nous avons observés n’a d’ailleurs de sens que pour compenser le critère de définition le plus immédiat, le plus évident, de l’ensemble : sa discontinuité matérielle. Les romans faisant partie de l’ensemble cyclique constituent en effet des entités éditoriales indépendantes : chacun possède non seulement un titre particulier, mais encore une date de publication différente de celles de tous les autres. Le cycle est une œuvre à parution fragmentée, échelonnée dans le temps par la parution des parties successives qui le constituent. Ce processus peut s’étaler sur un grand laps de temps et même se répartir entre plusieurs maisons d’édition.
89Quel est le rythme de publication des épisodes, et est-il ou non régulier ? Ces questions revêtent un intérêt véritable dans le domaine « paralittéraire » : pour tout texte discontinu, la durée écoulée entre chaque parution particulière influe fortement sur la réception et exige de programmer celle-ci en conséquence ; en outre, le système d’édition commercial a (ou avait) pour caractéristique d’imposer à l’auteur de fortes contraintes de productivité. Souvestre et Allain devaient ainsi fournir un épisode de « Fantômas » par mois, et tout retard pouvait par contrat être sanctionné par une perte de leurs droits sur leur création.
90Malgré la liberté plus grande du modèle cyclique, et l’émancipation relative des auteurs aujourd’hui, le rythme de publication demeure régulier : la plupart des cycles de notre corpus l’illustrent, même si on peut souligner selon les auteurs des écarts importants dans le temps de production nécessaire entre chaque épisode. Rares sont les cycles qui peuvent soutenir la comparaison avec les séries de Patricia Cornwell ou Elizabeth George, qui paraissent au rythme moyen d’un épisode par an ; les cycles policiers apparaissent comme les plus proches de ce modèle très productif, avec celui d’Ellroy (quatre épisodes, en 1987, 1988, 1990, 1991), et la trilogie d’Izzo (1995, 1996, 1998). Tout en restant relativement régulier, le rythme de publication d’un cycle s’établit plutôt entre deux et six ans (ce qui est considérable du point de vue de la réception), en général parce que les auteurs ne se consacrent pas exclusivement à leur œuvre cyclique : Franck et Vautrin mènent des carrières séparées et « littéraires » (quatre épisodes de « Boro » parus, en 1987, 1990, 1994 et 1996), Stephen King réserve une bonne partie de son énergie à des romans indépendants (quatre épisodes de « La Tour sombre » parus, en 1982, 1987, 1991 et 1997, ce dernier roman étant particulièrement long), de même que Robert Ludlum, qui publie au moins un roman d’espionnage par an, mais dont les trois épisodes de « Bourne » sont parus en 1980, 1986 et 1990.
91Les cas d’irrégularité peuvent recevoir diverses explications, mais renseignent en général sur la nature du cycle. Ainsi, pour les « Cantos d’Hypérion » de Dan Simmons, la coupure en deux fois deux romans, traduite dans la fiction par un changement de génération, se traduit également dans l’histoire de la publication du cycle : les deux premiers volumes en 1989 et 1990, les deux suivants cinq ans après, en 1995 et 1997. Les cycles dischroniques sont évidemment les plus concernés par le rythme de publication erratique, puisque précisément les aléas d’édition justifient seuls cette appellation de « dischronique », la chronologie fictionnelle pouvant par ailleurs être reconstituée.
92Il peut s’agir d’un choix de l’auteur pour plus de liberté créative : ainsi Ursula Le Guin, après trois romans où chronologie de la fiction et de la publication coïncident, cette dernière se faisant à un rythme soutenu73, choisit à partir de La Main Gauche de la nuit de bouleverser la chronologie de son cycle de Hain : les nouveaux épisodes ne se font plus suite, et leur rythme de publication devient immédiatement moins rapide (La Main Gauche de la nuit, 1969, Le Nom du Monde est Forêt, 1972, Les Dépossédés, 1975, plus des nouvelles parues dans le même temps). Enfin, Four Ways to Forgiveness est un fix-up* qui réunit des nouvelles parues en 1994 et 1995, vingt à trente ans après la période de parution régulière d’épisodes du cycle : une reprise si tardive, une telle irrégularité est permise justement par la disjonction entre le temps de la fiction et l’histoire de production, d’édition, et donc de réception, qui caractérise le cycle dischronique.
93La dischronie et l’irrégularité de publication peuvent également avoir pour origine des choix éditoriaux ne correspondant pas à la volonté de l’auteur. L’œuvre de Tolkien, parue de manière très fragmentée, doit cette particularité non seulement aux complexités de son élaboration par l’auteur (ce qui explique une partie du temps écoulé entre la parution de Bilbo, en 1937, et celle du Seigneur des Anneaux, en 1954-1955), mais également aux conflits qui l’ont opposé à son éditeur (la rédaction du Seigneur des Anneaux était pour l’essentiel achevée fin 1939, mais la volonté de Tolkien de le publier conjointement avec Le Silmarillion entraîna un retard important pour un résultat nul : le Silmarillion ne paraît, édité par le fils de Tolkien, Christopher, qu’en 1977). La combinaison de ces deux facteurs aboutit à un cycle dischronique au rythme de publication impressionnant, de l’ordre de vingt ans entre chaque partie de l’ensemble.
94Le cycle exige donc une première parution fragmentée. Les épisodes paraissent successivement, selon un rythme moyen qu’on peut évaluer à trois ans, de un à six ans, si l’on met à part le cas de Tolkien et celui des reprises tardives (dont on a vu un exemple avec Le Guin et qu’Asimov illustre également). C’est cette scansion longue qui justifie la multiplication des signaux d’unité, pour que les volumes discontinus soient parfaitement identifiés en tant qu’épisodes d’un ensemble en voie de constitution. Mais après cette première parution menée conformément aux exigences cycliques, le nombre des volumes et leur indépendance matérielle, critère important de définition et d’identification des cycles, font les premiers les frais des politiques de réédition.
95Ainsi, le passage aux éditions « paperback » aux Etats-Unis et « de poche » en France peut se traduire par une augmentation du nombre des volumes, les épisodes complets jugés trop longs se voyant segmentés pour atteindre un nombre de pages plus conforme à la moyenne de ces collections74. Le cas de l’œuvre d’Asimov en France illustre quant à lui les difficultés d’identification qui peuvent naître quand les différents épisodes ne sont pas publiés chez le même éditeur.
96La Fin de l’Éternité, les cinq premiers romans du cycle de « Fondation », ainsi que certains recueils de nouvelles (L’Homme bicentenaire, Jusqu’à la quatrième génération), sont publiés à la fois chez Denoël, dans la collection « Présence du futur » et chez J’ai lu « Science-Fiction ». J’ai Lu a l’exclusivité sur d’autres recueils de nouvelles (Les Robots, Un défilé de Robots, Le Robot qui rêvait, etc.), sur les quatre romans du cycle des « Robots » et sur ceux du cycle de « Trantor », à l’exception des Courants de l’Espace, qui réapparaît au catalogue de Pocket « SF ». Ce dernier éditeur a seul publié les deux derniers volumes de « Fondation », Prélude et L’Aube. Il s’avère donc impossible de se procurer l’ensemble du méta-cycle en français chez un seul et même éditeur. Les particularité du marché des littératures de genres, où règne le jeu de la concurrence, peuvent ainsi nuire au respect de la cohérence des œuvres, et plus généralement, avec le ballet des éditions épuisées et des rééditions, constituent bien souvent un obstacle à l’étude rigoureuse de ces ouvrages.
97Une dernière pratique éditoriale, le regroupement de romans indépendants en un seul gros volume, semble aussi faire courir des risques au modèle cyclique, en annulant la discontinuité des épisodes. En fait, ce mode de publication de type « Omnibus » ne représente jamais qu’une présentation parmi d’autres, et s’adresse prioritairement aux lecteurs s’étant déjà procurés la version fragmentée : l’Omnibus paraît en effet souvent tardivement, pour des œuvres ayant rencontré séparément un succès considérable. Les groupements effectués (éventuellement divers, si la physionomie de l’ensemble se modifie avec le temps, ou s’il y a changement d’éditeur) peuvent en revanche s’avérer plus ou moins justifiés : l’édition du Seigneur des Anneaux en un seul volume, pour la première fois en 1968, est parfaitement conforme à la volonté de l’auteur, pour lequel il s’agissait d’un seul roman ; les deux premiers romans du cycle des « Robots » d’Asimov, The Caves of Steel (1954) et The Naked Sun (1957), ont été publiés conjointement sous le titre The Robot Novels en 1972 par leur éditeur, Doubleday, groupement parfaitement valide à l’époque, mais qui devint incomplet avec la production tardive de deux autres romans du même cycle, The Robots of Dawn en 1983 et Robots and Empire en 1985. La récente édition Omnibus du « Cycle de Fondation », démarrée en 1999, échappe bien entendu à ce danger.
98Le succès rencontré par un auteur dans une production cyclique, comme celui d’Ellroy avec « Le Quatuor de Los Angeles », peut encore amener les rééditions groupées de ses œuvres antérieures, dans une nouvelle présentation les signalant abusivement comme des ensembles cohérents : ainsi la « Trilogie Noire », parue chez Rivages en 1991, est une pure création des éditeurs, qui réunit les deux premiers romans d’Ellroy, écrits presque simultanément en 1978 et 79, Brown’s Requiem et Clandestin, et un livre de commande plus tardif, Un tueur sur la route, plongée dans l’âme tourmentée d’un tueur en série. Ces livres ne prétendent pas à la cohésion cyclique, et l’unité de tonalité qui leur est prêtée (« noire »), si elle existe bien, s’applique de manière tout aussi pertinente à l’ensemble de l’œuvre d’Ellroy.
99En général pourtant, ces présentations en un seul volume ne remettent pas vraiment en cause l’identité cyclique, puisqu’elles s’exercent sur des œuvres dont la réception fragmentée est acquise, qu’elles coexistent avec la présentation en volumes séparés, et qu’en reprenant notamment sur-titre et titres de volumes, elles ne manquent pas de signaler la double nature du cycle.
Cas particuliers : le premier volume et le dernier volume
100Si chaque volume du cycle romanesque, séparé des autres, doit assurer la poursuite de l’ensemble, en maintenant l’intérêt du lecteur, les volumes d’introduction et de conclusion représentent des étapes particulièrement importantes du développement cyclique. On peut rendre compte de leurs caractéristiques spécifiques en les considérant comme de vastes « incipit » et « explicit ». Le cycle porte en effet la notion d’épisode du roman (la notion de chapitre, éventuellement) aux dimensions du volume : les objectifs narratifs remplis dans le cadre du roman par les premières et dernières pages se trouvent simplement transposés sur une étendue beaucoup plus importante.
Le premier volume
101Le premier volume paru constitue le seuil d’entrée dans l’ensemble cyclique à venir, ce qui signifie que son rôle est d’annoncer sa suite et de la rendre désirable au lecteur. Il faut pour cela que ce premier volume se désigne comme premier, inaugural ; à ce titre encore le cycle se distingue de la série, qui doit quant à elle éviter d’avoir l’air de commencer en un point précis. L’auteur visant un développement sériel va plutôt essayer de camoufler le caractère inédit de l’épisode d’entrée, de donner l’univers fictionnel comme déjà connu et le héros comme renommé, afin que par la suite ce premier volume puisse se fondre dans l’ensemble sériel, apparaître comme parfaitement interchangeable avec ceux qui vont suivre. Au contraire, le cycle cherche à assurer la reconnaissance et le succès du futur ensemble par un fort impact publicitaire du premier volume.
102Le paratexte joue bien sûr un rôle important dans la réalisation de cet objectif : par exemple le surtitre « Les Aventures de Boro, reporter photographe » véhicule dès le premier volume un signal cyclique fort, puisque le pluriel des « aventures » suffit à promettre la pluralité des volumes à paraître. Dans la même perspective, le titre du premier volume peut jouer sur l’idée de commencement : ainsi Fondation se pose-t-il comme épisode véritablement « fondateur », établissement nécessaire des « fondations » de la grande construction à venir. L’Aube de Fondation et Prélude à Fondation, parus plus tard mais se situant avant dans la chronologie de l’ensemble, en sont réduits à redoubler dans leurs titres ce jeu sur l’idée d’inauguration, à revenir de façon redondante sur ce sémantisme du commencement.
103Dans le texte lui-même, le premier volume met souvent en scène une entrée dans le monde fictionnel du cycle, et reproduit ainsi la façon dont il entend être reçu par le lectorat. La fonction rejoint la fiction : le volume inaugural remplit son rôle de seuil en racontant cette entrée, naissance d’un individu ou arrivée des personnages dans le temps et sur les lieux de leurs aventures. Dans les cycles à héros récurrent, ou cycles de l’individu, le volume d’introduction sert ainsi à présenter le héros, à le doter de caractéristiques distinctives justifiant et autorisant son réemploi. Sur ce point, The Bourne’s Identity de Ludlum présente la particularité de thématiser, tout au long de son développement, cet objectif narratif de construction du personnage. Totalement amnésique et isolé quand s’ouvre le roman, le héros part en quête de sa mémoire, accumule les indices, souvent contradictoires, et finit par reconstituer « l’identité » promise par le titre original. La naissance du personnage appelé à la récurrence est ici mise en scène, elle fournit au premier volume son intrigue spécifique. Celle-ci reproduit donc au niveau du personnage ce qu’elle veut provoquer chez le lecteur : la découverte et la familiarisation, l’entrée progressive dans l’univers du cycle.
104Le motif du voyage remplit la même fonction d’accompagnement : de cette façon, le lecteur fait la connaissance des personnages avant qu’ils n’aient atteint le lieu de leurs aventures, le milieu où ils vont s’épanouir, et les suit dans leurs découvertes. Une phase de transition, un sas pourrait-on dire, se trouvent ainsi ménagés pour mieux garantir l’entrée dans l’univers fictionnel cyclique. Dans Mars la Rouge, les neuf mois de voyage, durant lesquels le globe terrestre disparaît tandis que grandit le feu martien et que les rapports de force se mettent en place dans l’équipage, occupent une partie du roman sur huit. Ils sont explicitement comparés à un temps de gestation, et pour le lecteur ils atténuent le choc de l’exotisme martien, l’étonnement et l’émerveillement se trouvant relayés par des personnages pionniers qui découvrent l’environnement avec lui.
105Dans Hypérion, premier volume des « Cantos » de Simmons, le voyage jusqu’à la Vallée des Tombeaux du Temps, objectif annoncé d’emblée comme lieu de l’aventure, met cette fois l’intégralité du volume à s’accomplir. Mais ce temps du déplacement, qui correspond à l’étendue du roman, est également mis à profit, par des personnages qui ne se connaissent pas, pour raconter l’histoire personnelle qui les a amenés à vouloir affronter le monstrueux gritche. Toutes les phases d’immobilisation physique, dans le vaisseau spatial, le chariot à vent, le téléphérique, sont remplies par six récits qui occupent la majorité de l’espace textuel. Cette construction fait d’Hypérion un modèle de volume inaugural du point de vue thématique : au voyage, qui permet au lecteur de se familiariser avec le monde du Retz, puis de découvrir la planète Hypérion en même temps que la plupart des pèlerins (le prêtre et le poète y ont déjà séjourné), se superpose une présentation progressive et exhaustive de tous les personnages. Leurs parcours contrastés, avant la constitution du groupe, autorisent des perspectives variées sur le monde fictionnel appelé à être développé par le cycle, et donnent ainsi une image frappante de son ampleur.
106Ce volume se clôt sur un très fort suspense : désormais au fait de l’importance que revêt la mission, et du danger extrême qu’elle fait courir à ses participants, le lecteur se retrouve à devoir attendre le second volume pour la voir s’accomplir. Au terme d’un premier volume qui s’avère n’être en effet qu’une longue introduction, il laisse les héros avançant vers leur destin, descendant vers les Tombeaux qui abritent le gritche : « Sans cesser de chanter très fort, sans se retourner une seule fois, accordant leurs pas, ils s’enfoncèrent lentement dans la vallée » (vol. 2, p. 296 et dernière). Il est difficile de provoquer davantage l’attente du ou des prochains volumes, d’en rendre la consommation plus désirable, que ce procédé qui consiste à suspendre l’intrigue à un point crucial, en exhibant son incomplétude.
107Asimov d’ailleurs ne procède pas autrement au début de la parution de son cycle : sa première nouvelle présentait une intrigue volontairement incomplète, l’amorce et l’apogée d’une crise, en renvoyant son règlement au prochain texte, afin d’obliger John Campbell à publier celui-ci dans Astounding75. Substituant à la suspension de l’intrigue la seule promesse de sa continuation, il ferme encore le premier volume de son cycle par une annonce au futur prononcée par le héros, Mallow : « Il se produira d’autres crises quand la puissance de l’argent aura décliné, comme c’est aujourd’hui le cas de celle de la religion. À mes successeurs de résoudre ces problèmes, comme je viens de régler celui qui nous occupe aujourd’hui » (Fondation, p. 251). La même ouverture sur un développement futur de l’intrigue, signal d’attente d’un volume à venir envoyé in extremis au lecteur, apparaît à la dernière ligne de Mars la Rouge : « C’est ici que nous allons tout recommencer » (p. 548).
108Ces appels plus ou moins impératifs à la consommation du prochain volume comme suite du premier constituent des illustrations claires de l’objectif principal de ce volume inaugural, qui est de provoquer l’attente de l’ensemble et d’en rendre à l’avance la lecture désirable. De tels exemples d’incomplétude de l’intrigue concernent également les volumes n’occupant la position stratégique de seuil, qui doivent néamoins prolonger le succès du cycle. Ils sont pourtant beaucoup moins courants, ces volumes privilégiant davantage l’indépendance.
La question du dernier volume
109La question de la fin du cycle apparaît autrement plus complexe que celle de son commencement : le premier volume du cycle est le premier volume paru, car même si l’auteur produit a posteriori des épisodes censés le précéder (des « prequels »*), c’est toujours lui qui a introduit auprès du public un univers fictionnel inédit, mis en place le décor et l’intrigue du cycle, sa « diégèse ». En revanche, le dernier volume paru n’est pas toujours l’équivalent du volume final, que ce soit parce que le cycle est en cours d’élaboration, inachevé ou dischronique.
110Mais surtout, de manière générale, autant le cycle a tout intérêt à commencer, autant il en a nettement moins à se conclure : la production d’un épilogue clôturant fortement le cycle, interdisant toute continuation future, serait en contradiction avec les lois du marché éditorial, par nature ouvert aux attentes du lectorat. De plus, la propriété intellectuelle de l’écrivain sur son œuvre ne revêt pas un caractère absolu dans les littératures commerciales (spécialement aux États-Unis), si bien que même la mort de l’auteur ne signifie même pas forcément l’achèvement de sa production cyclique.
111On l’a dit, l’ensemble cyclique se construit au coup par coup, volume après volume, et sa totalisation finale peut demeurer une perspective abstraite. Ainsi, chaque volume pourrait être le dernier mais aucun volume n’est définitivement le dernier ; chacun doit à la fois permettre d’envisager une suite et satisfaire le lecteur, combler son désir de fin tout en le laissant en attente d’une conclusion plus définitive. Ce double objectif est bien rempli quand chaque volume, dans l’espace du roman isolé, mène à bien son intrigue interne, tandis que l’intrigue continue, d’importance relative moindre, se voit laissée en suspens, « à suivre ».
112Mais alors, à quoi peut-on reconnaître la fin du cycle, ou à l’inverse, sur quels critères affirmer son inachèvement ? C’est une question qui se pose en fait pour toutes les œuvres d’art ; Paul Ricœur montre ainsi qu’il existe différentes manières de produire chez le lecteur le sentiment d’achèvement, la surprise ou la déception représentant des façons de conclure également valables76. On peut penser que le cycle « paralittéraire », même s’il est voué davantage à porter la satisfaction que la déception, tire parti de cette variabilité : l’achèvement apparent que rien n’empêche d’être un nouveau commencement, l’inachèvement apparent qui, faute de continuations, ne sera plus senti comme tel. Comment, en effet, reconnaître un volume comme final ?
113Quand le héros récurrent assure seul ou presque la continuité de l’ensemble, la mort du personnage peut apparaître comme un critère d’achèvement parfaitement satisfaisant. Pourtant, en littérature populaire, la mort même n’est pas toujours définitive, ni synonyme de conclusion de l’ensemble, tant la résurrection fait clairement partie des possibles exploités par tous les types d’ensembles romanesques. Non seulement le public peut refuser la mort du héros, exiger une suite, et il est alors difficile pour les auteurs populaires d’ignorer totalement cet appel (les cas de Sherlock Holmes et d’Arsène Lupin sont bien connus), mais encore les genres fantastiques et spéculatifs permettent un large recours à ce motif : le mystère qui entoure le personnage du Colonel Bozzo-Corona, dans « Les Habits Noirs » de Paul Féval, lui autorise plusieurs incarnations successives, tandis qu’en science-fiction des cycles entiers ont été produits autour du thème de la résurrection, du héros dans les « Non-A » de Van Vogt, de toute l’humanité dans « Le Monde du Fleuve » de Philip José Farmer ou « L’Aube de la Nuit » de Peter F. Hamilton.
114Les exceptionnelles conditions de longévité posées par certains cycles de science-fiction permettent d’exclure d’emblée le spectre de la mortalité. En revanche, les cycles policiers, comme ceux d’Izzo et d’Ellroy, utilisent plus souvent la mort du héros comme facteur de clôture. Mais là encore il convient de nuancer : à la fin de Soléa, la mort de Montale est euphémisée, non dite. La possibilité d’un sauvetage in extremis permettant sa réutilisation n’était ainsi pas totalement fermée : Jean-Claude Izzo se disait las de son personnage et désireux de changement, mais d’autres auteurs avant lui sont revenus sur ce genre de déclarations. La question ici a tragiquement cessé de se poser, Jean-Claude Izzo étant décédé le 27 janvier 2000. Le « L.A. Quartet » se clôt quant à lui sur l’élimination de Dudley Smith, et c’est sans nul doute sur ce critère qu’Ellroy a annoncé un nouveau cycle, sous un nouveau titre, « Underworld USA ». En effet, à cette disparition violente près, le nouvel ensemble peut apparaître comme une continuation du premier : il en prend la suite chronologique, et des personnages récurrents, tel Pete Bondurant, assurent entre eux une visible cohérence.
115Ainsi, il semble qu’aucun volume de cycle, même se présentant comme final, ne donne réellement l’assurance d’un achèvement définitif de l’ensemble. Un dernier exemple peut achever de nous en convaincre. L’Éveil d’Endymion présente les caractéristiques du volume épilogue ; la quatrième de couverture affirme d’ailleurs que « [t]outes les énigmes trouveront leurs solutions, toutes les questions leurs réponses, tous les fils seront enfin noués ». Il est vrai que ce roman se termine sur un état de plénitude de l’humanité qui laisse apparemment peu de prise au développement futur. Cet achèvement triomphal n’a pourtant pas empêché Dan Simmons d’écrire, pour une anthologie, la nouvelle « Les Orphelins de l’Hélice », où le lancement du vaisseau date de « quatre-vingt ans après le Moment Partagé d’Énée, cet événement historique qui marquait le début d’une ère nouvelle pour la plus grande partie de l’humanité » (p. 9, je souligne). Ainsi, un événement qui ne concerne pas l’humanité tout entière, sans exception et sans retour possible, ne saurait suffire à empêcher toute continuation du cycle à plus ou moins long terme. Rien ou presque ne saurait arrêter la succession des volumes d’un cycle, qui suit l’écoulement du temps ; seule l’Apocalypse pourrait mettre fin à cette ouverture.
116Frank Kermode, dans son ouvrage The Sense of an Ending, rappelle que l’apocalypse constitue le modèle culturel de la Fin pour les Occidentaux : une fin qui donnerait définitivement cohérence au monde, mais qui a pour caractéristique essentielle d’être en même temps sans cesse annoncée, et donc attendue, et pourtant sans cesse ajournée. Dans le cycle également, on attend dans un mélange d’espoir et d’effroi une Fin qui conférerait un sens ultime à la durée écoulée. L’épilogue serait l’équivalent du Jugement Dernier, mais justement cette fin ne vient pas ; chaque étape importante en revivifie l’attente sans qu’aucune déception ne l’apaise, chaque nouveau volume clos apparaissant comme une conclusion, provisoire mais compensatoire. L’organisation du cycle correspond donc à ce modèle eschatologique de l’attente : une fin qui ne vient jamais ne signifie pas qu’il faut cesser d’y croire, mais seulement qu’un délai supplémentaire est toujours octroyé. On comprend par là que le refus de conclure qu’on repère dans le cycle ne signifie pas que le lectorat des littératures de genres soit particulièrement patient ou crédule, facile à berner par des promesses successives non tenues : c’est plutôt que l’organisation cyclique, dans son essentielle ouverture, correspond à un schéma de pensée particulièrement ancien et pérenne.
Chaque volume doit maintenir l’intérêt
117En dehors des cas particuliers représentés par le premier volume, et éventuellement par le dernier, quel est le degré d’autonomie ou d’indépendance des volumes discontinus du cycle ? Nous nous retrouvons confrontés à la grande problématique cyclique du rapport plus ou moins équilibré entre les parties et le tout ; pour chaque épisode, la question de la stratégie d’équilibre à maintenir se pose à nouveau : soit c’est l’autonomie des volumes qui est privilégiée, du fait de leurs intrigues internes (chaque volume possède un début et une fin, qui peuvent être plus ou moins accentués), soit c’est la continuité de l’ensemble qui domine, quand par exemple, comme nous l’avons observé à propos des volumes initiaux, certains épisodes se distinguent par une incomplétude manifeste et obligent à attendre dans le volume suivant la fin éventuelle de leur intrigue interne. Il se produit dans ce cas un phénomène de chevauchement inter-volumique, entre un volume non conclu et le volume suivant, dont l’introduction n’est autre que la conclusion du précédent. Ces deux options reviennent chacune à privilégier un des pôles de l’équilibre instable, ensemble ou volumes, mais elles se rejoignent dans un objectif commun : l’intérêt renouvelé à chaque épisode.
118Dans la majorité des cas, le volume du cycle coïncide avec un épisode de l’intrigue continue ; volume et épisode sont alors parfaitement synonymes, en une division qui se veut « naturelle » : le volume découpe un pan de l’intrigue continue, doté d’une certaine autonomie. Il s’agit toujours bien sûr d’une période chronologique, plus courte que celle couverte par l’ensemble, choisie comme le laps de temps nécessaire au développement d’un épisode complet de la totalité chronologique, ou encore d’une étape particulière de la quête globale. Dans le roman policier, genre toujours proche de la forme sérielle, il s’agira de boucler une enquête ; dans le roman d’espionnage, de mener à bien une mission.
119Pour les fresques historiques, modèles d’ensemble illustrés à la fois dans les genres de la science-fiction, de la fantasy et du roman d’aventures, le découpage chronologique passe au premier plan. Dans le cas de « Boro », la logique du découpage accompagne ainsi les moments et les lieux clés de plusieurs décennies d’histoire du xxe siècle : prise de pouvoir du nazisme en Allemagne pour La Dame de Berlin, avènement du Front Populaire en France pour Le Temps des Cerises, guerre d’Espagne pour Les Noces de Guernica et montée des menaces d’une guerre à l’échelle de l’Europe pour Mademoiselle Chat. Sur des périodes plus longues, le saut de génération d’un volume à l’autre signale nettement qu’ils découpent des étapes chronologiques autonomes : les générations s’inscrivent dans un mouvement historique plus long, auquel chacune apporte sa contribution. Enfin, des cycles de science-fiction peu coalescents (« Trantor », « La Ligue de Tous les Mondes ») jouent avant tout sur des localisations géographiques différentes, justifiant ainsi comme matériellement le découpage des épisodes : chaque volume explore une planète, qui se trouve prise à son tour dans une zone d’influence plus large.
120Le cycle dischronique constitue évidemment la forme où l’autonomie des volumes peut être la plus remarquable : la possibilité même de la dischronie, qu’elle corresponde seulement à des aléas éditoriaux ou à un choix concerté de l’auteur, constitue une spécificité du cycle au sein des ensembles totalisants, puisque le roman long en refuse l’attrait, incompatible avec une unité fondée sur le déroulement linéaire77. Le cycle, lui, peut à tout moment revenir sur ses pas et découper, dans son tissu chronologique, un nouveau pan, un nouvel épisode accédant à l’autonomie.
121Ainsi, la plus grande partie de Magie et Cristal, environ 750 pages sur les 950 que comptent ce dernier volume paru de « La Tour Sombre », sont consacrées au récit d’un épisode de la jeunesse du héros, Roland. L’effet de dischronie est important, mais, ce choix pouvant menacer le fragile équilibre de la double contrainte aux dépens de l’ensemble, l’épisode ancien ne fait pas ici l’objet d’un volume indépendant : il s’insère dans un parcours textuel qui reste chronologique, comme un répit dans l’irrémédiable avancée de la quête78. Le début de Magie et Cristal est en effet relié au volume précédent, Terres perdues, par un « enjambement » de l’intrigue, l’épisode de l’affrontement avec le train Blaine étant également réparti sur les deux volumes successifs ; et la fin du volume est explicitement consacrée à réorienter les héros dans la direction de leur quête : le Sentier du Rayon, qu’ils doivent suivre jusqu’à sa fin, réapparaît après l’affrontement avec le magicien Marten. Seul le cœur du volume est « dischronique » : l’option prise par Stephen King illustre parfaitement le jeu cyclique, le maintien d’une continuité dans la discontinuité.
122Les chevauchements entre volumes successifs ne s’étendent jamais dans notre corpus au-delà de deux volumes successifs ; ils n’ont donc rien de systématique, comme ce pourrait être le cas dans un roman long, et se voient toujours accompagnés et compensés par une succession, plus classiquement cyclique, de volumes découpant des épisodes complets dans une chronologie linéaire dont rend compte l’ensemble.
123Il peut s’agir d’un chevauchement des chronologies, comme dans l’œuvre de Tolkien entre la fin du Silmarillion et le Seigneur des Anneaux. Le Silmarillion, premier volume dans l’esprit de Tolkien, embrasse la totalité de la période que va couvrir le cycle futur, depuis la création mythique, celle des Ainur ou Valar, dieux secondaires ou anges, jusqu’à la fin du Troisième Age, marquée par le départ des derniers elfes de la Terre du Milieu en 3021. Les volumes suivants en développent des durées plus restreintes : Le Seigneur des Anneaux se consacre au récit des années 3018 à 3021 du Troisième Age. On comprend que Le Silmarillion aborde cette même période, mais de manière autrement plus brève. La totalité de l’intrigue du Seigneur des Anneaux se trouve ainsi anticipée dans Le Silmarillion, mais le roman long y est résumé en quelques phrases : « On raconte que Frodo le Hobbit accepta de se charger de la mission de Mithrandir [Gandalf], qu’il traversa la nuit et les dangers avec un serviteur, qu’il parvint au Mont du Destin malgré la colère de Sauron et qu’il jeta dans les flammes où il avait été forgé le Grand Anneau de Pouvoir qui fut enfin détruit, et consumée sa force malfaisante » (p. 396-397).
124Il y a chevauchement des intrigues quand un récit commencé et développé dans un volume ne trouve sa conclusion que dans le suivant, c’est-à-dire au-delà de la discontinuité matérielle des ouvrages, et au-delà du laps de temps écoulé dans la vie du lecteur entre les deux parutions. Ce chevauchement constitue au premier abord une transgression par rapport aux habitudes des lecteurs et du marché éditorial, pour lesquels le volume demeure l’unité exclusive ; cette transgression met en valeur l’unité de l’ensemble, avec pour objectif que le lecteur perde conscience de sa discontinuité en même temps que des frontières volumiques. Il faut cependant nuancer la portée de cette transgression : pour l’essentiel, la prééminence culturelle du schéma d’organisation des textes fictionnels dont nous avons parlé, l’intrigue comme développement cohérent d’un début à une fin, apparaît si bien ancrée que l’incomplétude du volume n’est pas d’emblée sentie. Il peut fort bien être reçu comme partiellement clos, de cette même clôture partielle qui caractérise tous les volumes d’ensemble romanesque et suffit à satisfaire le lecteur, et ce n’est qu’en découvrant le volume suivant qu’on comprend que son intrigue n’était pas terminée.
125Ainsi, la conclusion que le « Prologue » de L.A. Confidential apporte au Grand Nulle Part n’était pas forcément attendue sous cette forme par le lecteur : le second volume ne se terminait pas sur un suspense orchestré pour déclencher un désir à combler dans le futur. Certes, il se clôt sur la fuite de Buzz Meeks, qui vient de voler plusieurs kilos de cocaïne destinés, par l’intermédiaire de la pègre, aux projets de Dudley Smith. L’intrigue reste donc suspendue pour ce qui est de Meeks : on le sait en danger, seul et recherché. Mais ce ne serait ni la première ni la dernière fois qu’Ellroy abandonnerait ainsi un personnage à son destin, et en outre le genre policier implique en général une plus forte autonomie des volumes par clôture de leurs intrigues internes. Mais dans ce cas justement, ce sont les exigences de l’intrigue continue qui s’imposent sur les limites des intrigues volumiques : le destin de Buzz Meeks, finalement abattu par Smith, revêt en fait beaucoup moins d’importance que la récupération de la drogue par ce dernier, drogue qui lui permet de développer un réseau criminel de grande ampleur et qui se trouve à l’origine de la majorité des drames des derniers volumes de la trilogie. Comme le dit Tiphaine Samoyault à propos des chevauchements, « ces procédés de cohésion cyclique désignent la volonté de faire esthétiquement de l’ensemble un tout79 », et cette volonté est d’autant plus importante que les volumes tendent à s’émanciper davantage, comme dans le cas du genre policier.
126Asimov, donnant comme souvent l’exemple du pragmatisme de l’auteur de genre, organise la première trilogie de « Fondation » selon ce même principe : il regroupe ses nouvelles en recueils ou fix-ups* de telle manière que celles qui développent une intrigue commune se trouvent réparties entre différents romans ; tous les volumes devront ainsi être achetés, puisqu’ils sont liés. La première partie de Fondation et Empire, « Le général », se rattache au groupe formé par les 4 dernières nouvelles de Fondation, qui exposent le développement et la résolution d’une « crise Seldon », c’est-à-dire d’une situation liée aux grandes forces historiques, et en tant que telle prédite par le fondateur de la psycho-histoire. Avec les deux autres parties de Fondation et Empire, on sort de ce schéma avec l’apparition d’un personnage aux pouvoirs exceptionnels, le Mulet, dont l’influence n’a pas été prévue par Seldon, tandis que se développe le thème de la recherche de la Seconde Fondation. La localisation mystérieuse de celle-ci étant également l’objet principal de Seconde Fondation, le volume intermédiaire se trouve lié aussi bien à son prédécesseur qu’à son successeur. Cette répartition intelligente, qui permet en outre aux trois romans d’atteindre approximativement le même nombre de pages (environ 250), assure à l’ensemble une cohérence qui pouvait sembler peu compatible avec un cycle de nouvelles.
127Stephen King va beaucoup plus loin à la fin de Terres Perdues : Roland, Jake, Susannah et Eddie sont laissés en danger de mort, selon la méthode feuilletonesque du « cliffhanger ». Cette ouverture abrupte de la fin est si rare dans un ensemble cyclique que King ressent le besoin de s’en excuser, en l’attribuant à une mystique de l’inspiration (chez lui récurrente), qui veut que l’ouvrage se dicte à l’auteur et impose sa propre logique :
« Je ne suis pas très satisfait moi-même de laisser Roland et ses compagnons aux soins pas affectueux affectueux de Blaine le mono, et bien que vous ne soyez pas obligés de me croire, je dois cependant souligner que j’ai été aussi surpris qu’ont pu l’être quelques-uns de mes lecteurs par la conclusion de ce troisième volume. Mais il faut accorder aux livres qui s’écrivent tout seuls […] le droit de s’achever tout seuls, et je puis seulement vous assurer, lecteurs, que Roland et sa bande sont arrivés à une étape-frontière cruciale et que nous devons les abandonner un moment à la douane […]. Tout ce qui précède n’est qu’une façon métaphorique de dire que le récit était, une fois encore, parvenu à son terme provisoire et que mon cœur a été assez sage pour m’empêcher de tenter d’aller plus avant80. »
128On n’est en effet pas obligé de le croire ! On peut d’ailleurs évoquer des raisons plus pragmatiques à l’inachèvement : la volonté d’exacerber l’attente publique, bienvenue puisque six ans vont s’écouler avant la parution du volume suivant, Magie et Cristal, et sans doute également la longueur des volumes, ceux de King tendant à se faire de plus en plus imposants au fil des livraisons.
129Il faut encore noter l’image qui se dégage ici a contrario d’un « bon » découpage du volume correspondant à une « étape-frontière cruciale ». En effet, si certains épisodes renouvellent l’intérêt en attirant l’attention sur leur incomplétude, une majorité de volumes tirent au contraire leur intérêt spécifique de leur relative complétude : ayant chacun leur commencement et leur fin, ils peuvent chaque fois paraître recommencer à neuf, ou conclure plus ou moins fortement.
130L’impression de recommencement d’un volume sur l’autre se fait plus visible quand chaque nouvelle intrigue interne s’accompagne d’un renouvellement des techniques narratives, et en particulier du point de vue adopté. Ce changement d’angle de narration, facteur de variété de l’ensemble et de forte individualisation des volumes, est par exemple utilisé par Dan Simmons. Sa tétralogie constitue d’ailleurs une illustration privilégiée de la volonté de relancer l’intérêt à chaque épisode : comme elle se compose d’un volume d’introduction et d’un volume de conclusion, puis d’une nouvelle paire construite selon ce même schéma, tous les épisodes sont décisifs. On a dit qu’Hypérion apparaissait comme une longue introduction consacrée à la présentation des personnages, avant un arrêt brutal sans que leur mission soit menée à bien. Le deuxième volume, La Chute d’Hypérion, déçoit dans un premier temps l’attente d’une mise au point sur le sort des pèlerins.
131Ces derniers ne sont plus accessibles que par l’intermédiaire des rêves d’un nouveau personnage, Joseph Severn, par les yeux duquel le lecteur appréhende désormais l’action. Ce nouveau point de vue renouvelle l’intérêt du début du roman, tandis que ses quinze dernières pages portent le titre sans équivoque d’« Épilogue » : le sort des personnages principaux étant réglé, ce serait une fin, si Brawne Lamia n’était enceinte. Les deux volumes suivants se consacrent au destin de sa fille, Énée, plusieurs siècles plus tard, et à cet égard on peut considérer le troisième volume, Endymion, comme une nouvelle introduction : il s’agit de présenter un univers fictionnel qui certes est toujours le même, mais qui a profondément évolué pendant cette longue ellipse. La situation de narration se renouvelle également intégralement : après la narration en troisième personne des deux premiers volumes, les deux seconds sont donnés comme les mémoires, à la première personne, de Raul Endymion. Cet effet de rupture entre les deux groupes d’épisodes fait d’ailleurs d’emblée l’objet d’un avertissement direct au lecteur : « Si vous lisez ces lignes […] parce que vous êtes un fan des Cantos du vieux poète et que la curiosité vous dévore de savoir ce qui s’est passé ensuite dans la vie des pèlerins d’Hypérion, vous risquez fort d’être déçus. J’ignore ce qui est arrivé à la plupart d’entre eux. Ils ont vécu et sont morts environ trois siècles avant ma naissance » (p. 9).
132Le cycle peut ainsi à tout moment sembler recommencer, changer de direction, ou de perspective, pour approfondir dans la variation son univers fictionnel : l’ensemble cyclique confirme ainsi son essentielle ouverture structurelle, dont le modèle n’est autre que l’écoulement du temps lui-même.
La production des suites
133Un ensemble romanesque peut être d’emblée envisagé comme un tout par son auteur, qui décide d’une intrigue à développer sur un certain nombre de volumes ; à l’inverse, un roman isolé, ayant rencontré le succès et autorisant le développement de son univers fictionnel, peut devenir a posteriori, au choix de l’auteur et de l’éditeur, le premier volume d’un cycle ; éventuellement, plusieurs romans isolés, proches dans leurs thèmes et leur ton, peuvent se voir ensuite regroupés dans un même ensemble romanesque, par l’intermédiaire d’un ou plusieurs volumes de transition, se chargeant de relier les univers à la faveur souvent de « rencontres » de personnages81.
134Pour certains critiques, le cycle n’existe que s’il a fait l’objet d’un projet d’ensemble a priori. Daniel Aranda veut ainsi « qu’il accomplisse un programme préétabli, forme une totalité définie dans laquelle chaque personnage récurrent soit situable par rapport à un début et à une fin82 », ce qui implique en outre une nécessaire clôture de l’ensemble cyclique. L’opposition entre cycle et série se trouve alors formulée en termes d’achèvement ou d’inachèvement constitutif : « autant le cycle est un groupement fermé, autant la série est ouverte83 ».
135Les deux options ne doivent pourtant pas être aussi strictement distinguées, dès lors qu’un même ensemble peut conjuguer les approches a priori et a posteriori : d’une part il peut être conçu d’emblée avec un nombre de volumes fini et peu élevé (3 ou 4 en général), mais donner finalement lieu à des continuations supplémentaires n’ayant pas été préalablement programmées (la « Trilogie de Fondation » d’un côté, ses « sequels » et « prequels »* de l’autre) ; en sens inverse, un roman écrit sans perspective d’insertion dans un ensemble peut s’avérer ouvrir la voie à la programmation de volumes successifs. De cette manière, Le Dahlia Noir devait au départ pour Ellroy être un roman isolé, lui permettant d’explorer un fait divers qui l’avait particulièrement marqué, une parenthèse dans l’écriture de la série des Lloyd Hopkins, dont cinq volumes étaient prévus par contrat avec la Mysterious Press Agency. La bifurcation du roman unique au volume d’introduction d’un cycle s’est produite en cours d’écriture, mais dès ce moment le projet est planifié dans sa totalité : « je m’aperçus, à peu près au milieu du Dahlia Noir, que je voulais concevoir un quatuor sur Los Angeles […] entre les années 1947 et 195984 ».
136Quant à la question de la clôture, il suffit de noter que tous les auteurs de cycles pratiquent la stratégie de la fin ouverte, revendiquée par Asimov : « J’ai pour habitude d’essayer de laisser, à la fin d’un roman, un élément flottant en suspens, pour le cas très probable où je voudrais continuer l’histoire85 ». C’est ainsi qu’il a un temps mené en parallèle deux ensembles de nouvelles, « Les Robots » et « Fondation », « volontairement séparés, afin qu’il puisse en continuer un au cas où lui, ou ses lecteurs, se lasseraient de l’autre86 » ; au sein même de l’ensemble « Fondation », le même raisonnement l’a ensuite conduit à une nouvelle duplication, avec l’idée des deux Fondations concurrentes : « Je ne savais pas à quoi pourrait servir la Seconde Fondation. Elle constituait une mesure de sécurité, (…) une réserve stratégique, afin que si un développement de l’intrigue exigeait une porte de sortie, ce soit la Seconde Fondation87 ». Cette volonté de préserver toujours diverses marges de manœuvre narratives va de pair avec celle de pouvoir toujours donner de nouvelles suites à un cycle.
Pourquoi écrire un cycle ?
137Dès lors que la possibilité d’une suite est ainsi assurée, le passage à l’acte lui-même, la production de continuations successives, se justifie en un seul mot : le succès, qu’il soit commercial ou créatif. Bien entendu, tout succès est relatif, mais il constitue indéniablement le point commun des ensembles de notre corpus. Pour ne prendre qu’un exemple, Jean-Claude Izzo avait vendu à sa mort 140 000 exemplaires de Total Khéops, paru en 1995 ; Chourmo avait dépassé les 100 000 exemplaires, et Soléa les 40 000 seulement une semaine après sa publication : succès rapide, soutenu, pour la première incursion d’Izzo dans le domaine du roman policier. À partir d’une situation comme celle-là, la tentation évidente est de prolonger la réussite, de combler le public qui a plébiscité un personnage et un univers : le succès appelle la continuation, selon le principe qu’il ne faut surtout pas « tuer la poule aux œufs d’or88 ».
138En effet, le désir de tirer un revenu maximal de son travail d’écriture constitue sans doute une des motivations les plus puissantes au choix de l’ensemble romanesque cyclique. Elle apparaît plus évidente pour les continuations d’un premier roman apparemment isolé ayant rencontré le succès ; dans ce cas, il s’agit évidemment de prolonger une heureuse rencontre entre la demande du public et l’offre d’un auteur, en exploitant la formule. Le cycle conçu comme tel, a priori, représente peut-être davantage un pari, mais il n’exclut pas pour autant le calcul : la multiplication des volumes signifie une hausse des revenus par rapport à ce qu’on peut attendre d’un roman unique, la continuité cyclique supposant, du côté du lecteur, l’achat de chacun des ouvrages, tandis que du côté des éditeurs, le coût de production de trois ouvrages courts, par exemple, peut être inférieur à celui d’un ouvrage très long89.
139La motivation financière semble entrer en jeu de manière particulièrement importante dans les cas de reprises tardives : des auteurs de cycles ayant rencontré un succès fort et durable se voient proposer de grosses sommes pour leur adjoindre des suites supplémentaires, dont les éditeurs ont de bonnes raisons de supposer que le public leur fera bon accueil. Jacques Sadoul, dans son Histoire de la science-fiction moderne, explique ainsi par le seul appât du gain le prolongement du cycle « Dune » au-delà de la mort de son héros Paul Atréide, avec The Children of Dune : « Le succès commercial du premier Dune ne cessant de croître, les éditeurs américains ont offert des sommes considérables à Herbert pour qu’il continue sur sa lancée90 ». Le retour d’Asimov à ses ensembles science-fictionnels laissés plus de vingt-cinq ans en suspens se justifie également en partie par la tentation d’une belle somme offerte par les éditeurs91.
140Mais ceux-ci ne font que relayer, par leurs offres généreuses, le phénomène de départ qui est la pression du public. L’attente des fans, la frustration qu’ils expriment dans des correspondances adressées à l’auteur, font également partie des raisons expliquant les reprises et touchent ces mêmes auteurs auxquels les éditeurs font des ponts d’or, comme Asimov ou King. Asimov présente sa reprise de « Fondation » comme « le résultat de la pression conjuguée, et finalement insoutenable, du public et des éditeurs92 ». La frustration de son lectorat provenait de l’impression d’un projet inachevé avec la seule « Trilogie de Fondation » : « Les lecteurs ne manquèrent pas de remarquer que les livres couvraient moins de quatre cents ans sur les mille qui séparaient les deux Empires. Cela signifiait que le cycle de Fondation n’était pas terminé. Je reçus d’innombrables lettres. Certaines demandaient une fin. D’autres l’exigeaient. D’autres encore me menaçaient de représailles si je ne me remettais pas à l’ouvrage93 ».
141Une anecdote similaire, signalant la passion, à la limite du harcèlement, que peut déclencher l’attente d’une suite cyclique chez les fans, est rapportée par Stephen King, qui insiste sur les conséquences positives de cette pression :
« Nous recevons des dizaines de lettres rageuses par jour nous réclamant le quatrième tome de La Tour Sombre (patience, inconditionnels de Roland, je vous le promets, votre attente prendra fin). L’une de ces missives contenait la photo Polaroïd d’un ours en peluche enchaîné, avec un message fait de mots découpés dans des couvertures de magazines : “Publie la suite deLa Tour Sombreou on fait la peau de l’ours”. Cette photo est encadrée dans mon bureau, tel un vivant reproche, car elle me rappelle à mes responsabilités. En même temps, elle me réjouit et m’encourage : c’est merveilleux de savoir que des gens s’intéressent aux personnages que l’on a créés94 ».
142Ce sont jusqu’ici des pressions extérieures (éditeurs, lecteurs) qui s’exercent sur l’auteur, mais un phénomène le touchant beaucoup plus personnellement peut également avoir son influence sur l’œuvre cyclique : le passage du temps, et la perspective de la mort qui approche, ont ainsi déclenché chez Asimov un renouveau de productivité. Dans le but de laisser à la postérité une somme romanesque cohérente et totalisante, qui apparaisse véritablement comme un accomplissement, il a consacré la fin de sa vie, en une sorte de course contre le temps, à transformer son œuvre en un méta-cycle monumental, cherchant à compléter autant que possible sa visionnaire Histoire du Futur.
143À partir de 1982 et jusqu’à sa mort dix ans plus tard, il s’est consacré à construire de lui-même une image qui le satisfasse, à travers son grand travail d’unification des univers des « Robots » et de « Fondation ». Son rythme de production atteint alors quasiment celui de sa première période d’écriture : sept romans parus entre 1950 et 1957 (auxquels il faut ajouter les nouvelles des « Robots »), six de 1982 à 1993, avec la publication posthume de L’Aube de Fondation. Dans la préface de Prélude à Fondation, en 1988 (il a alors soixante-huit ans), il multiplie les projets :
« Ajouterai-je d’autres livres à la série ? C’est bien possible. Il reste de la place pour loger un livre entre Les Robots et l’Empire et Les Courants de l’Espace, ainsi qu’entre Prélude à Fondation et Fondation95 ; et, bien entendu, on peut en intercaler encore ailleurs. Et je peux également faire suivre Terre et Fondation par d’autres volumes – autant qu’il me plaira… Naturellement, il faudra bien qu’il y ait une limite, car je n’escompte pas vivre éternellement, mais j’ai bien l’intention de m’accrocher le plus longtemps possible » (p. 13).
144Pour rendre compte de ce renouveau créatif, il faut aller au-delà des motivations financières revendiquées, et faire intervenir, comme Asimov nous y invite, le vieillissement qui progresse et la mort qui approche, menaçant à tout moment d’interrompre le développement cyclique. À travers une métaphore architecturale, Jacques Goimard résume parfaitement l’objectif, inaccessible, inlassablement poursuivi par Asimov durant cette dernière période : l’auteur cherche « à se rassembler lui-même en prévision de sa propre mort, à bâtir des ailes nouvelles pour rendre plus monumental encore le mausolée où il s’apprête à se retirer. Envers et contre tout, il ne veut pas reconnaître qu’il a changé d’avis et que certains bâtiments (y compris les plus beaux) ne représentent plus son dernier message. Dans ce jeune homme des années quarante, il veut absolument se reconnaître encore. De là cette impossible tâche, à laquelle il consacrera les dix années qui lui restent à vivre96 ».
145En effet, Prélude et L’Aube « complètent le cycle de Fondation sans le terminer ; le processus d’unification – d’urbanisme littéraire, pourrait-on dire – a pris fin en même temps que les processus vitaux97 ». La mort survient toujours dans l’inachèvement : le cycle transpose seulement cette vérité existentielle au niveau de l’œuvre, et le désir de laisser de soi une trace écrite cohérente et accomplie n’est pas étranger aux raisons justifiant la production de suites, ici et en particulier de reprises tardives. L’exemple d’Asimov permet en outre de constater que des motivations différentes peuvent se conjuguer et se superposer : repris sous la « pression conjuguée » des fans et de l’appât du gain, le développement cyclique s’est ensuite prolongé en acquérant une dimension testamentaire.
Un exemple de genèse d’un cycle : l’œuvre de Tolkien
146Tolkien a lui aussi consacré sa vie à l’écriture d’un cycle unique, lui aussi a été ébranlé par son succès tardif, et la publication de ses lettres à ses amis, à ses éditeurs puis à ses lecteurs, permet d’observer la genèse de ses textes. Il est exceptionnel, quand on se penche sur les littératures de genres, de pouvoir retracer les modalités de production d’un texte ou, plus précisément pour un cycle, le processus d’écriture qui se met en branle pour donner suite à un ouvrage, mais nous disposons ainsi de la description de ces phénomènes lors de la naissance du « Seigneur des Anneaux ».
147Cette suite de Bilbo le Hobbit, parue seulement dix-sept ans plus tard, est un exemple bien particulier, mais intéresse cependant la réflexion générale sur le cycle, car il amène à relativiser, dans la pratique d’écriture, la distinction entre ensembles conçus a priori comme tels et suites produites sous la pression des circonstances. Bilbo le Hobbit représentait pour son auteur un roman indépendant, et ce n’est qu’à la demande de ses éditeurs qu’il envisagea de donner suite à l’histoire du peuple hobbit ; mais avant 1936 et la rédaction du Hobbit, Tolkien avait déjà conçu et écrit une première version de la plus grande partie d’un cycle de contes et de nouvelles consacrées au peuple elfe essentiellement, textes par la suite réunis, pour les plus achevés, dans Le Silmarillion. Bilbo, seul texte alors publié, constituait en fait une échappée exceptionnelle à la périphérie de cette œuvre cyclique entreprise vingt ans plus tôt, et le « Seigneur des Anneaux », commencé comme suite du roman isolé, doit bien plutôt être compris comme s’intégrant dans le grand projet antérieur. Plus qu’une simple continuation, le roman long apparaît comme un ouvrage de médiation entre les deux pans de l’œuvre, mettant en présence et à égalité les petits hobbits et les grands initiés éternels, manifestant la cohérence de l’univers mental de Tolkien par l’établissement d’un univers fictionnel unique.
148Le beau succès remporté par Bilbo le Hobbit, roman pour enfants publié le 21 septembre 1937, a conduit Rayner Unwin, éditeur de Tolkien, à lui demander d’autres textes destinés à la jeunesse, puis, spécifiquement, une suite du Hobbit. C’est de cette façon que Tolkien envisage et présente d’abord « Le Seigneur des Anneaux98 » : le 15 octobre 1937, le projet n’a pas d’autre ambition, puisque l’auteur affirme chercher dans le Hobbit « une idée de thème […] qui puisse être traité dans le même style et pour le même public, sans doute incluant effectivement des hobbits », et repousse alors comme « trop sombres » les développements possibles autour de Sauron99. D’emblée pourtant, la continuation du premier roman pose problème : d’abord Tolkien s’intéresse davantage à ses textes « elfiques », et essaie d’y intéresser son éditeur100 ; ensuite le manque d’ampleur du monde hobbit, tel qu’il est présenté par le premier roman, représente un obstacle à toute tentative d’élargissement101.
149La solution à ce blocage est trouvée dans l’anneau d’invisibilité ramené par Bilbo de sa chasse au trésor : d’accessoire de conte, bien pratique et manifestement inoffensif, il va se voir promu au rang d’enjeu essentiel de la lutte du Bien contre le Mal. Il faut noter que cette solution, point de départ de la continuation cyclique, implique une réécriture partielle du volume de départ (de son chapitre 5 : Gollum offrait au départ l’anneau en cadeau à Bilbo, ce que son importance nouvelle rend improbable) : ainsi donc, très rapidement, le projet d’écrire un second texte en partant des présupposés du premier se transforme quelque peu, puisque ce sont désormais les exigences du second texte qui dominent sur la lettre du premier.
150Quelques années plus tard, le souvenir de ces difficultés et de ces nécessaires ajustements semble avoir disparu de la mémoire de Tolkien : l’idée qu’un lien inattendu mais inévitable existait entre le « Seigneur des Anneaux » et Bilbo par l’intermédiaire de l’Anneau, est ainsi omniprésente dans la correspondance de Tolkien102, et tout particulièrement dans les lettres où il informe Unwin de la (lente) progression de son travail. Telle que la rapportent ces lettres, cette progression peut en effet se résumer en un long dévoiement du projet de départ : ce devait être une suite du Hobbit, dans le même style et à destination du même public, mais le texte s’écarte de son modèle, devient trop long, tandis que sa complexité le destine désormais à un public plus mûr103.
151Au-delà de ces déclarations éclairantes, mais stratégiques (il s’agit de promettre à l’éditeur le livre qu’il attend, puis de le préparer à en recevoir un autre, qu’il n’attendait pas), peut-on finalement dire du « Seigneur des Anneaux » terminé qu’il est une suite deBilbo le Hobbit ? C’est bien en partie le cas : le mouvement général de l’intrigue est le même (le voyage dangereux d’un hobbit, motivé par une quête initiée par Gandalf, déclenchant une bataille et se terminant par un retour dans la Comté) ; le retour des personnages fait également lien (Frodon est le neveu de Bilbo, qui fait plusieurs apparitions en personne, le nain Gimli est le fils de Gloïn, l’un des douze compagnons de Thorin partis à la chasse au trésor avec Bilbo, et bien sûr Elrond et Gandalf continuent de représenter la sagesse supérieure des immortels). Le début des deux textes apparaît particulièrement proche, comme si effectivement Tolkien s’était bien au départ efforcé de produire une suite « conforme » à son premier roman : le titre du premier chapitre du « Seigneur des Anneaux », « Une réception depuis longtemps attendue », fait écho à celui du premier chapitre de Bilbo, « Une réception inattendue ». Le premier incipit décrivait Bilbo et sa demeure, le second en présente l’évolution durant les soixante années qui se sont écoulées. Si, rapidement, la tonalité des deux ouvrages diverge, avec la révélation de l’anneau d’invisibilité comme Anneau unique, au chapitre 2, et l’apparition des sinistres Cavaliers Noirs dès le chapitre 3, le début du voyage de Frodon se superpose encore largement à celui entrepris jadis par Bilbo : ainsi il « sui[t] Bilbo à son insu » (La Communauté de l’Anneau, p. 102), et ses compagnons entonnent un air « sur le modèle de la chanson de Nains qui avait accompagné le départ de Bilbo longtemps auparavant » (p. 148). Les itinéraires apparaissent similaires jusqu’à Fondcombe, mais alors le voyage de Frodon ne fait que commencer. Cette différence d’ampleur dans le parcours géographique des deux textes104 est en fait un indice du phénomène d’amplification beaucoup plus large qui se produit d’un texte à l’autre, si bien que « Le Seigneur des Anneaux » englobe des éléments de Bilbo, mais au sein d’un univers fictionnel plus vaste.
152En effet, et comme Tolkien le soulignait, les différences entre les deux textes l’emportent assez largement sur les facteurs de liaison et les reprises ponctuelles. L’écart stylistique, entre Bilbo et sa suite, est particulièrement frappant, et correspond au changement de public visé. Les techniques narratives qui signaient le livre destiné à la jeunesse dans Bilbo disparaissent totalement du « Seigneur des Anneaux », dont le style, qui se veut proche de celui de l’épopée héroïque105, est marqué au contraire par une nette élévation du ton.
153L’inscription dans une temporalité beaucoup plus précise et surtout plus longue correspond également au schéma de l’amplification du modèle par sa suite : à l’opposé du caractère « local » de la quête de l’or du dragon, l’intrigue du « Seigneur des Anneaux » fait intervenir l’histoire ancienne de la Terre du Milieu, puisque pour comprendre la puissance de l’Anneau il faut remonter au temps où il fut forgé et aux événements qu’il déclencha avant sa longue disparition. « L’ombre du passé », selon le titre significatif du deuxième chapitre de la première partie du « Seigneur des Anneaux », plane sur l’ensemble du roman long. Cette plus grande extension temporelle permet de comprendre pourquoi « Le Seigneur des Anneaux » diverge tant du Hobbit, auquel il était pourtant censé donner suite : parce qu’il est tout autant, et peut-être davantage, la suite des textes du Silmarillion, qui contaient ces temps anciens. Il constitue la médiation, a priori périlleuse, entre le merveilleux enfantin du Hobbit et les mythes du Silmarillion :
« Le Seigneur des Anneaux, de beaucoup le plus long, mais aussi, j’espère, et dans la même mesure, le plus achevé de tout le cycle, conclut l’ensemble – il s’agit d’une tentative pour inclure, et mener à leur terme, tous les thèmes et motifs de ce qui a précédé : les elfes, les nains, les Rois des Hommes, les cavaliers héroïques et “homériques”, les orques et les démons, les terribles Servants de l’Anneau, la Nécromancie et la grande horreur du Trône Sombre ; même au niveau du style, ce texte doit inclure aussi bien le parler familier, vulgaire, des Hobbits, que de la poésie et de la prose du plus haut style106. »
154Avec ce roman, Tolkien a partiellement rempli son grand dessein consistant à décrire un monde fictionnel complet à travers différents textes formant un cycle :
« J’eus l’idée de construire un corps de légendes plus ou moins étroitement reliées, allant des vastes cosmologies jusqu’aux contes de fées romantiques, – les plus larges basées sur les plus proches de la terre, les plus étroites tirant quelque splendeur des vastes toiles de fond […]. Je développerais en détail certains écrits parmi les plus importants, et pour beaucoup je ne ferais que les esquisser, leur donner leur place dans l’ensemble. Leurs cycles seraient reliés à un ensemble plein de majesté, tout en laissant place à d’autres esprits, d’autres talents, qui viendraient apporter la couleur, la musique et le drame. Absurde107. »
155On ne peut pas dire que Tolkien ait échoué dans ce projet : si de nombreux textes, dont Le Silmarillion lui-même, n’ont pas atteint son niveau d’exigence, sont restés inachevés et n’ont été publiés qu’après sa mort, c’est que le perfectionnisme de Tolkien, son goût du détail, a largement trouvé de quoi s’occuper, et se perdre, dans la consistance de cet univers fictionnel intime, tissée par les liens entre les différentes œuvres108.
156La genèse de l’œuvre de Tolkien, qui se confond avec son monde imaginaire, s’est poursuivie tout au long de son existence ; l’expérience de « ravissement » que peut faire tout lecteur du « Seigneur des Anneaux109 » permet peut-être d’approcher ce que fut celle de l’auteur lui-même, progressivement débordé par l’ampleur prise par la création sortie de son imagination. Le conte « Feuille, de Niggle110 », apparaît comme une métaphore claire de cette prolifération de l’univers fictionnel : le peintre Niggle ne trouve jamais assez de temps pour travailler à son œuvre, un Arbre qu’il voudrait parfait et qui ne cesse de s’étendre. Après sa mort, l’œuvre dont les proportions n’ont cessé d’augmenter est donc laissée inachevée, mais Niggle se retrouve, au Paradis, à l’intérieur de son tableau, dont il peut continuer l’exploration. La description du travail de Niggle s’applique à la genèse du cycle de Tolkien ; l’arbre est le cycle, la feuille un de ses textes constitutifs, et le paysage le monde imaginaire de plus en plus vaste qui s’en dégage :
« Il était de ces peintres qui peignent mieux les feuilles que les arbres. Il consacrait un long temps à une seule feuille, s’efforçant d’en saisir la forme, le luisant, et le scintillement de la rosée sur ses bords. Il voulait toutefois peindre un arbre entier, avec toutes ses feuilles dans le même style, mais toutes différentes.
Un tableau en particulier lui causait du souci. Il avait commencé par une feuille prise dans le vent, mais il devint un arbre ; et l’arbre crût, poussant d’innombrables branches et lançant les plus extraordinaires racines ; d’étranges oiseaux vinrent s’installer dans les ramilles, et il fallut s’en occuper. Puis, tout autour de l’Arbre et derrière […], commença à se développer un paysage ; il y eut des aperçus d’une forêt gagnant du terrain, et de montagnes couronnées de neige. Niggle perdit tout intérêt pour ses autres tableaux ; ou bien il les fixa au bord de sa grande peinture » (p. 106).
Ouverture
157Le jeu du cycle, entre indépendance relative des volumes et appel à l’ensemble, lui permet de combiner le plaisir de l’achèvement de chaque volume et celui de « l’inachèvement (perpétuel ?) de l’intrigue principale111 ». Sa fin, tout autant que celle de la série, est toujours potentiellement ouverte : ce qui amène souvent à considérer le cycle comme plus « fermé » que la série, c’est encore le seul critère chronologique, le vieillissement des personnages semblant incompatible avec l’interminable de l’intrigue. Or, le cycle apparaît comme toujours susceptible d’être poursuivi, par son auteur, quel que soit le temps écoulé entre un premier achèvement et une première reprise, et après la mort de son auteur, par des continuateurs qui peuvent également ne se manifester qu’un grand laps de temps après cet « achèvement » qui était apparu définitif. Cette ouverture est justement liée avant tout à la chronologie du cycle et à la représentation du temps qu’elle met en place. L’histoire linéaire s’y mêle au mythe, au grand temps qui fait indéfiniment retour112 ; le cycle est « à suivre », il demande à être suivi, poursuivi…
158Le critère de la clôture contre celui de l’ouverture n’est donc pas discriminant dans l’opposition cycle-série : le cycle est lui aussi un ensemble ouvert d’épisodes clos ; les possibilités d’extension du cycle et leur corollaire, la modification sans cesse reprise de la cohérence globale, sont à la mesure de ses ambitions de manipulation du temps et de création d’un monde : infinies.
Des ensembles courts ?
159On doit dans ce cadre se demander pourquoi les cycles, dans les littératures de genres, s’organisent majoritairement en trilogies ou en tétralogies, et donc sur un nombre de volumes limité. Cette tendance au regroupement en ensembles courts peut en effet sembler contredire les possibilités de développements infinis dont nous avons fait une loi du cycle. Il est vrai qu’une forte distinction est souvent établie entre deux options, données comme exclusives : des ensembles trouvent leur complétude dans l’espace d’un nombre de volumes limité, tandis que d’autres ne doivent jamais la trouver. C’est ainsi que, pour James Gunn, « la trilogie apparaît comme la série [sic] naturelle en science-fiction, sauf dans le cas où la série se poursuit sans fin113 ». Pourtant cette distinction n’a rien d’absolu : d’une part, l’attraction pour les modèles dominants de la trilogie et de la tétralogie se laissent expliquer par les contraintes éditoriales (notamment la longueur des épisodes) et les difficultés spécifiques de la production cyclique, d’autre part elle doit être nuancée, comme nous le montrent de différentes manières les reprises cycliques de trilogies achevées ou les rééditions, en format de poche, d’un nombre supérieur de volumes.
160Trilogies et tétralogies apparaissent d’abord comme des modèles éprouvés, illustrés par de nombreux exemples, et ce fait prend toute son importance dans un marché paralittéraire qui favorise la réutilisation des formules ayant prouvé leur efficacité. L’affirmation de James Gunn selon laquelle la trilogie est l’ensemble le plus « naturel » en science-fiction ne se voit ainsi justifiée que par une énumération d’exemples plus ou moins anciens et plus ou moins fameux114 : il suffit donc de citer des précédents pour expliquer la domination d’un modèle. Comme il s’agit d’ensembles courts, on peut aussi évoquer l’intérêt des éditeurs à minimiser leurs risques : si le succès risque de se démentir, le public de se lasser, la production d’un petit nombre de volumes-suites apparaît comme le compromis idéal entre l’exploitation de la réussite commerciale et la prudence vis-à-vis de la versatilité du lectorat.
161L’adhésion du public se situerait donc à l’origine de la domination de ces modèles. Ils lui promettent en effet à la fois le plaisir de l’attente (du suspense), et la satisfaction d’atteindre rapidement une complétude cohérente (leur conclusion). La trilogie en particulier se présente comme une structure aisément lisible pour le public, le rythme ternaire rejoignant un schéma d’organisation de la pensée. C’est du moins ainsi, selon Gunn, qu’Asimov envisageait la production d’une trilogie des « Robots » : le mouvement dessiné par les trois volumes devait être l’exposé d’une thèse (la Terre, domination de l’homme sur le robot), celui d’une antithèse (Solaria, domination du robot sur l’homme), avant le dépassement de la contradiction par la synthèse des deux options dans le modèle proposé par une troisième planète, Aurora, l’aube du monde nouveau115.
162Cependant, le schéma d’organisation des volumes d’une trilogie est rarement aussi manifeste et lisible ; les trois volumes tendent beaucoup plus souvent à s’accumuler sans que la perspective d’une résolution finale n’apparaisse clairement. Il s’agit sans doute dans ces cas de cycles envisagés a posteriori, où d’ailleurs le second volume constitue le temps faible de l’ensemble. Ainsi, dans les trilogies d’Izzo et de Ludlum, le roman médian se présente comme une reprise très fidèle des éléments posés dans le premier volume (une seconde enquête à résonances intimes pour Fabio Montale, une nouvelle remise en question de son identité pour Jason Bourne), et ne livre aucun indice d’un achèvement prochain de l’ensemble : celui-ci pourrait se poursuivre indéfiniment par accumulation d’intrigues similaires. Ce n’est que dans le troisième et dernier volume que Montale affronte directement la collusion entre la mafia et l’extrême-droite à Marseille, et Bourne son vieil ennemi Carlos : l’élévation des enjeux signale l’approche de la fin du cycle, et la disparition d’un des pôles du conflit (le héros chez Izzo, son ennemi chez Ludlum) en marque la conclusion.
163La tétralogie renvoie la même impression d’une structure lâche, ne relevant pas d’une motivation narrative profonde. L’explication de la domination des modèles courts doit alors être cherchée également ailleurs, du côté de l’auteur : sa lassitude vis-à-vis du développement de son œuvre cyclique est susceptible de justifier le peu d’étendue de nombreux ensembles.
164Cet épuisement de l’inspiration et de l’intérêt survient beaucoup plus rapidement chez les auteurs de cycle que chez les auteurs de série, parce que la construction et la rédaction d’un cycle impliquent des exigences plus nombreuses que celles d’une série. L’auteur doit fournir un effort beaucoup plus important pour que les différents volumes se succèdent de manière cohérente et que chacun contienne la totalité de l’ensemble. Asimov distingue ainsi très nettement entre les nouvelles du cycle de « Fondation » et celles de la série des « Robots ». Il note la facilité de production plus grande de ces dernières, qui explique qu’elles soient finalement beaucoup plus nombreuses :
« Chaque épisode de Fondation suppose connues, à titre de toile de fond, toutes les histoires précédentes du cycle, mais je ne pouvais pas supposer que chaque lecteur aurait lu et retenu tout le reste. Chaque histoire devait donc s’arranger pour expliquer tout ce qui était arrivé avant et, à mesure que le cycle gagnait en longueur et en complexité, il devenait de plus en plus difficile à résumer […].
Mon cycle [sic] des robots positroniques était tout à fait différent. Chaque histoire était indépendante et ne requérait pas, en général, la connaissance d’une quelconque des histoires précédentes. Ça pouvait continuer indéfiniment116. »
165Dans une interview donnée à James Gunn, il attribue directement l’abandon (provisoire) de « Fondation » à ces particularités de l’écriture cyclique, et notamment à la présence obligatoire de nombreux rappels117.
166Plusieurs facteurs convergent donc pour installer les ensembles courts comme formules de succès éprouvées. La meilleure preuve en est encore l’utilisation abusive de ces modèles : puisqu’ils font référence, les acteurs du marché éditorial auront tendance à les convoquer pour désigner de manière séduisante tout regroupement de trois ou quatre œuvres. On a parlé de la réédition des premiers romans d’Ellroy sous la forme d’une Trilogie Noire. De la même façon, les trois romans, très peu coalescents, du cycle de « Trantor » d’Asimov ont fait en 1961 l’objet d’une publication en un seul volume, sous un titre, Triangle, qui pouvait sembler promettre une cohérence bien plus grande118.
167L’importance des modèles trilogiques et tétralogiques doit cependant être nuancée, et d’abord d’un pur point de vue pragmatique : une trilogie n’est strictement qu’un ensemble romanesque de trois volumes, une tétralogie un ensemble romanesque de quatre volumes, mais le nombre des volumes d’un ensemble dépend intégralement de la longueur de ces volumes, et donc de décisions éditoriales. Or, la taille autorisée ou imposée pour chaque volume a varié au cours de l’histoire paralittéraire, en un double mouvement d’évolution : « [é]norme au temps des feuilletons » et du roman populaire, elle « diminue dans l’entre-deux guerres et récemment se remet à grossir119 ».
168Les trilogies d’une époque ou d’une autre apparaissent donc fort différentes : les pratiques éditoriales ont conduit à conserver un modèle éprouvé, mais ce qu’il recouvrait s’est manifestement transformé. La comparaison des trilogies de « Fondation » et de « Mars » est à cet égard éclairante : les trois volumes du premier cycle comptent environ 250 pages chacun ; ceux du second occupent entre 550 et 750 pages : si des exigences éditoriales semblables avaient pesé sur Robinson et Asimov, contraignant celui-là à morceler son texte en volumes de 250 pages, la trilogie martienne occuperait huit de ces volumes. De même, Les Robots de l’Aube, troisième roman des « Robots », occupe par exemple plus d’espace textuel que les deux premiers réunis : il aurait suffi à constituer une tétralogie de textes courts.
169Les éditeurs ont autorisé cette inflation en longueur des romans de science-fiction, voire l’ont encouragée, sur la base d’une constatation résumée par James Gunn : « une des caractéristiques des best-sellers de science-fiction est la longueur : il n’y en a eu qu’une poignée, et tous d’un poids substantiel120 ». Les modifications de la demande qui sont repérées sur le marché paralittéraire créent en retour des modifications dans les pratiques d’écriture : les romans de science-fiction récemment produits, non seulement s’intègrent souvent dans un ensemble cyclique, mais occupent un volume textuel très imposant. Si donc les ensembles produits peuvent apparaître courts, en nombre de pages ils équivalent à des ensembles plus longs constitués de volumes plus courts !
170Enfin, pour dépasser le constat selon lequel les ensembles courts dominent quantitativement la production de cycles dans les littératures de genre, il faut remarquer que ces ensembles s’avèrent souvent provisoires, étapes dans un développement cyclique plus long. L’apparente contradiction que représentait la multiplication d’exemples de clôture au terme d’un nombre limité de volumes, par rapport à l’idée d’une ouverture du cycle, tombe ainsi d’elle-même. Comme le dernier volume peut à tout moment perdre sa place finale, les trilogies ou tétralogies peuvent a posteriori se révéler fondamentalement ouvertes à la continuation. L’exemple d’Asimov met en lumière l’exploitation de cette possibilité : l’éloge, par James Gunn, de la trilogie comme cycle « naturel » en science-fiction, s’appuyait sur le précédent de « Fondation » et sur le texte où Asimov dévoilait son projet inachevé de trilogie romanesque des Robots. Ces remarques datent de 1982, première édition d’Isaac Asimov, et l’édition révisée de 1996 doit se livrer à un exercice d’autocritique sur cette question : il n’y a plus de trilogie, « Fondation » a atteint les sept volumes, et les romans des « Robots » constituent désormais une tétralogie.
171Dans ce dernier cas, le projet d’un troisième volume, décrivant la symbiose homme-robot comme synthèse des deux premiers, a dû être abandonné lorsque Asimov a décidé d’intégrer le sous-ensemble des « Robots » dans le méta-cycle de l’histoire du futur : la cohérence du sous-ensemble court, jusqu’alors centré sur le détective Baley, se voit en partie sacrifiée au profit des exigences de liaison. Les trilogies et tétralogies s’abolissent en définitive dans un processus de développement qui les dépasse en s’ouvrant à la continuation infinie.
La variété des cycles
172L’observation des motivations et modalités de production des suites cycliques a montré que ce type d’ensemble s’éloigne d’une littérature « industrielle » illustrée davantage par l’écriture sérielle : les suites cycliques paraissent de manière espacée dans le temps et demandent davantage d’efforts d’intégration de la part de leurs auteurs ; l’appât du gain ne suffit pas forcément à lancer leur production, et notamment les modèles économiquement valables, trilogies et tétralogies, se voient souvent débordés par le développement d’une œuvre cyclique plus longue. Enfin et surtout, le « formatage », c’est-à-dire la tendance à proposer sur le marché des produits-types, de valeur et de dimension parfaitement équivalentes et stables, semble influer beaucoup plus visiblement sur les volumes d’ensembles sériels que sur les ensembles cycliques.
173Ces derniers admettent en effet une forte diversité des pratiques particulières, signe d’une plus grande liberté créatrice laissée aux auteurs. Tous les cycles étant ouverts, comme nos exemples vont le montrer, la variation tient à la plus ou moins grande liaison des épisodes entre eux, et à la plus ou moins grande intégration des volumes à l’ensemble. On retrouve nos deux grandes caractéristiques, unité et discontinuité, pour observer que la marge, théoriquement étroite, entre les histoires indépendantes de l’ensemble sériel et le suivi linéaire du roman long, permet en fait le développement de cycles très différents les uns des autres, selon qu’ils ont fait le choix d’une intégration volumique plus ou moins importante. Si « Mars » de Kim Stanley Robinson va nous permettre de retrouver les grands principes cycliques illustrés de manière régulière et équilibrée, « La Ligue de Tous les Mondes » et « Fondation » ont quant à eux l’intérêt de représenter les deux extrêmes possibles de la construction cyclique : un cycle très peu coalescent, ne tenant que par un petit nombre de signaux forts, et un cycle puissamment intégrateur, attirant dans un ensemble cohérent un nombre toujours plus important de volumes. Si éloignés qu’ils soient du point de vue structurel, l’identité cyclique de ces deux ensembles et leur essentielle proximité ne font pas de doute : il s’agit de deux histoires du futur concurrentes et de deux descriptions d’organisations interplanétaires ; enfin tous deux, quoique pour des raisons différentes, illustrent la même ouverture du cycle à l’ajout sans limites de nouveaux volumes.
Le cycle canonique : « Mars » de Kim Stanley Robinson
174Mars la Rouge, Mars la Verte et Mars la Bleue forment une trilogie conçue d’emblée comme telle, dont les deux premiers volumes sont parus à quelques mois d’intervalle en 1993, le troisième trois ans plus tard, en 1996. Cette parution rapide des épisodes successifs a été permise par un long travail en amont, « dix-sept années de recherche et d’écriture » selon la quatrième de couverture de Mars la Verte. Les premiers résultats de ce travail et de cette fascination pour la planète rouge ont paru dans les années 1980 : deux nouvelles, « Exploring Fossil Canyon » en 1982 et « Green Mars » en 1985, et un roman, Icehenge (Les Menhirs de glace) en 1986.
175S’inscrivant ainsi dans la cohérence d’une œuvre antérieure, la trilogie illustre les caractéristiques cycliques, et en particulier le rapport établi entre les volumes et l’ensemble : une grande continuité y est compensée par des éléments porteurs de variété. Dans chacun des volumes, le plus important de ces facteurs de variation est le changement du point de vue adopté à chacune des introductions et des parties (dans Mars la Rouge, par exemple, il y en a huit). Ce procédé permet avant tout d’exposer sans trop de didactisme les différents enjeux et forces en présence en variant la perspective dans laquelle ils sont compris : Maya l’exaltée, dont le point de vue organise la seconde partie, mêle admirablement affaires de cœur et politique ; Nadia, la pragmatique, se préoccupe des problèmes de logistique de la colonisation, dans la troisième partie ; Michel, le psychanalyste, attire l’attention, dans l’introduction de la seconde partie, sur les troubles susceptibles d’affecter les communautés fermées… On comprend que ces variations de points de vue servent aussi à introduire les personnages les plus importants et leurs caractères.
176Au niveau de l’ensemble cette fois, la variété provient principalement, comme pour tout cycle, de l’évolution chronologique et de son effet sur les héros : même si l’artifice du traitement de longévité permet à des personnages apparus dès le premier volume de faire retour aussi longtemps que nécessaire, les événements et le passage du temps font que certains disparaissent (Boone, Chalmers ou Arkady Bogdanov dans Mars la Rouge), et que d’autres, récurrents tout au long du cycle, sont présentés comme subissant de profondes évolutions : ainsi Sax Russell, cerveau du terraforming, exclusivement préoccupé par ses projets sciencifiques, n’a pour rôle dans le premier volume que de s’opposer à Ann Clayborne, partisane de l’option inverse de préservation du milieu martien ; au contraire, dans le dernier volume, son amour pour Ann, enfin avoué et partagé, permet de résoudre un antagonisme qui structurait le groupe de personnages depuis les origines. La « Rouge » et le « Vert », ayant chacun évolué sous la pression des circonstances, se rejoignent sur la planète bleue qu’ils ont contribué à créer.
177Les mêmes personnages peuvent changer, mais des personnages différents peuvent en revanche reprendre un même « type ». Ainsi, dans ce couple répétition-variation qui définit les ensembles paralittéraires, l’apparition de nouveaux personnages, à partir du second volume (nouveaux migrants comme Art Randolph, deuxième génération martienne avec Jackie et Nirgal, troisième génération avec, notamment, Zo, dans Mars la Bleue), a pour principal objectif de remplacer les disparus en récupérant des caractéristiques individuelles laissées vacantes. Nirgal par exemple prend la suite de John Boone dans le rôle du leader charismatique des forces d’union planétaire. Ces « ressemblances », facteurs de cohérence, se voient soulignées dans le texte : par exemple, Nadia voit Art comme « un mélange de Franck, avec sa rouerie, et d’Arkady, ce bon vivant. Elle se morigéna intérieurement pour cette sale habitude qu’elle avait de voir les gens en fonction des Cent Premiers, comme si tout le monde était, d’une façon ou d’une autre, une recombinaison des caractéristiques de cette famille originale » (Mars la Bleue, p. 311).
178De la même façon, la transformation des paysages martiens, signalée par la gamme chromatique des titres, se trouve équilibrée par le retour d’événements similaires prenant place dans cet environnement modifié, en une répétition soulignée et proprement « cyclique » : ainsi des différentes fois où Ann a frôlé la mort, rappelées dans le dernier volume (p. 274), ou des « marches dangereuses » de Nadia, qui lui reviennent en mémoire au moment de la Seconde Révolution (Mars la Verte, p. 650). Cette récurrence, qui introduit des rappels, permet de montrer à quel point le passé textuel garde sens dans le nouveau contexte, et donc de démontrer par là la cohérence de l’ensemble.
179Enfin, comme dans de nombreux autres cycles, l’appréhension du monde imaginaire de la trilogie, à la fois unique et en évolution, est facilitée par l’intégration d’éléments non-romanesques, dont le rôle est de souligner la vraisemblance de cet univers : cartes de Mars sur deux pages au début de chaque ouvrage (celle de Mars la Bleue différente des deux premières, car prenant en compte la présence nouvelle de masses océaniques), calendrier martien dans Mars la Bleue (p. 11), chronologie des événements du volume pour les deux derniers (p. 659 et 759), table de comparaison des températures dans Mars la Verte (p. 660). Cohésion et intérêt de l’ensemble étant appuyés sur ceux du monde qu’il dessine, le but est de matérialiser le caractère autosuffisant de ce monde cyclique, le réalisme « documentaire » qu’il a su atteindre au terme des trois volumes.
180« Mars » offre ainsi l’exemple probant de l’équilibre que cherche à atteindre le cycle entre l’intérêt particulier de chaque volume, renouvelé par la variation, et l’intérêt que doit conserver la lecture de l’ensemble, comme mise à jour de la cohérence intervolumique : indépendance et coalescence caractérisent également les trois épisodes, et l’ensemble trilogique peut apparaître parfaitement autonome et clos. Pourtant, et en cela encore l’œuvre de Robinson illustre idéalement les tendances cycliques, un nouveau volume est venu, en 1999, s’ajouter à ce cycle qui semblait si bien fermé sur lui-même : The Martians (Les Martiens), gros recueil de nouvelles, poèmes et « documents » relatifs au même thème. Plus que d’une nouvelle pièce maîtresse, sequelou prequel*, il s’agit d’un volume d’accompagnement (ce que la critique américaine appelle « a companion »*), entrepris sans doute pour exploiter le succès de la trilogie.
181Dans leur grande diversité, les textes de ce recueil apparaissent comme autant de pistes de possibles continuations cycliques, autant de signaux du caractère infini que revêt la tentative de description exhaustive d’un monde dans son évolution. Certains développent des aspects du texte principal jusque-là passés sous silence, en reprenant les personnages de la trilogie et la période couverte par celle-ci : par exemple « Maya et Desmond » sur la relation de ces deux personnages (pp. 81-113), « Zo, par Jackie » sur l’enfance de la première (pp. 275-283), ou « Entretenir la Flamme » qui éclaire le destin des partisans de Phyllis Boyle après l’assassinat de leur leader (pp. 283-291). Des documents seulement commentés dans l’ensemble romanesque sont ici « reproduits » : « La Constitution de Mars », accompagnée de « Quelques notes de travail et Commentaires sur la Constitution, par Charlotte Dorsa Brevia » (pp. 257-275), ou encore « Sélection d’extraits du Journal d’Études aréologiques, vols. 56-64 », avec des articles signés Sax Russell ou Vlad Taneev (pp. 311-319).
182Ce type de textes, addenda à la trilogie, sont les plus nombreux, et il s’agit en effet d’une voie fructueuse pour la continuation : parce que le texte de la trilogie adopte pour chaque partie le point de vue d’un unique personnage suivi sur un temps donné, les zones d’ombre dans la vie de chacun d’entre eux se multiplient avec les ellipses narratives. De son côté, l’invention de nouveaux personnages permet d’explorer des existences vierges, comme dans le cas d’un groupe de trois nouvelles organisées autour de Roger Clayborne et Eileen Monday121. Leur seconde rencontre, qui a lieu cent ans après la première, date approximativement de la fin de la chronologie couverte par la trilogie ; ainsi, la dernière nouvelle faisant intervenir le couple se situe bien plus loin dans le temps, et indique la voie que suivrait une éventuelle continuation : l’entrée dans une période glaciaire a détruit les efforts de terraforming, Mars est à nouveau la planète pure et inhospitalière, mais les nouvelles générations n’abandonnent pas le combat pour la vie.
183Plus étonnant que cette ébauche de suite, un dernier type de nouvelles développe l’idée d’un possible destin parallèle des héros de la trilogie : « Michel en Antartique » (pp. 9-40) et « Michel en Provence » (pp. 131-143) explorent une hypothèse simple, l’abandon précoce de la mission martienne. La dernière phrase de la première nouvelle crée un important effet de surprise : « Et c’est ainsi que le projet fut annulé » (p. 40), ce même projet dont toute la trilogie était le compte rendu ! Le second texte explore rapidement cette hypothèse. Michel et Maya pourraient s’aimer, mais ils ne cessent de spéculer sur ce qui aurait pu se produire si les choses avaient été différentes. Le lecteur, qui connaît ce futur ici avorté, jouit ainsi de sa supériorité. Ces différentes pistes de développement cyclique, mêmes personnages à la même époque, personnages différents à la même époque et dans le futur qui en découle, mêmes personnages dans un destin différent, apparaissent en tout état de cause comme des témoignages stimulants de l’ouverture du cycle, au-delà de l’ensemble court de la trilogie.
Le cycle minimal : « La Ligue de Tous les Mondes » d’Ursula Le Guin
184Si le cycle tend canoniquement à un équilibre entre indépendance des volumes et cohésion du tout, il peut sans bouleverser ses principes structuraux privilégier assez largement l’une sur l’autre : on l’a dit, à la limite un seul nom propre récurrent peut suffire à faire tenir en un ensemble une suite de romans, et les intrigues volumiques l’emporter sur l’intrigue continue. Néanmoins, cette dernière option se rapprochant de l’organisation sérielle, le cycle pour rester tel doit continûment assurer entre ses volumes la liaison chronologique qui le définit : même de manière minimale, le passage du temps doit être pris en compte, et l’évolution du monde fictionnel rester constamment en perspective, ne serait-ce que suggérée. L’ensemble d’Ursula Le Guin, « La Ligue de Tous les Mondes », nous permet d’observer l’exploration de ces limites de la construction cyclique.
185Comme il s’agit d’un cycle dischronique, ses six volumes sont déjà largement affranchis de l’obligation de continuité ; de plus, le changement systématique de cadre spatial d’un volume sur l’autre entraîne un renouvellement des personnages, et des intrigues presque totalement indépendantes. Pourtant, des liens, certes ténus, sont tissés entre chaque volume et l’ensemble, de la même façon que la Ligue intègre des planètes autonomes : l’apparence lâche du groupement textuel reproduit en fait celle du monde représenté (une organisation supérieure préservant l’indépendance de ses adhérents), et l’idéologie dont il est porteur (le nécessaire respect des différences culturelles au sein de l’unité humaine).
186Le cycle dans sa traduction française comporte sept romans, dans l’ordre de parution et dans l’ordre chronologique Le Monde de Rocannon (1966), Planète d’Exil (1966), La Cité des Illusions (1967), La Main Gauche de la Nuit (1969), puis Plus Vaste qu’un Empire (1971), à partir duquel le principe de la dischronie est adopté, Le Nom du Monde est Forêt (1972) et Les Dépossédés (1974). S’y ajoutent sept nouvelles, dans deux recueils, The Wind’s Twelve Quarters (1975) et Four Ways to Forgiveness (1995). Dans le premier, « Semley’s Necklace » (1964, pp. 1-29) est devenu le prologue duMonde de Rocannon ; « Winter’s King » (1969, pp. 117-147) introduit la planète Gethen de La Main Gauche de la Nuit, tandis que « The Day before the Revolution » (1974, pp. 359-382) a été écrit à la suite des Dépossédés et concerne le même monde. Le second volume contient 4 longues nouvelles consacrées aux planètes voisines Werel et Yeowe, datant de 1994 et 95, soit vingt ans après l’abandon apparent du cycle.
187Les romans apparaissent largement indépendants les uns des autres, et ceci de plus en plus au fil de la chronologie de l’écriture ; en outre, l’aspect répétitif de leurs intrigues semble les rapprocher du modèle sériel. En effet, ces intrigues volumiques se déroulent dans un cadre spatial chaque fois différent, font intervenir des personnages chaque fois différents et, pour les deux derniers romans, abandonnent le principe de succession chronologique. De grandes similarités thématiques s’observent entre ces intrigues fermées : le héros en est le plus souvent un étranger (plus précisément, un anthropologue, envoyé de la Ligue) qui découvre une culture planétaire inconnue au cours d’un voyage initiatique, et la fait ainsi découvrir au lecteur ; dans tous les cas, les mondes représentés se caractérisent par la présence d’au moins deux populations différentes, voire antagonistes, que ce soient des types raciaux (dans Le Monde de Rocannon), des origines planétaires (les colons et les indigènes dans Planète d’Exil, les humains et les extraterrestres Shing dans La Cité des Illusions) ou même deux planètes, Urras et Anarrès, dans Les Dépossédés. La dualité, celle du ying et du yang, imprègne en effet la réflexion de Le Guin et son œuvre.
188La répétition d’intrigues indépendantes caractérise habituellement l’organisation de l’ensemble sériel. Il n’en va pas de même ici, et la forte unité thématique des volumes apparaît bien de nature cyclique. De la même façon que des planètes séparées par des gouffres spatiaux sont liées par le seul « ansible », appareil permettant la communication interplanétaire instantanée dont Les Dépossédés racontent l’invention, les romans apparemment largement indépendants communiquent entre eux, et d’abord par un petit nombre de signaux cycliques récurrents. Ce sont des noms propres ou assimilés (Hain, Davenant, la Ligue, l’Ekumen), ou des néologismes (l’ansible lui-même122) qui permettent de reconstituer une intrigue continue illustrée indirectement par les intrigues volumiques.
189À l’origine, à un moment de leur histoire infinie, les habitants de la planète Hain, ou Davenant, ont exploré la galaxie autour d’eux et y ont laissé leurs gènes. À partir de cette souche commune unique, des formes de vie différentes se sont développées, en adaptation évolutive à des milieux hétérogènes (sur Terre, par exemple). Les Hainiens sont revenus constater la diversification féconde de leurs enfants, tous frères, et avec l’invention de l’ansible, le rêve d’une communauté mieux intégrée est devenu possible : c’est là que la chronologie du cycle commence. Les 83 planètes habitées sont invitées à intégrer la Ligue, mais celle-ci a découvert la présence d’un Ennemi, venu d’une galaxie inconnue et progressant vers elle. Son souci est dès lors devenu essentiellement militaire, et pour préparer rapidement sa défense elle a voulu intégrer au plus vite les alliés les plus nombreux. La Ligue fut défaite par les ennemis Shing, mais ceux-ci à leur tour se retirèrent sans avoir réussi à conquérir toutes les planètes ni à réduire le genre humain. En effet, sur les débris de la Ligue s’élevait l’Ekumen, nouvelle forme de coalition planétaire ayant tiré leçon de l’échec de la première, centrée donc sur une intégration volontaire, progressive, et des échanges pacifiques.
190La souche hainienne commune à toutes les formes de vie, et les deux regroupements successifs rendus possibles par cette fraternité ancienne, forment l’armature de la cohésion du cycle. Mais cette intrigue continue a la particularité de ne jamais être exposée directement et dans son entier en aucun point du cycle ; elle se déduit d’un certain nombre d’allusions ou de récits parcellaires123 au lieu d’être, comme dans une construction cyclique plus classique, un des objets de chaque intrigue volumique. La guerre interplanétaire ne nous apparaît qu’à travers l’isolement brutal, et déjà ancien, des colons dePlanète d’Exil ; la victoire des Shing, par La Cité des Illusions, alors qu’elle date de « douze cents ans124 » auparavant ; l’avènement de l’Ekumen, par La Main Gauche, qui se déroule durant l’« année ekuménique 1490-1497125 » ; en fait, la période d’expansion et de stabilité de la Ligue est elle-même entièrement escamotée, puisqu’on passe sans transition de ses premiers pas dans Le Nom du Monde et Le Monde de Rocannon à son écroulement dans Planète d’Exil.
191Comme le note Rafail Nudelman, les intrigues volumiques sont périphériques non seulement par rapport à cette chronologie de l’intrigue continue, mais aussi du point de vue de leur situation spatiale126. Les deux aspects, ellipses temporelles et distances spatiales, se trouvent bien entendu liés, les secondes étant systématiquement rendues responsables des distorsions que l’histoire a pu subir d’un voyage à l’autre : l’histoire devient légende, mythe, pendant le temps nécessaire aux aller-retour des envoyés de la Ligue. Et, de la même façon qu’il est possible au lecteur de reconstituer une intrigue continue se déroulant essentiellement dans les ellipses entre intrigues volumiques, il est bien sûr aussi possible de reconstituer une chronologie des différents événements : c’est un élément qui rend incontestable la nature cyclique de l’ensemble, mais dont l’observation détaillée montre aussi qu’on se situe ici aux frontières des possibles cycliques.
192D’une part la reconstitution s’avère loin d’être évidente, même si le déroulement des événements de chaque intrigue particulière est limpide, d’autre part elle laisse persister quelques incohérences. Le problème essentiel apparaît sous la forme de cet « Ekumen » dont il est question dans La Main Gauche de la Nuit, où en revanche pas un mot n’est dit à propos de la Ligue : les deux termes ont ainsi pu être pris pour des équivalents. Un site Internet, qui propose une « Histoire des mondes de Hain127 », identifie de cette façon l’Ekumen et la Ligue de Tous les Mondes, allant jusqu’à proposer une chronologie qui ne comprend, d’un bout à l’autre du cycle, que des dates formulées en années ékuméniques. Nous nous rangeons pour notre part à la position inverse, défendue par exemple par Ian Watson128, Douglas Barbour129 et Gérard Klein130, qui voient dans l’Ekumen le successeur de la Ligue après sa chute, ce qui impose d’adopter la chronologie concurrente, d’ailleurs beaucoup plus détaillée et argumentée, proposée par Ian Watson.
193Ce n’est pas pour autant que toutes les difficultés disparaissent : Le Guin qualifie elle-même le « schéma d’“histoire future” » que suivent tous ses livres de « plutôt décousu » (The Wind’s Twelve Quarters, p. XII, trad. de l’auteur). Watson admet ainsi l’impossibilité d’évaluer le temps passé entre certains épisodes, et on peut également citer, au rang des légères incohérences du cycle, la question de la planète Werel : comme Fomalhaut II a été rebaptisée Rocannon, comme « Nouvelle-Tahiti » est Athshe pour ses habitants, de même la planète appelée Gamma Draconis III dans Planète d’Exil devient Werel dans La Cité des Illusions. Il s’agit indéniablement de la même planète, avec la caractéristique frappante que ses saisons durent quinze ans, son Année soixante. Or, on retrouve une planète nommée Werel dans Four Ways to Forgiveness , comme colonisatrice de sa voisine Yeowe, mais strictement rien ne laisse alors à penser qu’elle possède une quelconque particularité climatique…
194« La Ligue de Tous les Mondes », surtitre français ou, mieux, le cycle de Hain, apparaît donc bien comme un ensemble cyclique, dont on peut reconstituer une intrigue et une chronologie continues, mais un cycle à la forme d’organisation extrêmement originale en « paralittérature ». Une telle structure a bien entendu l’intérêt d’offrir à son auteur une grande liberté créatrice ; mais au-delà, elle est porteuse de sens, offrant une forme concrète aux thématiques mêmes inlassablement développées par les romans et nouvelles.
195Pour Le Guin, l’unité, la cohérence parfaites, n’existent pas, ou n’existent plus. Dans son cycle, il y a bien une vision de l’unité, mais elle est donnée comme mythe originel : « Ce qui préexiste à l’univers cyclique, c’est l’éclatement de la culture hainienne, comme ce qui préexiste à l’histoire humaine, c’est la différenciation des expériences culturelles. Le thème de la planète Hain, qui a ensemencé tous les mondes habitables de cette partie de la galaxie, est un mythe fondateur, antérieur à tout récit. Dans la logique de l’œuvre, l’histoire de Hain avant l’éclatement ne peut pas être décrite131. »
196La romancière se distingue des autres auteurs de cycles de genres, en se refusant précisément à donner à ses lecteurs, par son œuvre, un équivalent textuel de cette cohésion qui est pour elle un mythe ; la totalisation dans ses textes n’est plus promise, car l’espoir n’est plus mis dans une unité regagnée sur le divers et le discontinu, mais au contraire dans l’exploration et la compréhension de la différence.
197Cette expérience d’une « diversité “cosmique” » n’appartient pas seulement à l’intrigue d’ensemble, mais se reproduit « sur chacun des mondes mis en scène par Le Guin132 », et même au niveau de chaque individu, dans le destin singulier des personnages, sous la forme de la rencontre avec l’autre133.
198Il faut pourtant immédiatement dépasser l’impression qui peut naître du repérage de ce schéma récurrent : certes, chaque intrigue individuelle de Le Guin reproduit le même itinéraire, de la prise de conscience de l’altérité radicale à la recherche d’une forme d’harmonie possible (« à l’échelle planétaire, c’est l’absorption par la Ligue ; sur la planète elle-même, c’est la réunification d’une société fragmentée ; au niveau individuel, c’est l’élan vers le frère humain et l’unification avec lui134 »), certes elles ont ainsi toutes apparemment le même point de départ et le même point d’arrivée, mais la multiplication des exemples du désir d’unité va systématiquement de pair avec la conscience aiguë que « la voie est sans fin et le but final inaccessible135 ».
199« La Ligue forme une unité d’un genre particulier », où la liaison linéaire d’un épisode à l’autre se trouve remplacée par un « type de liaison radiale, “d’un centre unique en direction de chaque épisode”136 ». Ainsi, la fin de chaque ouvrage peut bien apparaître fermée, davantage en effet qu’il n’est d’usage dans le cycle, le sens porté par la structure de l’ensemble implique au contraire que celui-ci soit infini. De fait « [n]i le héros ni le monde ne sont restés inchangés » ; « il n’est pas seulement possible mais nécessaire de continuer le Chemin », et « la continuation ne sera pourtant pas une copie ou une répétition de l’épisode à peine terminé137 », comme ce serait le cas dans une série.
200Rafail Nudelman, quand il décrit le cycle de Le Guin comme « structure en spirale138 », résultat de la coexistence d’une « structure fermée, circulaire » et d’une intrigue ouverte, linéaire, celle du « récit d’aventures », fournit en fait une description de l’organisation cyclique elle-même ; l’œuvre de Le Guin, en distendant les liens habituels entre tout et parties, permet seulement d’en prendre mieux conscience. Plus lyrique, Darko Suvin, décrivant ce même ensemble, n’en donne pas une autre image : « La synthèse du progrès linéaire, séquentiel, et de la plénitude de l’être, cyclique et simultanée, en une dialectique spiralée, multiséquentielle, atteint un équilibre que seul le meilleur patineur ou le faucon en train de planer peuvent atteindre – par une révolution, une évolution, permanentes, qui entraînent la chute aussitôt qu’elles s’arrêtent139 ».
201L’équilibre instable est la fatalité du cycle, la marge étroite dans laquelle il cherche en général l’état en apparence le plus stable, dont le symbole pourrait être l’architecture monumentale. Le Guin, de son côté, choisit le déséquilibre comme fondement d’un ensemble paradoxal qui, au risque constant de la dislocation, fait ressortir cette caractéristique obligée, commune à tout cycle. Elle assume ce déséquilibre et lui attribue, comme force fondamentale de vie, un plus haut sens.
Le cycle maximal : Asimov
202À l’autre extrémité des possibles romanesques, Asimov incarne, plus que tout autre, le fantasme du cycle comme réalisation du mythe de l’unité dénoncé par Le Guin. Il est l’auteur qui a voulu bâtir sur la fin de sa vie un « monument » à « plusieurs ailes140 », celui qui, à partir de la même ligne d’intrigue que Le Guin, l’histoire du futur, a choisi de donner l’illusion de la rectitude et de la cohésion plutôt que d’assumer la spirale de l’incertitude.
203Pour déterminer l’extension précise du méta-cycle, nous avons retenu les limites posées par Asimov lui-même, dans la « Postface » de Fondation Foudroyée et l’« Avertissement » de Prélude à Fondation. En 1958, année où le vol de Spoutnik décide du long détour d’Asimov par la vulgarisation scientifique, son œuvre se compose, entre autres, de quatre ensembles reliés deux par deux de manière assez lâche : les nouvelles des « Robots », recueillies à partir de 1950, et les deux romans consacrés au même thème, Les Cavernes d’Acier (1954) et Face aux feux du soleil (1957), se présentent à l’époque comme des séries ; les trois romans de l’Empire, Cailloux dans le ciel (1950), Tyrann (1951) et Les Courants de l’Espace (1952), forment un cycle peu cohésif (changement de lieu et de personnages, fortes ellipses d’un volume sur l’autre), ne tenant que par quelques thèmes communs et surtout par la récurrence d’un nom propre, « Trantor », la planète impériale. Ce même seul indice relie cet ensemble à la « Trilogie de Fondation », cycle dont les trois volumes sont parus en 1951, 1952 et 1953.
204À partir de 1982, les ouvrages de la seconde période vont avoir pour ambition déclarée d’établir des liens, de remplir des lacunes : de construire un méta-cycle qui mette en cohérence des ensembles très divers. Les Robots de l’Aube et Les Robots et l’Empire (1983, 1985), qui forment la suite des romans des Robots, s’insèrent donc entre ceux-ci et « Trantor » ; ils font passer ce premier groupe de l’organisation sérielle à la construction cyclique en y introduisant la chronologie. Fondation Foudroyée et Terre et Fondation (1982, 1983) développent le destin de la Fondation, destin dans lequel le robot Daneel se révèle avoir joué le rôle central. Enfin, Prélude à Fondation et L’Aube de Fondation, derniers ouvrages parus en 1988 et 1993, mais se plaçant dans la chronologie d’ensemble entre « Trantor » et la « Trilogie », préparent ce rôle et justifient à l’avance les événements de « Fondation » à travers la biographie d’Hari Seldon.
205La cohérence ainsi acquise par multiplication des volumes de transition s’avère difficilement attaquable : la technique même consistant à rédiger a posteriori des ouvrages destinés à s’insérer au cœur de l’ensemble permet à ces ouvrages de tirer parti de leur connaissance de l’« avenir » de l’intrigue pour annoncer ce qui va suivre sur la base de ce qui a précédé. Dans son état final, et en particulier lors d’une lecture suivant l’ordre chronologique du récit, le méta-cycle asimovien parvient à dessiner une intrigue continue, le déroulement de l’histoire future de l’humanité, dont chaque volume et chaque sous-ensemble deviennent les étapes obligées, textuellement et logiquement liés qu’ils sont à ce qui les précède et à ce qui les suit.
206Au départ, les sous-ensembles de la première période étaient presque autonomes, les romans des « Robots » et la « Trilogie » avec une importante cohésion interne, les nouvelles des « Robots » et « Trantor » avec une cohésion beaucoup plus ténue. La construction du méta-cycle s’est d’ailleurs largement concentrée sur les deux premiers ensembles, au détriment des deux autres.
207« Les Robots », série de nouvelles « écrites sans que se pose la question de leur place dans un schéma d’ensemble141 », laisse apparaître, dans une production qui s’est échelonnée de 1939 (« Robbie ») à 1990 (« Robot Visions »), de nombreuses incohérences chronologiques majeures, qui interdisent toute reconstitution d’une intrigue continue. Dès lors, le méta-cycle va se contenter de faire allusion à un petit nombre d’entre elles, appartenant d’ailleurs au recueil le mieux unifié, Les Robots, autour du personnage récurrent de Susan Calvin142, dont Gunn a pu proposer une biographie. Néanmoins, chaque rappel des « Trois Lois de la Robotique » renvoie bien à l’ensemble des nouvelles, et ces lois apparaissent dans chaque roman des « Robots ».
208Débuté comme une série lors de la première période d’écriture (deux enquêtes d’Elijah Baley et Daneel Olivaw, sur Terre et sur Solaria), ce sous-ensemble a quant à lui été réorienté en cycle, dans l’optique du regroupement supérieur : le vieillissement d’Elijah est pour la première fois noté dans Les Robots de l’Aube, avant qu’il ne passe le relais, dans le volume suivant, à son descendant à la septième génération. Ces deux derniers volumes, écrits a posteriori, participent à la construction du méta-cycle en introduisant des éléments amenés à prendre de l’importance, comme la psychohistoire, la fin prochaine de la Terre radioactive, l’expansion galactique ou le rôle de Daneel devenu télépathe. Les Robots et l’Empire se ferment en outre sur une question non résolue, le sort des Solariens disparus de la surface de leur planète : ce mystère est éclairci d’un sous-ensemble à l’autre, dans Terre et Fondation, soit, dans la chronologie de la diégèse, dix romans plus loin !
209Le nom de Trantor, la planète impériale, et le thème de la Terre radioactive forment presque les seuls liens entre les trois romans du sous-ensemble portant ce titre, comme entre lui et le reste du méta-cycle143. Il n’est donc fait que peu d’allusions à « Trantor » depuis les volumes consacrés à l’établissement des liens : comme pour les nouvelles des « Robots », le fait que d’emblée des liens existaient entre « Trantor » et la « Trilogie de Fondation », dont l’intrigue se déroule sur cette planète, autorisait sans doute à ne pas les multiplier.
210Enfin, La Fin de l’Éternité est un roman indépendant (n’appartenant pas à un ensemble romanesque), cependant intégré au méta-cycle d’Asimov par de longues allusions à la fin de Fondation Foudroyée (p. 431 et suivantes). Le récit propose un futur concurrent de celui dont le déroulement est décrit par le méta-cycle, avant d’annuler ce futur possible et de choisir l’Empire comme avenir le plus souhaitable pour la race humaine : le paradoxe temporel sert donc ici à soutenir encore, d’une façon originale, le grand œuvre de l’auteur.
211À partir de ces motifs communs où se dessine une histoire future de l’humanité (la radioactivité de la Terre pousse les hommes à l’expansion galactique, à partir des romans des « Robots » et dans « Trantor », jusqu’à la constitution d’un Empire ayant tout oublié de la Terre dans la « Trilogie »), les derniers épisodes produits s’emploient à manifester une cohérence d’ensemble en multipliant les rappels. Prélude et Aube mettent en place en particulier la conjonction la plus importante, celle entre les romans des « Robots » et ceux de « Fondation », à travers le rôle dévolu à Daneel Olivaw. Se faisant passer pour humain dans une société dont les robots ont disparu, celui-ci est devenu le Premier ministre de l’Empire, et son véritable dirigeant ; ayant pris en charge la responsabilité de l’espèce humaine, il offre aide et protection à Hari Seldon pour qu’il mène à bien ses travaux sur la psychohistoire. À la fin de Prélude, il l’enjoint de penser à deux solutions permettant la survie de l’humanité, afin qu’en cas d’échec de l’une, l’autre prenne sa place (p. 441) : ce seront les deux Fondations. Il précise qu’il a lui-même un plan de secours pouvant relayer un éventuel échec de la psychohistoire : « Ainsi Daneel (et Asimov) préparent-ils le terrain non seulement pour la Seconde Fondation, mais aussi pour Gaïa et Galaxia144 ». Terre et Fondation ferme le cercle, en scellant la présence récurrente, sur des millénaires, de Daneel Olivaw ou encore en organisant un « retour » aux Mondes Spatiaux, Solaria, Aurora, etc., que nous avaient fait successivement découvrir les romans des « Robots ». Ainsi, pour Jacques Goimard, « ce roman [qui] se présente extérieurement comme une suite de Fondation Foudroyée », constitue plus justement « le couronnement de la geste des Robots, préparé par Les Robots et l’Empire145 ». Il s’agit bien, en effet, du couronnement de l’ensemble méta-cyclique, désormais unifié par des récurrences qui en permettent à la fois la mise en cohérence (les figures de Baley, Gladia et Giskard sont évoquées, puis replacées en contexte lors de la confrontation finale avec Daneel), et la mise en perspective chronologique (le motif de la planète en ruines, retournée à l’état sauvage, insiste sur le temps écoulé). De cette façon, les premiers épisodes du méta-cycle, connus du lecteur, sont donnés comme une Histoire, une Préhistoire même vu les laps de temps pris en compte, à déchiffrer et à reconstituer par les protagonistes des épisodes finaux. À travers cette construction, soulignant le caractère monumental du méta-cycle, le passé de l’œuvre devient mythe dans l’œuvre elle-même.
Tendance à l’expansion
212Ces différents exemples permettent de percevoir à quel point le cycle se veut évolution d’un univers qui lui est propre, et expansion de cet univers : progressivement, par la succession des volumes qui l’explorent diversement, le monde fictionnel apparaît comme de plus en plus consistant, et peut même être donné comme un monde complet, concurrent du nôtre. Tolkien illustre cet imaginaire d’un monde autonome146, lorsqu’il décrit son œuvre comme une « sous-création » qui aurait la capacité d’imposer sa cohérence interne : « le conteur se montre un “sous-créateur” qui réussit. Il fabrique un Monde Secondaire dans lequel l’esprit peut entrer. À l’intérieur, ce qu’il relate est “vrai” : cela s’accorde avec les lois de ce monde. L’on y croit donc tant que l’on se trouve, pour ainsi dire, dedans147 ».
213Cet univers ne se trouve pas construit par et pour un texte unique, comme cela se passe hors des ensembles romanesques ; au contraire, c’est l’accumulation des textes qui en détermine les caractéristiques. Il se produit en effet, au fur et à mesure de la découverte des épisodes, une « naturalisation » de la perception du texte, la création d’« un univers redondant et multiforme », mais surtout « autoréférentiel », « où l’illusion réaliste s’effectue au second degré, par reconnaissance d’un réel conventionnel148 ». À la fin de la lecture, cet univers est devenu si familier que son opposition au monde actuel n’a plus lieu d’être. Il n’apparaît plus construit « contre » le réel, mais « à côté », se suffisant à lui-même, soutenant de l’intérieur sa vraisemblance paradoxale.
214Ainsi, « l’univers de la fiction dépasse largement son espace propre. Il est d’abord un monde possible et la séparation du fictif et du réel se transforme sous l’effet d’une poussée centrifuge de l’univers du roman149 ». Puisque le monde cyclique traverse par définition les frontières du roman, l’étape qui suit logiquement doit le voir rayonner hors des limites cycliques elles-mêmes : en direction des autres œuvres du même auteur, qui vont y être ramenées, s’y agglomérer ou se découvrir contenues en lui ; en direction d’autres auteurs, car l’univers fictionnel, à ce degré d’expansion, peut apparaître autonome également de celui qui l’a créé ; en direction enfin d’autres médias, comme si la forte identité qu’il a acquise se trouvait détachée du support textuel lui-même.
Le cycle s’étend à toute l’œuvre de son auteur
215Le cycle crée et multiplie les connexions, les rapports, entre différents textes qui ainsi forment un ensemble ; de ce fait, il tend à développer, chez les auteurs et les lecteurs, une sensibilité exacerbée face à toute possibilité d’établir des rapprochements, des liens, même et peut-être surtout quand ceux-ci débordent du cadre de l’ensemble proprement dit et permettent d’attirer d’autres textes dans la sphère des ressemblances généralisées.
216Asimov apparaît exemplaire de ce point de vue, puisque l’idée même du métacycle constitue une impressionnante illustration de cette tendance de l’univers cyclique à l’expansion. À lui seul, cet ensemble prouve la relative facilité avec laquelle différents univers cycliques préexistants peuvent être étendus, rapprochés jusqu’à la fusion, mais le réseau des liens englobe également des romans pourtant explicitement donnés comme indépendants. Ainsi, dans Némésis150, qui se déroule avant l’époque couverte par l’ensemble, un épilogue évoque la création possible d’un Empire Galactique reproduisant les tares de la Terre, et l’intérêt que revêtirait une science capable de prévoir l’avenir humain ; et, dans l’autre sens, L’Aube de Fondation fait allusion à « une jeune fille » (l’héroïne de Némésis, Marlène, a quinze ans) et à un soleil « Némésis » (p. 342). « Même dans un roman “indépendant”, Asimov ne peut résister à la tentation d’entrelacer les thèmes de Fondation, ou du moins de rappeler à ses lecteurs que dans l’univers, et même dans l’univers d’Asimov, rien n’a d’existence isolée », note Gunn151. Nous dirions plutôt « surtout dans l’univers d’Asimov », dans un univers cyclique qui se définit par une expansion des connexions, constamment et dans toutes les directions.
217Asimov se donne comme pleinement responsable de l’unification progressive de son œuvre, du fait qu’une majorité de ses romans, y compris ceux qui se présentent comme indépendants, tendent finalement à constituer un univers unique. Stephen King, lui, préfère toujours broder autour de l’idée de l’œuvre qui s’écrit seule ou des personnages qui prennent leur propre destin en main. Sa sensibilité à cette sorte de mythologie de la fiction fait qu’il donne, dans la « Postface » de Magie et Cristal, une bonne description du phénomène en question ici. Il y rend compte de la manière dont l’œuvre cyclique semble apte à absorber, à aimanter, toutes les autres fictions :
« Je commence à comprendre que le monde (ou les mondes, plutôt) de Roland contient (ou contiennent) l’ensemble de ceux que j’ai créés. Il y a place dans l’Entre-Deux-Mondes pour Randall Flagg, Ralph Roberts, les garçons errants des Yeux du Dragon, et même pour le père Callahan, le prêtre damné de Salem qui, après son départ de Nouvelle-Angleterre à bord d’un bus Greyhound, s’est installé aux confins de la terrible contrée de l’Entre-Deux-Mondes du nom de Tonnefoudre. Il semble que ce soit là que tous tant qu’ils sont finissent par atterrir, et pourquoi pas ? L’Entre-Deux-Mondes a existé bien avant eux, rêvant sous le regard bleu bombardier de Roland » (p. 957).
218Bien sûr, cette déclaration joue un rôle stratégique, puisqu’en insinuant ainsi qu’il existe des liens entre le cycle et le reste de son œuvre, King incite ceux de ses lecteurs qui ne connaîtraient que le premier à découvrir la deuxième. Cependant, les allusions sont très fragmentaires et demandent donc, pour pouvoir être décryptées, une certaine connaissance préalable des ouvrages de King.
219Deux titres de romans sont fournis, Salem et Les Yeux du Dragon152, auxquels s’ajoutent deux noms propres ; celui de Randall Flagg, magicien maléfique des Yeux mais aussi du Fléau153, vient compléter l’énumération d’un premier type de renvois, renvois depuis « La Tour Sombre » en direction de ces trois romans, a priori indépendants, auxquels il est fait référence dans le quatrième volume (dans le texte et/ou dans la Postface). Le second nom propre, « Ralph Roberts », héros d’Insomnie154, nous fait passer à un autre type de rapports entre romans isolés et cycle : cette fois c’est Insomnie qui renvoie à « La Tour Sombre », et non l’inverse. Ce cas est également illustré par Rose Madder155 ; les deux romans possèdent une intrigue spécifique sans rapport direct avec celle du cycle, mais établissent pourtant des points de contact avec son univers fictionnel.
220Dans Insomnie, la mission confiée à Ralph Roberts, qui semblait être d’éviter l’explosion d’un centre de planning familial, concerne en fait la survie d’un petit garçon, Patrick Danville, mystérieusement lié au destin de l’Entre-Deux-Mondes : un de ses dessins représente la confrontation finale de Roland et du « Crimson King156 », personnage dont Magie et Cristal a annoncé l’importance du rôle futur157. Une fois le garçon sauvé, « [d]es mondes qui avaient un moment tremblé sur leur orbite reprirent leur assiette et dans l’un d’eux, au milieu d’un désert, paradigme de tous les déserts, un homme du nom de Roland se retourna sur sa couche et se rendormit d’un sommeil paisible sous des constellations inconnues158 ». De la même façon, l’univers fictionnel de Rose Madder entre en contact avec celui de « La Tour Sombre159 », sans qu’il soit en revanche fait allusion au roman depuis le cycle.
221Un ensemble de connexions unit donc, d’une part, « La Tour Sombre » et surtout ses deux derniers volumes en date, publiés en 1991 et 1997, et, d’autre part, deux groupes de romans indépendants, les uns écrits avant la parution de ces deux volumes160, Salem, Les Yeux du Dragon et Le Fléau, les autres écrits pendant la période écoulée entre ces deux parutions, Insomnie et Rose Madder. Dans l’œuvre de Stephen King, autour de « La Tour Sombre » et de son postulat d’une communication entre les mondes, est ainsi en train de s’esquisser un équivalent du métacycle d’Asimov, et ce d’autant plus que les romans indépendants concernés sont souvent reliés à d’autres ouvrages encore161.
222Sachant que le cycle de « La Tour Sombre » n’est pas terminé et que la production par King de romans indépendants reste forte, on peut facilement imaginer que s’affirment des points de contact toujours plus nombreux entre les mondes fictionnels toujours différents de ceux-ci et celui dont le rôle semble être de tous les accueillir, l’Entre-Deux-Mondes162. Le processus qui, chez Asimov, ne pouvait être saisi qu’a posteriori est ici en cours d’effectuation, et il peut se résumer à l’attraction progressive d’un nombre de textes de plus en plus grand par l’aimant constitué par l’univers fictionnel du cycle.
Le cycle est repris par d’autres auteurs
223L’univers fictionnel peut dans un second temps se dégager des limites de l’œuvre de son auteur. En effet, par la redondance, le monde représenté devient l’objet d’un pseudo-savoir, détaché de ses supports originaux ; il cesse d’apparaître comme une création originale et peut être repris par d’autres écrivains : « Ce que j’ai dit une fois m’appartient et ne peut me quitter que par une cession, volontaire ou non, dont la reconnaissance légale est une paire de guillemets. Ce que j’ai dit deux fois ou plus cesse de m’appartenir pour me caractériser, et peut me quitter par simple transfert d’imitation (…). Ce que je dis deux fois n’est plus ma vérité, mais une vérité sur moi, qui appartient à tout le monde163 ».
224La littérature populaire ou commerciale apparaît depuis les origines comme le champ privilégié de ces reprises que Genette appelle « allographes »* (« écrites par un autre »). En effet, ce processus est facilité pour l’œuvre « paralittéraire », parce que celle-ci se caractérise davantage par la conduite du récit que par la singularité d’un style, et encore parce que l’étroitesse de sous-genres codifiés implique un système d’emprunts généralisés qui contribue à dissoudre un peu plus la notion d’une propriété de l’auteur sur son œuvre. Lise Queffélec, dans Le Roman-feuilleton français au xixe siècle, propose de nombreux exemples de telles appropriations de cycles par de nouveaux auteurs, reprises portant essentiellement sur les personnages principaux, ces grands héros qui tendent à devenir autonomes plus vite et mieux qu’aucun autre élément de la fiction164. Ainsi Paul Mahalin reprend-il les héros de Dumas, dans D’Artagnan (1890), Le Filleul d’Aramis (1896), Le Fils de Porthos (1883), tandis que Paul Féval fils prolonge les aventures de Lagardère et publie également un D’Artagnan contre Cyrano : dès lors que les héros atteignent le droit à une existence fictionnelle indépendante de leur contexte d’apparition, de leur auteur d’origine, rien n’empêche différents ensembles romanesques de fondre leurs attributs.
225Ces tendances sont loin d’avoir disparu aujourd’hui. Par exemple, dans un article intitulé « Inventer un univers », Asimov énumère les différents usages qu’il a choisis de faire de sa notoriété, et explique comment il a tiré parti de son succès en apposant son nom sur des productions dont il n’était pas l’auteur, ou du moins pas le rédacteur. Il commence par citer la publication d’anthologies, puis la pratique du parrainage165 : sans même évoquer les « ateliers d’écriture » ou le recours aux « nègres », qui impliquent la dissimulation complète de l’auteur véritable, celle-ci constitue une constante en « paralittérature », un avatar du désir d’exploiter au mieux les sources de profit éventuelles166. La « fonction contractuelle » que remplit selon Genette l’« onymat » de l’auteur167 prend ici son plein sens commercial : le nom fonctionne comme « label », gage d’un certain type de contenu et de sa « qualité ».
226Asimov mentionne également la cession d’univers fictionnels à des auteurs chargés de les exploiter :
« J’ai même autorisé la reprise de certains des thèmes que j’avais développés dans mes propres livres. C’est ainsi par exemple qu’une série d’une douzaine de livres est parue sous l’intitulé “La Cité des Robots d’Isaac Asimov”. Ils sont écrits par de jeunes auteurs à qui j’ai accordé l’autorisation d’utiliser mes Trois Lois de la Robotique, et je me suis fendu pour chacun d’une introduction […]. Ces ouvrages marchent assez bien, je dois dire, et la présence de mon nom n’y est sûrement pas pour rien. Puis Marty Greenberg me suggéra une autre façon d’utiliser mon nom : au lieu de laisser d’autres auteurs revisiter un de mes “univers”, pourquoi n’en inventerais-je pas un tout nouveau dont je ferais cadeau à un éditeur qui se chargerait de demander à des auteurs d’écrire des histoires bâties autour dudit concept168 ? »
227Le dernier cas de figure correspond aux recueils de nouvelles de la série « Isaac’s Universe », non traduits, et ne nous concerne pas directement, puisque l’univers fictionnel faisant l’objet de la cession n’a pas d’abord été exploité par l’auteur sous forme cyclique. En revanche, « La Cité des Robots d’Isaac Asimov » est bien un ensemble de productions allographes* récupérant l’univers fictionnel du méta-cycle. Il n’est pas seul dans ce cas : les éditions J’ai lu, jouant sur l’identité ambiguë du véritable auteur, intègrent ainsi dans la liste des œuvres disponibles d’Asimov d’étranges ensembles romanesques dont le titre contient également le fameux patronyme : « La Cité des Robots d’Isaac Asimov », mais aussi « Robots et Extra-terrestres d’Isaac Asimov » (le blurb annonce une « série passionnante, par de jeunes talents de la SF parrainés par Asimov » : le seul nom à apparaître est ainsi celui du parrain, même sur la couverture des ouvrages), « Robots temporels d’Isaac Asimov », et « La Trilogie de Caliban d’Isaac Asimov ».
228On peut voir dans cette pratique l’exploitation commerciale éhontée d’un nom synonyme de succès (et indéniablement, cela en participe). Mais il nous semble que cette thèse impliquant un accroissement de la puissance du nom de l’auteur peut être renversée : « Robots d’Isaac Asimov » est devenu un syntagme en soi, et ce qu’il désigne, c’est un univers fictionnel particulier, lié à un auteur, mais comme il pourrait l’être par exemple à un héros. Cet univers fictionnel s’est progressivement construit par ajouts de pièces, de volumes, de liens : ainsi constitué, il est mis à la disposition de ceux qui veulent continuer le travail initié par Asimov, ajouter des pièces au puzzle, des morceaux à la fresque.
229Ces développements allographes*, encouragés par Asimov à la fin de sa vie, se sont poursuivis tout aussi vigoureusement après sa mort (« Robots temporels » et « Caliban » illustrent ce cas). On aborde alors la question des reprises posthumes, relativement peu problématique dans le cas d’Asimov, puisque celui-ci avait explicitement autorisé l’exploitation de ses univers fictionnels et de son nom, mais qui touche également un auteur comme Tolkien169 qui, lui, en revanche, s’était élevé de son vivant contre toute tentative de « suite » donnée à son œuvre par un autre auteur170. De tels ouvrages attestent ainsi non seulement de la viabilité posthume d’un monde littéraire, mais même de sa grande vitalité.
230On peut à cet égard opérer un rapprochement entre le destin des œuvres d’Asimov ou de Tolkien et celui des productions de H.P. Lovecraft, exemplaire créateur d’une mythologie « qui a suscité et continue d’alimenter un courant fictionnel, au point que, quarante ans après sa mort, on continue à écrire et à publier des récits où figurent les grands noms de la théogonie lovecraftienne et où se multiplient les allusions cryptées aux livres maudits de sa bibliothèque imaginaire171 ». Gilles Menegaldo note qu’avant ces continuations posthumes, Lovecraft avait, de son vivant, stimulé une création collective au sein de son propre cercle d’amis et de relations, contribuant à l’extension du mythe. Le but est celui que nous avons cherché à distinguer, l’autonomisation de l’ensemble romanesque fictionnel : « ainsi se constitue, par accrétion, un référent extra-textuel : géographie, corpus de livres “maudits”, théogonie et anthropogonie. La fiction n’est plus une simple “fantaisie”, sa validité est établie par l’intertextualité, de sorte que s’accrédite un pseudo-savoir172 ».
231Asimov apparaît encore comme l’auteur de notre corpus ayant poussé le plus loin les expérimentations dans ce sens, que ce soit en réunissant lui-même les différents mondes cycliques de son œuvre ou en confiant le développement de certains d’entre eux à d’autres auteurs avant sa mort. Ces prolongements des « Robots » se sont poursuivis après la disparition d’Asimov, et il a également été donné suite, de manière posthume, au sous-cycle de « Fondation ».
232Les héritiers d’Asimov, Janet Asimov et Ralph Vicinanza, ont en effet confié à trois auteurs confirmés, Gregory Benford, Greg Bear et David Brin, le soin d’écrire une nouvelle trilogie de « Fondation173 », s’ajoutant aux sept volumes déjà consacrés à cet univers par son créateur. Une intéressante « Postface », signée par Benford pour Fondation en Péril174, est chargée de justifier le projet, c’est-à-dire la reprise allographe* posthume d’un univers fictionnel ; les arguments qu’y énumère Benford, concernant la fidélité à un héritage et la possibilité de le renouveler, résument fort bien les raisons pour lesquelles le cycle paralittéraire autorise, ou plutôt demande, sans cesse de nouveaux prolongements.
233L’appartenance à un genre précisément codifié entraîne une forte intertextualité, particulièrement développée en science-fiction. Cette « interaction des auteurs entre eux » permettant des « variations sur leurs travaux mutuels » constitue la première des justifications de la reprise posthume175. Le second argument tient à ce que, au sein d’un genre pratiquant le partage et le développement d’idées, l’œuvre d’Asimov est construite sur ce même modèle : autrement dit, il s’agit d’un cycle, en tant que tel en permanente évolution. Deux aspects de la fiction cyclique sont particulièrement retenus : son renouvellement constant et son « envergure » ou possibilité d’expansion176. En effet, d’une part, puisqu’Asimov a de nombreuses fois repris et remis au goût du jour son univers, il semble que la même liberté soit offerte à d’autres auteurs177 ; d’autre part, la reprise allographe* apparaît d’autant plus autorisée que le monde fictionnel mis en place par Asimov se caractérise par son ouverture à la continuation. Sans être à proprement parler inachevé178, l’ensemble cyclique laissait pourtant sans réponses un certain nombre de questions, dont Benford dresse la liste179. Sa construction selon « un schéma répétitif : de la solution de chaque problème surgit un nouveau problème180 » signalait d’ailleurs sa capacité aux prolongements systématiques. En somme, l’univers fictionnel lui-même autoriserait sa propre expansion : « Ce qui compte dans les sagas, c’est l’envergure. Et d’envergure, la Fondation n’en manque pas. Je ne puis qu’espérer y avoir un peu contribué181 ».
234Benford fait ainsi le point sur cette possibilité qu’est la reprise non pas d’une œuvre mais de son univers fictionnel : « Ce livre n’est donc pas une imitation d’un roman d’Asimov, mais un roman de Benford reprenant une idée de base et un contexte d’Asimov182 ». Il se trouve que seuls, les cycles des littératures de genres remplissent les conditions énumérées par cet auteur comme nécessaires pour qu’un texte se prête à son expansion par tout « héritier » motivé.
Le cycle peut-il être repris par d’autres médias ?
235Comme la tendance à la reprise allographe*, l’existence de points de passage, pour une œuvre populaire, entre différents supports médiatiques, est depuis toujours une caractéristique remarquable du domaine. Nous avions souligné les affinités structurelles liant les différents types d’ensembles romanesques et en particulier le feuilleton* et son héritier, le cycle, d’une part, et d’autre part, les modes de présentation et de diffusion par « épisodes » se multipliant dans les autres médias. L’aisance manifeste avec laquelle, par exemple, le feuilleton* romanesque se laisse adapter en feuilleton* télévisé va dans ce sens.
236Historiquement, le texte est premier, mais chaque nouveau média, visant le même marché qui n’est pas extensible à volonté, et copiant des recettes de succès éprouvées, entre en concurrence avec ses prédécesseurs183. Aujourd’hui, la situation doit être décrite comme une « synergie », qui relie les différentes formes d’expression populaire et facilite leurs recoupements. Cette synergie est le produit de deux phénomènes conjugués, la réactivité plus grande du marché des consommateurs (qui participe de l’accélération générale des mouvements de consommation) 184, et la concentration des maisons d’édition au sein de vastes empires de communication, mieux à même de répondre précisément à la demande185, concentration accentuée ces dernières années avec le développement de l’Internet et la question des « contenus » à y injecter186.
237Les ensembles de notre corpus illustrent cette possibilité de reprises de la part d’autres supports, bande dessinée (sans qu’il puisse être question d’adaptation à proprement parler, on note une nette communauté d’inspiration entre La Mémoire dans la Peau et le point de départ du cycle « XIII »), télévision (un téléfilm a été tiré de la trilogie de Jean-Claude Izzo, avec Alain Delon dans le rôle de Fabio Montale187), ou encore jeu. L’univers fictionnel de l’œuvre de Tolkien peut être considéré comme l’origine d’un grand nombre de jeux de rôles, parmi lesquels le « Jeu de rôle des Terres du Milieu » apparaît particulièrement caractéristique des convergences médiatiques et de leurs abus.
238Il fait l’objet d’un encart publicitaire placé aux dernières pages du dernier volume du « Seigneur des Anneaux » en édition Pocket (Le Retour du Roi, pp. 510-511). Y sont proposés à l’achat des « livrets », comme « Les Campagnes des Terres du Milieu » (« chaque campagne présente une vaste région des Terres du Milieu et détaille l’histoire, la faune, la flore, les races, les cultures, la politique et les lieux intéressants de cette région »), « Les Aventures des Terres du Milieu » (« chaque aventure se situe généralement dans une région déjà décrite dans une Campagne. Là encore sont détaillés la géographie, la faune, la flore, les habitants et les lieux principaux, mais de façon plus précise, dans la mesure où la région est beaucoup plus petite »), mais aussi « Les Forteresses des Terres du Milieu », « Les Cités des Terres du Milieu » (« tout ce que l’on rêve de savoir sur une cité, plans de la ville, etc. »), « Les Lords » (« série en 3 volumes »), « Les Créatures », « Les Trésors », etc.
239Il est clair que nous avons ici affaire à l’exploitation de la caractéristique principale de l’univers cyclique, à savoir sa pulsion de complétude. Parce que la fiction a voulu rivaliser en termes de cohérence et de précision avec le monde réel, elle peut à juste titre déclencher une demande et donc une offre de ces détails que le texte a implicitement promis mais non fournis : une exploration en profondeur de chaque région, de chaque ville évoquée, à la limite de chacun des habitants qui les peuplent ! L’œuvre de Tolkien, dans ses principes mêmes, autorise ainsi, ou même appelle, ce type de prolongements. On peut cependant supposer qu’ils n’auraient pas été au goût de l’auteur ; mais de ce point de vue également, toutes les reprises se trouvent être possibles, sans nécessiter l’accord des héritiers de Tolkien. Les droits concernant le vaste domaine du « merchandising » autour du nom et de l’œuvre de Tolkien sont en effet la possession légale de la « Saul Zaentz Company », qui ne se prive pas de les exploiter, en particulier à travers les adaptations cinématographiques du « Seigneur des Anneaux ».
240Après une tentative de dessin animé produit par Zaentz, dont la deuxième partie n’a jamais vu le jour188, une trilogie filmée a été menée à bien sous la direction de Peter Jackson189. Ce projet a fait le choix judicieux de reproduire la structure cyclique dans un film lui-même livré par épisodes, à intervalles d’un an, alors même que le tournage s’est déroulé d’un seul tenant, conformément cette fois à la nature de roman long du texte adapté. On peut regretter que le principe cyclique ne soit que trop rarement appliqué au cinéma : en effet, alors que la diffusion discontinue apparaît comme une caractéristique fondamentale de la télévision, et alors que la production de suites « réactives », déclenchée après un premier succès sur un modèle sériel, constitue une habitude ancrée, et souvent déplorable, de l’industrie cinématographique, il est en revanche exceptionnel, non seulement que l’adaptation d’un cycle reflète sa structure volumique, mais encore que le projet d’épisodes multiples soit d’emblée posé en principe. L’énorme succès remporté par les deux trilogies du « Star Wars » de George Lucas, et à nouveau par celle de Jackson, couronnée en 2004 par 11 Oscars, justifie pourtant pleinement l’idée d’une reprise complète et fidèle, par le cinéma, des caractéristiques cycliques.
241Le cycle, avec sa construction efficace, adaptable, et sa tendance à l’expansion, semblait a priori bien armé pour devenir un élément moteur dans cette synergie que constitue le développement actuel d’une culture « paramédiatique » : on l’imaginait à la fois préserver ses particularités textuelles et permettre des collaborations fructueuses en se prêtant aisément aux reprises, en particulier télévisées et cinématographiques.
242Mais le cinéma produit peu d’ensembles conçus a priori comme tels, et la télévision, qui en produit de nombreux, influe à moyen terme sur la nature des œuvres qu’elle reprend190 ; s’ajoutent à cela, bien sûr, les difficultés traditionnellement notées de toute mise en images d’un texte (fréquente déception des lecteurs, sentiment d’« infidélité » aux images mentales préformées191), accrues dans le cas du cycle quand l’adaptation porte sur l’univers fictionnel et non sur la structure, comme c’est le plus souvent le cas. Ces difficultés sont en revanche absentes du processus inverse de « mise en mots » qui fait du roman et de l’ensemble romanesque des sous-produits, et on ne peut en effet que noter l’importance toujours plus grande prise par les « novelisations » dans les rayons spécialisés des librairies.
243La tendance la plus récente des cycles romanesques, en particulier en science-fiction, consiste à développer des univers de plus en plus vastes et des intrigues très cohésives demandant des volumes épais et nombreux pour se développer pleinement192. Il pourrait s’agir d’une forme de réaction devant le sort peu enviable qui est devenu celui de l’ensemble textuel sous le règne de la convergence médiatique. Ces œuvres, en se proclamant « inadaptables », résisteraient à une colonisation qui ne va plus du texte original vers ses adaptations médiatiques diverses, mais dans le sens inverse. Cela ne signifie en rien qu’il faille revenir sur l’hypothèse d’une fiction expansive et de son statut autonome ; seulement, comme elle se heurte à des logiques économiques autrement plus puissantes qui risquent de la dénaturer, la tendance à l’ouverture retourne dans ses limites naturelles, celles de l’ensemble romanesque, et découvre que ces limites, à force d’être élargies, pourraient bien être illimitées…
Notes de bas de page
1 Nous reprenons le concept de « mondes possibles de la fiction », notamment romanesque, tel qu’il a été développé par les sémioticiens, comme Umberto Eco, après avoir été initié, à partir de la logique modale, par Lubomir Dolezel essentiellement.
2 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil « Poétique », 1987, p. 8.
3 Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque, un état du texte (1870-1880), un essai de constitution de sa théorie, La Hague, Paris, Mouton, 1973, p. 172.
4 Nous empruntons ce terme et sa définition à Gérard Genette (Seuils, op. cit., p. 59).
5 Cette fonction du surtitre, qui présente l’ensemble comme unité de degré supérieure à celle de chaque volume particulier, se trouve en outre reflétée dans la signification et la thématique du surtitre. En effet, celles-ci évoquent elles aussi souvent les deux grands pôles de l’équilibre structurel du cycle, l’unité et la multiplicité. « La Ligue de Tous les Mondes » en est l’exemple le plus pertinent, avec sa double proposition d’une cohésion unitaire (« La Ligue ») et d’une infinie diversité (« Tous les Mondes »).
6 Les titres des volumes du méta-cycle d’Asimov tendent à se faire écho entre eux, signalant leur double appartenance à un sous-ensemble et au méta-cycle. Dans la première période d’écriture, les titres des trois sous-ensembles sont nettement distincts, mais ensuite l’articulation de ces sous-ensembles se lit dans l’instauration de titres binaires associant les termes Robots-Empire-Fondation, comme Les Robots et l’Empire et Fondation et Empire. Le projet d’ensemble, lui, se trouve placé sous les auspices favorables de la Fondation, synonyme de succès. Plus que par les titres, c’est par les préfaces et postfaces signées par l’auteur que passe cette volonté de promouvoir ou d’annoncer l’unité méta-cyclique, en mettant un nom, celui de « Fondation », sur cette unité : les textes où Asimov définit et redéfinit les contours du méta-cycle portent des titres qui sont toujours des variations autour de « l’histoire de la Fondation ».
7 Les allusions intertextuelles à l’œuvre de Keats sont très massivement présentes dans le cycle de Simmons, et la reprise des titres n’en constitue que le signal le plus évident. Les trois premiers titres se contentent de reprendre ceux des poèmes de Keats : « Hypérion » et « La Chute d’Hypérion » sont deux versions du même poème, laissées inachevées en 1818 et 1819, « Endymion » un ensemble d’environ quatre mille vers et quatre livres, composé en 1817.
8 La traduction française de la trilogie de Ludlum a fait disparaître des titres volumiques le nom du héros, au profit d’une récurrence moins immédiatement significative : La Mémoire dans la peau, La Mort dans la peau, La Vengeance dans la peau. Néanmoins, le principe de la répétition comme moyen économique de signaler le lien entre les volumes a été préservé : le complément « dans la peau » vient préciser un substantif chaque fois renouvelé et a l’intérêt d’attirer l’attention sur la question de l’identité, essentielle dans cette trilogie.
9 « Après Mars la Rouge […], voici Mars la verte […]. Cette trilogie, qui s’achèvera bientôt avec Mars la Bleue ».
10 « Après Mars la Rouge et Mars la Verte […], Mars la Bleue est l’ultime volet de cette trilogie martienne ».
11 « Caractéristique importante, ces livres s’affichent de la façon la plus évidente comme éléments d’une collection, à laquelle ils renvoient par diverses marques paratextuelles, et en particulier, dans les pages de garde, toujours très encombrées, des listes de titres de la même série ou de séries connexes, pages de publicité que se fait l’éditeur » (Daniel Couégnas, op. cit., p. 31).
12 Marcel Allain, Entretiens sur la paralittérature, p. 93. Marcel Allain répond à une question de Francis Lacassin.
13 Mars la Verte, pp. 17, 18, 44, 215, 352.
14 Le Temps des cerises, p. 16, Mademoiselle Chat, pp. 211, 363 et 369.
15 Paul Ricœur, Temps et Récit II. La configuration du temps dans le récit de fiction, Paris, Seuil « L’ordre philosophique », 1984, p. 18.
16 Ibid., p. 36.
17 « L’indépendance des parties [est] aussi importante que la globalité du tout », Tiphaine Samoyault, « Romans-mondes », p. 693.
18 Dans Le Dahlia Noir, Blanchard meurt et Bleichert se voit rétrogradé ; dans Le Grand Nulle Part, Danny Upshaw et Mal Considine meurent à différents stades de l’enquête et Buzz Meeks est éliminé à son tour dans le prologue de L.A. Confidential. Dans ce roman, à nouveau construit autour d’un trio de héros, Bud White, Jack Vincennes et Ed Exley, seul ce dernier parvient, non seulement à survivre, mais encore à se maintenir à un poste de haute responsabilité au sein du LAPD : il réapparaît donc dans White Jazz, mais de manière très différente, puisqu’il n’y est plus un des pôles de construction de l’intrigue, mais une figure de second plan, soumise comme les autres au point de vue unique de Dave Klein.
19 Le personnel de police : Breuning et Carlisle, adjoints de Smith, Thad Green, chef des Inspecteurs, et son second, « Chief » Parker, Russ Millard qui meurt dans L.A. Confidential pour être remplacé au même poste par Exley ; les procureurs Ellis Loew puis Bob Gallaudet ; les grandes figures de la pègre assurent elles aussi une certaine continuité : Mickey Cohen et ses hommes de main (Johnny Stompanato, Lee Vachs, Kikey Teitlebaum, Morris Jahelka), Jack Dragna et Sam Giancana, les autres caïds. On peut y ajouter des silhouettes qui traversent une partie ou l’intégralité de la tétralogie, contribuant puissamment à son unité dans l’esprit du lecteur : le rédacteur de la revue pornographique Transom qui, interrogé par Klein dans White Jazz, s’avère être le frère du caporal Joseph Dulange, un des principaux suspects dans l’affaire du Dahlia Noir, ou encore le souteneur Dwight Gillette, apparu dans L.A. Confidential dans l’enquête sur les prostituées battues à mort, qu’on retrouve comme protecteur de Glenda Bledsoe dans White Jazz. Le monde du crime à Los Angeles est ainsi montré sous son aspect fermé, étouffant.
20 Nous préférerons la première appellation, qui décrit une forme théorique et non son application dans un contexte historique déterminé.
21 The Letters of J.R.R. Tolkien, H. Carpenter et Ch. Tolkien (éds.), Londres, George Allen & Unwin, 1981, HarperCollins, 1990, p. 221 (NB : les traductions de cet ouvrage sont de l’auteur). Il s’agit de notes que Tolkien a fait parvenir à son éditeur américain, Houghton Mifflin, en juin 1955, pour qu’il réponde aux questions de la presse.
22 Il préférait « La Guerre de l’Anneau » au « Retour du Roi » : in Letters, p. 170.
23 Paul H. Kocher, Master of Middle Earth, J.R.R. Tolkien, Londres, Thames & Hudson, 1973 ; Les Clés de l’œuvre de J.R.R. Tolkien : le royaume de la Terre du Milieu, présenté par J. Markale, Paris, Retz, 1978, p. 45.
24 Dans la présentation en 3 volumes, un « résumé des épisodes précédents », proposé par l’éditeur français, supplée d’ailleurs à cette absence frappante.
25 « Si vous décidez de publier les autres éléments, Le Silmarillion et les autres contes, ou liens, comme La Chute de Numénor, alors beaucoup d’explications de la toile de fond, en particulier celles données pendant le conseil d’Elrond (livre 2) pourront être éliminées », Letters, op. cit., p. 161.
26 Ethel Preston, Recherches sur la technique de Balzac, Paris, Les Presses Françaises, 1926, p. 4.
27 Il se trouve qu’une expérience d’écriture menée par Stephen King illustre parfaitement la théorie de Kripke, alors que la littérature commerciale tend généralement à bannir l’ambiguïté dans la désignation des personnages. En 1996, Stephen King publie Desperation, chez Donald M. Grant, et, sous le pseudonyme de Richard Bachman, The Regulators, chez Dutton. Les deux romans sont liés d’une manière particulièrement originale ; outre que la force démoniaque à l’œuvre dans les deux textes est la même (Tak, en provenance de la mine maudite de China Pit), le nom des personnages est également récurrent, à ceci près qu’ils ne désignent pas tous les mêmes personnages dans les deux romans. Par exemple, la famille Carver est constituée dans Desperation de Ralph et Ellen, les parents, de David, onze ans, celui qui va sauver le groupe, et Kirsten dite Pie, sept ans, et dans The Regulators de David et Kirsten dite Pie, les parents, d’Ellen, onze ans, et de Ralph, six ans, odieusement gâté par ses géniteurs. Quand la description du personnage répondant au même nom est identique dans les deux romans, il s’agit d’un texte à l’autre de deux de leurs destins possibles, toujours différents : Johnny Marinville, ancien auteur à succès usé par les excès, lancé dans une vaine poursuite de la jeunesse et du succès dans Desperation, a fait un choix opposé dans The Regulators, se rachetant une conduite en produisant de la littérature pour la jeunesse dans une banlieue tranquille. Pete et Mary Jackson, jeune couple uni dans le premier, sont mariés depuis neuf ans dans le second, et Mary trompe Pete avec Gene Martin, qui était le directeur de conscience de David Carver dans Desperation. On pourrait multiplier les exemples : la proximité et la distance des deux ouvrages ne sont jamais soulignées dans le texte, et les rapprochements parfois très tenus (récurrence de personnages tout à fait secondaires, sous d’autres formes), sont donc entièrement à la charge du lecteur. Ce roman double exploite la propriété du nom propre de désigner un individu unique, au-delà des caractérisations divergentes qui peuvent en être données.
28 Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, op. cit., pp. 187-188.
29 « Les présuppositions existentielles ont le pouvoir de poser leurs objets de référence comme existants, que l’on connaisse ou non à l’avance leur existence. L’acte même de les mentionner crée la propension existentielle » (Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, trad. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1992, Livre de Poche « Biblio Essais », 1994, p. 339).
30 Daniel Aranda, « Le Retour des personnages dans les ensembles romanesques », p. 107.
31 Ibid., p. 108.
32 Ibid., p. 111.
33 Ibid., p. 112.
34 Elle fait retour à trois reprises dans La Dame de Berlin (p. 30, 359 et 392), à deux reprises dans Le Temps des cerises (p. 66 et 235), seulement une fois dans Les Noces de Guernica (p. 219), et de nouveau deux fois dans Mademoiselle Chat (p. 354 et 534).
35 DansLa Dame de Berlin : p. 15, « J’ai sauté d’une maison en feu avec une orpheline dans les bras. C’était à Budapest » ; p. 32, « J’ai défendu une jeune fille attaquée par six voyous. Ils m’ont rossé » ; p. 55, « saut en parachute » ; p. 112 « J’avais parié que je poserais l’avion dans le jardin de mon meilleur ami » ; p. 150-151, « un mauvais coup de sabre », « à l’université de Pest c’est ainsi que nous réglions nos dettes d’honneur » ; p. 322, « J’ai voulu chasser deux pies curieuses, dit-il en regardant ses voisines de table. Hélas pour moi, la branche sur laquelle je me trouvais a cassé sous mon poids » ; p. 405, « C’était en 1923, le jour du putsch de Munich. Non loin du ministère de la Guerre, où Röhm était prisonnier. J’étais présent lorsque des policiers armés de carabine ont arrêté les troupes des SA ». Dans Le Temps des cerises : p. 123, « C’est un souvenir d’émigré. Je viens de Hongrie. Je suis à demi juif par ma mère. Et comme elle n’avait pas de papiers, je crois qu’elle m’a fait cavaler un peu vite en passant les chevaux de frise de la frontière » ; p. 351, explication donnée à des prostituées italiennes, « avec des filles comme vous, (...) je n’étais pas une affaire ! » ; p. 469-70, à un communiste, « dans les neiges de Sibérie ». Dans Les Noces de Guernica, p. 88, à un caporal franquiste, « C’est ton Franco […]. Je lui ai botté le cul ». Dans Mademoiselle Chat : p. 36, « en janvier, à France-Pologne… J’ai voulu dribbler Ben Barek… Il m’a fichu un coup de pied dans le genou » ; p. 119, « j’ai voulu sauter d’un cheval au galop sur une bicyclette que me tenait ma mère mais j’ai raté mon coup ».
36 Franck et Vautrin, dans cet incipit de cycle, mettent à profit le procédé de « l’identification différée » remarqué par Marc Angenot (Marc Angenot, op. cit., p. 66).
37 Dans La Dame de Berlin, p. 403 ; Le Temps des cerises, p. 14, en incipit à nouveau, et p. 540 ; Les Noces de Guernica, p. 72 ; Mademoiselle Chat, p. 34 et 195.
38 Les majuscules multiples et systématiques de « La Ligue de Tous les Mondes » autorisent, nous semble-t-il, à assimiler cette désignation au fonctionnement du nom propre.
39 Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, pp. 543-547.
40 « Cela faisait plus d’un siècle que Vladimir Cholokov, émigrant de l’Ancienne Terre, maître lépidoptériste et ingénieur systèmes EM, avait fabriqué artisanalement le premier tapis hawking pour sa ravissante jeune nièce de la Nouvelle-Terre. La légende prétendait que la nièce avait dédaigné son présent, mais le jouet avait acquis, avec les années, une popularité presque ridicule […], au point qu’on avait fini par les interdire sur la plupart des mondes de l’Hégémonie », p. 235.
41 « [Sol] se souvenait du récit du consul concernant la tragique histoire d’amour de sa grand-mère Siri avec le navigant Merin Aspic. Cette histoire d’amour avait été à l’origine du soulèvement d’Alliance-Maui contre l’autorité de l’Hégémonie et des deux années de guerre qui en avaient résulté. Merin Aspic était arrivé sur le site n° 1 grâce au tapis hawking que possédait son ami […]. Siri l’avait laissé dans son tombeau pour qu’il le trouve quand il viendrait » (La Chute d’Hypérion, t. 1, p. 253) ; « Par son grand-père Merin, le consul connaissait l’histoire du tapis hawking qu’il montait. C’était un des premiers qu’avait fabriqués Vladimir Cholokov, maître lépidoptériste et ingénieur systèmes EM renommé dans le Retz tout entier. Cette pièce était peut-être celle-là même qu’il avait offerte à sa jeune nièce. L’amour qu’il lui portait était devenu légendaire, de même que le fait que la jeune fille avait dédaigné son présent.
D’autres cependant avaient adoré cette idée. Il avait bientôt fallu interdire les tapis hawking sur les mondes où on voulait maintenir une réglementation efficace de la circulation aérienne. Mais ils étaient toujours utilisés sur les planètes coloniales et c’était ce tapis qui avait permis au grand-père du consul de rencontrer sa grand-mère Siri sur Alliance-Maui » (p. 267).
42 « Il n’avait jamais existé au monde que quelques centaines de tapis hawking, et celui-là était le tout premier, fabriqué par Vladimir Cholokov, maître lépidoptériste et légendaire inventeur en systèmes EM, peu après la destruction de l’Ancienne Terre. Cholokov, déjà âgé à l’époque de plus de soixante-dix années standard, était tombé amoureux fou de sa nièce encore adolescente, prénommée Alotila, et avait créé ce tapis volant pour la séduire. Après un interlude passionné, l’adolescente avait repoussé le vieil homme […] et le tapis avait été perdu durant des siècles, jusqu’à ce que Mike Osho l’achète un jour sur un marché de Carvnell et l’emporte avec lui sur Alliance-Maui, où il s’en était servi avec son compagnon de bord Merin Aspic lors de ce qui allait devenir une deuxième légendaire histoire d’amour, celle de Merin et Siri. Tout cela, naturellement, avait été relaté dans les Cantos de Martin Silénus et Siri, s’il fallait en croire ce récit, était la grand-mère du Consul. Dans les Cantos, le consul utilisait ce même tapis hawking […] pour voyager dans l’atmosphère d’Hypérion en un vol épique qui le conduisait de la Vallée des Tombeaux du Temps à la cité de Keats pour libérer le vaisseau dans lequel je me trouvais en ce moment et retourner avec dans les Tombeaux » (Endymion, pp. 98-99).
43 Avant même l’ouverture du texte, un prologue propose un résumé des trois premiers volumes du cycle, résumé complet des différents épisodes de la « Trilogie » où est « contée l’histoire du premier tiers de l’interrègne » (Fondation Foudroyée, p. 9). Le roman s’ouvre alors sur la méfiance que ressent Golan Trevize à l’égard de la perfection du Plan Seldon : il s’en ouvre à son ami Compor, et c’est l’occasion d’un rappel de la signification du Plan, des circonstances où son efficacité a pu être observée (Fondation, Fondation et Empire…), du but qu’il se donne (p. 17 et 27-29). Aussitôt après, la présentation d’un nouveau personnage, le maire Branno, s’opère ingénieusement par renvois à des personnages apparus antérieurement dans le cycle : Branno est ainsi inscrite (p. 18) dans la lignée des Maires de Terminus, elle n’a pas « l’éclat d’un Salvor Hardin ou d’un Hober Mallow » (Hardin est le héros des parties « Les Encyclopédistes » et « Les Maires », Mallow celui des « Princes-Marchands », dans Fondation), mais ne descend pourtant pas au niveau des « frasques des Indbur héréditaires » (la lignée décadente des maires de Fondation et Empire). Dans les cinquante premières pages (p. 38 et 42-46), la réflexion de Trevize sur l’histoire de la Fondation va permettre un rappel de la lutte de Lathan Devers contre Bel Riose (« Le Général », première nouvelle de Fondation et Empire), de la menace du Mulet, des exploits individuels de Bayta puis d’Arcady Darell (Fondation et Empire, Seconde Fondation) ; son projet de voyage vers Trantor est encore le prétexte d’une large analepse (pp. 56-57) concernant les précédents séjours sur Trantor de Bayta (Fondation et Empire) et d’Arcady (Seconde Fondation) ; enfin, l’évolution complète de la planète, de la splendeur impériale à l’inoffensif grenier agricole abritant la Seconde Fondation, est retracée à grands traits lorsque les voyageurs en approchent (pp. 101-103).
44 La Mort dans la peau, pp. 27-34, La Vengeance dans la peau, pp. 31-37.
45 Voir pp. 257-259 (D’Anjou), ou 381-383 (Panov et Concklin du point de vue de Marie).
46 On est ici assez proche des différentes manières de « naturaliser l’insertion » d’une description, telles que Philippe Hamon les a dégagées : le résumé comme la description sont en effet des « hors-d’œuvre » qu’il s’agit d’intégrer à l’œuvre (Du descriptif, Paris, Hachette Université « Recherches littéraires », 1993, p. 190) ; notamment, la catégorie du « bavard descripteur » (pp. 185-189) peut être reprise et appliquée au premier type d’insertion des résumés, où c’est le rappel qui passe ainsi par la parole d’un personnage. On a bien également affaire à « un savoir qui circule d’un acteur plus informé à un acteur moins informé » (ibid., p. 186). Le retour sur les lieux de mémoire se présente quant à lui comme l’équivalent approximatif de la « description ambulatoire » dont Hamon fait état (ibid., p. 175), au sens où le déplacement en constitue la modalité principale, prétexte ici à l’analepse.
47 Pour ne prendre qu’un seul exemple, dans Magie et Cristal de King, un rapprochement établi par Susannah entre une photo de cadavres et le souvenir d’un épisode de Terres Perdues s’élargit à l’évocation d’un réseau de correspondances beaucoup plus systématiques, comme si celles-ci découlaient directement du premier rapprochement : « L’un des corps, remarqua Susannah, était pendu à un lampadaire, et cela lui rappela la course cauchemardesque pour atteindre le Berceau de Lud qu’elle et Eddie avaient accomplie, après s’être séparés du Pistolero ; elle se souvint de Luster, Winston, Jeeves et Maud. Quand le tambour des dieux a retenti cette fois, c’est le caillou de Spanker qui est sorti du chapeau, avait dit Maud. Et on l’a fait danser. Sauf, bien sûr, que ce qu’elle avait voulu dire par là, c’est qu’ils l’avaient pendu. Comme ils avaient pendu des gens, semblait-il, là-bas dans ce bon vieux New-York (…).
Des échos. Tout était un écho de tout [je souligne]. Ils bondissaient et rebondissaient d’un monde à l’autre, sans s’atténuer comme les échos ordinaires mais au contraire en croissant et devenant plus terribles. Comme le tambour des dieux, songea Susannah en frissonnant » (Magie et Cristal, p. 112. L’analepse renvoie à Terres Perdues, pp. 435-436).
48 Non signalée comme telle : les citations explicites d’un volume dans un autre relèvent d’un cas différent.
49 On peut ainsi rapprocher deux descriptions des possessions matérielles de Montale : dans Total Khéops, « Deux pièces. Une petite chambre et une grande salle à manger-cuisine […]. Mon bateau était amarré huit marches plus bas. Un bateau de pêcheur, un pointu, que j’avais acheté à Honorine, ma voisine. Ce cabanon, je l’avais hérité de mes parents » (p. 41) ; et dans Soléa, « Le cabanon que j’avais hérité de mes parents ne comportait que deux pièces. Une petite chambre et une grande salle à manger-cuisine […]. La terrasse donnait sur la mer. Huit marches plus bas, il y avait mon bateau, un pointu, que j’avais racheté à Honorine, ma voisine » (p. 25) ; ou encore deux récits des circonstances de sa nomination dans les quartiers Nord : dans Total Khéops, « Le type idéal à envoyer au casse-pipe après quelques bavures retentissantes. Lahaouri Ben Mohamed, un jeune de dix-sept ans, s’était fait descendre lors d’un banal contrôle d’identité. Les associations antiracistes avaient gueulé, les partis de gauche s’étaient mobilisés. Tout ça, quoi. Mais ce n’était qu’un Arabe. Pas de quoi foutre en l’air les Droits de l’Homme. Mais quand, en février 1988, Charles Dovero, le fils d’un chauffeur de taxi, se fit flinguer, la ville fut en émoi. Un Français, merde. Ça, c’était une vraie bavure. Il fallait prendre des mesures. Ce fut moi » (p. 50) ; et dans Soléa, « En peu de temps, il y avait eu deux énormes bavures policières. Lahaouri Ben Mohamed, un jeune de dix-sept ans, s’était fait descendre lors d’un banal contrôle d’identité. L’effervescence avait gagné les cités. Puis, quelques mois après, en février, ce fut le tour d’un autre jeune, Christian Dovero, le fils d’un chauffeur de taxi. Et là, c’est toute la ville qui fut en émoi. “Un Français, merde !”, avait gueulé mon supérieur » (p. 49. On note la modification du prénom du jeune Dovero). Les exemples pourraient être multipliés.
50 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 111.
51 On retrouve le même principe dans les « Postfaces » de cet ensemble, qui servent à annoncer les volumes à venir.
52 Par exemple, « Nous retrouverons Monsieur de Saint-Rémy dans des circonstances qui contrasteront bien terriblement avec la brillante position qu’il occupait » (Les Mystères de Paris, Paris, Albin-Michel-Hallier, 1981, 4 vol., vol. 1, p. 253).
53 La Dame de Berlin, p. 225.
54 Ainsi les deux voitures que Boro conserve sans pouvoir les conduire : « Un jour viendrait – il l’ignorait encore – où ces deux bagnoles sagement remisées prendraient part elles aussi à la Grande Histoire. Ce serait la Guerre et la Résistance » (Les Noces de Guernica, p. 432).
55 Ce sont des annonces concernant les « trois cartes » : « Jeune est le premier. Noirs sont ses cheveux. Il oscille au bord du vol, au bord du meurtre. Un démon est en lui qui le possède. Ce démon a pour nom HÉROÏNE [annonce d’Eddie] […].
Le deuxième ?
LA deuxième. Et elle se déplace sur des roues. Elle a un cerveau d’airain mais son cœur et ses yeux sont de tendre substance. Je ne vois rien de plus [annonce de Susannah].
Le troisième ?
Dans les chaînes », Le Pistolero, p. 146.
56 Hypérion, vol. 1, p. 213. Ce sera Silénus, voir La Chute d’Hypérion, vol. 2, p. 18.
57 « Cependant que Baleyworld se peuplerait, il prendrait les proportions et l’allure d’une autre Terre, comme tous les mondes, tandis que ça et là naîtraient d’autres mondes, en nombre sans cesse croissant, pour constituer enfin le grand Empire galactique de l’avenir » (Les Robots et l’Empire, vol. 1, p. 279) ; les colons « vont se répandre dans la Galaxie de plus en plus rapidement – sans la Terre vers laquelle se tourner sans cesse comme vers un Dieu du passé –, ils vont fonder un Empire Galactique » (vol. 2, p. 281).
58 Cette peur de la gratuité, et donc « le refus de l’in-signifiant » sont plus globalement une caractéristique majeure du paralittéraire, soulignée par Daniel Couégnas qui intitule un chapitre de son ouvrage « Tout signifie » (Introduction à la paralittérature, op. cit., p. 107) et précise que « le contrat de lecture paralittéraire […] porte […] sur l’exclusion de l’“inutile”, c’est-à-dire du non-fonctionnel au plan narratif » (ibid., p. 108).
59 « Il [Boro] ignorait que trois ans plus tard, au sud de la Guadalajara bombardée par les troupes mussoliniennes et franquistes, il serrerait la main du jeune écrivain venu en Espagne pour soutenir le bataillon Garibaldi de la douzième Brigade Internationale » (La Dame de Berlin, p. 375).
60 Le Temps des Cerises, pp. 482-483, Les Noces de Guernica, p. 86.
61 Les Noces de Guernica, p. 409.
62 La Dame de Berlin, p. 330.
63 Les Noces de Guernica, p. 412.
64 Bruno Monfort donne un exemple de cette utilisation de l’analepse allusive (il parle quant à lui d’« usage délibéré et maîtrisé de la présupposition et de l’implicitation », dans « Sherlock Holmes et le “plaisir de la non-histoire”. Série et discontinuité », in Poétique n° 101, fév. 1995, p. 54), à propos d’un ensemble qui est une série de nouvelles : commentant une occurrence où Holmes évoque certaines de ses aventures précédentes, Monfort note que « ce renvoi à d’autres textes de la série, sans mention directe de titres et en interposant entre le locuteur fictif et le lecteur le narrateur attitré de la série, pose comme interlocuteurs des personnages tenant sur leurs aventures le discours informé de la familiarité d’expérience. Ce que le lecteur perçoit de l’extérieur de la fiction comme l’existence de la série a donc d’abord été posé comme partie de l’univers de la fiction, qui, du coup, s’instaure comme relativement indépendant de la connaissance que le lecteur empirique peut en avoir, ou ne pas en avoir » (ibid., p. 55).
65 Tous les renvois à un état antérieur du texte dans Le Seigneur des Anneaux sont de ce type. Le plus souvent, ces rappels se présentent comme des résumés extrêmement schématiques d’événements intervenus précédemment : quand Merry et Pippin racontent leur histoire à Sylvebarbe, il se montre « intéressé par tout : les Cavaliers Noirs, Elrond et Fondcombe dans la Vieille Forêt, Tom Bombadil, les Mines de la Moria, et la Lothlorien et Galadriel » (Les Deux Tours, p. 93). Il faut noter que les intrigues passées sont citées, et non pas rappelées de manière précise ; le sens de ce que recouvrent les termes employés n’est strictement accessible qu’au lecteur ayant lu et retenu le contenu des volumes précédents.
66 Un cas particulier se pose de ce point de vue quand ce qui fait retour d’un volume sur l’autre est une phrase, reprise de sa première apparition pour une citation postérieure. Il ne s’agit plus de la quasi-répétition de paragraphes entiers que nous avions dégagée à propos des « Montale » comme déviance du résumé, et solution de facilité : en effet, dans ces exemples, non seulement la citation était longue et n’était pas systématiquement fidèle, mais encore rien ne la signalait comme telle. Au contraire, on peut penser que son caractère répétitif était censé passer inaperçu. L’allusion, elle, doit être repérée par le lecteur pour jouer son rôle, évoquer un rapprochement possible qui sera ou non effectué ; de plus, elle ne porte que sur des phrases isolées. Par exemple, l’hospitalité d’Elrond, est appréciée successivement par Bilbo puis Frodon, qui cite alors son ancêtre (La Communauté de l’Anneau, p. 301, traduction différente de la phrase de Bilbo le Hobbit, p. 69). Cette illustration a en outre l’intérêt de faire ressortir un problème lié à la traduction : on s’aperçoit en effet que des récurrences cycliques très nettes, comme la citation pure et simple d’une phrase d’un volume précédent, peuvent s’estomper à la traduction pour devenir de simples effets d’écho, la même phrase n’étant pas rendue les deux fois de la même façon (les deux ouvrages sont pourtant traduits par Francis Ledoux).
67 « Elle mélangeait un peu les détails de la saga mélodramatique des Cent Premiers : la Grande Tempête, la colonie perdue, les trahisons de Maya. Cette longue séquelle [sic : traduction de “sequel”] de conflits, de meurtres et de révoltes. Des histoires sordides, entrecoupées de rares moments de joie, pour ce qu’elle en savait » (p. 524).
68 Pippin, blessé, sombrant dans l’inconscience « entendit des voix, et elles semblaient crier de très haut dans quelque monde oublié. Les Aigles arrivent ! Les Aigles arrivent ! La pensée de Pippin balança un instant – Bilbo ! dit-elle. Mais non ! Cela s’est passé dans son histoire, il y a très, très longtemps. Ceci est la mienne, et elle est maintenant terminée » (Le Retour du Roi, p. 227). La suggestion de rapprochement est ici très forte, avec le lexique du temps et la citation nominale de Bilbo : il s’agit d’un rappel de Bilbo le Hobbit, p. 351 (« Les aigles ! Les aigles !, cria-t-il. Les aigles arrivent ! »).
69 Dans Le Temps des Cerises, Boro fredonne « un ragtime, en souvenir de Charles “Buddy” Bolden, musicien de jazz méconnu qu’il affectionnait particulièrement » (p. 297). La suggestion de rapprochement est discrète, avec le terme « souvenir » et la notation d’intérêt. Néanmoins, le passage rappelé a pu marquer la mémoire en raison de son emplacement : il s’agit de l’incipit de La Dame de Berlin, et donc de tout le cycle, « Le 4 novembre 1931, à quatre heures du matin, au moment même où Charles “Buddy” Bolden, musicien de jazz américain méconnu, rendait son dernier souffle de l’autre côté de l’Atlantique, la porte du Sélect s’ouvrit sur un inconnu. Il fredonnait un ragtime » (p. 11).
70 « Le feuilleton (souvent relié en fin de parution ou distribué en prime) peut être considéré comme le banc d’essai du roman régulièrement publié en librairie (le feuilleton à succès – même relatif – reparaît en collection). Quant aux livraisons, elles se trouvent prévues pour être reliées au terme de la publication. Le volume représente donc par excellence le mode de transmission du roman » (Charles Grivel, op. cit., p. 50).
71 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil « Poétique », 1972, p. 73.
72 Cette pratique du « cycle » littéraire au Moyen-Âge mériterait qu’on s’y arrête, d’autant que son analyse par la critique médiéviste regroupe en fait l’essentiel des travaux consacrés spécifiquement à cette notion. Zumthor, dans sa recherche d’une « poétique médiévale », relève comme un des traits fondamentaux de celle-ci une visée totalisante, une « tendance à la cyclisation » (ibid., p. 367), qui touche aussi bien la chanson de geste (il parle de « prolifération épique », p. 463) que le roman arthurien, en particulier dans ses développements en prose des xiiie et xive siècles. Cependant, la « conception unitaire de l’ensemble », qui définit pour lui le cycle, le conduit à proposer plutôt le terme de « somme » à propos de « la propension du roman à proliférer en ensembles » (p. 357). Eugène Vinaver estimait de la même façon qu’il fallait éviter de tirer dans le sens d’une unité ce qui relève davantage du développement par amplification, pouvant aller jusqu’à la perte du sens. Son choix d’éditer la « compilation » de Malory, Le Morte d’Arthur, comme 8 romans autonomes sous le titre The Works of Sir Thomas Malory (Oxford, Clarendon Press, 1947), illustre clairement, et peut-être dans un excès inverse, la volonté de faire place à la discontinuité contre une tendance venue de l’époque classique à privilégier trop exclusivement cohérence et clôture, grand dessein, tapisserie achevée…
La notion de cycle fait, on le voit, l’objet de débats parmi les médiévistes, dont Michelle Szkilnik a proposé une stimulante synthèse lors du colloque « Cycles et recueils » organisée par l’École doctorale de LGC de Paris III-Sorbonne Nouvelle le 23 mars 2002 (actes parus en 2004 aux Presses de la Sorbonne nouvelle, sous le titre Chemins tournants, cycles et recueils en littérature, des romans du Graal à la poésie contemporaine, Stéphane Michaud éd.). Michelle Szkilnik s’y refusait, à propos des « sommes romanesques médiévales », à trancher entre « cycles » à la cohérence close et « compilations » à la successivité ouverte, pour rendre compte à la fois de la volonté des auteurs d’épuiser leur matière, et du caractère inépuisable de cette matière : de l’image qui se dégage, dans la pratique médiévale, d’un univers clos et pourtant animé d’un mouvement d’expansion potentiellement infini. La métaphore de l’arbre, présente dans les textes de l’époque alors que le terme de cycle n’y figure pas, signale cette ambiguïté, dans la mesure où la nouvelle branche, plus ou moins latérale ou centrale, peut apparaître aussi bien comme un greffon brutal que comme une excroissance naturelle.
73 Le Monde de Rocannon, 1966, Planète d’exil, 1966, La Cité des Illusions, 1967. Darko Suvin parle de ces trois romans comme d’une « trilogie de l’apprenti », en soulignant la cohésion particulière au sein du cycle (Selected Articles on Science Fiction, 1973-1975, R.D. Mullen, et Darko Suvin (éds.), Boston, Gregg Press, 1976, p. 295. NB : les traductions de cet ouvrage sont de l’auteur).
74 On peut évoquer l’exemple de l’édition française du cycle « Earthsea » d’Ursula Le Guin : trois longues nouvelles, « A Wizard at Earthsea » (1968), « The Tombs of Atuan » (1971) et « The Farthest Shore » (1972) ont été réunies sous le titre Earthsea en 1977, et le cycle a été complété en 1990 par Tehanu, the Last Book of Earthsea. L’édition française a d’abord suivi le modèle original en publiant la trilogie de nouvelles comme un seul roman, sous le titre Terremer (Robert Laffont « Ailleurs et Demain », 1980), mais la réédition s’est faite en trois volumes fort courts : Le Sorcier de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan, L’Ultime rivage (Presses Pocket, 1985).
75 Les deux nouvelles en question sont « The Encyclopedists », parue dans Astounding Science Fiction en mai 1942, sous le titre « Foundation », et sa suite « The Mayors », parue donc également dans Astounding Science Fiction en juin 1942, sous le titre « Bridle and Saddle ».
76 Paul Ricœur, Temps et Récit II, op. cit., pp. 36-38.
77 Pour la série, la question ne se pose pas : l’échec des tentatives de reconstitution de la biographie de Sherlock Holmes ou d’Arsène Lupin en a administré la preuve. La série, même si elle mime la chronologie ou la dischronie, est fondamentalement a-chronique.
78 Cette « pause » dans le parcours cyclique est fortement soulignée comme telle dans l’intrigue : les personnages écoutent le récit autour d’un feu de bois, à l’occasion de leur repos quotidien, et le temps, littéralement, suspend son cours. « Toutes les nuits ne sont pas de la même longueur » (p. 484), le long récit n’a pris, pour se dire, qu’une nuit plus longue que les autres…
79 T. Samoyault, op. cit., p. 461.
80 Stephen King, Terres perdues, op. cit., « Postface », pp. 569-570.
81 Ce procédé, appliqué par les séries télévisées, porte le nom de « cross-over »*.
82 Daniel Aranda, op. cit., p. 126.
83 Ibid., p. 133.
84 « Call me dog », interview de James Ellroy par Paul Duncan (www.crimetime.co.uk/interviews/ellroy01.htm ).
85 Asimov cité par James Gunn, Isaac Asimov, the Foundations of science fiction, Revised edition, Lanham (Md.), Londres, The Scarecrow Press, 1996, p. 209 (NB : les traductions de cet ouvrage sont de l’auteur).
86 Ibid., p. 195.
87 Ibid., p. 256.
88 Principe rappelé par Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil « Poétique », 1982, p. 230.
89 C’est ce qui a motivé, contre l’avis de Tolkien, le découpage du « Seigneur des Anneaux » en 3 volumes.
90 Jacques Sadoul, Histoire de la science-fiction moderne, 1911-1984, Paris, Robert Laffont, « Ailleurs et Demain Essais »,1984, p. 334.
91 « On me somma tout bonnement d’écrire un nouveau roman de la Fondation et, histoire de me dorer la pilule, on me proposa un contrat d’un montant dix fois supérieur à mon avance habituelle » (« Petite histoire de la Fondation », in Terre et Fondation, p. 11). L’insistance de Doubleday est compréhensible : le livre, Foundation’s Edge, est resté vingt-cinq semaines dans la liste des best-sellers du New York Times alors même que la somme proposée, 50 000 dollars, apparaît finalement très raisonnable dans le contexte éditorial de la science-fiction au début des années 1980 : selon James Gunn (op. cit., p. 191), les contrats de grands auteurs comme Robert A. Heinlein ou Arthur C. Clarke, également sollicités pour produire des best-sellers (en 1982, le premier publie Friday, le second 2010 : Odyssey Two), allaient d’un demi-million à un million et demi de dollars.
92 « Avertissement de l’auteur », Prélude à Fondation, p. 11.
93 « Histoire secrète de la Fondation », in Le Cycle de Fondation I : Le déclin de Trantor, Paris, Omnibus, 1999, p. 898.
94 « Lettre au lecteur », « La Ligne verte », premier épisode, Deux petites filles mortes, op. cit., p. 10.
95 Ce sera L’Aube de Fondation.
96 Jacques Goimard, « Asimov et l’histoire », préface au Cycle de Fondation I, op. cit., p. XXXIV.
97 Ibid., p. XXXVI.
98 « Le Seigneur des Anneaux » comme « suite » (« sequel ») de Bilbo : Letters, op. cit., pp. 26, 34, 40 et 44.
99 Ibid., p. 24.
100 « Je pense qu’il est clair qu’en dehors de cela [du Silmarillion] une suite ou un successeur du Hobbit doit être entrepris. Je promets d’y consacrer réflexion et attention. Mais je suis sûr que vous comprendrez si je vous dis que la construction d’une mythologie complète et cohérente (et de deux langages) tend à m’occuper l’esprit, et que je porte les Silmarils dans mon cœur », ibid, p. 26.
101 « […] que peuvent faire de plus les Hobbits ? Ils peuvent être comiques, mais c’est une comédie de banlieue si elle n’est pas confrontée à quelque chose de plus fondamental », ibid., p. 26.
102 L’idée est notamment développée dans la lettre à W.H. Auden du 7 juin 1955 (ibid., p. 216-217).
103 En février 1939, le terme de « suite » lui-même est remis en question : « il se pourrait que ce ne soit pas une suite très appropriée » (lettre du 2 février 1939, ibid., p. 42). En décembre 1942, et encore en juillet 1944, les mêmes avertissements à l’éditeur se voient réitérés, en même temps que monte l’angoisse d’une parution difficile pour un travail de si longue haleine : « Je dois vous prévenir que c’est beaucoup plus long, et par moments plus effrayant, que Le Hobbit, et que d’une manière générale ce n’est pas du tout un “livre pour enfants” » (lettre du 7 décembre 1942, ibid., p. 58), « Je crains d’avoir fait une grosse erreur en écrivant cette suite trop longue et complexe, et en tardant tant à la faire paraître » (lettre du 31 juillet 1944, ibid., p. 90).
104 « [L]a carte à la fin du Hobbit correspond au quart nord-est » de la carte du parcours couvert dans « Le Seigneur des Anneaux » (ibid., p. 177) : le territoire représenté est beaucoup plus limité dans le premier roman.
105 Ibid., voir p. 58 ou 90.
106 Ibid., pp. 159-160.
107 Lettre à Milton Waldman, 1951, ibid., p. 144-145, trad. P. Alien pour Humphrey Carpenter, Tolkien, une biographie, Paris, Christian Bourgois, 1980, Presses Pocket, 1992, p. 108.
108 On peut évoquer cette lettre à A.C. Nunn, non datée (fin 1958, début 1959), où Tolkien, en réponse au relevé d’une apparente contradiction dans les mœurs des Hobbits au moment des anniversaires, développe sur sept pages les subtilités de l’échange de cadeaux, qui font intervenir la complexe structure familiale hobbit à travers le nombre de personnes impliquées, etc. (Letters, op. cit., pp. 289-296).
109 Exprimée par exemple par Nicolas Bonnal : il est « difficile » de pénétrer dans ce monde « sans s’y immerger totalement » (Tolkien, les univers d’un magicien, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 12), c’est « un monde d’évasion pure, ou pour mieux dire d’invasion, puisqu’il possède peu à peu l’esprit de son lecteur » (ibid., p. 13).
110 In Faërie, trad. F. Ledoux, Paris, Christian Bourgois, 1974, 10/18, 1978, pp. 105-129. Le recueil original porte le titre Tree and Leaf.
111 Daniel Couégnas, Introduction à la Paralittérature, op. cit., p. 118.
112 Ainsi pour Jean-Claude Vareille, le récit cyclique est « parole historique, qui postule l’attente, la surprise et l’interminable » mais cet « interminable […] ne se présente pas uniquement comme linéaire et orienté. Il réintègre la circularité du procès mythique : il avance en tournant, comme une spirale ou une vis » (L’Homme masqué, le justicier et le détective, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1989, p. 148-149). La démonstration s’applique à « Fantômas », mais cet ensemble est qualifié de « cycle » dans tout le passage.
113 James Gunn, Isaac Asimov, op. cit., p. 117.
114 « Il y a eu, dans les années 1920, la trilogie Darkness and Dawn de George Allan England, la trilogie Polaris de Charles B. Stilson et la trilogie Dog Star de J.U. Giesy ; plus récemment on trouve la trilogie du Seigneur des Anneaux (1954-1955) de J.R.R. Tolkien, la trilogie À l’Est d’Eden de Harry Harrison, la trilogie Helliconia de Brian W. Aldiss, et des trilogies si nombreuses en fantasy qu’on en perd le compte. Et, bien sûr, laTrilogie de Fondation », ibid., p. 117.
115 Ibid., p. 117.
116 Isaac Asimov, Autobiography, t. 1 : In Memory still Green, 1920-1954, New York, Garden City, Doubleday, 1979, p. 539-540, trad. J. Goimard pour la préface au Cycle de Fondation I. Le déclin de Trantor, op. cit., p. XXVI.
117 « Le problème n’était pas que je n’avais plus rien à écrire sur la Fondation, c’était les conditions dans lesquelles j’écrivais, des nouvelles isolées paraissant dans des magazines où chacune devait être complète, mais où il fallait tenir compte de la probabilité que quelqu’un allait découvrir l’ensemble sans avoir lu aucune des autres nouvelles – il fallait expliquer tout ce qui s’était passé avant – c’est tout simplement devenu trop difficile », James Gunn, op. cit., p. 257.
118 Triangle, Garden City, Doubleday, 1961.
119 Gabriel Thoveron, Deux siècles de paralittérature, lecture, sociologie, histoire, Liège, Editions du CEFAL « Bibliothèque des paralittératures », 1996, p. 44.
120 James Gunn, op. cit., p. 205.
121 Dans l’ordre chronologique, les deux nouvelles pré-publiées que nous avons évoquées, « Exploration du Canyon fossile » (pp. 41-71) et « Mars la Verte » (pp. 143-239), puis « Une histoire d’amour martienne » (pp. 381-405). Dans « Ce qui compte », on retrouve le seul Roger, qui rencontre Peter Clayborne, personnage de la trilogie et simple homonyme (pp. 351-363).
122 Il y est fait allusion, toujours rapidement, dans chacun des volumes : dans Les Dépossédés, les « équations de l’inertie temporelle » permettent la mise au point de « l’ansible » (p. 311), et son rôle à venir : « […] cela rendrait possible une ligue des mondes […]. Une fédération. Nous sommes retenus à l’écart les uns des autres par les années, les décennies, qui s’écoulent entre le départ et l’arrivée, entre la question et la réponse. C’est comme si vous aviez inventé le langage humain ! » (p. 312) ; dans Le Nom du Monde, la machine et son utilité sont à nouveau présentées : « […] ceci est aussi important pour nous en tant que race interstellaire que l’a été la parole à une époque bien lointaine de notre évolution » (p. 69) ; dans Le Monde de Rocannon (première mention dans la chronologie de rédaction), « l’ansible, ce grand instrument […], celui qui peut parler instantanément aux autres mondes, sans toutes ces années perdues », est détruit par l’Ennemi (p. 45) ; dans Planète d’Exil, la connaissance en est pratiquement perdue : « Le vaisseau qui nous avait amenés ici est retourné à l’endroit d’où il venait pour prendre part à la guerre, ramenant certains des nôtres et aussi le… le long-parleur avec lequel ces hommes pouvaient se parler d’un monde à l’autre » (p. 60) ; dans La Cité des Illusions, une autre version est donnée des mêmes événements : « Les colons ne pouvaient communiquer avec la Terre, avec la planète-mère Davenant et avec le reste de la Ligue qu’au moyen de l’ansible […]. À peine avaient-ils passé cinq ans sur Werel qu’ils furent informés de la venue de l’Ennemi, et les communications se firent aussitôt confuses, contradictoires, intermittentes, et bientôt cessèrent complètement » (p. 136) ; dans La Main gauche de la Nuit, l’Ekumen permet de nouveau des « échanges d’idées et de techniques par ansible » (p. 45).
123 Pour les plus développés, Le Nom du Monde, pp. 68-71, Le Monde de Rocannon, pp. 50-52, Planète d’Exil, pp. 59-60, La Cité des Illusions, pp. 135-138, La Main Gauche de la nuit, pp. 44-50, et aussi la nouvelle « A Man from the People » (in Four Ways to Forgiveness, pp. 125-194), histoire d’Havzhiva, hainien qui choisit d’étudier l’histoire de son peuple (pp. 144-146 en particulier).
124 La Cité des Illusions, p. 13.
125 La Main Gauche de la Nuit, p. 9.
126 « Les événements de chaque épisode prennent invariablement place à la dernière extrémité du monde connu, à une distance effrayante de son “centre”, et les uns des autres » (« An Approach of the Structure of Le Guin’s Science Fiction », in Selected Articles on Science Fiction, 1973-1975, op. cit., p. 242).
127 http://hem1.passagen.se/peson42/lgw/history.html. Site en anglais.
128 Ian Watson, « Le Guin’s Lathe of Heaven and the Role of Dick : the False Reality as Mediator », in Selected Articles on Science Fiction, 1973-1975, op. cit., pp. 223-231.
129 Douglas Barbour, « Wholeness and Balance in the Hainish Novels of Ursula K. Le Guin », Science Fiction Studies n°3, printemps 1973, ibid., pp. 164-173.
130 Gérard Klein, « Malaise dans la science-fiction américaine », in Le Nom du Monde est Forêt, pp. 167-245.
131 Ibid., p. 213.
132 Ibid.
133 « La dualité du “moi-même et l’autre”, du “Je et Tu”, est naturellement au cœur de la communication humaine, mais c’est également la dualité qui génère toutes les autres, dans les processus de connaissance et de compréhension » (Donald F. Theall, « The Art of Social SF », in Selected Articles, op. cit., p. 290).
134 Rafail Nudelman, ibid., p. 247.
135 Ibid., p. 250.
136 Ibid., p. 243.
137 Ibid., p. 248.
138 Ibid., p. 248 et 249.
139 Darko Suvin, « Parable of Dealienation : Le Guin’s Widdershins Dance », ibid., p. 301.
140 Pour reprendre la métaphore de Jacques Goimard, « Asimov et l’histoire », op. cit., p. XXXIV.
141 James Gunn, op. cit., p. 42.
142 Dans Les Robots de l’Aube (vol. 1, pp. 108 et 109), le Dr Fastolffe raconte comme une légende la nouvelle « Menteur » ; dans Les Robots et l’Empire (vol. 2, p. 210), il en va de même pour les nouvelles « Évidence » et « Conflit évitable » sur Stephen Bierley.
143 Des rapprochements plus précis sont également effectués, mais ils sont peu nombreux : un des seuls liens existant entre œuvres d’ensembles différents des années 1950, entre Tyrann (p. 72) et Fondation et Empire (p. 164), le « visisonor », instrument de musique mis au point par Gilbert oth Henriades dans Tyrann, et dont le Mulet, sous son déguisement de bouffon, use en virtuose ; entre Cailloux dans le Ciel et Fondation Foudroyée surtout, ce dernier volume, dans son entreprise de multiplication systématique des rapports méta-cycliques, évoquant Bel Arvardan, le héros de Cailloux dans le Ciel, et « l’amplificateur synaptique » au cœur de l’intrigue du roman trantorien (pp. 268-269).
144 James Gunn, op. cit., p. 217.
145 Jacques Goimard, « Asimov et l’histoire », op. cit., p. XXXV.
146 Nicolas Bonnal, dans son ouvrage sur Tolkien, parle ainsi de « concurrence à la Genèse », de « création destinée à réaliser un microcosme littéraire digne de l’œuvre du Dieu créateur » (op. cit., p. 10), explorant une « jeunesse du monde […], ce temps situé à l’origine du monde, près du lieu où les choses se tiennent » (ibid., p. 11) ; il insiste sur la « cohérence poétique interne » (ibid., p. 12) de ce « monde d’évasion pure, ou pour mieux dire d’invasion, puisqu’il possède peu à peu l’esprit de son lecteur » (ibid., p. 13).
147 « Du conte de fées », in Faërie, op. cit., p. 167-168.
148 Anne-Marie Thiesse, op. cit., p. 49.
149 Tiphaine Samoyault, op. cit., p. 748, je souligne.
150 Dans sa note introductive, Asimov précise en effet que « [c]e roman ne fait pas partie de la série Fondation, ni de celle de l’Empire, ni du cycle des Robots. Il est unique en son genre. J’ai pensé qu’il valait mieux éviter tout malentendu. Bien sûr, il se peut qu’un jour j’écrive un autre roman pour articuler celui-ci sur les autres, mais peut-être bien que je n’en ferais rien » (Némésis, « Note de l’auteur », p. 9).
151 James Gunn, op. cit., p. 220.
152 Salem’s Lot, New York, Garden City, Doubleday, 1975 ; Salem, trad. Ch. Thiollier et J. Bernard, Paris, Williams, 1977, Presses Pocket, 1998. The Eye of the Dragon, New York, Viking, 1987 ; Les Yeux du Dragon, trad. E. Châtelain, Paris, Albin-Michel, 1995, Presses Pocket, 1998.
153 The Stand, New York, Garden City, Doubleday, 1978, éd. augmentée, 1990 ; Le Fléau, trad. J.-P. Quijano, Paris, Lattès, 1991, J’ai Lu, 1992, 3 vol.
154 Insomnia, New York, Viking, 1994 ; Insomnie, trad. W. Olivier Desmond, Paris, Albin-Michel, 1995, J’ai Lu, 1997, 2 vol.
155 Rose Madder, New York, Viking, 1995 ; trad. W. Olivier Desmond, Paris, Albin-Michel, 1997, J’ai Lu, 1999.
156 « Au milieu s’élevait une tour sombre couleur de suie (…). Au pied de la tour s’étendait un champ de roses d’un rouge tellement intense qu’il donnait l’impression de hurler. Sur un côté se tenait un homme en jean délavé, portant autour des hanches deux ceinturons d’où pendaient deux étuis à revolver. Tout en haut de la tour, un autre homme, en robe rouge, regardait l’assaillant avec une expression de peur et de haine sur le visage ». L’un est « le Roi rouge », l’autre « Roland », dont le petit Patrick « rêve » parfois, p. 379-380.
157 Ce personnage est évoqué, dans Magie et Cristal, comme le « Roi cramoisi » (par exemple, p. 134), et dans Insomnie comme le « Roi rouge » ou le « Roi pourpre » (c’est le titre de la Troisième partie de l’ouvrage, p. 149 sq).
158 Insomnie, op. cit., p. 383.
159 Un personnage du tableau évoque, parmi les événements de sa vie éternelle, « des têtes fichées par centaines sur des pieux le long des rues de Lud » (p. 338), ville dans laquelle se déroule la seconde moitié de Terres Perdues. Dans ce monde du tableau, le « ka » règne aussi en maître : « Tel est notre équilibre. Tel est notreka », (p. 296), « le ka est la roue qui fait tourner le monde » (p. 341).
160 Le rapprochement entre Les Yeux du Dragon et Les Trois Cartes, romans contemporains, représente un cas particulier.
161 Par exemple, Insomnie est lié à un autre roman se déroulant à Derry,Ça ; Rose Madder est lié à Misery (allusions à l’écrivain héros de ce roman, Paul Sheldon, et aux romans de la série « Misery », p. 10, p. 150 et p. 300), mais également à Désolation/Les Régulateurs à travers le personnage récurrent de Cynthia, la jeune femme aux cheveux bicolores (dans Rose Madder, à partir de la p. 131). Ces deux romans sont de plus discrètement associés, à travers la référence à Susan Day (Rose Madder, p. 476), militante féministe d’Insomnie.
162 Il faut également noter, ce qui va dans le sens de la constitution par King d’un méta-cycle, qu’il est aussi l’auteur d’un autre ensemble romanesque cyclique, même si celui-ci n’est pas mis en évidence par des signaux spécifiques. En effet, un certain nombre des romans de King se déroulent dans la ville de Castle Rock (L’Accident, Cujo, La Part des Ténèbres, Bazaar, et la nouvelle « Le Corps », in Différentes Saisons), tandis que d’autres y font allusion (Ça, Le Fléau, Jessie, Les Tommyknockers). La géographie de la ville (quartiers, rues, magasins) et sa population, constituent les éléments récurrents de l’ensemble. La ville de Castle Rock est détruite dans Bazaar, mais il existe des points d’intersections entre les différents cycles de Stephen King : ces rapports, pour le moment lointains, se font par enchaînements d’allusions. Par exemple, Ça se déroule dans une ville donnée comme voisine de Castle Rock, la ville de Derry, celle où se déroule également Insomnie, lié comme nous l’avons vu à « La Tour Sombre »…
163 Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 86.
164 C’était déjà le cas dans l’importante production cyclique médiévale, dont on constate une fois de plus qu’elle est réellement fondatrice pour l’histoire du cycle, y compris sous son versant « populaire ».
165 « Un certain nombre de nouvelles de jeunes auteurs ont été publiées sous le titre “Isaac Asimov présente”. Ils se vendent peut-être mieux ainsi que tout seuls, et ça leur vaut peut-être d’être mieux placés sur les rayons des librairies », in Jacques Goimard, Le Cycle de Fondation I, op. cit., p. 905.
166 Par exemple, comme le note Gabriel Thoveron (op. cit., p. 52), « Gérard de Villiers ne se contente pas de signer les romans qu’il consacre à S.A.S, il s’est encore enrichi en “présentant”, avec son nom en grands caractères sur les couvertures, les volumes de diverses séries dont l’écriture ne lui devait rien, Brigade Mondaine, L’Exécuteur, etc. ».
167 Seuils, op. cit., p. 41.
168 Le Cycle de Fondation I, op. cit., pp. 905-906.
169 « Chansons pour J.R.R. Tolkien », trois tomes : L’Adieu au Roi, Sur les berges du temps, L’Éveil des belles au bois, trad. C.L. Meistermann, Paris, Presses Pocket, 1992, 1993 et 1994. Il s’agit de nouvelles réunies par Martin H. Greenberg (le même anthologiste que pour certaines continuations d’Asimov), « En hommage à J.R.R. Tolkien : puisse sa propre branche de l’Arbre survivre à tout jamais » (L’Adieu au Roi, op. cit., p. 224). La publication de ces textes n’a pas reçu l’approbation de l’héritage Tolkien.
170 Voir la lettre à Joy Hill, Allen and Unwin, 12 décembre 1966, Letters, op. cit., p. 371.
171 Gilles Menegaldo, « Lovecraft, archaïsme et modernité », in Europe, mars 1988, p. 84.
172 Ibid., p. 85.
173 Gregory Benford, Foundation’s Fear, New York, HarperPrism, 1997, Fondation en Péril, trad. D. Haas, Paris, Presses de la Cité, 1998 ; Greg BEAR, Foundation and Chaos, New York, Harper-Prism, 1998, Fondation et Chaos, trad. D. Haas, Paris, Presses de la Cité, 1999 et David Brin, Foundation’s Triumph, New York, HarperPrism, 1999, Le Triomphe de Fondation, trad. D. Haas, Paris, Presses de la Cité, 2000.
174 Fondation en péril, pp. 581-589.
175 Ibid., p. 582.
176 Ibid., p. 589.
177 « Isaac lui-même revisita la Fondation, sous des angles d’attaque chaque fois différents » (ibid., p. 584) ; « Asimov écrivit chacun de ses romans selon l’état des connaissances actuelles de la science. L’environnement scientifique est réactualisé dans les œuvres plus récentes (…). De la même façon, j’ai exploité notre connaissance plus détaillée du centre de la galaxie » (ibid., p. 585).
178 Comme l’affirme pourtant l’« Avant-propos de l’éditeur », en forme de justification un peu abusive : « il paraissait tragiquement certain que sa grande histoire inachevée ne trouverait jamais une conclusion digne de son immense dessein […], la saga épique que le Maître bien-aimé avait laissé inachevée », ibid., p. 7.
179 Ibid., p. 584.
180 Ibid., p. 587.
181 Ibid., p. 589.
182 Ibid., p. 586, je souligne.
183 Anne-Marie Thiesse observe ainsi comment l’essor du cinéma, en France après la Première Guerre mondiale et l’arrivée de la production américaine, a d’abord profité à l’industrie du roman populaire (création ou adaptation de scénarii), avant que la concurrence n’apparaisse pleinement, avec notamment le passage du « film-feuilleton », où parution des épisodes écrits et diffusion des épisodes filmés étaient simultanées, au « ciné-roman », formule plus durable où le texte n’est plus qu’un sous-produit du film, puisqu’il paraît après diffusion et seulement en cas de succès de celle-ci (Le Roman du quotidien, Lecteurs et lectures populaires, pp. 233-235). Le même phénomène, qui aboutit à faire glisser « vers le haut » un type de consommation culturelle populaire au profit d’un autre, désormais plus accessible, s’est reproduit dans l’opposition cinéma-télévision (ibid., p. 243-244).
184 « […] la réaction est immédiate, et la réponse de l’offre se traduit de manière habituelle par les rééditions rapides et la publication de romans-suites […]. Son cycle offre-demande-offre est rapide, pulsatoire, en constante adaptation. Dans ce cadre, le roman est bien un produit en lui-même, mais fonctionne aussi comme un test de ce que seront ses successeurs » (John Sutherland, Best-Sellers, Popular fiction of the 70’s, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981, p. 37, traduit par l’auteur).
185 « Puisque les conglomérats géants peuvent posséder à la fois des maisons d’éditions, de “hard-covers” et de livres de poche, des réseaux de télévision, des compagnies de disques et des studios de cinéma, des rapprochements “verticaux” ou “synergiques” sont devenus possibles, et s’imposeront sans doute de plus en plus à l’industrie des loisirs dans le futur » (ibid., p. 32). Sutherland proposait l’exemple de Looking for Mr Goodbar de Judith Rossner : la maison d’édition « harback » Simon and Schuster, la maison d’édition « paperback » Pocket Books et le studio Paramount responsable de l’adaptation cinématographique appartenaient tous trois au conglomérat Gulf and Western.
186 On peut consulter à ce sujet le dossier « Les géants des media, nouveaux maîtres du monde », Libération, sam. 9-dim. 10 déc. 2000, pp. 2-5.
187 Après s’être heurté au désaccord d’une partie du public, exprimé par le fils d’Izzo, concernant le choix d’un acteur dont les opinions politiques affichées se situent aux antipodes de celles du héros, le projet de TF1 a pourtant vu le jour, sous la forme d’une mini-série (3 épisodes de 90 m) réalisée par José Pinheiro, produite par GMT Productions, diffusée par TF1 en janvier 2002. Cette même année 2002, un film de cinéma « défendait » Montale, désormais interprété par Richard Bohringer (Total Khéops, film d’Alain Bévérini, Ognon Pictures) !
188 Le Seigneur des Anneaux, réalisé par Ralph Bakski, 1978.
189 La Communauté de l’Anneau (2001), Les Deux Tours (2002), Le Retour du Roi (2003), films de Peter Jackson, sur un scénario de Fran Welsh d’après J.R.R. Tolkien, New Line Cinema.
190 Elle privilégie en effet, et entraîne le développement, d’une écriture par « lignes d’intrigues segmentées » ou « fils narratifs séparés » (John Sutherland, op. cit., p. 209).
191 Voir par exemple Wolfgang Iser, L’Acte de Lecture, théorie de l’effet esthétique (1976), trad. É. Sznycer, Bruxelles, Pierre Mardaga « Philosophie et langage », 1985, pp. 248-252.
192 Les « Cantos » de Dan Simmons ou « Mars » de Robinson en sont des illustrations, mais le mouvement se poursuit : ainsi, l’ensemble de Peter F. Hamilton, « L’Aube de la Nuit », va plus loin dans ce sens. Le plan général comporte trois ensembles de deux énormes volumes constituant un cycle complet : « Rupture dans le réel » (Émergence et Expansion), « L’Alchimiste du Neutronium » (Consolidation et Conflit), « Le Dieu Nu » (Résistance et Révélation).
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