Chapitre VI. La dissolution de L’Art dans Tout et le « marasme » des arts décoratifs
p. 187-210
Texte intégral
Un certain « retour à l’ordre » ?
Continuités…
1En mars 1901, Félix Aubert, Alexandre Charpentier, Jean Dampt, Jules Desbois, Antoine Jorrand, Étienne Moreau-Nélaton, Charles Plumet, Tony Selmersheim, Henri Sauvage, Louis Sorel et les « invités » Carl-Albert Angst, François Bocquet, Alphonse Hérold et Robert Nau se réunirent à la galerie des Artistes modernes pour leur dernière exposition. L’élargissement du groupe et l’écho de cette manifestation auprès de la presse ne laissaient pas douter de la capacité d’attraction exercée par les idéaux de l’Art dans Tout, et en 1903 Gabriel Mourey en regrettait la dissolution1. Celle-ci ne fut pas officielle et ne fut accompagnée par aucune déclaration ou commentaire de la part de la presse, ce qui nous porte à la fixer de manière conventionnelle en 19012.
2Certains membres cédèrent à la tentation de regagner le giron redevenu plus confortable des arts « majeurs » : Nocq abandonna les bijoux et l’objet d’art pour revenir à la gravure sur médaille, Charpentier, Desbois, Dampt ou Angst reprirent la sculpture, Plumet ou Sauvage finirent par se consacrer essentiellement à l’architecture, même si dans une acception large. Chez d’autres – Selmersheim, Aubert, Sorel –, l’élan qui avait motivé l’adhésion au groupe se prolongea plus longtemps, mais avec des résultats et un succès inégaux : l’un s’efforça de produire des ameublements modernes à l’aide de procédés industriels, le deuxième associa encore la construction rationnelle de l’habitation à son aménagement intérieur, le dernier mit son talent de dessinateur de modèles au service de la manufacture de Sèvres ou de l’École des arts décoratifs. Chez tous ces artistes, la logique de la conciliation prit le pas sur le désir d’expérimentation, se doublant parfois d’une volonté claire de se rallier à une tradition nationale invoquée de toutes parts dans les années 1910 et encouragée par la clientèle. L’Art dans Tout n’avait jamais plaidé en faveur de la « table rase », mais désormais l’ambivalence – sinon le pastiche – marqua les réalisations d’après 1905.
3Plumet et Selmersheim produisirent ensemble des ameublements modernes jusqu’en 1904, lorsqu’ils liquidèrent leur société. À partir de cette date, excepté quelques rares collaborations, le parcours de l’architecte et du décorateur diverge pour l’essentiel. Malgré les difficultés, l’ébéniste reprit l’entreprise et racheta à son associé la totalité du fonds comprenant les modèles, les matériaux et l’outillage3. Une commande providentielle par le directeur de la Librairie Larousse lui permit de poursuivre son activité et de continuer à présenter quelques créations (malheureusement très peu documentées) aux Salons4. L’une de celles-ci fut l’automobile Dietrich, exposée avec succès à la Société nationale en 1904 et, quelque peu modifiée, triomphant au Salon de l’automobile l’année suivante (fig. 24). L’ébéniste s’était intéressé à l’intérieur minuscule du véhicule qui posait de manière radicale le problème de l’exiguïté de l’espace. Il avait surtout étudié la transformation du siège en lit et avait réussi à concilier le désir de confort avec une élégance toute moderne. Certains trouvèrent que ce « beau canif à trente-deux pièces, si recommandé aux touristes » et « d’une exécution d’ailleurs parfaite et d’un aspect élégant » ne pouvait pas rentrer dans la catégorie des « arts »5. D’autres, comme Roger de Felice, approuvèrent ce mélange des genres et l’engagement de l’ébéniste dans une conception nouvelle de l’ameublement :
La reine des automobiles est auprès de la belle lanterne aux lampes bleues. On se rappelle l’étonnante roulotte que M. Tony Selmersheim exposait au dernier salon de la Société nationale, et dont l’intrusion scandalisa si fort M. Carolus-Duran. Le même architecte […] nous en montre une, cette fois, plus étonnante encore. Dans un espace de moins de trois mètres sur un, il a logé un salon éclairé à l’électricité, avec une table et quatre fauteuils qui peuvent se transformer en deux couchettes, puis un cabinet de toilette, muni de tout ce qui réclame l’hygiène la plus exigeante, une cuisine complète, un vestiaire, un labo photographique, que sais-je ? Jusqu’à une glacière ! Cela tient de la sorcellerie, et cela trouve moyen d’être confortable, et point laid du tout, grâce à la parfaite ordonnance de chaque chose, et à une sobre et délicate ornementation : sculpture des parties en acajou verni, broderie du drap dont le salon est tendu, lignes harmonieuses des parties métalliques. C’est la demeure roulante, idéale en son exiguïté6.
4Plus tard, dans les années 1920, la conjonction entre les recherches sur le logement de taille réduite et celles portant sur l’aménagement des wagons-lits devait paraître évidente, mais pour l’heure Selmersheim faisait figure de provocateur isolé7. Après la « voiture-automobile », qui était un cas de contrainte extrême, Selmersheim continua à rationaliser et à meubler les intérieurs bourgeois. Toujours en 1904, l’ébéniste, en aménageant un appartement de taille assez modeste situé avenue de Clichy, conçut un mobilier très sobre, intégré aux hauts lambris de manière à laisser le centre de la pièce largement dégagé. Un projet aquarellé donne une idée de la tonalité vive de cet ensemble où le mobilier était en frêne clair, le tapis d’Antoine Jorrand vert pâle et jaune et le grès du poêle, polychrome. Quelques années plus tard (vers 1910), Selmersheim donna une version plus raffinée de ce même modèle dans le bureau pour la villa Pommery à Reims, dont l’élancement évoquait tout à la fois les boiseries gothiques et l’élégance du xviiie siècle. Le mobilier (canapés, cheminée, étagères, bibliothèque et vitrines) était logé dans les boiseries, mais la hauteur de la pièce laissait libre une large corniche, surface claire que Félix Aubert décora de motifs de feuillages très stylisés. Le colorisme y était riche : le padouk apportait sa tonalité chaleureuse et un poli caressant, qui s’accordait au maroquin des sièges intensément rouge et à la frise d’un graphisme très aéré et d’un vert brillant.
5Sorel, arrivé le dernier à l’Art dans Tout, resta généralement fidèle aux principes proclamés par le groupe pendant toute sa carrière qui, nous le rappelons, se déroula surtout sous le signe de la reconstruction. Encore en 1925, à l’Exposition internationale, son « Pavillon démontable » semblait réaliser, par son « prix abordable », sa « salle commune » centrale, son parti pris d’aménagement intérieur en un bois massif très simplement et rationnellement employé, l’utopie du Foyer moderne. Nous le retrouvons associé à l’architecte Tony Selmersheim : il apportait sa verve d’inventeur dans le nouveau système de « croisée à glissières extrêmement pratique8 » utilisé pour les fenêtres.
6Henri Sauvage, l’autre architecte impliqué tardivement dans le groupe, prolongea aussi, mais pendant moins longtemps, son engagement de jeunesse dans les arts du décor. En témoignent ses nombreux projets de mobilier, d’une qualité et d’une cohérence toutefois très inégales, à la simplicité parfois un peu fruste, écho probable des créations de Sorel ou de la célèbre série « Silex » de Gustave Serrurier-Bovy. En relation peut-être avec les recherches qu’il effectua dans le domaine du logement social (celui de la rue Trétaigne date de 1903), un projet de cuisine encastrée dans le coin d’une pièce montre que les questions liées à l’espace réduit de l’habitation continuaient d’intéresser l’architecte. Une chambre d’enfant réalisée en collaboration avec Francis Jourdain (décoration murale) et Charpentier (jouets), exposée en 1903 à la Société nationale, reflétait les mêmes préoccupations hygiénistes et rationalistes. Mais cet ameublement était si simple et l’espace si dégagé, le graphisme schématique du papier peint dessiné par Jourdain lui conféraient un aspect si dépouillé, que l’ensemble, admiré pour sa nouveauté, fut finalement critiqué pour son excessive sévérité9.
… et compromis
7Malgré ces rares manifestations de rigueur, les anciens membres de l’Art dans Tout ne surent pas maintenir l’équilibre fragile entre respect du passé et volonté de modernité qui avait généralement caractérisé l’Art nouveau en France.
8Dès 1903, dans un immeuble de la rue Victor-Hugo, Plumet et Selmersheim (encore associés), s’étaient pliés à une remise à jour du Louis XVI et, ayant adopté la partition traditionnelle de grand et petit salon, avaient décoré l’ensemble de colonnes, balustrades, corniches et guirlandes en stuc. Frantz Jourdain, qui n’était d’habitude pas tendre avec ce genre de pastiches, se montra étrangement compréhensif :
[…] l’auteur n’a pas pu appliquer ses théories, mais […], en subissant le pénible joug des styles disparus, il a tenu cependant à rajeunir, à vivifier, à parfumer de modernité les vieilles formules d’autrefois. La soudure est si habilement faite, la reproduction des fleurs de nos campagnes se mêle si adroitement à la floraison Louis XVI, qu’un mobilier et des tentures Marie-Antoinette ne s’émeuvent pas d’avoir été transplantés dans un immeuble construit sous la présidence de M. Loubet. […] je suis persuadé que les habitants de la maison […] ne se sont pas aperçus de l’innocente supercherie de l’architecte, et soulignent, d’un hochement de tête entendu, l’impeccable pureté de l’ornementation de leur appartement10.
9De même, Sauvage tentait de détourner, autant que la surveillance sourcilleuse du commanditaire le permettait, les formules décoratives du style Louis XV dans une villa aménagée à Mons (Belgique). Il reste que le projet de salon soumis en 1905 et 1906 par Sauvage à l’avocat Losseau (et qui ne fut réalisé que très partiellement) comportait une décoration florale foisonnante – magnolias, fougères, feuilles et fleurs de pommiers, pervenches – s’épanouissant sur de hautes boiseries auxquelles devaient être fixées consoles, sellettes et cheminée au modelé ample et arrondi11. Robert de La Sizeranne n’avait-il pas affirmé que le style Louis XV, « infiniment plus riche et plus orné que le meuble au grand vermicelle », était plus adapté à la réception que ce « Louis XV pauvre » qu’était au fond l’Art nouveau12? Ce n’était que dans les dessins pour le bureau que cette exubérance laissait la place à une sobriété un peu cossue, convenant sans doute mieux à un lieu de travail.
10La salle de billard de la Sapinière à Évian par Bracquemond et Charpentier, le décor de l’ambassade de France à Vienne par Selmersheim, la salle à manger de la villa Pommery de Sorel (fig. 9) sont encore une preuve du lourd tribut payé par les anciens membres de l’Art dans Tout au retour des « styles ».
11La première réalisation, commande exceptionnelle dans un pays où les artistes modernes étaient peu soutenus par un mécénat frileux, fut pourtant considérée une réussite par Roger Marx, futur porte-parole de « l’art social », qui en fit même l’exemple d’une renaissance au nom de la conciliation nécessaire entre Art nouveau et tradition française. La lecture du critique est juste, mais la réussite de l’entreprise n’est pas certaine ; il est d’ailleurs significatif que Meier-Graefe, Soulier et Saunier – à l’affût de tout essai dans une direction nouvelle – n’en disent mot. Voulant embrasser dans une synthèse légère et claire la profusion du rocaille et la distinction du Louis XVI, Félix Bracquemond, Charpentier et Jules Chéret conçurent une décoration florale pleine de verve, servant de cadre à un mobilier simple et à des peintures aux couleurs vives. Quelques parties plus finement fouillées – le cadre de la glace, les consoles – enrichissaient l’ensemble. Charpentier, outre les chaises et la banquette, réalisa la décoration sculptée, personnages féminins esquissant un pas de danse ou jouant. D’un « esthétisme raffiné autant qu’inaccessible13 », la salle d’Évian semblait sonner le glas des idées qui avaient été à l’origine d’un projet tel que le Foyer moderne.
12Selmersheim aussi suivit la tendance générale et se rangea, dans les années d’avant la guerre, dans un historicisme modéré. Seuls certains aménagements purement fonctionnels – les Magasins Lafayette ou la gare de Rouen – échappèrent à cette emprise du passé. Lorsque l’ébéniste fut obligé, dans l’ameublement pour l’ambassade de France à Vienne, de se conformer au courant néo-rococo représenté par l’architecte Georges-Paul Chédanne qui avait conçu l’édifice14, il en élabora une variante assez épurée. Dans les deux salles à manger dont il réalisa les lambris et l’ameublement, il revint à l’ornement floral et au thème si conventionnel de la guirlande, mais distribua ces motifs parcimonieusement. Ce compromis le guida aussi dans les salles de réception de la villa Pommery, où le style choisi fut le Louis XVI. Ce virage éclectique fut confirmé par le bureau du président du conseil municipal que Selmersheim présenta au concours ouvert par la ville de Paris en 191315. Une certaine saturation décorative, l’aspect massif du mobilier (pour la plupart fixe) et la raideur générale des formes rappelaient vaguement le style Empire et furent jugées convenables – le projet remporta le concours – à un ensemble destiné à un haut fonctionnaire16.
13Parmi les anciens membres de l’Art dans Tout, Plumet est celui dont le parcours reflète de la manière la plus lisible ce revirement vers une modernité très assagie. Après s’être séparé de son associé en 1904, l’architecte réalisa plusieurs immeubles et hôtels particuliers, très appréciés par une critique sensible désormais à la sobriété d’un style bourgeois « moderne ». L’ameublement cessa de le préoccuper, comme paraît le démontrer le décor de son cabinet rue de Villejust, où l’accent était mis uniquement sur l’architecture interne de la haute pièce17. Ce hall était rythmé par des arcades de goût néoroman ; le décor peint de guirlandes, de treillis de vignes et d’orangers (dont on ignore l’auteur, mais qui paraissent très proches, pour leur stylisation, de ce que faisait Félix Aubert) se concentrait sur une partie réduite de la muraille et servait de contrepoint au dépouillement quelque peu sévère de l’ensemble. Dans cet espace vaste qui rappelle la « salle commune », le rôle unificateur n’était plus dévolu au mobilier encastré dans les hautes boiseries, mais à l’enveloppe décorative. La référence au roman rend toute ressemblance avec « l’audacieuse nudité18 » de certaines créations viennoises contemporaines purement fortuite. L’insistance sur la forme néo-romane du hall le confirme, qui se retrouve dans le pavillon commandé à Plumet par l’Union centrale à l’occasion de l’Exposition internationale de Turin, en 1911. La Société revenait sur un projet élaboré déjà en vue de l’Exposition universelle de 1900 : il fallait reconstituer un cabinet d’amateur, le hall étant le cœur de l’intérieur du « connaisseur », entouré d’étroites chapelles où étaient présentés les produits de l’artisanat de luxe français. La décoration florale finement sculptée enjolivait d’une touche Louis XVI le fût des colonnes. Malgré l’évolution vers un style de compromis, Plumet garda sa veine polémique dans les comptes rendus et les articles qu’il publia entre 1904 et 1908 pour L’Art et les artistes et Les Arts de la vie sur la situation de l’architecture et des arts du décor. Dans la lignée de Viollet-le-Duc, Plumet défendit l’idée que l’architecture est un « art social », strictement dépendant des besoins de l’homme, nécessairement moderne et auquel devaient être subordonnés tous les autres arts. Parmi les premiers, dès 1909, à appuyer la proposition de Roger Marx d’organiser une « exposition internationale d’art décoratif moderne » à Paris, Plumet fut finalement un de ses architectes en chef en 192519, après avoir couvert un nombre impressionnant de charges officielles. Très critiqué à cette occasion pour sa « Cour des Métiers », Plumet était devenu à cette époque la cible, entre autres, d’un Francis Jourdain qui reprocha à son ancien ami de l’Art dans Tout de ne pas avoir soutenu son projet de « bazar » d’objets usuels où seraient réunis le bon marché et une recherche formelle rigoureuse20. L’anecdote selon laquelle Plumet fut responsable de l’érection d’une palissade qui cachait le pavillon de l’Esprit nouveau, bien que controversée, montre bien que l’architecte n’était plus, en 1925, considéré comme le défenseur de l’art moderne. Ainsi, paradoxalement, le personnage à la stature presque institutionnelle – il fut, entre autres, membre de divers comités d’exposition, membre du Comité central technique des arts appliqués, président de la Chambre syndicale des arts décoratifs modernes, membre du conseil de perfectionnement de l’école Boulle – défendit les idées d’un « art dans tout » et d’un « art pour tous » bien moins efficacement que ne l’avait fait le jeune architecte « logicien » par ses brillantes réalisations des années 1890 et 1900.
14Mais l’essoufflement du mouvement de rénovation des arts du décor doit être considéré comme un phénomène plus général, au-delà des trajectoires personnelles des membres de l’Art dans Tout. En 1971, Tony Selmersheim, désirant justifier l’échec de l’entreprise commune avec Charles Plumet, affirma que « l’art décoratif était dans le marasme21 » au début du siècle. Ce « sentiment d’impasse22 », relaté à l’époque par l’ensemble des observateurs et par la presse contemporaine, mérite d’être analysé dans ses composantes les plus faciles à identifier : la remise en question de ces théories de « l’art social » qui avaient justifié la place centrale assignée au décor de l’habitation; l’incapacité des artistes d’aller au-delà des recherches individuelles et d’enclencher des dynamiques de groupe qui auraient rendu plus efficace la confrontation avec une industrie restée malgré tout hostile.
Fortune et misère de « l’art social »
Encore quelques essais en direction d’un « art pour tous »
15L’échec du projet du Foyer moderne pour l’Exposition universelle de 1900 et la dissolution, peu après, de l’Art dans Tout, n’interrompit pas le débat sur l’« art social ». Les tenants de ce courant de l’Art nouveau, guidés par les Louis Lumet, Frantz Jourdain, Jean Lahor, Léon Riotor ou Roger Marx, réussirent, par le biais d’un mouvement associatif qui paraît large, à obtenir quelques premiers échos auprès du public et de la presse. La liste est longue de ces groupements ayant pour but l’« éducation à la beauté », l’embellissement de la ville, des écoles ou du logement, la préservation du paysage ou l’ouverture de magasins d’ameublement à bas prix. Mentionnons au moins : « L’Art pour tous » (créé en 1901) par lequel Louis Lumet et Édouard Massieux voulurent diffuser des connaissances techniques et esthétiques liées aux arts et aux métiers; la « Société du nouveau Paris », créée par Frantz Jourdain (1902) afin de « doter d’un peu de beauté et de charme les nécessités brutales de nos besoins modernes » ; la « Société internationale d’art populaire et d’hygiène » (1903) de Jean Lahor, étudiant la question du logement ouvrier et des Magasins artistiques populaires; la « Société de l’art à l’école » (1907) de Léon Riotor et Charles Couyba, qui proposait « l’éducation du goût par le décor, l’initiation de l’enfant à la beauté des lignes, des mouvements, des sons » ; l’« Union provinciale des arts décoratifs » (UPAD) fondée en 1907 afin de « provoquer et réaliser la décentralisation artistique et industrielle en reconstituant les industries et métiers régionaux », instrument de réflexion essentiellement sur les questions pédagogiques et d’apprentissage.
16Ce fut en 1904 qu’Yvanhöe Rambosson avança pour la première fois, dans un rapport au sous-secrétaire des Beaux-Arts, l’idée d’une exposition internationale au titre radieux de « La Cité moderne » censée faire le point sur l’architecture et sur les arts décoratifs23. Et lorsque, en 1909, Roger Marx reprit ce projet pour en défendre la réalisation dans les colonnes du Matin, la prééminence accordée par lui « aux bâtisseurs de la cité future, à ceux qui édifient le palais et l’habitation ouvrière, l’usine et le musée, le pont et l’hôpital, la gare et l’hôtel de ville, les thermes et l’asile de nuit », transformait la manifestation en une sorte d’apothéose de cet « art social » dont un ouvrage posthume devait recueillir les propositions principales24.
17On retrouve impliquées dans ces groupes toujours les mêmes personnalités : entre autres, Frantz et Francis Jourdain, Gaston Quénioux, Léon Riotor, André Mellerio, Maurice Dufrêne, Gustave Kahn et, encore actifs, les artistes de l’ancien groupe de l’Art dans Tout, Plumet, Charpentier, Sauvage, Moreau-Nélaton, Aubert. Moreau-Nélaton avait contribué dès 1896 à l’élaboration d’une imagerie scolaire suivant les préceptes qui seraient plus tard ceux de « l’Art à l’école ». De même, Plumet, faisant partie de la commission des enquêtes de cette même société, avait conçu en 1907 un réfectoire modèle pour l’école de la rue Manin (Paris 19e) aux murs immaculés ravivés par des carreaux céramiques. La même année, Sauvage, qui y figurait au titre de secrétaire de la commission d’architecture, avait exposé au Salon d’automne un intérieur de classe d’une clarté et d’une simplicité enfantines et joyeuses. Membre de « l’Art pour tous », Charpentier fit visiter son atelier et y donna une conférence sur l’étain, alors qu’Aubert collabora activement aux projets de mobilier dirigés par Lahor dans le cadre de sa « Société d’art populaire et hygiénique ».
18Trois manifestations, en particulier, focalisèrent l’attention des tenants de « l’art social » et élargirent le débat au-delà des cercles étroits de ces petites associations : les expositions de l’Habitation (Grand Palais, 1903) et de l’Hygiène (organisée par le Journal en 1905), et le concours pour le mobilier à bon marché ouvert par les chambres syndicales (toujours en 1905).
19En examinant les comptes rendus de l’exposition de 1903, il apparaît clairement que la question de l’habitation et de son intérieur touchait moins la sphère esthétique que celle plus classique de « l’économie sociale ». Mis à part quelques architectes – Jules Lavirotte, Léon Benouville, Hector Guimard –, les artistes, absents du Grand Palais, parurent avoir laissé la place aux hygiénistes, aux philanthropes, aux associations publiques ou privées directement concernées par la loi Siegfried de 189425. Certes, la « Maison ouvrière » que Plumet et Selmersheim présentèrent à cette occasion reprenait les grandes lignes du Foyer moderne, mais avec quelques différences considérables. Le groupe étant désormais dissous, la « Maison » de 1903 ne prétendait plus réaliser cette œuvre d’« art total » que le Foyer était censé être. Beaucoup moins ambitieuse que celui-ci – n’étant d’ailleurs accompagnée d’aucun texte explicatif – la « Maison » était aussi beaucoup moins chère : le coût total était passé de 50000 francs à 18000 francs et le mobilier de lignes et de qualité irréprochables était très économique – les chambres à coucher en acajou à 300, 500 et 700 francs, la salle à manger en chêne à 1100 francs (fig. 32), prix tout à fait comparables à ceux du Faubourg26.
20Bien que les prix fussent beaucoup plus abordables, la destination avait changé : malgré son qualificatif, la « Maison » ne visait plus la famille ouvrière, mais une catégorie moyenne (ou même supérieure vu l’automobile garée dans la remise et bien en évidence sur la photographie publiée par L’Art décoratif en 1904). Il n’est d’ailleurs pas surprenant que Plumet se soit servi, pour cette réalisation, du projet de « Maison de campagne » exposé au Salon d’automne en 1903, où toute référence à une classe sociale précise avait disparu27. Les politiques du logement social en France du début du xxe siècle indiquaient du reste clairement cette volonté de viser, plutôt qu’une classe spécifique d’ouvriers, les couches modestes de la population28. Le plan de la « Maison ouvrière » était plus conciliant à l’égard de la petite bourgeoisie désireuse d’élévation sociale, car le salon et la salle à manger ne s’unissaient plus dans la « salle commune » d’inspiration viollet-le-ducienne, mais étaient séparés par un système de rideaux mobiles. Assurément moins « artistique » que le Foyer, la « Maison » de 1903 était en revanche à la pointe de la technologie : la brique amiantine (dont les joints laissés visibles suppléaient à toute décoration murale) devait favoriser l’entretien et la bonne isolation thermique, la peinture en « émail Benouville » économisait papier peint et tentures, « nids à poussière » redoutables selon les hygiénistes ; même les « voûtes à plancher sur fer I » devaient contribuer à l’élimination des germes dangereux et, enfin, le système des stores automatiques « Baumann » laissait entrer largement le soleil29. Les confrères de Plumet et Selmersheim avaient également adopté ce parti pris “techniciste”, répondant implicitement à ceux qui avaient accusé l’Art nouveau de ne pas ce plier aux contraintes économiques et industrielles : Benouville expérimenta une « maison démontable », Lavirotte et Guimard élevèrent leurs maisons pour un coût très modeste.
21L’orientation dessinée par l’exposition de 1903 fut confirmée par celle de 1905, centrée sur l’économie sociale et l’hygiène, où les thèmes étaient l’architecture pavillonnaire, le jardin ouvrier et l’atelier familial, l’ameublement et le décor n’étant que très marginalement pris en considération30. Pourtant, Jean Lahor avait déclaré à plusieurs reprises que l’art devait jouer un rôle capital dans le renouveau de l’intérieur modeste. Le critique avait chargé l’architecte Benou-ville de concevoir un ameublement pour maison ouvrière (Société nationale de 1903), ameublement qui aurait dû servir à l’habitation construite par Émile Bliault pour la manifestation de 1905. Ne pouvant pas obtenir ce mobilier, Lahor en commanda un autre à Félix Aubert, mais dut se contenter d’une réalisation très partielle de son projet décoratif. Tout ornement ayant été éliminé et, hormis une simple frise géométrique, les murs ayant été peints à l’huile « pour être lavables », le coût de la « salle commune » que l’ancien membre de l’Art dans Tout aménagea était réduit à 300 francs31. Ce genre d’exploits n’était pas nouveau pour Aubert : souvent collaborateur de Benouville, c’était également lui qui avait pensé la décoration des chambres du Touring Club, organisme que Lahor loua au nom de la préservation du paysage, de la valorisation des régions françaises et d’un idéal d’hygiène et de santé qui se concrétisait dans l’aménagement d’hôtels modernes et fonctionnels32.
22Enfin, en 1905, deux concours, l’un ouvert par les chambres syndicales à l’occasion du IIe Salon du mobilier et l’autre par la revue Art et Décoration, mirent à l’épreuve la capacité d’artistes et industriels de fabriquer des ensembles à bon marché. Les chambres syndicales proposèrent deux programmes comportant la conception d’une « série ouvrière » (la salle à manger, la chambre des parents et la chambre des enfants ne devaient pas coûter plus de 500 francs chacune) et sa version plus bourgeoise destinée à la « famille d’un employé parisien » (le prix ne devait toutefois pas dépasser les 750 francs)33. Quant à Art et Décoration, le sujet était une salle à manger/salle commune, lieu crucial, depuis au moins Viollet-le-Duc, dans l’imaginaire des tenants de « l’art social ». Les résultats ne furent pas à la hauteur des espoirs. Gustave Kahn, qui constata chez les industriels du Grand Palais un « effort intelligemment démocratique [et] presque toutes les bonnes idées émises par les promoteurs de l’Art dans tout », dut admettre que les concurrents avaient eu recours aux vieux styles français, hollandais ou inspirés du « cottage anglais »34. Maurice-Pillard Verneuil déplora que les participants au concours fussent relégués dans une salle déserte du premier étage du Grand Palais et que la production habituelle de « vieux-neuf » occupât toute la place35. Tout en jugeant certains ensembles très réussis, il émit quelques doutes à propos des prix réels de pièces exécutées en des bois relativement chers. Regrettant le coût du beau bois, le disciple de Grasset était dans le sillage de son maître qui, rapporteur du concours d’Art et Décoration, désigna l’erreur principale des participants à vouloir exploiter les qualités décoratives du massif. Il aurait fallu au contraire se contenter du bois blanc, sapin ou pitchpin, matériau pauvre qui pouvait participer à la décoration de l’intérieur, non plus par l’évidence puissante d’une construction de type organiciste et architectural, mais par le jeu des teintes et des surfaces colorées. Affirmation étonnante sous la plume d’un viollet-le-ducien intransigeant et qui semble annoncer le colorisme des années 191036.
23Le bilan médiocre des expositions sur l’habitation et des concours de 1905 offrit un excellent prétexte à une certaine critique pour remettre en cause les principes mêmes qui avaient guidé leurs organisateurs et participants. Deux questions se firent jour. La première concernait la clientèle à laquelle prétendaient s’adresser les artistes qui désiraient créer un « art pour le peuple » : au fait, qui était ce « peuple » et que voulait-il réellement ? La deuxième question portait sur le rôle de l’architecte qui avait cru devoir assumer la position du maître d’œuvre, réunissant en ses mains la direction de l’ensemble des métiers d’art contribuant à l’aménagement de l’intérieur. N’était-ce pas un étrange paradoxe, celui qui voyait les « arts mineurs » – en compagnie, il est vrai, de la peinture et de la sculpture – retrouver leur statut de subsidiarité esthétique par rapport à l’architecture après des décennies de combat visent à acquérir une légitimité au sein de la hiérarchie des arts ?
« Le peuple a-t-il besoin d’un art? »
24Dès le lendemain de l’Exposition universelle de 1900, Robert de La Sizeranne avait accusé un certain Art nouveau de vouloir réduire le mobilier à sa pure fonction utilitaire, en oubliant la volonté de représentation sociale dont une clientèle désireuse d’élévation investit son environnement domestique37. Les philanthropes et théoriciens qui avaient amorcé le mouvement aboutissant à la loi Siegfried de 1894 connaissaient bien les réticences d’une population ouvrière d’origines paysannes à adopter dans leurs logements des dispositions intérieures leur rappelant leurs pauvres masures campagnardes. Le choix entre l’union de la cuisine et de la salle à manger dans une « salle commune » ou la séparation des deux pièces se faisait toujours en faveur de la deuxième solution, qui permettait à l’habitant de se rapprocher symboliquement du statut envié de « bourgeois »38. Conscients de cette réalité, Plumet et Selmersheim en 1903 et Bliault en 1905 avaient aussi opté pour la séparation, approuvés par Jean Lahor, qui avait constaté : « L’ouvrier veut, aujourd’hui, manger sa soupe, en famille, dans une salle à manger – suspension au plafond – non plus dans la cuisine39 ».
25Dès 1897, Eugène Grasset, dans sa conférence sur l’Art nouveau, avait mis en garde contre une vision simplificatrice et paternaliste du « peuple » :
[…] on réclame un Art pour le peuple, Art simple et bon marché. […]
L’Art dit « simple » n’existe sous ce nom [que] dans le cerveau des artistes, et dans la pratique c’est souvent celui qui coûte le plus de peine à faire et le plus cher à acheter. Aucun magasin de nouveauté ne voudrait se charger de lancer « l’art simple ». – Pourquoi simple ?
L’Art c’est la richesse de la forme ajoutée aux aspects purement utiles des objets. […]
Pourquoi veut-on que le peuple ait un art à part ? – Pourquoi avoir l’air de vouloir caser le peuple dans une caste artistique injurieusement inférieure ? Il s’en moque pas mal de votre Art simple, le peuple ! Ce n’est pas celui qui le séduit et il a raison. Le peuple aime aussi le grand Art à sa façon et n’aimera guère vos mobiliers de prisonnier ! […]
Quand on aura trouvé de beaux types riches d’objets usuels, et que la modes s’en sera emparée, on en fabriquera de tous les prix, et alors seulement vous aurez votre Art démocratique40.
26Dans ses comptes-rendus de Salons, Maurice Pillard Verneuil alerta les architectes rationalistes – Léon Benouville, auteur du « mobilier ouvrier » exposé à la Société nationale en 1903, était spécialement visé – sur le purisme intransigeant qui menaçait leurs créations :
[…] c’est mal connaître l’ouvrier que de le supposer susceptible de désirer et d’acheter de pareilles choses. Que veut-il ? Se donner l’illusion du luxe et non le confort. Il se la donne mal cette illusion, j’en conviens ; il achète, pour cela, à bas prix, des meubles n’ayant aucune qualité de durée, de solidité, de beauté même qu’il serait en droit d’exiger. Mais au moins, l’armoire à glace rappelle-t-elle celle qu’il a pu voir chez son patron, et pour lui, cela rapproche en quelque sorte les distances sociales41.
27Certains critiques et théoriciens mirent en doute l’idée même que le « peuple » pût manifester un quelconque « besoin d’art42 ». Camille Mauclair, développant cet énoncé provocateur, se servit d’arguments qu’une bonne partie des milieux artistiques d’avant-guerre partageaient. Il commençait par un plaidoyer contre la Révolution française, son « homme universel » et son « démocratisme utopique » qui avaient rendu possible la suppression des corporations : « Le secret de l’art industriel et décoratif français gît dans cette tombe – affirma le critique – et rien n’en est resurgi43 ». Les acteurs de la renaissance contemporaine des arts, dont Mauclair avait loué l’originalité et l’audace en 1896, étaient jugés dix ans plus tard « une armée débandée, qui ne va nulle part et qui s’emploie où elle peut44 ». Ainsi, à la place d’un Trianon, de son « harmonie absolue » où l’on reconnaît « la cohésion d’un âge corporatif », Mauclair ne voyait qu’« une sorte de camelote compliquée (ou faussement simple), qui s’appelle l’art industriel ou l’art nouveau45 ». Son diagnostic était sans appel :
Rien de plus déconcertant que cet art, dont les revues illustrées nous montrent les spécimens, cet art hygiénique et économique, dont la nudité mêlée de symboles enfantins peut amuser les auteurs, qui jouent à la simplicité comme aux soldats de plomb, mais à quoi le peuple ne peut rien entendre. Les intérieurs ripolinés, ornés d’images d’Henri Rivière, sont d’agréables utopies. Le peuple s’y ennuie à mourir ; il les trouve pauvres, car il aime le mauvais goût, le faux doré, les gravures pleurardes, le feuilleton, le mélo, tout ce qui peut exciter sa vanité imaginative et imiter les intérieurs riches tels qu’il les suppose, à la façon dont un vin fuchsiné dans une bouteille cachetée lui donne l’illusion d’un grand cru. Les intérieurs lavables, avec meubles commodes et images d’ornement […] : nul doute que le peuple […] installé dans de tels logis, y mettrait au bout de peu de jours d’infâmes chromos, des potiches gagnées à la foire, et des linges sur des ficelles46.
28Le courant néo-corporatiste qui ressortait clairement des enquêtes de 1902 sur les corporations et de 1910 sur l’apprentissage était l’une des facettes du tournant réactionnaire qui inaugurait le nouveau siècle47. Il accompagna souvent le nationalisme exacerbé de ceux qui, comme Marius Vachon, accusèrent les artistes d’avoir regardé de trop près l’Angleterre, la Belgique ou les pays germaniques et d’avoir appliqué à leurs créations des formules toutes faites. Cette réaction nationaliste fut pour quelque chose dans la faillite, en 1903, de « L’Art nouveau » de Siegfried Bing et, en 1904, de « La Maison Moderne » de Julius Meier-Graefe. On regrettait aussi la mesquinerie intellectuelle et économique du moderne « âge démocratique » qui avait balayé l’Ancien Régime, ses élites et leur goûts raffinés48. Le commentaire de Maurice Denis à l’initiative prise par Roger Marx en 1909 d’organiser une « exposition d’art social » est exemplaire à ce titre, qui réunit en quelques lignes les trois composantes de cette fermeture conservatrice – élitisme, nationalisme anti-allemand et néo-corporatisme :
Pourquoi n’avons-nous pas une aristocratie qui donne le ton pour les arts du meuble etc. ? Ce n’est pas les universités populaires et les conférences faites au peuple sur la beauté qui le rendront esthète ou esthéticien. Il s’en f… Ce qui le passionne, c’est le café-concert ou les inventions mécaniques. S’il achète des objets usuels, il choisit toujours à égalité de prix les plus laids. […] Toutes les écoles d’art du passé ont débuté ainsi ; c’est une élite qui les a imposées au peuple – comme c’est le goût de deux ou trois grandes mondaines et d’un couturier qui dicte la mode des robes et des chapeaux. […] Là où le machinisme est possible (en Allemagne ou ailleurs), la sensibilité de l’artisan est presque sans valeur : on peut la sacrifier. Chez nous, pas ! De là l’impossibilité de concilier la fabrication industrielle et l’art en France49.
29C’est à la lumière d’un texte comme celui-ci que l’on pourra lire la décision de la toute nouvelle Société des artistes décorateurs de choisir comme thème fédérateur pour sa première exposition une « Loge d’actrice » et non pas la « Salle de restaurant ordinaire » proposée par Rupert Carabin en 190150. Et c’est dans ce contexte que la même Société adressa en 1906 des « appels aux amateurs » et « aux industriels » où était reconnu le rôle capital des élites dans la formation d’un « style d’époque »51. Les membres du Wiener Werkstätte avaient pris la même initiative en 1905 en annonçant dans leur manifeste l’abandon du projet égalitaire des Arts & Crafts et désignant clairement la grande bourgeoisie comme un interlocuteur privilégié.
30Ce contexte nouveau explique aussi le revirement de certains artistes tels qu’Eugène Gaillard : devenu membre influent de la Société des artistes décorateurs, il remit en question certains des principes esthétiques qui l’avaient guidé à l’époque de l’engagement dans l’Art nouveau52 et pronostiqua le retour nécessaire à un mobilier pouvant séduire une clientèle ouverte à l’art moderne, sans vouloir renoncer au luxe. Il accusa les premiers « apôtres du renouveau » (au nombre desquels il se considérait) d’avoir prêché un « évangile sévère », imposant un « respect trop absolu de la matière employée et des principes de construction trop rigoureux53 ». Il fallait revenir aux beaux bois exotiques, dont l’éventail de nuances de teinte, de fibres, de densité et dureté était bien plus étendu que celui des bois indigènes privilégiés autour de 1900. Cela n’allait pas sans un changement radical des modèles : le xviiie siècle devait remplacer le Moyen Âge et, désormais, le placage et la marqueterie reprenaient leurs droits face au bois massif sculpté ou mouluré en plein dont on avait, depuis Viollet-le-Duc, vanté la « sincérité ».
31Avec la vérité des matériaux, c’était la conception d’un mobilier entendu comme moyen de construction d’un espace « total » que l’on finissait par remettre en question, ainsi que le rôle même de l’architecte en tant que « maître d’œuvre ». L’échec de « l’art social » était aussi celui de la foi en une architecture régulatrice du cadre de vie et de la conduite morale de l’habitant. Cette conception autant esthétique que sociale laissa la place à une vision toute picturale de l’intérieur, où des éléments isolés, assemblés librement, apportaient chacun sa note colorée et volontiers précieuse à l’harmonie générale54. Certes, quelques critiques – Roger de Felice et Roger Marx ou, plus tard, Henri Clouzot et Guillaume Janneau – continuèrent à plaider en faveur du « sentiment architectural dans l’ameublement » et quelques artistes, les Maurice Dufrêne, Francis Jourdain ou Léon Jallot, persistèrent à se définir comme des « constructeurs » :
Une table, une chaise, s’étudient plus à coup de crayon, de compas, de calculs qu’à coups de pinceau, ils ne sont pas du domaine de la peinture mais de celui de l’architecture même. Le « décorateur complet » est plus près de l’architecte que du peintre ou du sculpteur. […] J’ai assimilé le décorateur à l’architecte, je le répète : nous sommes des architectes d’intérieur, nous imaginons, créons, mais comme les architectes nous ne pouvons édifier, comme eux il faut nous servir d’intermédiaires, d’exécutants industriels et d’ouvriers que nous dirigeons55.
32Pour Dufrêne, formé à l’École des arts décoratifs et ayant travaillé pour la Maison Moderne de Meier-Graefe, non seulement la décoration ne pouvait que s’inscrire dans une logique architecturale, mais le décorateur même était désormais « architecte d’intérieur », dans un renversement complet des hiérarchies académiques et dans le refus du « métier », relégué à de simples exécutants. On le voit, Dufrêne – comme tous ses confrères « constructeurs » – croyait que l’« art social » restait une voie praticable, non pas dans le sens d’un retour aux métiers et à la manualité, mais dans celui de l’engagement en amont de l’artiste, auteur du projet et créateur de modèles. C’était l’héritage ténu que, au-delà des œuvres, avaient laissé, entre autres artistes de l’Art nouveau, Plumet et Selmersheim, Sorel, Sauvage, Charpentier et Aubert.
Des artistes désunis face à une industrie hostile
Les difficultés d’une démarche collective
33La dissolution soudaine de l’Art dans Tout en 1901 mit en lumière l’incapacité des artistes décorateurs français à réunir durablement leurs efforts dans un élan commun vers la modernité, face à une industrie toujours hostile.
34Judex, pseudonyme derrière lequel se cachait peut-être un Henry Nocq déçu, avait souhaité, dès la création du groupe, que « la petite phalange » restât « rigoureusement fidèle à la doctrine formulée, ce qui a fait la force des Arts & Crafts en Angleterre56 », pour finalement se demander, après les premières expositions, si « ces artistes [avaient] une autre raison de se grouper que celle de montrer l’un à côté de l’autre la diversité de leur valeur57 ». Contrairement aux réformateurs anglais, dont Judex louait « la force de cohésion », leurs homologues français ne lui paraissaient pas avoir de visées esthétiques communes :
La société des Six prétend-elle affirmer une doctrine ? Exige-t-elle de ses adhérents une discipline particulière ? Au succès de quelle cause se voue-t-elle ? Quelle signification peuvent avoir ses expositions ? Voilà ce que l’on n’aperçoit pas encore très bien. Si chacun de ses membres entend rester libre, si aucun lien doctrinal ne s’affirme dans leurs œuvres, si leur exposition n’a pas d’autre raison d’être que le plaisir de montrer en commun leurs productions annuelles, alors la tentative de la Société reste quelconque, sans action sur le goût et sans portée sur le public. Nous avions mieux auguré d’elle58.
35Au début du nouveau siècle, cette critique de l’individualisme des artistes français devint un leit-motiv. L’excès de confiance en une démarche rationaliste naturellement génératrice de l’« unité de style » était l’une des causes de cette dispersion. Toujours en 1904, la deuxième exposition de « La Poignée » montra clairement que cette énième tentative de regroupement était vouée à une existence aussi éphémère que celles qui l’avaient précédée :
[…] les dix individualités [restent] nettement séparées, agissant et pensant séparément, évitant tout contact, toute concession de principes, toute fusion d’idéals, tout accord sur un code artistique déterminé – évitant, en un mot tout ce qui fait qu’avec des hommes on crée une époque, tout ce qui fait qu’avec des tendances on crée un style. N’est-ce pas que c’est bien là, vue en raccourci, l’image de la société artistique actuelle? […] Combien faudra-t-il de temps, et quels chocs ne faudra-t-il pas pour amener l’avènement d’une idée directrice unique, capable de féconder les efforts et de créer entre les œuvres le lien qui les transmet à la postérité59?
36La fondation en 1901 d’une Société des artistes décorateurs, qui devait pourtant se révéler bien plus durable, souleva les mêmes interrogations car elle ne parut pas marquer un changement de tactique de la part des milieux artistiques de la capitale. Lors de sa première exposition, qui ne put se tenir, à cause des querelles internes et des défections importantes, qu’en 1904, Roger de Felice eut même l’impression d’un recul qui lui fit regretter l’unité et la cohérence de l’Art dans Tout : « Cette réunion d’ameublement – affirma-t-il – ne laisse aucune impression d’ensemble. […] il serait parfaitement vain de vouloir tirer la moindre conclusion, la moindre philosophie, de notre visite au Petit Palais60. »
37Et pourtant, la nouvelle Société avait voulu, pour sa première exposition, fédérer un bon nombre d’artistes autour d’une œuvre commune qui fût comme le manifeste d’un style moderne « français » : l’ameublement et la décoration d’une « Loge d’actrice » réunissaient plus de trente créateurs sous la direction d’Henri Sauvage, dans une démarche qui sera la même vingt ans plus tard lorsque la Société sera présente à l’Exposition internationale de 1925 avec les intérieurs d’une « Ambassade française » collectivement réalisés. Mais quel était le dénominateur commun autour duquel les collaborateurs d’Henri Sauvage s’étaient entendus ? Le petit boudoir luxueux exposé au Petit Palais marquait décidément le retour à des styles Louis XV et Louis XVI rajeunis par une touche d’Art nouveau floral, selon une formule qui n’était finalement pas très éloignée de celle adoptée par l’industrie contemporaine. Les fleurs étaient partout, elles parsemaient les tissus clairs, les portières ou les dessus de porte et tombaient du plafond tressées en guirlandes ; une console recouverte de broderies et dentelles et surmontée d’une haute glace faisait office de coiffeuse. Si les boiseries encadrant la cheminée et les portières structuraient plus fermement la pièce, elles n’évitaient pas l’impression d’éparpillement un peu futile procurée par l’ensemble. Conçue sur l’exemple des intérieurs que les artistes et industriels allemands et autrichiens avaient exposés en 1900, la « Loge » d’Henri Sauvage ne satisfit pas les attentes de ceux qui, comme le viollet-le-ducien Charles Genuys, exigeaient de l’architecte qu’il imposât sa direction et réalisât ainsi l’unité de style61. Cet héritage de l’Art nouveau était du reste de plus en plus contesté par « ensembliers » et « coloristes », qui s’opposaient à leurs confrères plus austères, les « constructeurs »62. Les deux tendances s’affrontèrent dans les salles de la Société des artistes décorateurs tout au long des années d’avant-guerre : la « Loge d’actrice » d’Henri Sauvage – ancien membre de l’Art dans Tout, auteur d’ensembles aussi fortement structurés que ceux conçus pour le Café de Paris (fig. 22) et les Magasins Jansen – est un exemple des difficultés surgies à nouveau, après le bref intermède de l’Art nouveau, dans la relation entre architecture et métiers du décor d’intérieur.
38Avec la primauté de l’architecture sur les autres arts, les « ensembliers » finissaient aussi par rejeter la notion même de « groupe » et par exalter un individualisme perçu comme une qualité typiquement française face à une capacité de cohésion perçue comme typiquement germanique. Parmi ceux qui regrettaient l’éparpillement, le sculpteur et ébéniste Rupert Carabin – dont l’art très singulier ne pouvait certes pas être soupçonné d’esprit grégaire – s’engagea dans le combat en faveur d’un rassemblement des forces artistiques françaises. Envoyé en mission en tant que délégué de la ville de Paris et membre de l’Union provinciale des arts décoratifs aux congrès de Munich en 1908 et 1911, il put admirer in vivo les résultats de l’effort unitaire puissant d’où avait surgi le Werkbund allemand63. L’admiration et la crainte qui lui inspirèrent les mots prophétiques de « Sedan commercial » – « cri d’alarme » aussi célèbre que celui lancé, soixante ans plus tôt, par son illustre prédécesseur le comte de Laborde à l’issue de l’Exposition universelle de 1851 – ne réussirent pas à susciter une réaction profonde et durable. Témoignage d’une prise de conscience sincère et dépourvu d’arrière-pensées nationalistes (fait rare en ces années de l’immédiat avant-guerre), le Rapport présenté par Carabin en 1908 lors du IIe congrès de l’UPAD convainquit au moins l’auteur de L’Art décoratif d’aujourd’hui en Allemagne, cet Édouard-Charles Jeanneret qui manifesta sans complexes son enthousiasme pour l’élan fortement encadré du Werkbund. Carabin, ancré plus que son jeune confrère dans la réalité française, considéra la structure et les buts de l’organisme allemand en le comparant avec l’Union centrale ou avec le musée industriel de la ville de Paris (musée Galliera)64. Le sculpteur ne pouvait que relever les divergences, bien que le programme initial de l’Union centrale pût être rapproché de celui du Werkbund. Quant au musée Galliera, il aurait pu remplir exactement les mêmes fonctions que les musées d’arts et métiers de Berlin ou d’Essen en consacrant des expositions itinérantes à la production récente des arts du décor. Mais, « sorte de halle destinée surtout à faciliter aux artistes décorateurs la vente de leurs œuvres », cette institution n’aidait pas à réfléchir à une « esthétique industrielle », perdant de vue le but d’origine qui était de fournir des modèles aux fabricants du Faubourg65.
39La France avait bien laissé passer quelques bonnes occasions de célébrer ce mariage souhaité de l’art et de l’industrie. Après la participation en rangs dispersés à l’Exposition universelle de 1900, l’Exposition internationale des arts décoratifs de Turin, qui plaçait les arts du décor au premier plan et évitait ainsi tout risque d’affrontement avec l’industrie, fut encore un échec : les artistes durent y participer à titre individuel, sans bénéficier ni d’aides financières ni d’encadrement officiel66.
De l’union manquée de l’art et de l’industrie
40En ces premières années du nouveau siècle, l’organisation des Salons du mobilier par une Chambre syndicale de l’ameublement soucieuse de montrer une certaine ouverture aux tendances modernes ne fit que confirmer la difficulté – et même l’impossibilité – d’un dialogue avec les artistes. La première des quatre manifestations fut inaugurée en 1902, les autres suivirent en 1905, 1908 et 1911 et obtinrent le concours de la Réunion des fabricants de bronzes et des chambres syndicales de la bijouterie, de l’orfèvrerie, de la céramique et de la verrerie67. Le Faubourg afficha sa bonne volonté en conviant les artistes à des concours d’ameublement et de décoration dont le but était d’obtenir des modèles respectueux des contraintes de coût et de fabrication réelles. Mais, à bien y regarder, les artistes étaient quasiment absents parmi les exposants, même en tant que collaborateurs, et l’introduction d’un répertoire décoratif « Art nouveau » fut le fait de dessinateurs professionnels habitués plutôt au pastiche qu’à l’invention.
41Dès 1902, le responsable de l’installation, Raphaël Maupas, voulut rassurer un public d’amateurs en réservant une section à l’exposition rétrospective de tapisseries anciennes des manufactures nationales, reprenant ainsi la tradition des expositions de l’UCAD. En 1905, le concours pour le mobilier à bon marché obtint un bon succès de public et de critique, mais les organisateurs ne purent pas s’empêcher de décorer le Grand Palais d’un « joli style Louis XVI ». Déjà, en 1908, le programme demandait la réalisation d’une chambre à coucher Louis XVI, « mais – précisait-on – d’un Louis XVI modernisé »68 et, pour la décoration des salles, on choisit des stucs et du staff du plus solennel style Louis XIV. En 1911, le Salon comportait un premier groupe d’art « ancien », un deuxième de « fabrication moderne » et un troisième de style proprement « nouveau » qui, sous forme de concours, devait prouver au public que l’industrie française savait faire « aussi » du « moderne », tout en respectant une tradition prestigieuse et en évitant le style « munichois »69. Selon Maupas, le Salon de 1911 devait être considéré comme la préfiguration de la future Exposition internationale des arts décoratifs dont on imaginait l’ouverture en 1916. En réalité, réduite à la portion congrue, la partie dite « moderne » était déjà jugée en 1905 par Roger de Felice « affligeante », faisant « désespérer de l’avenir, en France, d’un art décoratif approprié à notre époque70 ».
42Henry Havard remarqua tout de même dès 1902 une évolution dans la production courante du Faubourg : « Les grands lits à colonnes fuselées, cannelées et annelées, objets de nos jeunes admirations, ont disparu. Les meubles de bureau ou de fumoir de style ogival ou imités de la Renaissance, les salles à manger Henri II, orgueil des expositions anciennes et des intérieurs bourgeois, ne se montrent plus qu’avec une discrétion hésitante71 ». On trouvait en revanche au Grand Palais « un écho adouci, assagi [de l’Art nouveau], se traduisant en œuvres pondérées, raisonnées et transigeantes ». En effet, s’il était entendu qu’un mobilier de parade ou un salon en « modern style » étaient impensables, on avait fini par admettre une certaine nouveauté de style dans les pièces de création récente (cabinets de travail, salles de billard ou fumoirs) ou de caractère bourgeois (salle à manger ou chambre à coucher). Selon Havard, ces ameublements « simples » étaient aux riches salons en styles anciens ce que le costume « tailleur » était aux grandes toilettes de soirée. Conçus et exécutés par de « braves praticiens » plutôt que par des « théoriciens audacieux » ou des « peintres renommés, ou sculpteurs ou architectes72 », les artistes ne furent donc pour rien dans ces ameublements dits « modernes » des Salons organisés par les chambres syndicales et aucun dialogue avec les fabricants ne suivit ces manifestations.
43Au lieu de réunir les efforts face à une industrie qui continuait à les ignorer, la plupart des artistes continuèrent à défendre une position de retrait, où la reconnaissance de l’individualité créatrice et du métier de chacun prévalait sur la nécessité d’un impact fort sur la scène artistique nationale et internationale. Si rassemblement des forces se fit, ce fut alors sur le mode corporatiste, comme en témoigne l’histoire de la Société des artistes décorateurs73. Celle-ci réhabilitait l’idée « séparatiste » d’un Salon consacré uniquement aux arts décoratifs, idée rejetée depuis l’échec, au début des années 1880, des deux Salons organisés par l’Union centrale au Palais de l’industrie au nom de « l’unité des arts ». Malgré l’ouverture des Salons officiels aux objets d’art (en 1891 et 1895), l’admission de ceux-ci continuait à se faire, au début du nouveau siècle, dans des conditions jugées peu honorables, soumise qu’elle était à des jurys composés uniquement de peintres, sculpteurs et architectes qui n’hésitaient pas, parfois, à rabaisser ces œuvres au rang d’habillage ornemental. Par ailleurs, l’Exposition de 1900 avait encore montré la nécessité d’une loi protégeant la signature de l’artiste industriel, puisque les droits de celui-ci continuaient à être bafoués malgré l’existence d’un Syndicat de la propriété artistique constitué en 189674. La création de la Société des artistes décorateurs, tout en sonnant comme un signal de repli polémique face à la permanence sournoise des hiérarchies académiques dans les Salons et dans les expositions internationales, entendait porter un coup décisif à l’arrogance des industriels en faisant enfin aboutir la loi tant attendue sur la propriété artistique. Loin d’être une ligne d’arrivée, et à la différence d’un Werkbund, la Société de René Guilleré, avocat-conseil des Sculpteurs-Modeleurs (la catégorie la plus aguerrie en matière de lutte pour le droit à la signature), naissait sur un constat d’échec et dans un climat de méfiance affichée envers l’industrie. Cette attitude perdura tout au long de ses deux premières décennies d’existence, et ce malgré le plaidoyer d’Eugène Gaillard en faveur d’un mode de production mécanisé et en série, et d’un artiste transformé en designer75. Les appels lancés par l’ébéniste aux industriels et aux amateurs restèrent sans écho appréciable.
44Les vicissitudes liées au projet d’une grande exposition des arts décoratifs disent encore mieux l’hostilité réciproque sous le signe de laquelle les rapports entre art et industrie se maintinrent en ce début de siècle. Sans revenir sur le parcours très accidenté de l’Exposition de 1925, nous pouvons au moins rappeler les formidables pressions exercées par les industriels pour que cette manifestation ne fût pas fermée aux copies des styles anciens, auxquelles répondirent celles de la Société des artistes décorateurs pour que le mot « art industriel » fût gommé du titre de la manifestation76. Marius Vachon, défenseur depuis toujours des intérêts des industriels, accusa tous ceux qui défendaient l’idée de modernité de trahison envers la « tradition française ». En 1924, juste à la veille de l’Exposition internationale, un épisode malencontreux vint encore envenimer un climat déjà tendu. « La Décoration française contemporaine », une association des fabricants du Faubourg, organisa un Salon du mobilier concurrentiel de celui de la Société des artistes décorateurs dans les salles de la Société des artistes français, provoquant la rupture de relations déjà fragiles. En quête de crédibilité et de financements pour 1925, la SAD voyait contesté le monopole de ce « style moderne » que l’industrie avait jusque-là tout fait pour exclure de son répertoire, continuant à miser sur le pastiche et la copie des styles historiques. En fait, seule la crainte de se voir exclus de la future Exposition avait poussé les fabricants à se tourner vers le « moderne », sans qu’une collaboration plus étroite avec les artistes eût été envisagée pour autant.
45Ainsi – comme cela avait été le cas pour les Salons du mobilier du Grand Palais – lorsque le Faubourg se vit obligé, pour pouvoir participer à l’Exposition de 1925, de regarder les recherches artistiques les plus récentes, il n’avait pas pu faire mieux que d’en assimiler superficiellement quelques vaines formules décoratives. Guillaume Janneau, l’un des premiers et plus lucides témoins du débat ouvert avec l’Exposition de 1900, n’eut pas de mots assez durs en 1925 pour condamner l’attitude peu courageuse de l’industrie face à l’innovation :
[le moderne] n’est, dans sa pensée [de l’industriel] qu’un système ornemental comme un autre, qu’un « style » bien défini et qu’un répertoire de formes qu’il ne reste qu’à combiner. L’industriel dit « le moderne » comme il dit « le Louis XVI » ; certains éléments caractérisant le premier comme les perlettes, les nœuds, les colonnettes rudentées et les rosaces font le second. Il n’a pas encore dépassé le monde des apparences, et n’a pas encore cherché la raison des formes nouvelles qu’il se contente d’imiter, fût-ce à la manière du romantisme démarquant le décor gothique77.
46En 1925, comme en 1900, le Faubourg était resté rétif à la vitalité pourtant extraordinaire de la scène artistique nationale, alors que la bataille pour un « style moderne », au-delà des courants et des personnalités très diverses en présence, était enfin gagnée pour le public et pour la critique.
Notes de bas de page
1 (II.1.a) Mourey, 1er sem.1903, p. 65.
2 Une raison possible de la dissolution de l’Art dans Tout pourrait être celle formulée par H.C. et C. White à propos de la fin des expositions collectives des impressionnistes, qui laissèrent la place aux expositions personnelles sitôt une certaine renommée arrivée : « […] les expositions de groupe ne correspondaient pas […] à des carrières toujours divergentes. L’exposition de groupe continua à être utilisée par les jeunes peintres comme un moyen publicitaire, mais seulement avant qu’ils aient trouvé un bon marchand » (II.1.b., White, 1991, p. 105).
3 Acte du 1er avril 1904.
4 (I.1.7) Argentin, [1971]. Cf. aussi (II.2.b.Plumet) Froissart Pezone, 2003.
5 A. Gautier, « Le Salon de la Société nationale des beaux-arts », L’Architecture, n° 20, 14 mai 1904, p. 187.
6 R. de Félice, « Le Salon de l’automobile », Les Arts de la vie, vol. III, n° 13, janv. 1905, p. 14-15.
7 Cf. A. Kubova, « Prague. Le wagon-lit, une référence pour le projet de logement minimal », Arts et chemins de fer, Actes du IIIe colloque de l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France, K. Bowie dir., Paris, Carré des Sciences, 24-26 nov. 1993. Revue d’histoire des chemins de fer, n° 10-11, printemps-automne 1994, p. 297-305.
8 (II.2.b.Sorel) Goissaud, 1926, p. 333.
9 M. P. Verneuil, « L’Art décoratif à la Société nationale », A&D, vol. XIII, 1er sem. 1903, p. 176.
10 (II.2.b.Plumet) Jourdain, 1903, p. 156-158.
11 Cf. (II.2.b.Sauvage) Minnaert, 2002, p. 79-83.
12 (II.1.a) La Sizeranne, 15 oct. 1900 et1910.
13 (II.1.b) Loyer, 1983, p. 248.
14 M. Jean-Marie Selmersheim conserve de nombreuses photographies des aménagements réalisés par Selmersheim après 1905. Sur Georges-Paul Chédanne, cf. P. Moisy, « L’Ambassade de France à Vienne, manifeste d’un art nouveau officiel », Revue de l’art, n° 23, 1973, p. 42-53 ; C. Gastinel-Coural, « L’Ambassade de France à Vienne : décor intérieur et ameublement (1907-1914) », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, (1990) 1991, p. 253-294.
15 Le bureau fut présenté comme « ensemble moderne » à l’Exposition internationale urbaine de Lyon de 1914. Le programme du concours fut publié dans le Bulletin municipal officiel du 19 décembre 1913. Dans la commission du jury siégeaient, entre autres, Charles Plumet et Félix Aubert. (II.2.b.Selmersheim) Saunier, 1914.
16 L’administration jugea que le bureau de Selmersheim ne soutenait pas la comparaison avec les styles anciens et ne l’installa, de mauvais gré, que bien des années après sa réalisation (dossier de coupures de presse, Archives Jean-Marie Selmersheim).
17 (II.1.b.) Froissart Pezone, 2000, pl. 71.
18 (II.1.b.) Bouillon, 1985, p. 132.
19 Cf. « Annexe. Contribution à l’histoire de la future exposition internationale d’art social », dans (II.1.a.) Marx, 1913, p. 292-295.
20 F. Jourdain, « Continuité de l’architecture », Architecture d’aujourd’hui, 1945, p. 26.
21 (I.7.) Argentin, 1971.
22 (II.1.b) Bouillon, Rinuy et Baudin, 1996, p. 29.
23 Clément-Janin, « À propos de l’Exposition d’Art décoratif. Un Sedan artistique », L’Action, 4 mai 1912.
24 « De l’art social et de la nécessité d’en assurer le progrès par une exposition », dans (II.1.a) Marx, 1913, p. 66.
25 Cf. (II.2.b.Plumet) Anonyme, oct. 1903 ; (II.2.b.Plumet) Anonyme, 1904 ; (II.1.a.) Bliault, 1905, 40 p. ; (II.1.a.) Lahor, 1905 ; (II.2.a.Foyer) Passerat de La Chapelle, 1995.
26 (II.2.b.Plumet) Anonyme, 1903. En 1906, Tony Selmersheim reprit ce même propos dans la « salle à manger populaire » exposée à la Société nationale dont les lignes très simples étaient, selon Émile Sédeyn, « bien étudiées pour une fabrication courante et rationnelle » (« Le mobilier aux Salons », AD, 2e semestre, 1906, p. 31).
27 (II.2.b.Plumet) Soulier, 1903.
28 Cf. S. Magri, « Des “ouvriers” aux “citoyens modestes”. Naissance d’une catégorie : les bénéficiaires des habitations à bon marché au tournant du xxe siècle », Genèses 5, « Dossier », sept. 1991, p. 35-53.
29 (II.2.b.Sauvage) Anonyme, 1903.
30 (II.1.a.) Bliault, 1905 et (II.1.a.) Lahor, 1905.
31 (II.1.a.) Lahor, 1905, p. 159.
32 (II.1.a.) Lahor, mars 1903, avril 1903.
33 G. Kahn, Concours du mobilier à bon marché exposé au Salon du Mobilier, au Grand Palais des Champs-Élysées, Paris, A. Guérinet, s.d., 65 pl., [1905] ; (II.1.a.) de Felice, 1905 ; (II.1.a.) Verneuil, 1905 ; (II.1.a.) Roux, 1907.
34 Kahn, op. cit. [1905].
35 M. P. Verneuil, « Les arts décoratifs aux Salons de 1906 », A&D, t. XIX, 1906 1er sem., p. 177-208.
36 (II.1.a.) Grasset, 1905.
37 (II.1.a.) La Sizeranne, 1900 et 1910.
38 A, « Concours d’architecture. Les habitations à bon marché », CM, 13 déc. 1890, p. 111113; 20 déc. 1890, p. 124-125 ; 17 janv. 1891, p. 179-180; 6 juin 1890 p. 413-415.
39 Ibid., 13 déc. 1890, p. 112.
40 (II.1.a.) Grasset, juin 1897, p. 193-197.
41 (II.1.a.) Verneuil, 1er sem. 1903, p. 178.
42 Mauclair, « Le peuple a-t-il besoin d’un art ? », dans (II.1.a.) 1906, p. 248-263.
43 Ibid., p. 251.
44 Ibid., p. 252, et (II.1.a.) Mauclair 1896.
45 (II.1.a.) Mauclair, 1906, p. 252.
46 Ibid., p. 255. Les composantes complexes de cette « révolte culturelle contre l’héritage rationaliste et universaliste des Lumières », caractéristique des années 1890-1914, sont analysées par Z. Sternehell dans La Droite révolutionnaire, 1885-1914, Gallimard (Folio), 1997, 602 p.
47 Sternhell, op. cit., p. 511 et sq.
48 Cf. (II.1.b.) Vachon, 1916 et 1917.
49 M. Denis, dans (II.1.a.) Marx, 1913, p. 227-228.
50 Procès verbal de la séance de 1901 cité dans (II.1.b.) Brunhammer et Tise, 1990, ch. I, note 22.
51 (II.1.a.) Société des artistes décorateurs [1909] et [1909].
52 (II.1.a.) Gaillard, 1906.
53 Ibid., p. 29 et 30.
54 (II.1.b.) Bouillon, Rinuy et Baudin, 1996, p. 63.
55 (II.1.a.) Dufrêne, 1913, p. 28.
56 (II.2.a.1e) Judex, 1897.
57 (II.2.a.2e) Judex, 1898, p. 27.
58 Ibid.
59 La Poignée, groupe fondé en 1902, entre autres, par Abel Landry, Albert Dammouse, Victor Prouvé, Jules Brateau et Maurice-Pillard Verneuil, exposa à la galerie des Artistes modernes de la rue Caumartin au moins deux fois, en 1903 et 1904. Cf. (II.1.a.) Mourey, 1903 ; P. Calmette, « La deuxième exposition de “La Poignée” », AD, 1re sem. 1904, p. 54-55.
60 R. de Félice, « L’ameublement au Salon des artistes décorateurs », AD, 1er sem. 1904, p. 96, 98. M. Jean-Paul Bouillon fait observer très justement que « La fondation de la Société des artistes décorateurs en 1901, qui devrait compter parmi les événements majeurs ouvrant le nouveau siècle, est simplement un acte de défense corporative face à la concurrence étrangère, en particulier à celle des ateliers allemands. Elle n’implique aucune visée artistique particulière, la société précisant bien que cette action se fera “sans soutenir aucune doctrine esthétique officielle” ». (II.1.b.) Bouillon, Rinuy et Baudin, 1996, p. 28-29.
61 C. Genuys, « L’exposition de la Société des artistes décorateurs », A&D, 1er sem.1904, p. 80-81.
62 À propos de cette dichotomie, cf. (II.1.b.) Troy, 1991, chap. 2, et (II.1.b.) Janneau, 1925 et [1928].
63 (II.1.a.) Anonyme [F.-R. Carabin], 1909.
64 (II.1.a.) Carabin, 1912. Ce texte est très proche du rapport publié en janvier 1912 par (II.1.a.) Janneret, 1912, rapport que Carabin connaissait, puisqu’il avait essayé, sans y réussir, de le faire publier par l’éditeur Floury (II.1.b. Troy, 1991, p. 107-108, mais Troy semble ignorer le rapport de Carabin). Carabin était aussi membre du jury des expositions du musée Galliera.
65 J [Jacques pseud. de J. Meier-Graefe], « Chronique », AD, n° 35, août 1902, p. 220 et 221. Cf. (II.1.b.) Froissart Pezone, 1997.
66 À l’Exposition de 1900, une polémique acerbe opposa la commission organisatrice (dirigée par Alfred Picard) aux artistes décorateurs. La commission rangea les arts du décor non pas dans le Palais des beaux-arts, comme le revendiquaient ces derniers, mais avec l’industrie, en dispersant ainsi les créations suivant le secteur de fabrication. Cf. Anonyme, « Exposition de 1900. La section des objets d’art », L’Architecture, 9e année, n° 48, 28 nov. 1896, p. 369 ; G. Geffroy, « Pétition », Le Livre vert, n° 2, nov. 1896 ; A. Maillet, « Les objets d’art », ADM, 1894, p. 28-30, et 1895, p. 80 ; E. Didron, « Une lettre », ibid., fév. 1895, p. 89-91 ; A. Maillet, « Causerie », ibid., mars 1895, p. 112-114 ; « L’art décoratif à l’Exposition de 1900 », ibid., juil. 1896, p. 166167. À propos de l’Exposition de Turin en 1902, cf. P. Thiébaut, « La Francia a Torino : un confronto mancato », dans (II.1.b.) Bossaglia, Godli et Rosci, 1994, p. 263-269.
67 (II.1.a.) Salon des industries, juil.-nov. 1902 ; (II.1.a.) Meubles d’art, 1902 ; (II.1.a.) Salon des industries [1903] ; (II.1.a.) Deuxième Salon, 1905; (II.1.a.) Troisième Salon, s.d.; (II.1.a.) Troisième Salon, 1908 ; (II.1.a.) Troisième Salon, juil.-nov. 1909 ; (II.1.a.) Quatrième Salon, 1911; (II.1.a.) Guide-Programme 1911.
68 (II.1.a.) Guide-Programme, 1911, p. 7.
69 Ibid.
70 (II.1.a.) de Felice, 1905, p. 131.
71 H. Havard, « L’exposition des arts du mobilier », La Revue de l’art ancien et moderne, n° 66, t. XII, 6e année, 10 sept. 1902, p. 185-186.
72 Ibid., oct. 1902, p. 251.
73 Sur la Société des artistes décorateurs cf. (II.1.b.) Velasco Parra, 1983.
74 Le Syndicat de la propriété artistique est fondé le 5 janvier 1896 et enregistré à la Préfecture le 5 février 1896. Les présidents furent Puvis de Chavannes, Carolus-Duran, Detaille, Bonnat… Il a été actif jusqu’en 1951 (dossier n° 1043 de la préfecture de Paris, 5 févr. 1896).
75 (II.1.a.) Gaillard, 1906.
76 L’historique de l’organisation de l’Exposition de 1925 est donné dans : Avis présenté au nom de la commission du Commerce et de l’Industrie sur le projet de loi concernant l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Chambre des députés, session1923, n° 5849.
77 G. Janneau, dans Bulletin de la vie artistique, 15 avril 1924, cité par (II.1.b.) Moussinac, 1925, p. 93.
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